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Allard l’Olivier : LES OBJETS SENSIBLES

terça-feira 16 de novembro de 2021, por Cardoso de Castro

  Sommaire  
  

 I

A l’instant où s’accomplit la constatation originelle, maintenant, à cet instant, et ici, dans ce jardin où je me trouve, je perçois par les sens un certain nombre de choses : cette table, ces livres, ces arbres, ce chien.

La constatation originelle est conscience et attention soutenue ; elle ne passe pas parce que je tourne les yeux ici et là ; elle n’est pas ponctuelle ; elle est comme une suspension du temps dans le temps ; elle dure donc et dure aussi longtemps que je parviens à maintenir, dans une sorte de stupeur lucide, le rassemblement de mes énergies. Alors, avec la force qu’il faut, je constate que j’existe, que des choses sensibles sont et que je les perçois parce que ma radicalité subjective les vise par le moyen des sens ; et, tandis que s’accomplit cette constatation, je suis habité par le sentiment que ces choses existent ; mais comme, du point de vue de l’existence, ma seule certitude est que j’existe en tant que je profère radicalement le sum, je suis habité, dans le même temps, et contradictoirement, par le sentiment que ces choses n’existent pas.

J’appelle réalité sensible au sens strict l’ensemble de toutes les choses que, ici et maintenant, ma radicalité subjective vise par le moyen des sens. Sont donc exclues de cette réalité sensible au sens strict toutes les choses, réputées cependant sensibles, que je ne perçois pas hic et nunc par les sens parce qu’elles sont situées en dehors du champ actuel de mes perceptions. Parmi ces choses extérieures au champ de mes perceptions, il y a notamment celles que je me souviens avoir perçues, au moins une fois, dans le passé ; mais il y a aussi les choses, en nombre beaucoup plus grand, que je n’ai jamais perçues. Toutes ces choses, je me les représente dotées d’une nature semblable à celle des choses que je perçois hic et nunc ; c’est-à-dire que je pense que je pourrais actuellement les percevoir au moyen de mes sens si certaines conditions de temps et d’espace se trouvaient remplies. Pourquoi cette distinction entre la réalité sensible au sens strict et la réalité sensible représentée ? Parce que, dans l’ordre des choses sensibles, — et pour autant que des choses sensibles existent — ce qui existe en premier lieu, c’est ce que je vois, entends, hume  , goûte et touche. Tout le reste n’existe qu’à la condition que cette réalité sensible au sens strict existe, et moyennant un « rejaillissement » sur le représenté de la qualité existentielle qui spécifie, comme existant, les choses sensibles sensoriellement perçues ici et maintenant. Et je suis d’autant plus invité à faire cette distinction que le représenté, à sa périphérie, se perd dans le mythique. D’une manière générale, tandis que je constate hic et nunc la réalité sensible au sens strict, je me représente un monde de choses qui, en d’autres lieux, existent en même temps qu’existent celles que je perçois, pourvu que ces dernières existent ; mais, comme je me représente aussi que ce monde, selon ses différents lieux, a un passé et un avenir, je dois, pour mesurer correctement l’amplitude au moins théorique de la représentation dont, à cet instant, je dispose, tenir compte des êtres qui ont existé et n’existent plus, ainsi que des êtres qui n’existent pas mais qui, peut-être, existeront. Or, plus on remonte dans le passé et plus on prétend sonder ce qui est à venir, plus aussi la représentation s’avère fictive. Dans ces conditions, il est à propos de cerner d’aussi près que possible ce qui, existentiellement, est, sinon certain, du moins extrêmement probable, à savoir la réalité existentielle du sensible stricto sensu. Du point de vue du connaissant que je suis, réalisant la constatation originelle, une distinction nette s’impose donc entre, d’une part, ces choses que je perçois sensoriellement hic et nunc et qui prétendent exister et, d’autre part, tout le reste, que je me représente actuellement et qui n’est qu’un ensemble d’images liées de manière cohérente : ’souvenirs de ce que j’ai perçu par mes sens, au moins une fois dans mon passé, et imageries de ce que je n’ai jamais perçu par les sens mais que, cependant, je me représente existant ou relevant de l’existence. A l’ensemble bien lié de la réalité sensible au sens strict et de la représentation, je donne le nom de réalité sensible au sens large.

 II

Il y a, principalement, deux sortes d’objets sensibles stricto sensu : d’une part, les choses que je ne suis à aucun degré et, d’autre part, cette chose partiellement perçue que je suis et qui est impliquée dans mon activité sensorielle, à savoir mon propre corps au moyen duquel j’exerce mon activité sensorielle. D’un côté, ce corps qui est mien appartient, comme objet, à la réalité sensible stricto sensu, dont il est un élément permanent ; d’un autre côté, ce même corps fait partie de l’être-que-je-suis. Je le connais sensoriellement, comme je connais les autres corps, mais d’une manière évidemment plus intime. Toutefois, ce n’est qu’à l’instant où s’accomplit la constatation originelle que la connaissance que j’ai de mon corps acquiert une pénétration suffisante ; je vois mes mains qui touchent et palpent, je touche et palpe mes yeux qui voient ; j’entends le son de ma voix (dans le silence, m’appelant et me provoquant, je prononce mon nom et je m’effare). Ordonné par mon corps, le champ de mes perceptions sensorielles, avec tout ce qu’il englobe, se nomme ici, car s’il est évident qu’ici est plus précisément le lieu où se trouve mon corps, il est vrai aussi que ce lieu n’est significatif que par rapport au champ de perception dont mon corps est le foyer. Et, à cet ici correspond un maintenant qui est l’instant présent d’une constatation dont le « contenu » comprend, notamment, ce que je connais effectivement par les sens.

Mon corps est un appareil sensoriel. Connaître par le moyen des sens, c’est, avant tout, connaître, au moyen du corps, des corps massifs diversement déterminés selon la diversité des sens engagés dans la perception : choses chaudes ou froides, résistantes ou élastiques, opaques ou translucides, ayant telle forme, telle couleur, telle sonorité, tel goût, telle odeur. Tout objet sensible stricto sensu est situé dans l’espace concret qu’ordonne mon corps. Mon corps lui-même, éprouvé comme étendu, définit un espace radical, un espace qui est la racine de cet espace concret au sein duquel je me meus et dont le contenu change sans cesse. Tout objet sensible est un corps analogue à mon corps, et je le saisis directement comme tel à la faveur d’un acte intuitif de connaissance qui me le révèle là, devant moi, dans le mystère de son altérité corporelle. L’espace concret n’est pas l’espace abstrait des figures géométriques, ni même l’espace mixte de la représentation ; l’origine de l’espace concret est mon corps ; il se définit par rapport à lui et il mesure le champ de mes perceptions sensorielles hic et nunc — qui est vague, indéterminé, indéfini, mais ordonné par rapport à mon corps.

 III

L’ensemble global de ce que je perçois par les sens, ici et maintenant, à l’instant où je me rassemble pour « réaliser » tout à neuf la constatation originelle, cet ensemble, dis-je, n’est pas un chaos informe de sensations ; c’est, au contraire, un tout intelligible et, par ailleurs, un tout à la fois familier et insolite. Il est insolite parce qu’il se présente à moi, à l’instant de la constatation originelle, comme si je le voyais pour la première fois ; mais il est familier parce que toute connaissance sensorielle, exercée avec conscience et attention, comme l’exige, pour être réalisée, la constatation originelle dont cette connaissance est un aspect, s’appuie sur l’acquis d’une représentation qui, toujours, la précède : représentation intelligible, cohérente, qui est un tout ordonné, chaque partie de ce tout soutenant avec les autres des relations définies ou que l’être pensant que je suis s’efforce de définir. Grâce à cette représentation, je déchiffre intelligiblement et sans effort le monde sensible stricto sensu qui s’offre à moi à chaque instant. La constatation originelle est compréhension de ce monde où je me trouve ; elle sanctionne un état de ma connaissance à l’égard de ce monde ; et, bien que cette connaissance soit fragmentaire et incertaine à maints points de vue, la constatation originelle enregistre à chaque instant le fait d’un savoir toujours déjà là dont je suis le détenteur.

Si, donc, la connaissance sensorielle est une connaissance intuitive, si elle est, d’une certaine manière, un simple « regard » jeté sur les choses dont je constate l’apparence existentielle, cette intuition ne se réalise toutefois d’une manière consciente qu’en liaison avec une représentation qui confère l’intelligibilité aux êtres ainsi intuitionnés ; chaque fois que je me rassemble pour « réaliser » la constatation originelle et, en particulier, pour prendre conscience de ce que je connais par le moyen des sens, comme je le fais à cet instant où je porte les yeux sur ce qui m’entoure, je dispose d’un savoir « déjà là » grâce auquel je déchiffre instantanément ce qu’il m’est donné de connaître et, par là même, de reconnaître.

 IV

Pour Kant  , l’espace et le temps sont des formes a priori de l’expérience intuitive. « Au moyen, dit-il, de cette propriété de notre esprit, qui est le sens extérieur, nous nous représentons des objets comme étant hors de nous et placés dans l’espace (...). L’espace n’est autre chose que la forme de tous les phénomènes des sens extérieurs, c’est-à-dire la seule condition subjective de la sensibilité sous laquelle soit possible pour nous une intuition extérieure. » Quant au temps : « Il n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, il ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs ; il n’appartient ni à une figure, ni à une position ; mais il détermine le rapport des représentations dans notre état intérieur... »

Mais, je me le demande, et pour autant que je comprenne, n’y a-t-il pas, ici, confusion entre, d’une part, l’espace et le temps, tels qu’ils nous sont donnés dans l’expérience sensible chaque fois que s’accomplit la constatation originelle hic et nunc et, d’autre part, l’espace et le temps envisagés comme structures d’une représentation en l’absence de laquelle il est très vrai que la réalité sensible stricto sensu n’aurait pas de sens ? Deux choses doivent être ici bien prises en considération. Premièrement qu’il est vrai — parce que cela est — que l’intuition des choses sensibles requiert, pour que la réalité sensible au sens strict ait un sens intelligible, une représentation toujours déjà là qui, avec ce que je perçois hic et nunc, définit la réalité sensible au sens large ; et, de ce point de vue, cette représentation est toujours antérieure à mon intuition hic et nunc des choses sensibles. En second lieu, qu’il est vrai aussi que l’espace et le temps qui sont intuitionnés à l’instant de la constatation originelle — maintenant et ici — ne sont pas l’espace et le temps de la représentation dans la mesure où je me trouve corporellement inscrit dans la réalité sensible stricto sensu dont ma présence corporelle et mouvante détermine à chaque instant l’amplitude. A cet égard, l’intuition de la réalité sensible est antérieure à la représentation, en ce sens très précis que, en l’absence de toute intuition première du sensible, il n’y aurait pas de représentation — celle-ci étant toujours représentation du sensible. Et, cependant — et comment concilier ces aspects contradictoires ? — il demeure paradoxalement vrai qu’une certaine représentation, donneuse d’intelligibilité, est toujours antérieure à toute perception intuitive du sensible.

Ce que l’intuition de la réalité sensible stricto sensu révèle avant tout au sujet connaissant, c’est le mystère de l’altérité, par rapport au corps que je suis, des corps que je perçois par les sens. La constatation originelle me révèle que je suis corps parmi d’autres corps, ce que, d’un certain point de vue, je n’ai jamais ignoré, sans doute, mais dont il était nécessaire que je prisse nettement conscience. Je suis corps parmi d’autres corps, et en relation avec ces corps. L’accent ayant été ainsi placé avec force sur le fait primordial, dans l’intuition du sensible stricto sensu, d’une altérité qu’il faut bien appeler existentielle — car, si j’existe corporellement, alors aussi ces autres corps existent — il est aussitôt permis de reconnaître que cette altérité se manifeste « maintenant » et « ici », je veux dire : en raison de l’espace concret et du temps concret. Dans cette mesure, peut-on affirmer que l’espace et le temps sont des conditions a priori de l’esprit en l’absence desquelles l’intuition « esthétique » (aisthete, celui qui perçoit par les sens) ne pourrait s’exercer ? Ne sont-ils pas plutôt (en liaison étroite d’ailleurs avec la représentation des modes existentiels inhérents à l’altérité) objets immédiats de cette intuition ? Et est-il exagéré de dire, dans ces conditions, que celui qui professe l’apriorisme kantien est incapable de saisir, pour ce qu’elle est, l’altérité existentielle (pourvu que moi-même j’existe corporellement), incapable de distinguer la sensation de la représentation, l’espace et le temps concrets de l’espace et du temps représentés ?

En tant que révélatrice d’objets sensibles, la constatation originelle est l’expérience vivante, toujours renouvelée, des rapports existentiels que l’être corporel que je suis soutient avec d’autres êtres corporels. Dès lors, que peut signifier l’expression kantienne selon laquelle ces objets, hic et nunc, sont « hors de moi » ? Qu’est-ce que cette extériorité ? Ce dont j’ai la sensation (aisthema) hic et nunc, parce que je le perçois, n’est pas la même chose que ce que je me représente ; et, ensuite, il n’est pas « hors de moi », puisque, au contraire, corporellement, je suis « dedans ». Mon corps est un corps analogue à ces corps autres que lui. Si ces corps sont « hors de moi », que dirai-je de mon corps ? Qu’il est « hors de moi » ? Mais il n’est ni « hors de moi » ni « en moi » ; selon les apparences qu’ici je ne repousse pas, il est moi-même dans l’unité vivante de l’expérience existentielle ; et c’est d’une manière analogue, dans cette même unité vivante, que les autres corps, hic et nunc révélés, ne sont ni « en moi » ni « hors de moi », mais « autres que moi ».


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ALLARD L’OLIVIER, André. L’Illumination du coeur. Paris: Éditions Traditionnelles, 1977