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Raimundo Panikkar : L’HISTOIRE
terça-feira 3 de abril de 2018, por
La notion même d’histoire soulève des problèmes préliminaires de terminologie. S’agit-il du concept d’histoire ou bien de la façon de vivre l’histoire, ou encore de la dimension historique de l’homme ?
Faut-il partir d’une conception occidentale de l’histoire afin d’en chercher les correspondances dans les autres cultures ? Il ne saurait être question, bien entendu, d’exprimer les catégories indiennes en termes occidentaux ou vice versa ; il s’agit plutôt de découvrir les intuitions indiennes et de les situer dans leur univers de pensée, où elles occupent, peut-être, une place homologue à la place qu’occupe l’histoire dans la pensée occidentale.
Encore une autre remarque historique : il semble que la conception de l’histoire et de l’historicité (nous ne parlons pas de l’histoire vécue) surgisse précisément au moment d’une rupture, d’une crise profonde de la tradition. C’est quand la tradition est mise en question que l’on se rend le mieux compte du caractère historique de l’existence : il faut un certain recul pour réfléchir. L’Occident passe par une crise vis-à-vis de sa propre tradition et il a une conscience aiguë de son historicité. L’Inde, par contre, vit encore, malgré ses crises multiples, dans la tradition, sans avoir le recul de l’auto-réflexion et sans même être pleinement consciente de « vivre l’histoire ». Certes, il y a des niveaux historiques très différents à l’intérieur de la culture indienne actuelle, mais l’histoire en Inde est davantage la tradition vécue que toute réflexion ultérieure que l’on porterait sur cette culture.
Quant à la tradition elle-même, on pourrait dire que le concept qui a joué et qui joue encore un rôle homologue à ce que la philosophie occidentale appelle l’historicité de l’homme, est lé concept de karman.
1. Karman et la dimension historique de l’homme.
Nous avons vu, en traitant du temps, que l’acte est intimement lié au temps. Soit dans l’univers des Veda, soit dans l’analyse des faits de l’expérience, c’est souvent l’acte, l’action humaine ou divine, qui détermine le temps. A part certaines doctrines du temps absolu, la loi qui régit l’ensemble temps et histoire est la loi de karman.
Karman est d’abord l’acte, puis le résidu de l’acte qui produit des résultats bons ou mauvais (los) et qui survit à la personne, et finalement, la loi qui régit la rétribution des actes et le réseau des correspondances entre les karmas des étants. Cette « causalité universelle », comme on a souvent appelé la loi du karman, explique pratiquement toutes les relations dans l’univers, et va bien au-delà d’une conception individuelle de la transmigration. Karman réunit les éléments personnels (la répercussion de chaque action jusqu’aux confins du cosmos) et impersonnels ( l’élément commun de créaturabilité de tous les êtres), de sorte qu’on peut parler d’un karman inépuisable, c’est-à-dire sans fin, en tant qu’ensemble des résidus des actes humains. L’être qui atteint moksha peut être délivré de son karman, mais le karman en tant que tel n’est pas terminé.
Ici se pose la question du sujet du karman. Si l’Occident moderne a tendance à considérer l’individu (ou des individus particuliers) comme sujets de l’histoire, l’Inde tend à nier que l’ego illusoire puisse constituer le sujet du karman. La parole de Sankara est devenue classique :
« Il n’y a pas d’autre (sujet) transmigrant que le Seigneur. »
Le karman, en tant que loi universelle, ne reflète pas une historicité extérieure, une explication des événements (bien que celle-ci puisse en être dérivée), mais plutôt l’historicité intérieure, subtile et donc invisible. La réflexion sur le karman est plutôt une réflexion sur les causes des événements.
De plus la notion même d’événement doit être comprise non comme quelque chose qui se passe au-dehors, voire comme un changement extérieur dans une constellation spatio-temporelle, c’est-à-dire comme un changement dans la position des étants, mais comme une modification karmatique, c’est-à-dire comme une modification dans le karma d’un être. Il s’agit plutôt d’incidences anthropologiques que d’accidents sociologiques, plutôt de réalisations que d’occurrences.
La question de la liberté de l’homme vis-à-vis de son propre karman ou du karman universel a aussi préoccupé les esprits indiens. Les écoles philosophiques et religieuses ont proposé des voies différentes pour se libérer d’une détermination apparente et faire place à l’acte humain libre (purushakara), à l’effort dont l’homme est capable pour rompre la chaîne même de la causalité des actions et réactions. Certaines conceptions plus déterministes se rapprochent beaucoup des versions de kala comme destin, et c’est pour s’en libérer qu’on a développé d’un côté le purushakara (qui est, par exemple, la base du Yoga : l’effort propre de l’homme pour transcender son karman) et de l’autre les doctrines de la grâce divine.
Cela dit, il n’existe pas d’école ou de religion en Inde et peut-être même dans toute l’Asie, qui nierait la loi du karman, bien qu’elle soit interprétée de différentes manières.
La relation entre karman et temps, homologue à celle qui existe entre l’historicité et le temps dans la pensée occidentale, est double. D’une part la raison d’être du temps est justement l’existence du karman. Tant qu’il y a du karman dans le monde, le temps sera nécessaire. Le karman est pour ainsi dire la qualité intérieure du temps, cela même qui donne substance et densité au temps. D’autre part, sans le temps, le karman ne pourrait pas se réaliser, il devrait rester à l’état latent, et sans la collaboration du temps, pour ainsi dire, les êtres ne pourraient atteindre ni leur but, en accomplissant leur devoir en ce monde, ni la délivrance qui présuppose la consommation de tous les karmas. L’exemple du « délivré vivant » (jivanmukta) démontre cette relation : pour celui qui a « brûlé » tous ses karmas, le temps a en quelque sorte cessé, il vit en dehors du temps, et l’on dit que son corps continue à exister seulement jusqu’à la consomption de tous les résidus subtils du karman, dont son corps n’est que la condensation.
Le karman est donc moins apparenté à l’histoire en tant qu’historiographie qu’au caractère historique intrinsèque des êtres, ce caractère qui fait que leur passé détermine le présent et le futur, qu’aucune de leurs actions n’est perdue et sans répercussions. La structure de la réalité est basée sur cette historicité qui permet les interactions mutuelles dans le monde, dans un schéma de solidarité universelle.
2. Mythe et histoire: itihasa et purana.
La vision qu’un peuple a de l’histoire indique la façon dont il comprend son propre passé et l’assimile dans le présent. Mais c’est moins l’interprétation écrite que la façon de vivre et de revivre le passé qui témoigne de l’attitude du peuple vis-à-vis de l’histoire. Or, l’Inde a vécu son passé beaucoup plus par ses mythes que par l’interprétation de son histoire en tant que souvenir des événements passés. Non que cette dernière soit absente — en certaines régions on a même une conscience aiguë de l’histoire dans ce sens-là — mais l’on manque de critères de différenciation entre mythe et histoire, fait déconcertant pour l’esprit occidental qui ne voit pas que son mythe à lui est précisément l’histoire. G. Dumézil remarque à propos de la grande épopée, le Mahâbhârata, qu’il
« n’est pas selon nos conceptions de l’histoire, mais remplace l’histoire et rend les mêmes services aux dynasties en quête de grands ancêtres comme à la foule des auditeurs friands d’un glorieux passé. »
Il s’agit donc du mythe comme homologue de l’histoire.
Les expressions consacrées pour « histoire mythique » ou « mythe historique » — les deux étant inséparables — sont d’une part : itihasa « il en fut ainsi », qui désigne la littérature épique, et de l’autre : purana « récit ancien » désignant la littérature plus proprement mythique où s’entremêlent évidemment des éléments historiques.
La relation entre mythe et histoire ne doit pas être conçue comme une relation entre légende et vérité, mais comme deux façons de voir le même horizon de réalité qui est interprété comme mythe par celui qui est à l’extérieur et comme histoire par celui qui est dedans. Ce qui, en Occident, remplit la fonction de l’histoire est ce qu’en Inde l’Occidental appellera le mythe. En d’autres termes, ce que l’Occidental appelle chez lui l’histoire est vécu par les Indiens comme mythe. Mais aussi, vice versa, ce qui, en Inde, a le degré de réalité de l’histoire est ce qu’en Occident l’Indien appellerait le mythe. En d’autres termes, ce qu’il appellerait chez lui l’histoire est vécu par les Occidentaux comme mythe. Du point de vue occidental, ce n’est pas l’histoire qui a un poids dans l’esprit des Indiens, mais est précisément mythe tout ce qui a une importance dans la conscience historique du peuple.
Les personnages et les événements qui marquent profondément et qui inspirent la vie des Indiens (en termes occidentaux : qui ont un poids historique) forment nécessairement des mythes, car tout événement qui a une « consistance » disons existentielle entre dans le mythe. Le degré de réalité du « mythe » est plus grand que celui de l’ « histoire ». On pourrait illustrer cette affirmation en se référant à la réaction populaire au moment de la naissance du Bangla Desh.
Le processus de création des mythes n’est pas terminé et M. Eliade a suffisamment montré que l’ « homme archaïque » s’intéresse davantage aux archétypes qu’à l’unicité de la situation historique.
Si l’on est prêt à accepter que cette « conscience mythique » correspond à la « conscience historique » occidentale, du moins dans sa fonction de préservation et d’intégration du passé, il faut dire que l’Inde n’a guère réfléchi sur « l’histoire », mais qu’elle l’a assimilée d’une façon organique dans le « mythe ». Cette assimilation peut être comparée aux arbres sacrés comme le Pippal dont les racines aériennes retombent sur le sol, s’enracinent de nouveau et parfois survivent quand le tronc a déjà disparu.
3. Réintégration de l’histoire.
Presque toutes les traditions indiennes ont considéré le sens ultime de la vie comme atemporel et dans un certain sens a-historique. Elles ont davantage mis l’accent sur le détachement et l’abandon des valeurs historiques que sur un engagement temporel, la vraie histoire étant toujours au-delà du temporel. Pourtant cet engagement n’a pas manqué, et sa justification se trouve précisément dans une conception religieuse du devoir séculier. L’enseignement de la Bhagavad Gita a été et demeure le modèle par excellence de cette attitude.
On a remarqué que ce n’est pas par hasard que la Gita a été redécouverte à notre époque et a servi de base spirituelle à bien des mouvements politiques. C’est qu’elle enseigne la voie de l’action (karma-marga) comme équivalant aux voies consacrées de la connaissance (jhanamarga) et de la dévotion amoureuse (bhaktimarga). Le conseil que Krishna donne à Arjuna sur le champ de bataille (kurukshetra) est justement de ne pas abandonner son devoir (svadharma), mais de remplir son rôle dans la situation historique (voire mythique) donnée. Il s’agit de purifier l’action (karmaphalatyaga), et c’est cette action détachée qui, seule, est capable de maintenir l’univers, de maintenir l’ordre du monde (loksamgraha).
Les grands leaders de l’Inde contemporaine comme Mahatma Gandhi, Vinoba Bhave et d’autres ont trouvé leur source d’inspiration dans cette spiritualité de l’action de la Gita. Ils ont purifié l’action politique des fins personnelles et donné un sens divin à l’histoire. Ils ont abordé l’histoire non pas comme une fin en soi — comme si une société future plus parfaite pouvait constituer l’objet de l’espérance de l’humanité — mais comme un devoir assigné par Dieu et qu’il faut à la fois accomplir en s’engageant totalement et avec le plus grand détachement possible.
L’interprétation qu’a donnée Gandhi de l’histoire pourrait se résumer ainsi :
1. Le sens de la vie et celui de l’histoire sont identiques.
2. Le sens ultime de la vie est a-historique ou trans-historique, mais en même temps il est conçu comme dépendant de l’ordre social.
3. Ce sens ultime de la vie étant transcendant par rapport et à l’histoire et à la structure sociale, l’espérance de l’homme n’est pas dans un éventuel perfectionnement.
4. Puisque le sens ultime de la vie est a-historique, il n’y a pas de conception absolue de l’histoire.
On pourrait terminer cette étude en rappelant la métaphore courante de la circularité du temps et de l’histoire comme exprimant la quintessence de l’expérience indienne, mais en lui donnant une interprétation dans sa ligne propre.
La circularité du temps, et donc la répétition de l’histoire ne veulent pas dire que le temps est infini et que l’histoire est illimitée, mais exactement le contraire. La circularité est le symbole de la contingence, de la limitation ontologique et de la fermeture du temps et aussi de la clôture de l’histoire et du caractère non nécessaire des événements. La circonférence n’est illimitée et le cercle indéfini que dans un monde mono- ou bi-dimensionnel. Et cette métaphore géométrique signifie précisément que la réalité a d’autres dimensions et qu’il faut rompre l’encerclement temporel pour se sauver, pour arriver à être. Il faut échapper à l’emprise de la temporalité, non en courant vers un futur toujours à venir, mais en sautant par-dessus le cercle.
S’il n’y avait rien d’autre que le temps, les points « successifs » de passage par un même point seraient absolument identiques, c’est-à-dire qu’il n’y aurait qu’un seul point. Voilà le samsara, ou, peut-être, l’enfer : l’histoire, si l’on ne pouvait pas en sortir!