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René Alleau: ÉNIGMES ET SYMBOLES DU MONT SAINT-MICHEL

quinta-feira 10 de julho de 2014, por Cardoso de Castro

  

Par la beauté de son architecture militaire et monastique, par la ferveur du culte angélique et du chevaleresque idéal qu’il évoque, le Mont-Saint-Michel est apparu, au cours des siècles, aux pèlerins et aux touristes, aux artistes et aux historiens, comme un haut lieu du christianisme mais aussi comme un chef-d’oeuvre de l’Art sacré universel, comparable aux pyramides égyptiennes par l’ampleur de ses proportions, la science et la foi de ses constructeurs.

Cependant, parmi les nombreux ouvrages consacrés à la célèbre abbaye depuis le XVIIe siècle jusqu’à notre époque, sans en excepter les remarquables travaux d’érudition récemment publiés à l’occasion du millénaire monastique, aucun n’a eu pour objet principal d’étudier le Mont-Saint-Michel en tant que monument inspiré par l’ésotérisme antique et médiéval, afin d’essayer, dans cette perspective, d’en interpréter les symboles et d’en déchiffrer les énigmes. Tel est le but du présent essai, suivi d’une étude historique sur l’Ordre de Saint-Michel par M. Charles de Cossé-Brissac.

Ce sanctuaire dont les contreforts, les arcs-boutants, les pinacles, semblent inciter l’esprit à une perpétuelle ascension, paraît destiné, en effet, à la méditation sur son enseignement symbolique autant qu’à la recherche des dates et des faits qui se rapportent à ses aspects matériels et à leurs changements. Les plus ignorants des pèlerins médiévaux, les plus humbles des « michelots » d’autrefois, dans leur quête du surnaturel manifesté miraculeusement dans le monde visible, voyaient d’un tout autre regard que celui des érudits modernes « le château de Monseigneur Saint-Michel, premier chevalier, qui, pour la querelle de Dieu, victorieusement, batailla contre l’ancien ennemi de l’humain lignage et le trébucha du ciel »...

A l’un de ses juges, Cauchon en personne, interrogeant Jeanne d’Arc sur ses apparitions et qui lui demandait insidieusement si saint Michel était nu, la « Vierge lorraine » répliqua :

  •  Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
  •  Avait-il des cheveux ?
  •  Pourquoi les lui aurait-on coupés ?
  •  Et que vous a-t-il dit ?
  •  De vous répondre hardiment. Il me dit encore : « Prends tout en gré, n’aie pas trop grand souci de ton martyre ; tu viendras finalement au Royaume du Paradis. »

    Seul l’Archange pouvait faire cette promesse. N’était-il pas, après le Christ, le « Chef admirable de l’Eglise », Ecclesiae Dei post Christum dux admirabilis (Ms. Bib. Nat. N. Acq. Lat. 424 ; collecte du texte de l’office du 29 septembre) et le « Préposé au Paradis », Michael praeposite Paradisi (Secund. Noct. ant.) ?


    UNE MONUMENTALE BORNE-FRONTIÈRE.

    Le Mont-Saint-Michel apparaît ainsi comme une monumentale borne-frontière entre la terre et la mer mais aussi entre des espaces différents, entre des durées distinctes, entre l’évolution linéaire et irréversible du temps historique et le déploiement cyclique et circulaire du temps mythique. C’est en ce sens que sa forme triangulaire évoque le fléau d’une invisible balance, celle de la « psychostase » ou de la « pesée des âmes » et celle de l’Archange « psychopompe » [1], représenté au grand portail de nos cathédrales et qui, à la fin des temps, doit se manifester visiblement dans notre monde de même qu’il le fit dès l’origine, lors du combat primordial de la Lumière contre les puissances des Ténèbres.

    En ce lieu saint, comme l’a ressenti profondément La Varende : « Tout est énigme, interrogations. Quel est ce monde situé là-haut, au-dessus des hommes et des hôtelleries, ce monde, au-dessus de la terre, qui s’épanouit dans ces fenêtres sans nombre, dans ces passages, ces salles dont les combles s’opposent et proéminent ? Une vie ruisselante s’en dégage, une vie tourmentée, aérienne et tempétueuse... Et l’impression d’irréel vous prend et vous effraie ; le château devient une formidable projection de rêve... ». Mais de quel rêve s’agit-il ? Ou bien de quelle réalité inconnue ?

    Étaient-ils des rêveurs, ces bâtisseurs qui devaient étudier, selon la règle de saint Benoît, l’architecture, la peinture, la mosaïque, la sculpture et toutes les branches des arts, des sciences et des techniques de leur temps ? Ces abbés dont le premier devoir était de tracer le plan des monuments et de toutes les constructions des communautés qu’ils étaient appelés à diriger et qui, ce labeur terminé, participaient directement aux travaux des chantiers ?

    Lors de la construction de l’abbaye du Bec, en 1033, le fondateur et premier abbé, Her-luin, tout grand seigneur normand   qu’il était, y participa comme simple maçon, portant sur le dos la chaux, le sable et la pierre. Un autre Normand, Hugues, abbé de Selby dans le Yorkshire, s’y obligea également, lorsqu’en 1096, il fit rebâtir en pierre les édifices de son monastère, auparavant en bois. Revêtu d’une capote d’ouvrier, mêlé aux autres maçons, il partageait tous leurs labeurs. Les moines les plus illustres par leur naissance se signalaient par leur zèle dans ces humbles tâches. Hezelon, chanoine de Liège, du Chapitre le plus noble de l’Allemagne, renommé par son érudition et son éloquence, se fit moine à Cluny, lors de la construction de la grande abbaye, et il échangea ses titres, ses prébendes et sa réputation mondaine contre le nom de « Maçon » (Cementarius), emprunté, croit-on, à son occupation habituelle. Tandis que de simples moines étaient souvent les architectes en chef des constructions, par exemple, à l’abbaye de Moutierneuf, à Poitiers, les abbés se réduisaient souvent au rôle d’ouvriers.

    Au ixe siècle, la communauté de Saint-Gall, ayant travaillé en vain tout un jour pour tirer de la carrière l’une des énormes colonnes d’un seul bloc qui devaient servir à l’église abbatiale et tous les frères n’en pouvant plus, ce fut l’abbé Ratger qui, persistant seul dans ces efforts surhumains, réussit, en invoquant saint Gall, à faire se détacher enfin le monolithe. Lorsque l’édifice fut achevé, avec ses admirables dépendances, l’enthousiasme contraignit les plus jaloux à s’écrier : « On voit bien au nid quel genre d’oiseaux y habitent ! »

    Des rêveurs ? Ou bien des moines-chevaliers combattant contre la pesanteur du mal et de l’ignorance, à la limite d’une plus profonde réalité, afin que l’homme puisse voir plus loin et vivre plus haut ? Comment comprendre leurs messages si l’on ignore le chiffre subtil qui les transmet sous des voiles de pierre : l’antique « langue des oiseaux », jargon hermétique des initiés, enseigné par le blason en son plus haut période, principalement au XIIIe siècle, cette médiévale « renaissance des Lumières » qui venaient alors de l’Orient ?


    LES ORIGINES DE LA VIE MONASTIQUE.

    La vie monastique, en effet, a pris son origine dans la vie érémitique orientale, le long des déserts de l’Egypte et sur les rives de la mer Morte et du Jourdain. Les ermites vivaient isolés, en des grottes ou en des cabanes faites de branches d’arbres ou de pierres sèches. D’autres ascètes rapprochèrent leurs cellules pour se prêter assistance et, principalement, afin de se réunir dans la pratique des. exercices religieux. Leur « habitation commune » fut l’origine du Caenobium monastique.

    Les solitaires de l’Orient, guidés par saint Antoine, saint Hilarion, saint Pacôme, répandus dans toutes les provinces de l’Empire, acceptèrent, à la fin du ive siècle, la règle écrite par saint Basile ; elle devint la base du Caenobium, lorsque s’établirent les monastères de l’Eglise grecque ; elle y est encore observée.

    Les religieux occidentaux, sous l’influence ou sous la conduite de saint Athanase, saint Ambroise, saint Honorât, saint Martin, saint Hilaire, furent réunis d’abord par les règles de saint Colomban et de saint Ferréol. Ceux qui préférèrent la vie érémitique à la vie communautaire eurent plus tard la discipline de Grimmlaïc. Au VIe siècle, saint Benoît établit sa règle en Italie et elle se répandit rapidement dans tout l’Occident où elle fut pratiquée, presque seule, pendant plusieurs siècles.

    Au milieu du VIIIe siècle, lorsque l’empereur Léon l’Isaurien promulgua ses édits contre les images, sous le prétexte qu’elles détournaient de leur voie véritable les hommages dus au Créateur, l’Occident profita des nombreuses émigrations d’artistes grecs chassés par les Iconoclastes et s’enrichit de leur pratique et de leurs techniques savantes. Vers le même temps, l’évêque de Metz, Chrodegand, fondait les monastères des clercs. Dès cette époque, les collégiales, puis des chapitres réguliers, s’élevèrent auprès des cathédrales.

    Les moines qui s’étaient établis en Afrique, en Asie et en Europe, empruntèrent certaines formes architecturales aux civilisations antiques et ils adaptèrent même à leur usage plus d’un monument païen de l’Egypte et de la Nubie, de la Grèce, de Rome et de la Gaule. Certains ermites se retirèrent en ces lieux sacrés. Par exemple, le roi Childebert honora de sa visite saint Euricius qui vivait près d’un ancien dolmen, au-delà de la Loire.

    Les Normands et les Sarrazins interrompirent l’activité créatrice et organisatrice des moines carolingiens en renouvelant, sous les règnes des successeurs de Charlemagne, les maux qu’apportèrent, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, les invasions barbares. Contre les calamités publiques, la vie des cloîtres offrait une protection nécessaire aux individus en même temps que s’y conservait le dépôt des traditions religieuses et savantes de l’Antiquité. Lorsque la paix fut rétablie en Europe, les moines-constructeurs conçurent des plans plus vastes et bâtirent des édifices plus durables qu’auparavant. On remplaça le bois par la pierre et l’on garantit la durée des monuments et des fondations par des fortifications capables de résister à de longs sièges et à de nombreux assauts. Les célèbres abbayes romanes et cisterciennes datent de ce temps de renouvellement de l’architecture monastique.

    Au Mont, les Bénédictins eurent pour premier abbé, entre 966 et 991, Mainard, lequel, auparavant, entre 960 et 966, avait dirigé la reconstruction du monastère de Saint-Wandrille, ruiné par les guerres. Ainsi commença l’observance, en ce lieu, de la règle de saint Benoît.

    Les religieux donnèrent le titre d’ « abbé », c’est-à-dire de « père », aux supérieurs des monastères, élus par eux : de là est venu le mol d’ « abbaye » pour désigner les maisons religieuses les plus considérables tant par leur étendue et leurs richesses, que par leurs prééminences et leurs privilèges qui les distinguent des autres monastères. Quand une abbaye envoyait une colonie monastique fonder une autre maison, celle-ci prenait le nom de « fille » de la précédente. Parfois, ces « filles » devenaient bien plus importantes que l’ « abbaye-mère » FOOTNOTE()Le vocabulaire maçonnique a gardé ce souvenir lointain dans l’expression de « Loge-Mère », notamment en Allemagne : Grosse National Mutterloge in der preussischen Staaten, genannt zu den drei Weltkugeln, par exemple.FOOTNOTE. Ainsi Cluny, chef d’ordre, était-elle « fille » de Grigny, qui descendit au rang de prieuré. Cette relation de dépendance était surtout reconnue dans, l’ordre cistercien.


    LA LITURGIE DU MONT-SAINT-MICHEL.

    Les textes anciens relatifs au culte de l’Archange et des anges dans les bréviaires manuscrits du Mont-Saint-Michel font apparaître d’étroites liaisons liturgiques avec ceux de Jumièges, de Fécamp et de Saint-Bénigne de Dijon. En fait, les connaissances actuelles dans ce domaine sont fondées principalement sur deux manuscrits qui ont échappé à la dispersion et à la destruction des missels, des antiphonaires, hymnaires et collectaires du Mont, antérieurs au début du xme siècle. Dom Jean Lemarié auquel on doit la publication et l’étude critique de ces précieux documents8 précise ainsi l’état de ces sources textuelles :

    « Le premier manuscrit (Avranches, 39), seul rescapé d’un bréviaire en trois volumes... contient toute la partie d’hiver jusqu’au Samedi saint, inclusivement. C’est un beau spécimen du travail des copistes du Mont, au début du XIIIe siècle... Le second manuscrit du XVe siècle. (Paris, B.N. Nouv. acq. lat. 424), ne contient que la seconde partie, de Pâques à la fin de l’année... Comme il n’existe aucun bréviaire imprimé au Mont, ces deux manuscrits sont, avec les Ordinaires, en ce qui concerne l’office choral, les deux seuls témoins du passé liturgique du Mont. »

    Dans ces conditions, il faut constater que les formes particulières de la dévotion privée et du culte de l’Archange au Mont-Saint-Michel, nous sont inconnues en majeure partie ce qui aggrave encore notre ignorance de la liturgie locale antérieure à l’arrivée des Bénédictins, au Xe siècle.


    LA DÉCADENCE DU CULTE DE SAINT MICHEL.

    A l’époque carolingienne, le culte de saint Michel avait été le plus important de l’Empire des Gaules. Charlemagne avait proclamé l’Archange Patronus et Princeps Imperii Galliarum, « Protecteur et Prince » de ses peuples. En 1066, Guillaume le Conquérant attendit la fin du mois de septembre, malgré les dangers des marées d’équinoxe, afin de faire coïncider son expédition contre l’Angleterre avec la date de la fête sacrée de saint Michel. En 1210, Philippe-Auguste avait créé la Confrérie de « Saint-Michel-de-la-Mer », pour les pèlerins. Saint Louis visita deux fois le sanctuaire, en 1256 et en 1264 ; de la monnaie fut frappée à l’effigie de saint Michel dont la statue couronne la flèche de la Sainte-Chapelle. Philippe III, le Hardi, vers 1270, et Philippe le Bel, en 1311, respectèrent cette tradition que suivirent, en grand nombre, les jeunes « Pastoureaux », puis les rois Charles VI, en 1393 et Charles VII, Louis XI, en 1462 et Charles VIII enfin, en 1488. Mais le XVIe siècle marque déjà le terme des pèlerinages royaux au Mont-Saint-Michel. François Ier visita le sanctuaire en 1518. Charles IX, en 1561, fut le dernier des rois de France qui eût accompli ce pèlerinage traditionnel.

    Au XVIIe siècle, cependant, cette coutume était encore respectée par le peuple ; on venait au Mont « en compagnie, avec enseignes et tambour ». Au XVIIIe siècle, on y rencontrait surtout, disent les chroniqueurs, « des jeunes gens de basse naissance qui y vont par troupes, en été » ; le « Dictionnaire de Trévoux » et Piganiol de la Force, mentionnent seulement ces humbles visiteurs dont certains en profitent pour « gueuser », c’est-à-dire pour mendier pendant la belle saison. Les moeurs et les idées de l’époque n’étaient plus favorables à ces dévotions. Personne ne s’opposa sérieusement, en 1791, au pillage et à la dispersion des statues d’or et d’argent, des vases sacrés, des châsses précieuses, renfermant les saintes reliques, non plus qu’à la destruction de documents d’une valeur historique inestimable. La vénérable abbaye fut transformée en prison et subit des mutilations de toutes sortes jusqu’au décret de 1863 qui mit fin à sa conversion en « maison centrale de force et de correction », qu’elle fut depuis Louis XVIII jusqu’au Second Empire. Comme pour ajouter à ces désastres, lors de la dernière guerre, les archives du Mont-Saint-Michel furent incendiées à Saint-Lô, le 6 juin 1944.

    Devant l’étendue de ces ruines, les progrès de nos connaissances archéologiques ont permis, certes, de reconstituer une grande partie de l’histoire du Mont-Saint-Michel mais bien des aspects de cette pyramide chrétienne demeurent encore énigmatiques et à peine explorés par les chercheurs, en particulier dans le domaine de l’hermétisme chrétien et de la symbolique monumentale. Il est plus commode, on le sait, de nier que ces aspects puissent s’y découvrir que de rechercher leurs vestiges et de les interpréter exactement. De ce point de vue, il convient cependant de se méfier, à juste titre, aussi bien de l’imagination excessive des « occultistes » qui voient des mystères là où ils n’existent point, que de la censure systématique d’un « scientisme » historique abusif. Entre la crédulité et le scepticisme, une juste attitude critique devrait permettre de comprendre plus profondément les relations qui ont pu s’établir, en des lieux prédestinés, au cours d’une lente évolution, entre des traditions religieuses diverses qui ont pu s’opposer et se combattre sans jamais se détruire mutuellement, de façon complète ni définitive. A mesure que le sentiment religieux s’élève et s’approfondit, il se dégage peu à peu de ses structures primitives mais il continue longtemps d’y trouver de puissantes fondations et de reposer sur leurs cryptes, quelle que soit l’ombre dans laquelle la religion dominante les tient désormais recouvertes et cachées.

    Aucun historien ne conteste plus, à présent, que le culte de saint Michel, en France, n’eût trouvé ses racines dans les mythes chevaleresques du génie celtique. Mais il importe encore de comprendre que la chevalerie antique et médiévale, qu’il ne faut pas confondre avec la féodalité, était éclairée par la science et par la philosophie ésotériques de la Gnose autant que par la pratique de vertus morales telles que l’héroïsme et le sens de l’honneur. Dans ces conditions, comment ne pas admettre que le sanctuaire du Mont-Saint-Michel ne fut pas seulement un lieu de pèlerinages et de prières mais aussi un centre de « Haute Science », à une époque où l’hermétisme rayonnait sur toute l’Europe et où s’édifia, en vingt-six ans, la « Merveille » ?

    Peu de temps auparavant, quand l’ogive gothique commençait de succéder au cintre roman, le fils génial d’un paysan de Jersey, Robert Waoe qui, n’en déplaise aux anglicisants, se nommait lui-même Vaice, de l’Isle de Gersui, composait les premiers monuments littéraires de la langue d’oil, à Bayeux, entre 1160 et 1174. Au Mont-Saint-Michel, entre 1154 et 1186, le savant initié que fut l’abbé Robert de Torigni recouvrait les sub-structions romanes par des travaux architectoniques aussi remarquables que l’extraordinaire rayonnement culturel, politique et religieux du Mont, à cette époque. Ce ne fut pas, sans doute, par hasard, que Robert de Torigni, en latin Torignei, consacra, dès les deux premières années de son gouvernement abbatial, un autel à la Vierge dans la crypte de l’Aquilon, le 16 juin 1156, c’est-à-dire dans la crypte du Nord, et fit construire, selon le témoignage de Dom Jean Huynes, « les bastiments dessous et dessus la chapelle Saint-Estienne qui est joignante la Chapelle Notre-Dame-sous-terre ». « Et, ce qui est bien plus à regretter, ajoute Huynes, après avoir signalé, en 1300, la chute d’une tour édifiée du temps de Torigni, c’est qu’il avoit faict sa bibliothèque en un estage d’icelle où il avoit mis les livres qu’il avoit composez lesquels presque tous ont été perdus... »

    Avec la prélature de Torigni, dont la renommée fut si grande qu’on le nomma « Robert du Mont » et sous l’administration duquel les moines atteignirent le nombre de soixante qui ne fut jamais dépassé, saint Michel semble ajouter à ses attributs sacrés antérieurs, la fonction de protecteur des arts, des sciences et des lettres. Les Bénédictins étendirent alors leurs études scripturaires et théologiques à toutes les connaissances de leur temps ainsi qu’à la copie et à l’enluminure de manuscrits anciens, païens et chrétiens.

    L’une des idées fondamentales du Moyen Age, en effet, fut la recherche d’une révélation originelle qui, subsistant dans le monde antique, en aurait fait une préfiguration de l’univers chrétien. Ce thème culturel et religieux ne cessa d’inspirer alors de grands esprits qui devinrent, en fonction même de leur quête de ce savoir universel et de leur activité de bâtisseurs, les dépositaires des traditions scientifiques et artistiques, païennes et chrétiennes, qu’ils s’efforcèrent de concilier dans une nouvelle Gnose occidentale avec les exigences du dogme et la défense de la foi.

    Au moins fallait-il que l’influence d’un Robert de Torigni fût assez puissante pour réussir à convoquer le concile d’Avranches où, en 1172, le roi Henri II d’Angleterre, en expiation du meurtre de Thomas Becket, vint faire amende honorable, agenouillé sur une pierre tombale, à l’entrée de la cathédrale. La crosse du bâton de cornouiller du savant abbé du Mont ne portait alors qu’une simple volute de plomb mais, sur le disque du même métal, retrouvé dans le cercueil de Robert de Torigni en 1875, on peut voir, au revers, un symbole au sujet duquel aucun historien n’a donné d’explication. Ces quatre segments de cercle entrecroisés deux à deux forment en leur centre une cinquième figure marquée d’un point : symbole traditionnel du Poisson mystique des catacombes romaines mais aussi de la Quintessence solaire d’où l’Adepte chrétien tenait le pouvoir de ses clefs et la haute autorité spirituelle qui s’ajoutait à sa dignité sacerdotale.

    Dans cette perspective, quel hermétiste ne reconnaîtrait-il, au-delà des apparences matérielles du Mont-Saint-Michel, l’image de l’archétype mystique et expérimental qu’il évoque ? Voici, à ce sujet, une légende extraite d’un ouvrage intitulé le Livre de Seth et qu’un auteur du VIe siècle (Opus imp. in Mattheum. Hom. II, joint aux ouvres de saint Jean Chrysostome : Patrologie grecque, T. LVI), relate en ces termes :

    « J’ai entendu quelques personnes parlant d’une Écriture qui, quoique peu certaine, n’est pas contraire à la foi. On y lit qu’existait un peuple à l’Extrême-Orient, sur les bords de l’Océan, chez lequel il y avait un livre attribué à Seth, qui parlait de l’apparition future d’une étoile et des présents qu’on devait apporter à l’Enfant, prédiction transmise par des générations de Sages, de père en fils.

    « Ils choisirent ’’douze’’ [2] d’entre eux parmi les plus savants et les plus amateurs des ’’mystères des cieux’’ et les constituèrent pour l’attente des cette étoile. Si quelqu’un d’entre eux venait à mourir, son fils ou le proche parent qui était dans la même attente, était choisi pour le remplacer. On les appelait, dans leur langue, Mages, parce qu’ils glorifiaient Dieu dans le silence et à voix basse.

    « Tous les ans, ces hommes, après la moisson, montaient sur un mont qui, dans leur langue, s’appelait Mont de la Victoire, lequel renfermait une caverne taillée dans le rocher, et agréable par les ruisseaux et les arbres qui l’entouraient. Arrivés sur ce Mont, ils se lavaient, priaient et louaient Dieu en silence pendant trois jours ; c’est ce qu’ils pratiquaient pendant chaque génération, toujours dans l’attente de voir si, par hasard, cette étoile de bonheur ne paraîtrait pas pendant leur vie. Mais, à la fin, elle apparut sur ce Mont de la Victoire, sous la forme d’un petit enfant et présentant la figure d’une croix ; elle leur parla, les instruisit et leur ordonna de partir pour la Judée. L’étoile les précéda pendant deux ans ; le pain ni l’eau ne leur manquèrent jamais dans leurs courses. Ce qu’ils, firent ensuite est rapporté en abrégé dans l’Évangile. »

    On pourra trouver d’utiles rapports analogiques entre ce mystérieux Mont de la Victoire, le Mont-Joie, cher aux Français, et le Mont Hermon, évoqué lors de l’initiation des Templiers, et sur lequel apparaissent la Rosée céleste et la Baume d’Aaron. N’est-il pas assez significatif de constater, par exemple, que le célèbre alchimiste Nicolas Flamel dont on a pu tenir le fameux pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle pour une savante allégorie, appartenait, en réalité, à une confrérie de Pèlerins de Saint-Michel du Mont de la Mer, fondée à Paris dans les premières années du XIIIe siècle ? L’historien Corrozet indique, d’ailleurs, que la chapelle de Saint-Michel, dans l’Enclos du Palais, à Paris, fut nommée antérieurement Chapelle de Saint-Nicolas. L’appartenance de Nicolas Flamel à la confrérie de Saint-Michel a été signalée par l’historien S. J. Morand, dans son Histoire de la Sainte-Chapelle Royale du Palais, publiée à Paries au XVIII siècle. Au Moyen Age, deux pèlerinages furent simultanément fréquentés : celui de Notre-Dame-la-Gisante, à Tombelaine, et de Saint-Michel, au Mont. Sur une enseigne du XIVe siècle, on peut remarquer le costume de la « Vierge de Tombelaine », une cotte hardie ou surcot, très étroite sur la poitrine, et laissant voir latéralement la ceinture ferrée, au bas du corsage.

    Vers un renouveau de la vie monastique au Mont-Saint-Michel ?

    Nous devons au P. de Senneville les renseignements suivants sur la situation actuelle des moines au Mont-Saint-Michel :

    « Afin de commémorer en 1965 et 1966 le millénaire de l’arrivée des moines au Mont-Saint-Michel, un comité national s’était constitué sous la présidence de M. Léon Noël, ambassadeur de France, du R.P. Riquet, de M. Joseau Marigne, sénateur et maire d’Avranches, et sous le haut patronage du Président de la République  .

    « Diverses manifestations, culturelles et religieuses, avaient alors été prévues ; mais, pour donner à ce millénaire sa véritable dimension, il avait été envisagé de faire revivre momentanément l’abbaye par la présence priante de moines venus à cette occasion pour la durée de la commémoration. C’est ainsi qu’une vingtaine de moines venus des abbayes de Saint-Wandrille, et du Bec-Hellouin principalement, mais aussi de nombreuses abbayes françaises et étrangères avaient assuré l’office divin dans l’église abbatiale. Le millénaire achevé, conformément aux engagements pris, les moines avaient quitté le Mont et regagné leurs abbayes d’origine, le 16 octobre 1966.

    « Devant le succès tant religieux que pastoral, Mgr Wicquart, évêque de Coutances et Avranches, décidait dès le mois de décembre 1966 de demander à l’administration l’autorisation de restaurer le culte d’une manière permanente à l’abbaye. La convention qui doit régler les modalités de cette restauration fut l’objet des études du ministère des Affaires culturelles et du ministère de l’Intérieur, durant les années 1967 et 1968. En mars et avril 1969, la convention était signée respectivement par le ministre des Affaires culturelles, et par l’évêque de Coutances et Avranches.

    « Mgr Wicquart demanda alors, aux diverses abbayes françaises de bien vouloir assurer une permanence au moins pendant les mois d’été. C’est ainsi que, sans qu’il soit question de fondation, l’abbaye du Mont-Saint-Michel abrite à nouveau des moines, et accueille les pèlerins. »


    BIBLIOGRAPHIE

    1. Cf. Bibliographie, passim.

    2. Lettres-patentes de l’Ordre de Saint-Michel.

    3. Jean de La Varende : Le Mont-Saint-Michel. (Paris, 1941, p. 9.)

    4. Willielm. Gemeticensis, lib. VI, C. IX, in Du-chesne.

    5. Mabillon, Annales, t. V. CLXXXVI.

    6. Dene in nido apparet quales volucres ibi inhabitant (Ermericus).

    7. Cf. Fulcanelli : Le mystère des Cathédrales et Les demeures philosophâtes. (Paris, 1926, 1930.)

    8. Cf. b.n. Pièce 1069. (Dep. des Manuscrits) : Dom Jean Lemarié, O.S.B. : Textes relatifs au culte de l’Archange et des Anges dans les Bréviaires manuscrits du Mont-Saint-Michel.


  • [1De psyche, « âme » et pompos, « qui conduit ». Cette fonction sacrée de « conducteur des âmes » et de « guide des morts » était aussi, dans les mystères antiques, celle d’Hermès-Mercure, de Caron, d’Apollon et d’Orphée.

    [2Nous soulignons les expressions caractéristiques du « jargon » hermétique de ce texte.