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Vallin (EI:20-42) – A recusa da transcendência e a gênese do dogmatismo

segunda-feira 2 de setembro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Sumário

Capítulo II - A recusa da Transcendência e a gênese do dogmatismo
I - O dogmatismo onto-teológico e o fracasso da onto-teologia da substância individual
II - O dogmatismo temporalista e a experiência da individualidade ; as estruturas temporais da Consciência
Descrição geral das estruturas temporais
Problemas postos pelas estruturas temporais
A dialética das estruturas temporais
A dialética histórica
A dialética individual
Da subjetividade temporalista em geral

Original

I. — Le dogmatisme ontothéologique et l’échec de l’ontologie de la substance individuelle

Le refus plus ou moins explicite de la Transcendance radicale de l’Absolu c’est-à-dire de l’universalité intégrale qui caractérise la perspective métaphysique conditionne l’apparition du dogmatisme philosophique ou théologique. Le dogmatisme en général, ainsi que nous l’avons montré ailleurs ((Cf. La perspective métaphysique, op. cit., p. 220 sq.)) est lié au renversement des relations de type métaphysique entre ce que nous avons appelé avec Guénon : l’Essence et la Substance, c’est-à-dire entre le pôle métaphysique ou « essentiel » et le pôle cosmologique ou « substantiel » par référence auxquels on peut envisager toute réalité déterminée, « intelligible » ou « sensible ». La perspective métaphysique subordonne intégralement la Substance à l’Essence : toute détermination, y compris celle qui permet de poser l’Absolu comme Cause et Principe du monde, n’est qu’un reflet symbolique de l’Unique réalité suressentielle et surdéterminée qui constitue son Essence ou son Soi. La genèse du dogmatisme est conditionnée par le refus de cette subordination intégrale, et, à la limite, par une subversion totale des relations métaphysiques entre l’Essence et la Substance. Les divers avatars du dogmatisme coïncident avec les divers degrés de ce refus, qui lui-même s’explique par l’attachement de l’homme à la réalité substantielle de son moi et du monde. En d’autres termes, le dogmatisme antimétaphysique est un dogmatisme cosmologiste et humaniste. Le dogmatisme identifie l’essence du monde et de l’homme avec sa substance : d’un reflet qui renvoie à sa source, il fait une substance plus ou moins enfermée dans la densité et l’opacité de son autarcie cosmologique.

Dans notre précédente étude nous avons cru pouvoir discerner deux degrés ou deux aspects fondamentaux de cette révolte ou de ce dogmatisme antimétaphysique :

1° Le dogmatisme ontothéologique qu’on retrouve dans l’ontologie occidentale d’Aristote   jusqu’à Leibniz   et qui se caractérise non par un refus de la Transcendance de l’Absolu, mais par le refus du caractère intégral de cette dernière. L’ontologie n’y débouche pas sur une « méontologie » ou sur une théologie négative de type métaphysique. L’Être est enfermé dans d’insurmontables limitations cosmologiques, y compris l’être apparemment « pur » et « sans restriction » que l’on situe au faîte de la hiérarchie. Le monde et l’homme restent subordonnés à Dieu ; le cosmologisme et l’humanisme restent donc plus implicites qu’explicites. Mais l’infinité même de Dieu se trouve pratiquement dégradée et limitée par la relation au monde qui, en fait, sinon en théorie, constitue l’essence même de l’Absolu. La Transcendance du Principe n’est plus intégrale, mais fragmentaire ou abstraite. Toute notre ontologie classique nous semble tributaire de cette limitation dogmatisante inaugurée, sur le plan de l’histoire des systèmes, par la révolte antiplatonicienne d’Aristote. Le cosmologisme humaniste et antimétaphysique de la philosophie et de la théologie occidentale s’est exprimé avec éclat dans le refus aristotélicien de la « Transcendance » de l’Idée platonicienne. La révolte fondamentale qui se trouve à l’origine de ce refus nous paraît s’être perpétuée à travers toute l’histoire de la philosophie occidentale dont elle a modelé pour ainsi dire la dialectique.

2° A côté de ce dogmatisme ontothéologique, dont nous allons esquisser les incidences sur le principe d’individuation, nous avons mis en lumière le dogmatisme temporaliste, qui marque une deuxième étape dans le refus de la Transcendance en général ou plus précisément du refus de toutes les formes, et non seulement de certains aspects, de ce que nous avions appelé la « Transascendance ». L’Absolu est désormais intégralement et exclusivement immanent. Et le temps, qui n’est plus l’image mobile de l’éternité immobile, est posé comme créateur, tandis que s’épanouissent toutes les virtualités du dogmatisme. L’humanisme et le cosmologisme deviennent désormais explicites.

Notre but dans cet ouvrage est de décrire les divers aspects que revêt le dogmatisme temporaliste et de déterminer le statut ontologique de l’individualité qui s’offre à l’expérience de la conscience temporaliste qui s’est délibérément enfermée dans le cercle de l’immanence cosmologique. Cette analyse coïncidera avec la mise en lumière des divers aspects de ce que nous appellerons aussi, par opposition à la « Transascendance » que nous avons signalée dans les pages précédentes, la « Trans-descendance », c’est-à-dire de l’orientation exclusive de la subjectivité humaine vers la réalité substantielle du monde et de l’ego.

Notre étude coïncidera d’ailleurs aussi avec l’esquisse d’une phénoménologie de l’homme et du monde modernes en tant que ces derniers peuvent être légitimement caractérisés par le refus de la Transcendance de l’Absolu.

Avant de décrire les trois structures temporelles de la conscience qui constitueront le cadre de cette étude, il nous paraît utile d’esquisser une étude des rapports entre le dogmatisme ontothéologique ((Nous nous proposons de développer cette étude dans un ouvrage consacré à l’ontologie substantialiste d’Aristote à Leibniz.)) et le principe d’individuation qui nous permettra de mieux éclairer les limites et les difficultés de l’expérience de l’individualité qui s’offre à la subjectivité dans le cadre du dogmatisme temporaliste.

Les doctrines d’Aristote, de saint Thomas et de Leibniz nous apportent trois exemples éclairants de l’impuissance à fonder l’individuation qualitative dans le cadre du dogmatisme ontothéologique.

La révolte antiplatonicienne du Stagyrite nous paraît la première expression décisive de ce refus explicite de la perspective métaphysique qui conditionne le dogmatisme de la métaphysique occidentale qu’on retrouve indistinctement à travers tous les systèmes philosophiques d’Aristote à Sartre  .

Le refus de la transcendance intégrale de l’ « Idée », de l’ « Essence », et partant de l’Essence hyperessentielle des essences (le Bien, l’Un, le Soi) s’exprime assez nettement chez Aristote dans la doctrine de la substance ((Dont il traite surtout au livre Z de la Métaphysique.)).

Alors que l’ousia, c’est-à-dire ce qui fonde la réalité véritable d’un être, se situe chez Platon   du côté de ce que nous avons nommé l’Essence, et se dévoile au terme de cette transascendance intériorisante que constitue l’ « intuition intellectuelle » ou la « réminiscence », l’ouaia, aristotélicienne, du moins en ce qui concerne les réalités du « monde sublunaire », c’est l’Idée en tant qu’elle se trouve incarnée dans les conditions individuantes, et qui concerne non pas la « forme » séparée, mais la forme immanente à la « matière ». Elle est constituée par le composé « hylémorphique ». La traduction classique de l’ousia ainsi conçue par « substance » nous paraît très légitime dans la mesure où ce terme désigne essentiellement ((Analogiquement, il pourra servir évidemment à désigner une réalité « essentielle », voire même « métaphysique ».)) une réalité qui se situe du côté de la « Matière » qui « nourrit » et qui sert de « substrat » ainsi que Platon nous l’indique dans le Timée  , ou du côté de ce que la doctrine taoïste appelle la « Terre » qui « supporte » par opposition au « Ciel » qui « couvre », etc., c’est-à-dire du côté de ce que nous appelons avec Guénon ((Cf. R. Guénon, L’homme et son devenir selon le Vêdanta (Etudes traditionnelles), et id., Le règne de la quantité et les signes des temps (Gallimard).)) le pôle « substantiel » du manifesté ou la Substance, par opposition au pôle « essentiel » ou Essence. De même, l’emploi constant, dans le cadre de l’ontothéologie classique, du terme « substance » pour désigner aussi bien le Dieu de saint Thomas ou de Spinoza   que la « chose pensante » de Descartes   et la « monade » de Leibniz nous semble aussi justifié que caractéristique, puisque l’être en général y est conçu exclusivement en fonction de ses déterminations « substantielles » ou « cosmologiques », qu’il s’agisse de l’aspect « dynamique » (volonté, énergie) ou de l’aspect « statique » ou « passif » (potentialité) de la Substance ou de la Matière.

La théorie aristotélicienne de la « substance individuelle » se pose comme une revendication des droits du « concret » contre la soi-disant « abstraction » de l’Idée platonicienne. L’être véritable de la réalité sensible n’est plus à chercher du côté de la forme « séparée », mais du côté de « l’individu que voici ». Or on sait qu’Aristote reste platonicien en tant qu’il cherche du côté de la « forme » le principe de la « réalité » ou de l’ « actualité » des choses. Mais refusant la transascendance intériorisante qui conduirait jusqu’à l’essence « individuelle », il est condamné à s’arrêter à l’essence « spécifique » c’est-à-dire à un « universel » abstrait qui ne prend consistance et densité ontologique que par son actualisation dans les existences singulières. Le principe d’individuation revêt chez lui un double aspect que nous retrouverons dans l’ontologie thomiste. Ce qui fait d’un être une « réalité » et non une abstraction, ce qui l’individualise ou le détermine, ou le délimite, à l’intérieur d’un « genre » ou d’une « essence » d’extension plus vaste, c’est la « forme » ou différence spécifique, c’est l’essence spécifique. L’équivalent de l’individuation d’intériorité ou qualitative se situe ici sur le plan de la « forme » spécifique, c’est-à-dire d’une condition cosmologique déterminée, que l’on n’envisage que sur le seul plan de son actualité cosmologique ou de son morcellement dans des individualités singulières. L’essence n’est réelle qu’en tant qu’elle est existentialisée. En d’autres termes nous rencontrons ici une individuation « positive » ou « qualitative » par la forme spécifique. Ce qui fait de l’ « individu que voici » un être réel au lieu d’une abstraction c’est la forme spécifique.

Mais cette individuation positive par la forme spécifique est corrélative d’une individuation négative par la matière qui lui donne son sens et sa portée ontologiques. Le classique principe d’individuation par la matière doit donc être conçu comme enveloppant deux formes d’individuation différentes :

1° Une individuation qualitative qui en raison du refus de la transascendance intériorisante reste bloquée au niveau d’une essence de type « cosmologique », c’est-à-dire existentialisée.

2° L’individuation au sens strict qui se réfère au nécessaire morcellement existentiel sans lequel cette essence resterait une abstraction.

C’est la convergence de ces deux formes d’individuation complémentaires qui détermine la structure de la substance individuelle chez Aristote.

La différenciation qualitative ne porte que sur les espèces, et non sur les individus proprement dits. L’individu singulier ne se distingue pas d’un autre individu en vertu d’une essence qui serait autre que celle de l’espèce. L’individuation de l’individu singulier ne se fait que par la matière. Ce n’est que l’individuation de « l’individu spécifique » qui s’opère en vertu de la « forme ».

La substance de l’individu que voici c’est l’espèce en tant qu’elle se manifeste par essence dans des individus en général (l’individuation par la matière ou l’existentialisation de l’essence s’avère ici une nécessité ontologique inéluctable), mais seulement par accident dans tel ou tel individu singulier que voici. L’individuation qualitative ne réussit donc pas à pénétrer la sphère de cette ultime détermination que peut sembler constituer l’individu singulier comme tel. La détermination qualitative s’arrête devant les « individus » qui nous introduisent dans le royaume de l’ « indéfini ». L’individu singulier n’est individué en tant que tel que par la « matière ». L’existentialisation nécessaire de l’essence ne parvient donc pas à justifier ni à intégrer ici la réalité de ce dernier.

Les conséquences de ce dogmatisme antimétaphysique de la substance individuelle s’avèrent particulièrement importantes sur le plan de l’anthropologie. L’homme aristotélicien s’oppose à l’homme platonicien qui appartient effectivement au « monde intelligible » et qui apparaît par conséquent identique au Soi qu’il atteint au terme d’une transascendance intériorisante vraiment intégrale.

L’homme aristotélicien s’identifie avec l’animal raisonnable : réduction cosmologique de l’essence à certaines conditions limitatives. L’essence de l’homme c’est l’espèce humaine, c’est l’essence spécifique en tant qu’elle se manifeste dans les individualités humaines. L’individualité humaine qui ne s’intériorise que jusqu’à l’essence spécifique ne trouve pas ici le fondement d’une différence essentielle qui permettrait de distinguer qualitativement deux individus singuliers. L’essence de Socrate   c’est l’humanité en tant qu’elle se manifeste nécessairement dans des individus, mais par accident en « Socrate » ou « Coriscos ».

L’ontologie thomiste de la substance individuelle n’apporte pas d’éléments vraiment nouveaux concernant le statut de l’être individuel. Mais elle nous montre comment le dogmatisme ontothéologique ((Un autre exemple serait à chercher dans le système de Spinoza, où la création contingente de la substance finie à partir de la Personne infinie fait place à la production nécessaire des modes à partir de la Substance infinie. Dans les deux cas nous avons affaire à un même dogmatisme antimétaphysique qui conduit à affirmer la réalité de l’effet comme tel, la nécessité ou la contingence de cette production s’avérant ici des aspects secondaires.)) peut être amené à concevoir la genèse du « fini » à partir de l’Absolu. Le thomisme s’avère à cet égard un approfondissement, mais qui va dans le même sens que l’antiplatonisme d’Aristote. Les êtres ne sont pas « coéternels » à un Dieu qui ne serait que leur cause « exemplaire » : ils sont créés, comme on sait, ex nihilo. Sans doute la « création » ex nihilo peut-elle être envisagée dans un sens métaphysique : elle signifie alors que l’être « créé » n’est essentiellement rien d’autre que « Dieu » lui-même, ainsi que Maître Eckhart   a pu l’affirmer dans le contexte de la même perspective « religieuse ». Mais elle signifie effectivement, dans le cadre de « l’orthodoxie » catholique qui est celui de saint Thomas, la production d’un être qui est posé comme relativement autonome par rapport au Principe qui l’a tiré du « Néant ». Cette création à partir du « Néant » signifie le passage d’un possible, auquel manque la perfection de l’actualité, à l’existence effective.

L’Essence finie contenue dans l’Entendement infini de Dieu s’avère pratiquement une « abstraction » : elle est un possible logique qui ne deviendra une réalité que par le décret actualisateur de la Volonté divine : l’Entendement et la Volonté de Dieu qui déterminent la Personnalisation du Dieu thomiste constituent les deux aspects « dynamique » et « statique » ((Ou en termes védantiques « rajasique » ou « tamasique ».)) de la Substance universelle. Le Néant c’est la potentialité qui exige le passage à l’acte, ce n’est pas la Possibilité ou l’Essence qui serait actuelle sur son propre plan (2). L’abstraction de « l’essence » contenue dans l’entendement de Dieu rejoint l’abstraction de l’essence aristotélicienne qui exige le complément de la « matière » pour être posée comme réelle. En d’autres termes, malgré le rapport effectif entre la Transcendance et le monde qu’instaure l’activité créatrice et conservatrice de Dieu, la créature n’est pas « intériorisable » au terme d’un mouvement de transascendance, puisque ce que contient le « monde intelligible », ce ne sont que des essences abstraites qui doivent s’incarner ou s’individualiser sur le plan de l’existence spatio-temporelle pour devenir des réalités. Est réel ce qui existe ou ce qui subsiste dans l’effort d’actualisation cosmologique d’une essence abstraite. Cette essence ne saurait donc s’avérer ici « individuelle » ni dans le sens de l’Essence atteinte au terme d’une individuation intériorisante intégrale, ni dans le sens de l’individualité singulière envisagée d’un point de vue qualitatif. Sa projection actualisante sur le plan de l’existence cosmologique confirme la convergence des deux formes d’individuation que nous avions mises en lumière chez Aristote : l’individuation positive par la forme spécifique et l’individuation négative par la matière. Aussi le créationnisme thomiste ne nous semble-t-il pas plus capable que le dogmatisme aristotélicien de justifier une différence qualitative entre les individus singuliers. L’essence « abstraite » contenue dans l’entendement divin ne saurait être l’Idée d’un Individu, mais seulement celle d’une Espèce qui doit nécessairement s’actualiser dans des individus en général. Transcendance abstraite du Principe qui apparaît donc corrélative d’une immanence incomplète : le dogmatisme créationniste s’interdit l’intégration de « l’indéfinité » inhérente au domaine de l’individuation d’extériorité ou de la « matière ». On conçoit aisément qu’une expérience spirituelle de type religieux, fondée sur de telles présuppositions dogmatiques se heurte à des difficultés considérables : le mystique qui veut « s’unir à Dieu » mais qui est dressé à croire à la réalité « substantielle » du moi et du monde sera conduit à ne surmonter qu’avec une sorte de violence massive l’ordre de l’immanence ; d’où l’angoisse kierkegaardienne ou les tribulations de la Nuit de l’Esprit que saint Jean de la Croix   assigne à l’âme en quête « d’union transformante » et non la sereine intégration intellective et contemplative de la finitude qui caractérise la « gnose » métaphysique d’un Shankara   ou d’un Plotin  .

La « créature » n’est conçue, même au terme de la « vision béatifique » qu’en tant qu’être créé irrémédiablement identifié avec sa condition, parce que Dieu lui-même n’y est conçu en définitive que comme le Principe qui a pour fonction essentielle de faire exister la créature, c’est-à-dire de la poser dans son « autonomie » existentielle et cosmologique et qui n’est en lui-même, dans son essence intime, qu’un acte d’Exister, c’est-à-dire l’extériorisation principielle du Vouloir infini, le sommet et le centre lumineux de la Matière intelligible, mais non l’Essence au delà des essences et des existences. Ce dogmatisme cosmologiste se traduit avec éclat dans la théorie de l’individuation que nous propose saint Thomas dans son bel opuscule De ente et essentia (Editions Vrin). Il y distingue 3 formes d’individuation :

1° L’individuation divine qui se fait par « pure bonté ». Dieu est ici un « individu » non tant par sa plénitude suressentielle que par l’expansion originelle de son Vouloir par laquelle il se manifeste à soi-même et dans le monde. Ce Vouloir c’est la Matière intelligible, la Toute-puissance créatrice posée comme essentielle et non comme dérivée. Extériorisation ou Transcendance principielle : Dieu ne « regarde » que le « monde » ou son « Verbe » ; il ne s’intériorise pas ici jusqu’à la Transpersonnalité infinie de l’Un ou du Soi. Il existe et subsiste dans le cercle parfait de ce dynamisme existentiel. Et le monde, il est tellement vrai qu’il l’a créé en vertu d’une sorte de nécessité relativement extérieure, et non de façon « contingente », qu’une fois posé dans l’être par le fiai créateur de la Volonté divine, il y persévère en fait indéfiniment. L’âme humaine tirée du « Néant » de son « abstraction » intelligible reste pour l’éternité posée dans son être de créature sans pouvoir retourner au « Néant » divin d’où elle a été tirée. Il est remarquable que contrairement à la « théologie » métaphysique du Védânta, le Dieu personnel du dogmatisme créationniste ne soit que celui qui crée et conserve la créature et non également, comme le Shiva hindou, celui qui la détruit, c’est-à-dire qui la « transforme », qui lui fait atteindre, au delà de toutes les déterminations limitatives, l’Essence suressentielle et infinie qui se trouve identique à la sienne.

2° L’individuation par la forme, qui caractérise les « purs esprits » créés, et qui est à l’origine des « substances simples », où chaque espèce équivaut à un individu. Existentialisation non « matérialisante de l’essence spécifique, mais à l’opposé de la transascendance intériorisante de type métaphysique.

Ces deux formes d’individuation sont certes « qualitatives », mais elles comportent un aspect de « matérialité » qui interdit d’aller jusqu’au bout de ce que nous avons appelé « l’individuation d’intériorité ».

Cette limitation est confirmée par le troisième et dernier type d’individuation dont nous parle saint Thomas, l’individuation par la « matière désignée » qui se ramène, ainsi que nous l’avions noté pour Aristote, que suit ici saint Thomas, à l’individuation positive par la forme spécifique et à l’individuation négative par la matière.

La théorie leibnizienne de la substance ((Cf. l’intéressant ouvrage de Jalabert qui porte ce titre (P.U.F.).)) pourrait sembler de prime abord nous apporter une ontologie plus « viable » de la substance individuelle.

Alors qu’Aristote et saint Thomas sont conduits à fonder la réalité de l’individu sur la réalité de l’espèce, la seule forme capable d’individuer qualitativement un être s’avérant ici la forme « spécifique », Leibniz nous apporte une ontologie qui vise explicitement à fonder la réalité substantielle de l’individu singulier comme tel. Chez Aristote et saint Thomas, la substance individuelle n’était que l’essence spécifique individualisée, c’est-à-dire l’actualisation cosmologique ou l’existentialisation de l’essence spécifique. La seule individuation positive se rapportait chez eux à la forme. Et il y avait équivalence entre la détermination ontologique et l’intelligibilité. Il n’y avait de science que du « général ». Aussi n’y trouvions-nous d’individuation positive ou qualitative que par la forme « spécifique ».

Or la philosophie leibnizienne de l’essence semble nous apporter une optique nouvelle, dans la genèse de laquelle on a pu montrer le rôle du calcul infinitésimal et selon laquelle il n’y a plus incompatibilité entre l’indéfinité des accidents singuliers et la détermination logique indispensable à la science. Il y a une essence de l’individu comme tel, de l’individu singulier qui se distingue désormais qualitativement et non plus solo numéro d’un individu de même espèce. Et l’on sait que cette ontologie nouvelle de l’essence repose, plus que sur le calcul infinitésimal, sur le principe de raison qui, nous amenant à affirmer la possibilité de réduire les propositions vraies à des propositions identiques nous conduit par là même à identifier le nihil fit sine ratione et le fameux praedicatum inest subjecto. Le sujet dernier ou fondement des prédicats ne saurait être ici une notion spécifique ou générique, qui reste trop indéterminée pour fonder la totalité des prédicats qui caractérisent un être concret. Le « sujet dernier » est rigoureusement individuel. La substance individuelle se fonde désormais sur une forme ou une essence également individuelle, qui enveloppe ou intègre l’infinité de ses accidents temporels. La notion d’Alexandre renferme toutes les particularités de ce prince ((Leibniz, Discours de métaphysique, § 8.)) y compris sa victoire sur Darius et Porus. Seule la substance individuelle s’avère un être réel et complet, car seule elle peut rendre raison de toutes les déterminations singulières qui ne sont plus livrées, comme dans l’optique péripatéticienne, à la juridiction du hasard.

Chaque individu possède sa notion, distincte de toutes les autres essences individuelles, et l’on peut donc parler ici d’une individuation positive par l’essence singulière qui remplace l’individuation positive par la forme spécifique dont nous avions signalé la place dans les deux précédentes doctrines.

Si la tentative leibnizienne nous paraît en définitive aboutir au même échec que ces dernières, c’est en raison du dogmatisme cosmologiste qu’elle partage avec elles.

Le progrès qu’elle a réalisé par rapport à « l’essentialisme » péripatéticien nous paraît rester inefficace en raison des fondements antimétaphysiques de sa « logique » ou de son ontologie de l’essence qui repose sur le dogmatisme créationniste. En effet, chez Leibniz comme chez saint Thomas, l’essence contenue dans l’entendement divin n’est qu’un pur « possible », ou plutôt « une potentialité qui a soif d’exister » ou qui « tend d’elle-même à l’existence » ((Cf. De originatione rerum radicali, Boivin, p. 85.)). L’essence est conçue en style cosmologique et non métaphysique, c’est-à-dire comme une virtualité orientée vers l’ordre de l’existence « séparée ». A cette virtualité comme à l’essence thomiste manque la perfection de l’actualité : son intériorité demeure fragmentaire et corrélative, là aussi, de l’intériorité fragmentaire d’un Dieu qui n’est que personnel dont l’office est de faire passer à l’acte la prétention de cette essence déficiente.

En fait, malgré l’exigence d’intériorisation qualitative qu’exprime la théorie de la substance individuelle, cette intégration radicale de l’indéfini, ou l’immanence ou l’appartenance de tous les prédicats à la « substance individuelle » s’avère effectivement impossible en raison du caractère logique, c’est-à-dire abstrait, et non métaphysique, ou intégral, de l’essence sur laquelle se fonde cette « substance ». La Transcendance abstraite de Dieu conçu selon le dogmatisme créationniste est corrélative de l’intériorité abstraite de l’essence, et partant de l’immanence abstraite, c’est-à-dire purement générale et théorique et non effective de la pure singularité existentielle qui caractérise le plan de l’individuation séparative. L’essence de César telle qu’elle est posée dans l’Entendement du Dieu leibnizien ne saurait en définitive être posée comme distincte de l’essence d’Alexandre. L’absence d’une Transcendance intégrale conduit à l’absence d’une immanence radicale. L’intériorisation de l’essence n’est pas assez radicale pour que l’essence de l’individu singulier soit distincte de l’essence spécifique. L’individuation par la forme singulière se ramène en fait à l’individuation par la forme spécifique. Ce Dieu ne pouvait donc « prévoir » que César franchirait le Rubicon.

Chez Leibniz, comme chez Aristote et saint Thomas, la révolte antimétaphysique n’a pas permis de dégager les implications les plus importantes de l’individuation qualitative. Leur dogmatisme ontothéologique qui n’a pu justifier en fait que l’individuation d’extériorité ou le principe « d’individuation par la matière » les a condamnés à rester en pénitence aux portes du mystère de l’individualité.

II. — Le dogmatisme temporaliste et l’expérience de l’individualité. Les structures temporelles de la conscience

A) Description générale des structures temporelles

Ce qui nous permet avant tout de distinguer le dogmatisme ontothéologique et le dogmatisme temporaliste ((Dans une première rédaction de ce travail, nous avons employé l’adjectif phénoménologique auquel nous avons préféré par la suite le terme temporaliste, afin d’éviter l’ambiguïté inhérente au premier terme.)), c’est leur attitude respective à l’égard du Temps. L’ontothéologie substantialiste demeure tributaire de cette Transcendance qu’elle n’a reniée qu’à demi : aussi le temps y reste-t-il toujours plus ou moins semblable à « l’image mobile de l’éternité immobile » dont parlait Platon. Les inévitables concessions au « cosmologisme » résultant du renversement des relations métaphysiques entre l’Essence et la Substance semblent se concentrer dans le passage de l’Idée divine à la substance créée, c’est-à-dire du métaphysique au cosmologique : la substance créée comporte un « plus » par rapport à l’essence qui est comprise dans l’Entendement divin, mais si la substance est inconcevable, chez un Leibniz, sans son extériorisation sur le plan des phénomènes qui se déroulent dans le temps, par contre le temps n’a ici pour rôle que d’actualiser des virtualités qui étaient éternellement comprises dans l’essence elle-même. Cette actualisation n’aboutit pas à un enrichissement des déterminations qualitatives de la substance mais à un enrichissement existentiel qui équivaut à un accroissement de type « quantitatif », pour reprendre le langage leibnizien.

Par contre, dans la perspective temporaliste qui a coupé toutes les relations avec la Transcendance, la temporalité acquiert une autonomie qui va lui donner relief et réalité. Le devenir apparaîtra désormais pour les êtres, du moins au niveau de certaines structures temporelles, comme un principe d’enrichissement qualitatif. Le temps circulaire, comme on pouvait s’y attendre après le renversement des relations métaphysiques ou normales entre l’Essence et la Substance, a tendance à faire place au temps linéaire, facteur de progrès indéfini. Nous verrons d’ailleurs que, si le Temps auquel on refuse la participation à l’Éternité n’apparaît pas nécessairement, au niveau de chacune des structures fondamentales que nous aurons à distinguer, comme création enrichissante et continuelle d’une prévisible ou imprévisible nouveauté, il semble toujours mordre et avoir prise sur la réalité intime et profonde des êtres.

Il est remarquable que les philosophes qui, de Kant   à Heidegger   nous ont parlé de notre « être-pour-le-temps », ont identifié de façon arbitraire l’aspect du temps qu’ils ont mis en lumière avec l’essence même du temps.

Du point de vue de la perspective métaphysique que nous avons adoptée pour décrire cette expérience immanente, il nous semble qu’on peut distinguer dans la réalité du temps divers étages qui correspondent d’ailleurs aux divers aspects injustement et inconsciemment systématisés par des philosophes tels que Kant, Hegel, Bergson   ou Sartre. Nous verrons qu’on peut établir entre ces structures une certaine hiérarchie qui n’implique aucune exclusion et qui se fonde sur leur degré respectif de proximité par rapport au pôle essentiel et métaphysique ou d’éloignement par rapport au pôle substantiel et cosmologique du Manifesté.

Signalons d’abord un premier plan de clivage selon lequel les structures de type panthéistique s’opposent à la structure que nous appellerons négative à cause de la place qu’elle accorde au « Néant ».

Les structures panthéistiques ne parviennent qu’à justifier une temporalité cosmologique à l’exclusion d’un devenir concernant les êtres individuels. Dans chacune des structures panthéistiques où nous distinguerons la temporalité logique ou objectivante et la temporalité esthétique, nous verrons qu’il est impossible d’accéder à une expérience véritable de l’être individuel : elles aboutissent l’une et l’autre à la détermination de totalités cosmologiques dans lesquelles se trouvent intégrés les êtres individuels (totalités en mouvement, créations continuelles d’une nouveauté prévisible (sphère logique) ou imprévisible (sphère esthétique), telles que l’espèce, l’humanité, la Vie, etc.).

Par contre, au niveau de la structure négative, nous verrons s’opérer un véritable retournement par rapport aux structures précédentes. L’intégration panthéistique s’y avère impossible : la subjectivité qu’on y atteint se pose comme effectivement irréductible à des totalités cosmologiques, et il semble possible d’y justifier la réalité d’un devenir proprement individuel des êtres. La subjectivité y réalise l’expérience d’une sorte d’isolement radical par rapport à un monde qui a perdu son sens et sa densité existentielle. Mais nous aurons à remarquer que cette expérience échoue dans la mesure où l’irréductible singularité de l’être individuel tient au fait que la subjectivité s’identifie à un néant, à un vide, qui traduisent une nostalgie ou un refus du monde, bien plus qu’un authentique détachement. Et nous verrons que l’idée d’un devenir individuel à qui l’on refuse toute participation de type vertical (métaphysique) ou horizontal (cosmologisme ontologique ou temporaliste) est une pure impossibilité philosophique.

D’où ce dilemme qui s’imposera à notre réflexion : au niveau d’une expérience « immanente » :

— ou bien l’être individuel possède une structure véritable mais à la condition de se nier comme individualité singulière, et de trouver son essence dans une totalité cosmologique dans laquelle il s’intègre et avec laquelle il s’identifie ;

— ou bien l’être individuel se trouve posé comme individualité irréductible, mais en perdant toute réalité effective et toute structure, c’est-à-dire en s’identifiant avec le néant.

Il y a donc discontinuité entre les perspectives panthéistiques et la structure négative, qui répondent l’une et l’autre à deux exigences apparemment contradictoires, du moins sur le plan de l’immanence temporaliste : l’exigence de plénitude ontologique qui se trouve satisfaite au niveau des structures panthéistiques et l’exigence d’intimité subjective qui semble trouver un écho dans la structure de la temporalité négative.

Si nous considérons l’ensemble des structures panthéistiques, nous y découvrons de même une solution de continuité entre la temporalité esthétique et la temporalité objectivante.

Au niveau de la structure objectivante nous voyons dominer ce qu’on pourrait nommer une volonté de puissance et de possession à l’égard du réel.

La temporalité objectivante est structurée par une essence (cosmologique, et non métaphysique) qui ne se conçoit qu’engagée dans une existence temporelle. Le devenir y est posé à la fois comme enrichissant et prévisible parce que conforme à une dialectique rationnelle qu’illustre assez bien le système hégélien. Les êtres individuels se trouvent ici intégrés, selon que leur degré d’existence les fait ou non participer au temps, à des totalités cosmologiques, immobiles (espèces chimiques) ou en mouvement (Vie, Humanité), mais le mouvement lui-même a reçu le baptême de la raison.

L’intentionnalité qui détermine ici la connaissance du réel tend à poser, selon la formule de Hegel, comme irréel tout ce qui n’est pas rationnel, en enfermant la totalité de l’être dans une systématisation conceptuelle qui expulse délibérément l’individuel, le mystère, l’imprévisible, etc.

Dans la temporalité esthétique par contre, la volonté de puissance fait place à une attitude d’accueil, où le concept est rejeté au profit d’une intuition qui prétend nous faire pénétrer dans l’intimité existentielle des êtres et des choses. La saisie du réel se veut immédiate, la subjectivité prétend s’ouvrir à l’individualité mystérieuse des choses, en deçà de toutes les relations conceptuelles artificiellement tissées par l’intelligence. Discontinuité et immédiateté de la sensation pure, intuition ineffable, étonnement perpétuel, contingence radicale, voilà quelques-uns des aspects de cette vision du monde qui s’incarne notamment dans le temporalisme bergsonien.

Le refus des essences et du concept se traduit sur le plan du devenir par une temporalité linéaire qui a chassé les derniers vestiges d’une temporalité circulaire qui pouvaient encore subsister au niveau de la structure objectivante.

Nous verrons toutefois cette structure, qui cherche aussi délibérément à cerner l’individuel que la structure logique tendait à le dépasser, manquer finalement son but : la durée individuelle se confond avec le devenir universel (Élan vital bergsonien) et les êtres individuels se trouvent intégrés à une totalité cosmologique de type « vital » ou « existentiel ». La temporalité esthétique se révélera une structure panthéistique au même titre que la temporalité logique.

B) Problèmes posés par les structures temporelles

Après cette esquisse des caractères essentiels des structures temporelles, nous voudrions évoquer divers problèmes soulevés par notre description.

1) La dialectique des structures temporelles

Une question préalable qui s’offre nécessairement à la réflexion est celle de la hiérarchie des structures ou du moins de l’ordre que nous avons choisi pour les décrire ; nous signalions plus haut que cette hiérarchie pourrait se fonder sur la proximité respective de ces structures par rapport au pôle « essentiel » ou « métaphysique » de la manifestation. A cet égard, il est évident que la sphère logique occupe le premier rang et la structure négative le dernier, la structure esthétique se situant dans l’intervalle.

Par ailleurs nous rappellerons que l’ordre suivi par notre description des structures est également celui de leur succession historique, tout se passant comme si l’histoire de la philosophie impliquait, du moins dans ses grandes lignes, une « désessentialisation » progressive de l’être, une affirmation de plus en plus accentuée du « cosmologique pur » au détriment du « métaphysique » ; les systèmes axés sur la « sphère négative » révèlent, selon nous, les possibilités ultimes de ce qu’on pourrait appeler le cycle actuel de l’histoire des idées philosophiques.

Nous avons envisagé dans un précédent ouvrage les divers moments de cette dialectique historique ((Cf. La perspective métaphysique, op. cit., IIIe Partie, chap. II. Esquisse d’une philosophie de l’histoire de la métaphysique systématique.)). C’est la dialectique individuelle qui retiendra ici notre attention.

La structure logique apparaît comme la sphère la plus « solide » et la plus habituelle de la subjectivité et correspond dans une certaine mesure à ce que l’existentialisme a nommé la « banalité quotidienne » : telle est la deuxième raison qui justifie sa place au début de notre description. Les temporalités « esthétique » et « négative » sont des structures beaucoup plus fugitives et difficiles à cerner, ainsi que l’attestent les exhortations de Bergson à remonter la pente de nos habitudes intellectuelles et celles de Sartre nous demandant de nous arracher à la « mauvaise foi ».

Tout se passe comme si la subjectivité, après avoir coupé toutes relations de participation avec la Transcendance, avait tendance à se replonger sans cesse dans l’univers « désindividualisé » de la structure logique, à fuir l’expérience aiguë de l’individualité qui s’offre à elle dans la sphère négative : telle est la dialectique bien mise en lumière par Pascal   et les existentialistes (divertissement, mauvaise foi, etc.). Mais nous verrons que la sphère négative, sur le plan individuel comme sur le plan historique est la vérité (au sens hégélien) des structures panthéistiques c’est-à-dire la conséquence nécessaire de la « désessentialisation » impliquée par la vision « ordinaire », « habituelle » de la sphère logique. Sans doute l’un des mérites de l’existentialisme, sur le plan historique, est-il de dévoiler, avec une extrême lucidité les ultimes conséquences du refus implicite de la transcendance qui caractérisait V « essentialisme » antimétaphysique (Leibniz, Kant, Hegel).

1) La dialectique historique. — Sur le plan d’une « dialectique historique » c’est-à-dire des systèmes philosophiques, il est facile de montrer un processus irréversible allant de la sphère logique à la structure négative. La sphère esthétique joue ici un rôle intermédiaire mais sans établir pour autant une continuité logique et rigoureuse, à la manière de la dialectique hégélienne, entre la structure logique et la sphère négative. (La discontinuité des structures nous apparaîtra en effet comme une donnée irréductible aussi bien sur le plan historique que sur le plan subjectif.) Il est bien évident toutefois qu’il ne s’agit ici que d’un schéma très général, déterminant les possibilités caractéristiques d’un moment du processus évolutif, ce qui n’empêche pas la survivance des autres possibilités à côté des premières. D’autre part, c’est à la structure négative que s’arrêtera notre examen de la dialectique « historique » des structures temporelles, le renversement total conduisant au dévoilement des structures métaphysiques ne pouvant être qu’un objet de conjectures incontrôlables. Le problème se trouvera pourtant implicitement posé : les philosophies du « néant » qui semblent l’un des apports les plus caractéristiques de la pensée contemporaine, du moins en tant que celle-ci s’interroge sur l’essence et le destin de l’homme, ne sont-elles pas les signes d’une époque qui semble paradoxalement capable de renouer avec la pensée métaphysique conçue non comme une timide philosophie des valeurs ou une laborieuse théorie de la connaissance, mais comme une ouverture authentique et intégrale à l’Universel ?

2) La dialectique individuelle. — Sur le plan de la dialectique individuelle, le processus des structures temporelles n’est certes pas irréversible, et ce n’est donc qu’ici que l’emploi du terme de « dialectique » se trouve pleinement justifié. Bien que la sphère négative se trouve « logiquement » au terme du processus dialectique — puisque après la mise en lumière de cette structure temporelle la conscience ne saurait « logiquement » revenir en arrière, mais ne peut alors que s’avancer dans des voies nouvelles qui l’orienteront précisément vers la découverte des structures métaphysiques — en fait ce dévoilement de la structure négative n’est généralement que partiel et fragmentaire, ce qui explique la réversibilité du passage des structures panthéistiques à la sphère négative.

On peut envisager deux aspects essentiels dans la dialectique individuelle des structures temporelles, d’une part une dialectique inhérente aux structures panthéistiques, d’autre part une dialectique opposant les structures panthéistiques à la structure négative.

a) Dialectique inhérente aux structures panthéistiques. — Nous savons déjà que chaque structure apparaît comme un point de vue limité sur l’être, complet à sa manière, mais excluant par essence les points de vue impliqués dans chacune des autres structures. C’est cette exclusion réciproque qui explique et justifie en général le passage d’une structure à l’autre, la conscience individuelle ou historique ayant tendance à passer, après les excès propres à l’exclusivisme d’un point de vue déterminé à l’affirmation d’un « système » opposé.

La structure logique et la sphère négative sont liées à deux visions du monde qui s’excluent en fait, mais qui reposent pourtant sur deux exigences complémentaires et d’ailleurs conciliables sur un plan plus universel tout en demeurant contradictoires sur le plan de l’immanence temporaliste. Tandis que la sphère logique ou objectivante correspond à une exigence d’unité, d’intelligibilité, de clarté, la structure esthétique implique une exigence d’intimité, de profondeur qui comporte un certain sens du mystère et de l’irréductible singularité des êtres et des choses. Ces deux tendances demeurent inconciliables sur le plan de l’immanence temporaliste : on ne saurait imaginer leur synthèse mais seulement leur juxtaposition et leur coexistence.

La sphère objectivante nous installe dans l’univers transparent de l’habitude, de la science triomphante (plutôt que militante il est vrai), de la technologie industrielle et politique, où les réalités sont maniables et transparentes, mais où les êtres singuliers s’avèrent interchangeables et leurs tendances secrètes escamotées au profit d’une universalité tout extérieure.

La sphère esthétique, à l’opposé, nous offre la vision rafraîchissante de la singularité et de la beauté des choses qui s’épanouit dans l’attitude contemplative ou créatrice de l’artiste. Elle nous dévoile un aspect du réel totalement refoulé sinon détruit par l’habitude, la science et la technique. Nous aurons à nous demander si la vie de l’homme moderne ne nous offre pas un exemple très valable de la dialectique de ces deux structures. L’homme moderne en effet, pour échapper à l’univers monotone et désindividualisé de la science aussi bien que de sa vie ordinaire, va chercher un refuge et même une évasion dans l’art ou dans la nature non domestiquée (de l’usine quotidienne au cinéma hebdomadaire, de l’atelier à l’excursion dominicale, de la philosophie des sciences au surréalisme, etc.). Aucune de ces deux sphères ne lui suffit à elle seule : chacune appelle l’autre comme son complément, mais comme un complément contradictoire, parce qu’incapable de s’harmoniser avec la sphère opposée. En toute rigueur, le monde de la science et de la technique n’est pas beau, le monde de l’art n’est pas vrai : il y a un divorce des valeurs qui se manifeste le plus visiblement dans les produits de la technique : l’objet utile tend à exclure la beauté, l’art tend vers la pure gratuité d’une activité de luxe. D’ailleurs le monde de l’art est implicitement posé comme irréel, imaginaire, à côté du sérieux et de la pesanteur du monde « ordinaire ».

Ces deux univers semblent imperméables l’un à l’autre, et l’on passe de l’un à l’autre non par osmose, mais par un processus de rupture, par un véritable renversement : il y a discontinuité profonde, quoique passage possible et même nécessaire entre ces deux sphères. Les intentionnalités qui président à leur dévoilement respectif du réel ne se recoupent pas. La subjectivité qui demeure au niveau de l’immanence temporaliste se trouve ici comme écartelée et déchirée, même si elle n’est pas consciente de cette contradiction et de ce déchirement.

b) Passage des structures panthéistiques à la structure négative. — Mais il est une dialectique qui nous retiendra davantage en raison du rôle capital qu’elle va jouer dans la détermination d’une expérience valable de l’être individuel : c’est celle qui conduit des structures panthéistiques à la structure négative et vice versa.

Le passage à la structure négative marque à la fois l’échec et la limite de la vision du monde inhérente aux structures panthéistiques, ou plus précisément nous verrons qu’il résulte de la conscience de l’échec de l’intégration panthéistique. La structure temporelle de la sphère négative se révélera comme la vérité des autres structures et ceci de deux manières : d’abord comme le terme ultime d’un processus évolutif, individuel ou historique ; ensuite comme la structure fondamentale par référence à laquelle les structures panthéistiques prendront leur signification, du moins dans le cadre de l’immanence temporaliste. Nous avons esquissé plus haut la première perspective ; examinons rapidement la seconde. Si la sphère négative se trouve être la « vérité » des autres structures, elle prend par là même une valeur provisoire de pôle et de fondement par rapport à ces dernières ; elle apparaît comme une structure plus intime et plus profonde dont la négativité menace sourdement l’équilibre fragile des totalités panthéistiques. C’est dans ces dernières structures que la conscience cherche normalement à s’établir ou à se réfugier en raison de la double forme de plénitude qu’elle comporte : on peut affirmer qu’elle refuse l’expérience du réel qui s’offre à elle au niveau de la sphère négative. En effet, la subjectivité humaine tend naturellement à se détourner de la vision d’un monde désintégré par le néant, découronné de son sens et réduit à l’absurde. C’est cette attitude que nous nommerons « divertissement » avec Pascal.

De même qu’il y avait une dialectique intra-panthéistique consistant dans le passage réciproque de la structure objectivante à la structure esthétique, il y aura une dialectique du divertissement entre les sphères panthéistiques et la structure négative.

Du point de vue de « l’instant négatif », l’identification de la subjectivité avec l’une ou l’autre des sphères panthéistiques apparaîtra comme divertissement au sens fort et étymologique d’ « acte de se détourner de ».

Nous verrons que la « sphère négative », en fait, n’est jamais qu’entrevue : l’échec fondamental de nos projets et l’effondrement des valeurs qui se profilent comme des ombres menaçantes derrière chacun des échecs particuliers de nos démarches empiriques est toujours vaincu, refoulé, oublié. La structure négative — différant en ceci des structures panthéistiques — est semblable au « soleil et à la mort » qui selon La Rochefoucauld, « ne se peuvent regarder en face » et apparaît comme un terme idéal ou comme un pôle de signification, mais qui n’est jamais atteint en lui-même et dans la totalité de ses implications. Elle est « dialectique », en ce sens qu’elle renvoie nécessairement à d’autres structures qui refoulent ou subliment son inquiétante négativité, qu’il s’agisse des structures panthéistiques dont elle constitue la vérité et l’essence profonde, quoique jamais pleinement manifestée, ou des structures métaphysiques, à l’égard desquelles elle apparaîtra comme un moyen d’approche privilégié pour la conscience qui a perdu toute relation effective avec la Transcendance. Ce caractère « dialectique » nous semble avoir été quelque peu oublié ou escamoté par l’existentialisme dit « athée » qui, s’il a eu le mérite d’attirer l’attention sur cette structure, a tenté dans un projet héroïque et absurde d’en faire une vision du monde viable et se suffisant à elle-même. Or, nous remarquions qu’un échec de l’attitude « temporaliste » à l’égard du monde renvoyait à la structure négative comme à la vérité de cet échec, mais sitôt entrevue, la structure négative à son tour renvoie à l’illusoire sécurité et à la plénitude précaire des sphères panthéistiques.

On peut esquisser deux moments caractéristiques de ce « divertissement » correspondant à chacune des structures panthéistiques :

— d’une part le divertissement de l’habitude, de la « banalité » quotidienne, qui correspond à la sphère logique et qui consiste pour la conscience temporaliste à fuir la révélation de la contingence de ses projets et de son irrémédiable solitude en se plongeant dans la sphère des valeurs anonymes des conduites automatisées et désindividualisées (primat de la fonction sur l’être).

— d’autre part le divertissement esthétique qui caractérise le

type spirituel de l’esthète, et non plus celui du « bourgeois » (comme c’était le cas dans le moment précédent) et qui correspond à la structure esthétique. La conscience pour fuir l’expérience aiguë de sa solitude se plonge dans les valeurs de l’immédiat et part en quête de sensations inédites.

2) De la subjectivité temporaliste en général

Il est clair qu’une interprétation polyvalente de la subjectivité doit accompagner l’analyse des diverses modalités de temporalisation caractérisant chacune des « structures temporelles ». A chacune de ces modalités correspond un aspect différent de la subjectivité.

Dans son sens le plus général, la subjectivité temporaliste équivaut — du moins dans le cadre de l’expérience temporaliste que nous cherchons à décrire — à la conscience immanente intentionnellement dirigée vers une réalité qui n’a pas nécessairement le statut de l’objectivité.

La conscience que nous appellerons ici « subjectivité temporaliste » apparaît à la fois comme intentionnellement dirigée vers le réel qu’elle dévoile et comme un processus de temporalisation qui caractérise sa propre réalité subjective. La relation caractérisant la subjectivité temporaliste en général déborde donc la relation sujet-objet que nous ne retrouverons qu’à titre de cas particulier au cours de notre analyse des structures temporelles.

De plus, la subjectivité est intentionnellement axée, dans chacune de ces sphères, sur un aspect du monde chaque fois différent qui n’est pas seulement visé comme signification mais comme réalité effective et densité existentielle.

Avant d’aborder l’analyse de la structure temporelle objectivante, nous préciserons l’emploi que nous comptons faire de la notion de transcendance couramment employée par les phénoménologues contemporains.

La « transcendance » de la subjectivité temporaliste par rapport au monde qu’elle vise et dans lequel elle s’enracine (de façon différente selon chacune des structures temporelles) désignera tout d’abord — dans le cadre très général de la « Transdescendance » impliquée dans une optique non métaphysique — le dépassement de toute réalité empirique qui caractérise la subjectivité temporaliste en général. Bien qu’en fait la subjectivité mise en lumière au niveau des diverses structures temporelles ne soit pas intemporelle à la manière du « Je pense » kantien mais toujours engagée en quelque manière dans le temps, nous parlerons néanmoins de la subjectivité transcendantale pour désigner la conscience dans son rapport avec le monde réel et existant au niveau des diverses structures temporelles.

Cette « transcendance » implique bien la notion d’un degré ou d’une dignité ontologique supérieurs à ceux du réel qui se trouve ainsi « dépassé » ou « transcendé », mais ce « dépassement » n’implique en aucune manière que la subjectivité contienne « éminemment » ce réel qui n’en serait — en termes platoniciens — qu’une participation dégradée. Cette transcendance désigne purement et simplement le clivage ontologique et la polarisation sans lesquels la notion même de monde ou de réalité serait dépourvue de toute signification, la subjectivité étant ce sans quoi on ne saurait penser ou poser quelque chose comme un monde ou une réalité en général.

De plus, dans le cadre « temporaliste » tel que nous l’avons délimité, cette première forme de transcendance est intimement liée à une deuxième forme, qu’il nous faut préciser. La subjectivité temporaliste qui se distingue par le refus explicite de toute participation à la Transcendance comprise dans la rigueur de sa signification traditionnelle, non seulement n’est pas bloquée en elle-même, dans l’autarcie d’un splendide isolement, mais elle se dépasse nécessairement vers un réel qui est autre qu’elle et dont elle a besoin pour acquérir consistance et réalité. Si la « subjectivité » se dépasse ici ou se transcende, c’est vers « en bas » et les diverses structures temporelles apparaîtront à cet égard comme autant de modalités de la Transdescendance en général.

Si la subjectivité temporaliste doit transcender le monde réel pour lui reconnaître sinon pour lui donner nécessairement un sens, cette transcendance est donc corrélative d’un dépassement inverse de la subjectivité vers le réel : la subjectivité doit se transcender vers la réalité du monde existant. On ne peut la concevoir que comme se dépassant vers ce réel et ce dépassement est constitutif de son essence. En tant que subjectivité immanente qui a coupé toutes relations de participation effective avec le Principe métaphysique ou transcendant, la conscience ne saurait avoir de réalité indépendamment de cette relation de transdescendance qui seule lui permet d’échapper au vide et à l’abstraction de l’intériorité pure.

La subjectivité qui transcende la réalité empirique du monde existant transcende de la même manière le moi empirique, mais on ne saurait la concevoir indépendamment de ce dernier. La subjectivité n’est donc pas pensable comme séparée de son corps, grâce auquel elle a prise sur le monde qu’elle « transcende » et vers lequel elle se transcende. La subjectivité temporaliste peut donc être dite transcendantale en ce sens qu’elle ne se réduit pas au moi empirique. Mais si cette subjectivité transcendantale qui, dans chacune des structures temporelles, constitue d’une façon particulière la modalité de succession des états de conscience affectant le moi empirique, apparaît comme le fondement de ce dernier, elle se fonde à son tour sur le moi empirique en ce sens que la temporalisation et la compréhension temporalisante de la réalité du monde qui sont l’essence de la subjectivité temporaliste appellent comme un complément nécessaire un contenu empirique sans lequel son activité fondamentale serait dépourvue de contenu et de signification.

Ce sont d’ailleurs les étapes et les degrés de cette « Transdescendance » qui traduisent la proximité de plus en plus accusée du pôle substantiel de la manifestation dont le rôle est ici fondamental, parallèlement à l’éloignement du pôle essentiel dont le primat caractérise la perspective métaphysique.


Ver online : Georges Vallin