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Lavastine: Lumière et Tenèbres

quinta-feira 29 de março de 2018, por Cardoso de Castro

  

Les divers Vedântas et Bouddhismes de la spiritualité «classique», pour ne pas dire traditionnelle, puisqu’elle est anti-traditionnelle, commettaient l’erreur de rejeter les seuls moyens qui puissent conduire effectivement à la Fin, ces trois moyens : Dharma, Artha, Kâma, qui passent par le monde précisément pour le ramener à Dieu. Les divers marxismes, freudismes, au contraire, qui sont enthousiastes des deux domaines de l’Artha (Richesse) et de Kâma (Eros), tout en conservant les moyens, à l’exception d’ailleurs (et c’est ce qui fausse tout) du premier d’entre eux, le Dharma, rejettent la Fin. Il n’est plus question de rien ordonner à cette Fin rejetée parmi les chimères. Ils ne perçoivent nullement l’existence d’un Au-delà, de ce Grand Noir, que l’Inde nomme Krishna, dont nul haut fait de «méditation» ne percera jamais le mystère, si bien qu’il ne s’agit que de s’y abandonner comme Radha (= Blanche). Car ce Noir n’est là que pour faire ressortir le Blanc, la Lumière du monde.

Tel est le sens de la légende sacrée (legenda, ce qui est à lire, à comprendre) qui veut que les deux amants divins, Krishna et Radha, ne puissent vivre un instant séparés l’un de l’autre. Ce monde est un chiaroscuro, qui peut être saisi de deux façons. Il peut se présenter comme un daivâsuram, un conflit incessant des Devas et des Asuras, de la lumière et des ténèbres, des anges et des démons, ou bien comme leur union amoureuse, si le rapport est inversé, si le Divin est saisi comme la Ténèbre, Krishna, et ce monde comme la lumière de Radha.

La grande énigme qui fascinait les poètes védiques était le lien qui doit nécessairement exister entre les deux mondes de la clarté, le cosmos ordonné des Devas et l’ambiant obscur, la forêt, où règne l’Asura. Au fur et à mesure qu’ils y pénétraient avec le feu, Agni, ils créaient des clairières pour Radha, mais le danger n’était qu’écarté. Que recelait cette Nuit? Ne s’agissait-il que de ténèbres démoniaques? Ils pressentaient aussi une Nuit divine.

L’image de la clairière, où vivent les «Gens de bien», les hommes du Dharma et de l’Artha, les Vertueux et les Riches, nous permet de situer dans la Forêt les forces qui s’y opposent, Kâma et Moksha, car elles ont en commun d’être des forces de Dissolution.

Krishna est l’Amant qui entraîna sa bien-aimée dans la nuit — je suis Kâma, dit-il, qui n’ai pas de conflit avec le Dharma. Son Eros annonce la Délivrance. Et c’est sans doute dans cette direction qu’il faudrait chercher la solution du problème d’Ahura (Asura) Mazda. Tandis que l’Inde, dans son sens commun, spécialisait l’Asura comme ténèbre démoniaque et le Deva comme lumière divine, l’Iran procédait à l’inverse : Ahura devenait Mazda (Lumière) et les devs (deva) devenaient les démons. Mais la doctrine ésotérique était également conservée ici et là, qui veut que la lumière et la nuit, les forces de Cohésion (Dharma et Art ha) et les forces de Dissolution (Kâma et Moksha) soient également nécessaires à la vie du monde. Mais ces forces entretiennent des rapports différents selon qu’elles sont conflictuelles ou harmonieuses. Dans le premier cas, c’est Indra qui tue l’Asura Vritra, Michel qui tue le Dragon. Dans le second, c’est l’amour de Krishna et de Radha ou, sur un plan qui n’est plus erotique, celui de Krishna et d’Arjuna (Arjuna aussi veut dire Blanc). Ainsi le Krishna de l’Inde, que les Grecs d’Alexandre avaient identifié à Héraclès, est-il demeuré le répondant exact de l’Ahura Mazda de l’Iran, si proche lui-même de l’Amon-Râ égyptien, le Caché-Éclatant. On pense aussi à la Ténèbre hyper-lumineuse de Saint-Denys et, dans la tradition musulmane, à l’Aswad nurâni, le Noir lumineux, qui est à la fois Ténèbre et Lumière : Ténèbre en ce sens qu’il ne peut pas être vu et Lumière parce qu’il fait voir. L’Islam l’identifie au Christ.

Si je suis de nature ascétique, il m’est facile de «renoncer» aux Richesses (Artha) et à Kâma (Eros), mais si j’aime les miens, si j’ai encore quelque relation avec les hommes qui ne sont pas tous de nature ascétique, n’est-il pas de mon Devoir (Dharma) de leur procurer ces biens? Le Moine sorti du monde choisit de leur en faire reproche. Et c’est à lui que s’applique si bien cette parole de Nietzsche   : «Qui appelles-tu mauvais? — Celui qui veut toujours faire honte».

VOIR AUSSI: TRI - VARGA (Les Trois Valeurs) et Lavastine  : Le monachisme