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Raimundo Panikkar: LE TEMPS

domingo 16 de novembro de 2008, por Cardoso de Castro

  

« Au-dessus du temps a été placé un vase comble » Atharva Veda   XIX, 53, 3.

L’existence de l’univers — et donc l’histoire, humaine et cosmique — est sous l’emprise de deux forces supérieures : kala (le temps) et karman (l’acte).

En conséquence, la première partie de cette étude sera consacrée au temps, et la deuxième, plus brève, à l’histoire. Nous aborderons le problème du temps en suivant les différentes voies de la tradition que nous trouvons résumées dans un passage de Bhartrhari :

« La vision du temps varie selon qu’il est considéré comme pouvoir, comme le Soi ou bien comme divinité. Dans l’état d’ignorance (le temps) est le premier à se manifester, mais il disparaît dans l’état de sagesse. »

I. Le temps.

1. Le temps, fruit de l’action rituelle.

Dans l’expérience primordiale de l’Inde védique, le temps est vécu comme l’existence même des êtres (que nous appelons temporels). Il n’y a pas de temps vide. Le temps est une abstraction qui n’existe pas. Ce qui existe, c’est l’écoulement (temporel) des êtres : or, c’est ce processus que rend possible le sacrifice.

Le temps naît avec le sacrifice et c’est par le sacrifice qu’il est détruit à nouveau. Cette conception est à la base de la relation intime entre le culte et le temps et elle nous offre la clef pour comprendre la place centrale du sacrifice et la participation de l’homme au dénouement du temps. Le temps est ici quelque chose que l’homme fait en étroite collaboration avec les dieux : le temps, c’est-à-dire la continuation des étants dans l’existence, est un produit théandrique.

Dans les Veda, à l’époque des Samhita, nous trouvons plusieurs mots pour désigner le temps, comme par exemple ayus, le temps vital, la durée de vie, ou bien ritu, le temps du sacrifice, la saison. Le temps abstrait n’intéresse pas les rishis, les sages-poètes des Veda. Pour eux, il n’y a pas de continuité du temps en dehors de l’activité rituelle ou bien de l’acte d’un dieu (Indra par exemple).

« Ce temps... n’a de réalité, c’est-à-dire d’efficience, que dans les moments où se concertent les actes divins ou sacrés... Dans cette succession d’actes qui lient les moments on chercherait en vain une continuité donnée : la continuité n’est que le fruit de l’activité édiflcatrice qui reprend jour après jour. »

Dans les Veda, l’unité du temps est le jour, sur lequel est centrée toute l’expérience du temps. Aurore et crépuscule sont les « jonctions », les moments les plus « critiques » de la journée. C’est « de jour en jour » (dive dive) et par le sacrifice quotidien, Vagnihotra, que la durée s’étend et que l’existence continue. D’où la fameuse expression : « Si le prêtre n’offrait tous les matins le sacrifice du feu, le soleil ne se lèverait pas. »

Plus tard, le sacrifice devenant de plus en plus élaboré, et la construction de l’autel du feu dans les Brâhmanas s’étalant sur une époque d’un an, l’unité de temps s’est étendue à l’année. Le sacrifice demeure le fondement de la construction temporelle. Chaque brique de l’autel correspond à un jour de l’année.

C’est le purusha, l’homme cosmique dans le Rig Veda et Prajâpati dans les Brâhmanas qui est immolé à l’origine, afin que le monde soit : le monde n’est que par cet acte sacrificiel primordial. D’autre part, c’est le sacrifice qui, dans un deuxième acte, accomplit celui-ci en sens inverse, reconstitue le Seigneur des êtres. Comme Prajâpati est identifié au temps, symbolisé dans l’année, ce remembrement correspond à la consolidation du temps, à la structuration de l’année. Cette activité est souvent comparée dans les Veda à celle du tissage, la trame étant faite du jour et de la nuit et des moments rituels.

Une autre image, très ancienne, qui représente le rythme temporel est celle de la roue (cakra), symbole du cycle solaire. Cette image joue un rôle capital, même aujourd’hui, dans les spéculations sur le temps aussi bien que comme symbole populaire du « cycles » de l’existence.

En résumé, il y a d’une part dans cette intuition védique du temps l’idée d’une relation étroite entre le temps et l’action du culte (karman au sens foncier), de sorte que l’un n’existe pas sans l’autre ; d’autre part, l’homme du Veda aspire — contrairement à l’homme des époques postérieures — soit à une longue vie, soit à une certaine continuité qui ne semble pas être assurée par les faits cosmologiques.

2. Le temps comme pouvoir cosmique.

Une deuxième intuition fondamentale du temps, apparentée d’ailleurs à la première, va jusqu’à considérer le temps comme un pouvoir cosmique qui est origine et principe même de la réalité. Il s’agit là non seulement d’une conception très ancienne qui a des correspondances dans d’autres civilisations, mais surtout d’une vue populaire et largement répandue, appartenant probablement à la couche moins brahmanique de la tradition indienne. Cela expliquerait que presque toutes les écoles orthodoxes aient réagi fortement contre ce qu’elles appellent le kalavada, c’est-à-dire la doctrine qui place le temps au centre de la réalité et lui attribue une causalité universelle. Toute négation violente présuppose précisément l’existence, et même la prédominance de la chose niée : ainsi la tendance atemporelle et transtemporelle si marquée dans un certain hindouisme s’expliquerait justement par le rôle important que le temps absolu a joué dans l’esprit de l’époque.

a) Le temps, principe absolu : le Destin.

Nous laisserons de côté la question de savoir si la conception du temps absolu a été importée en Inde de Babylone ou de Grèce, et quelles sont ses relations avec l’Iran. Ce qui nous intéresse surtout, c’est l’importance de cette doctrine depuis l’époque de l’Atharva Veda. Si l’on trouve une exaltation du Grand Temps dans deux hymnes de ce Veda, il s’agit là de la première expression de cette vision du Temps qui est « le créateur du créateur », Prajâpati, et qui est brahman lui-même :

1. « Le temps tire (le char, tel) un cheval avec sept rênes,
avec mille yeux, riche en semence, exempt de vieillir.
Le montent les poètes qui comprennent les chants inspirés.
Il a pour roues toutes les existences.

2. Le temps tire donc sept roues,
il a sept moyeux, son essieu (s’appelle) la non-mort.
Sis en deçà de toutes ces existences,
il est en marche, lui le premier des dieux.

3. Un vase plein a été mis au-dessus du Temps.
Nous voyons (le Temps), bien qu’il soit en
beaucoup d’endroits (à la fois).

Situé en face de toutes ces existences,
le Temps (siège aussi), dit-on, au plus haut firmament

4. Ensemble il a apporté les existences,
ensemble il a fait le tour des existences.
Lui qui était le père, il est devenu leur fils.
Il n’est pas d’éclat plus haut que le sien.

5. Le Temps a engendré le Ciel là-haut,
le Temps (a engendré) aussi les Terres que voici.
Mises en branle par le Temps, les choses qui furent
et qui doivent être ont leur répartition.

6. Le Temps a créé la Terre ;
dans le Temps brûle le Soleil ;
dans le Temps l’œil voit au loin
(oui), dans le Temps, toutes les existences.

7. Dans le Temps est la conscience ;
dans le Temps le souffle ;
dans le Temps est concentré le nom.
Du Temps qui survient
toutes les créatures se réjouissent.

8. Dans le Temps est l’Ardeur (sacrée), dans le Temps
est concentré le tout-puissant brahman (oui), dans le Temps.
Le Temps est le seigneur de toutes choses,
lui qui a été le père de Prajâpati. »

Toute la réalité dépend du Temps, et même le sacrifice, qui, dans le reste du Veda, est considéré comme la force suprême, est lui aussi subordonné au Temps. Il est important de noter la relation que l’on trouve, dans pratiquement tous les textes sur le temps, entre le Temps absolu et le temps empirique, créateur et créature, père et fils, cause et causé. Ici l’espace est soutenu par le temps, étendu dans le temps. Même les réalités intérieures — la conscience et le souffle — sont sous l’emprise du temps. Il y a un dynamisme universel qui fait tout mouvoir. En bref, kala est ici la divinité suprême qui n’est soumise ni au créateur personnifié (Prajapati), ni aux pouvoirs impersonnels et universels du sacrifice ou du brahman:

« Après avoir conquis tous les mondes par la Formule, le temps se met en marche, dieu suprême. »

La Maitri Upanishad  , qui reflète plusieurs conceptions du temps, cite une expression de la doctrine du Temps absolu (kalavada) :

« Du temps découlent les êtres, par le temps ils vieillissent, dans le temps ils sont détruits : le Temps étant sans-forme assume une forme. »

Il y a donc deux aspects du temps : le temps transcendant et le temps incarné dans le soleil, les planètes et les divisions empiriques.

Nous ne pouvons guère établir tous les liens entre cet ancien kalavada et les textes beaucoup plus tardifs sur le temps dans le Mahabharata  . En effet, c’est surtout par des citations figurant dans les textes qui cherchent à la réfuter que cette doctrine nous est connue.

D’ailleurs, ce que nous trouvons reflété dans le Mahabharata est une conception plus populaire, qui a sans doute profondément influencé l’attitude des cercles moins « védiques », c’est-à-dire la conception du Temps en tant que Destin. Une certaine passivité hindoue, presque fataliste, qu’on attribue trop facilement à une influence musulmane en Inde, a ses racines dans cette vision du temps.

La citation la plus fréquente que l’on attribue aux kalavadin est la suivante :

« Le Temps mûrit les êtres, le Temps enveloppe les créatures. Le Temps veille quand tous sont endormis. Le Temps est difficile à surmonter. »

Que bien des vues différentes aient existé sur le temps est manifeste dans le Mahabharata, mais celle qui prédomine semble bien être celle d’un destin insurmontable.

« (Le Temps est) le Seigneur qui opère le changement dans les êtres — ce qui ne peut être compris et ce dont on ne peut revenir. Il est la destinée (cours : gati) de tout ; si l’on n’y va pas, où ira-t-on? Si l’on cherche à échapper ou si l’on reste immobile, on ne peut pas éviter le temps. Les cinq sens ne peuvent le concevoir. Certains disent que (kâla) est le Feu, et d’autres qu’il est le Seigneur des créatures (Prajâpati). Quelques-uns conçoivent le temps comme la saison, d’autres comme le mois, d’autres encore comme le jour, ou bien l’instant... Il y en a qui disent qu’il est l’heure (muhûrta) : mais ce qui n’est qu’Un a beaucoup de formes. Il faut savoir que c’est le Temps qui contrôle tout ce qui est. »

Ici, comme dans beaucoup d’autres textes, on perçoit le Temps, indivisible et tout-puissant, au-delà du temps divisible et mesuré.

Le Temps est la cause de tout, c’est lui qui crée et détruit, qui lie les hommes par ses liens et cause les joies et les souffrances des hommes sans tenir compte de leurs actions. Selon cette conception, l’homme est simplement livré au Destin et ses actions, ses efforts ne changent rien à son sort. Finalement, l’aspect destructeur domine : c’est le Temps qui précipite tous les êtres vers la dissolution. Il est comparé à l’océan où l’on ne voit ni l’autre rive, ni une île pour se réfugier. Le Temps devient le grand pouvoir destructeur, parfois synonyme de la mort.

L’idée fréquemment formulée que le temps « cuit » ou mûrit les êtres signifie simplement qu’il conduit à la vieillesse et finalement à la mort. La vue bouddhiste sur l’impermanence de l’existence semble avoir influencé cette vision du temps, dans un dynamisme toujours fluctuant et fugitif.

Les Puranas contiennent des échos de la conception du temps comme divinité, mais ils essaient souvent de l’intégrer à leurs théologies respectives. Lorsqu’il est dit que kala est sans commencement et sans fin, sans vieillissement, omniprésent et souverainement libre, qu’il est le grand Seigneur, nous avons là la continuation de l’ancien kalavada: « Le Temps étant infini, il cause la fin, étant sans commencement, il crée le commencement, l’immuable. » Mais les Puranas considèrent plutôt le temps comme un pouvoir divin.

b) Le temps, pouvoir de Dieu.

L’Atharva Veda parlait déjà d’un « vase plein qui est placé au-dessus du temps » et dans lequel, peut-on penser, le temps puise constamment. Cette plénitude au-delà du temps peut être comprise à la lumière de la Maitri Upanishad  , selon laquelle « brahman a deux formes : temps et atemporalité ». Ainsi, il n’y a plus le Temps absolu et le temps relatif, mais le temps d’un côté et, de l’autre, la pure transcendance atemporelle. On décèle ici une mutation radicale qui, s’étant amorcée dans la conception védique du sacrifice, ne rayonne vraiment que dans la période upanishadique et védântique : l’éternel est conçu non plus comme un temps illimité, non plus comme un temps absolu, mais comme quelque chose qui dépasse toute temporalité. Le vase plein de temps et qui permet à celui-ci de s’échapper n’est pas lui-même temporel : il contient le temps tout en étant atemporel : « Le temps mûrit (cuit) tous les êtres dans le grand Soi — ce en quoi le temps même est cuit : celui qui le sait connaît le Veda. »

Mais ce passage ne s’opère pas sans rupture ni polémique : le théisme, dont un des premiers documents est la Svetâsavatara Upanishad, s’attaque au kalavada qui lui paraît matérialiste et athée :

« Certains sages disent que (la cause du monde) c’est la nature et d’autres disent : le temps. Ils se trompent, c’est la puissance de Dieu qui fait en ce monde tourner la roue du brahman. »

Le temps n’est pas une réalité indépendante, mais c’est le Seigneur qui est « le connaisseur et le créateur du temps », et le temps est son instrument. L’Upanishad insiste sur la transcendance du Seigneur vis-à-vis du temps :

« Il est l’origine... il est au-delà du triple temps... Il est plus haut, il est autre que l’arbre (du monde), que le temps et les formes... »

Lui, Rudra, reprend les mondes à la fin du temps.

Dans les théologies shivaïtes aussi bien que vishnuïtes, toute réalité qui n’est pas identique à Dieu — bien que très souvent identifiée à lui — devient sa puissance ou sakti. D’après son importance cosmologique, le temps est une des premières puissances du Dieu : kala-sakti, son instrument dans la création, la conservation et la destruction de l’univers. Mais, dans les Purana, les doctrines concernant le temps sont multiples. Le Shiva Purana, par exemple reconnaît trois niveaux du temps, où l’on peut découvrir le processus par lequel le temps absolu fut absorbé par le shivaïsme. Dans sa première phase, le temps est non différent de Shiva, il est éternel, etc. Dans sa seconde phase, il devient le pouvoir de Shiva, Shiva étant l’essence intime (atman) du temps. Il régit l’univers par le moyen du temps. Dans la troisième phase, le temps est considéré comme un principe de limitation, étant le produit de maya, l’illusion cosmique. Ce n’est que dans cette dernière phase que le temps est divisé, qu’il cause la succession, la durée et la limitation. On a simplement transféré l’aspect transcendant, absolu, du temps dans le domaine du dieu, et son aspect empirique dans le domaine de la maya, celle qui voile le réel. Pourtant, le concept de kalasakti représente un certain équilibre entre ces deux extrêmes.

Le vishnuïsme a accepté la même théorie. Dans le Mahabharata la place éminente du temps est exprimée de la manière suivante :

« Au-delà de l’esprit est l’intelligence, au-delà de l’intelligence est le grand Temps : (mais) au-delà du Temps est le Seigneur Vishnu duquel procède tout l’univers. »

Dans la Bhagavad Gita, c’est Krishna qui s’identifie au temps, dans son aspect indestructible, mais destructeur.

Au sujet de l’immanence divine, le Bhagavata Purana dit :

« Le Seigneur pénètre toutes les existences par son propre pouvoir (atmamaya) : à l’intérieur il assume la forme de l’esprit (purusha) ; à l’extérieur (il prend) la forme du temps (kala-rupa). »

Le rôle cosmologique de kala est décrit maintes fois dans les Purana où il est dit que le temps existe à l’état latent pendant la dissolution du monde, et il est réveillé par le dieu au moment de la nouvelle création.

Pourtant kala est et reste plus étroitement lié à Shiva qu’à Vishnu, et c’est son aspect destructeur qui l’emporte sur les autres aspects cosmologiques. Shiva lui-même est appelé mahakala, le grand Temps, équivalant à la mort. La déesse destructrice Kali est peut-être le correspondant féminin du dieu Rudra-Shiva, identifié au temps.

La conception de kalasakti a profondément influencé la pensée hindoue, et même un philosophe comme Bhartrhari fait d’elle le premier pouvoir de l’Un, et c’est :

« dépendant de son pouvoir du temps, auquel est attribué la différenciation, que les six transformations (parinama) comme la naissance, etc., deviennent la cause de la variété de l’existence. »

Et le premier commentaire explique que ce pouvoir est indépendant (svatantrya sakti) et la cause de tout.

Les deux conceptions traitées jusqu’ici englobent une grande variété de vues et elles ont ceci en commun qu’elles appartiennent à un univers religieux : qu’il s’agisse du temps du culte ou bien du temps pouvoir absolu ou divin, elles représentent deux aspects du temps valeur sacrée, mais bien d’autres ont été envisagés par la tradition.

c) Le temps dépourvu du pouvoir réel.

Pour certaines civilisations, le « vase comble » du temps s’est brisé en d’innombrables morceaux et il ne reste plus que les différents paramètres temporels des différents secteurs de la réalité. Pour d’autres, le vase est le symbole de l’auteur du temps, comme nous l’avons déjà vu. Mais il y a encore une autre conception qui a trouvé dans l’Inde des représentants illustres : le temps comme illusion cosmique par excellence.

Le cheminement de cette pensée est relativement facile à déceler. Quand les traits anthropomorphiques du « vase au-dessus du temps » s’affaiblissent, ce vase cesse d’être le seigneur de la réalité temporelle pour en devenir la cause impersonnelle et en assumer toute la charge de réalité, de sorte que tout ce qui s’écoule du « vase comble » n’est plus pleinement réel.

Le temps devient ainsi dépourvu de réalité ou au moins de pouvoir de réalité. Il devient même le symbole de l’illusion. Le vase au-dessus du temps reste toujours comble parce qu’en réalité il ne se vide jamais ; il n’y a pas de temps qui s’écoule, rien ne tombe du vase intemporel. L’éternel a ici dévoré le temps. Le temps ici appartient à l’ordre de la maya interprétée comme illusion, il est fondé sur l’avidya, ou ignorance cosmique. Il n’est qu’une surimposition à l’Absolu, au Brahman.

La spéculation philosophique cherchera à nuancer cette vision et l’on pourrait caractériser une bonne partie de la philosophie indienne par le coefficient de réalité que les différents systèmes attribuent au temps, comme nous allons le voir.

3. L’herméneutique linguistique.

La philosophie indienne s’est intéressée au temps, surtout à partir de la réflexion sur la grammaire et le langage, et d’autre part (et ceci est frappant dans le Yoga), à partir d’un souci spirituel de dépassement du temps. Les autres systèmes philosophiques ne se sont guère préoccupés du temps ; tout au plus l’ont-ils inclus dans leur systématisation des facteurs de l’existence, mais sans pour autant baser leur conception de l’univers sur le phénomène du temps.

Nous nous bornerons ici à présenter, à titre d’exemple, les analyses du temps faites par Bhartrhari dans son Vakyapadiya. Dans le chapitre sur le temps, ce philosophe du langage analyse les conceptions du temps qui existaient à son époque et expose ses propres vues.

Il est évident que le temps est étroitement lié à l’action, car, comme le dit un texte tantrique, l’espace cause la limitation dans les formes, et le temps dans l’action. Bhartrhari maintient que le temps, un en soi, n’est différencié et divisé qu’à cause des actions (kriyabheda), car il n’y a pas de temps perceptible sans une action qui donne des idées d’avant et d’après, de vite ou de lent. Une action consiste en une succession d’instants (sakrama). C’est par l’analyse de ses deux fonctions que le rôle du temps est décrit avec précision : la force de permission (abhyanujha) et la force qui empêche ou retient (pratibandha). En effet, ce sont ces deux fonctions du temps qui assurent l’ordre de l’univers, sans elles tout serait produit ou détruit simultanément. La première fonction permet aux choses virtuelles de se réaliser, de s’épanouir dans le temps, la deuxième empêche les choses de surgir avant leur temps et de continuer quand le temps qui leur est assigné est révolu. Ainsi, le temps est appelé la cause auxiliaire ou bien efficiente, qui seule peut régler et activer les autres causes.

Certaines écoles philosophiques ont nié l’existence d’un temps indépendant de l’action. Bhartrhari, au contraire, ne reconnaît que l’existence du temps tout court avec indépendance souveraine de toute division entre temps passé, futur et présent. C’est, pense-t-il, le déroulement des actions qui nous fait parler du passé, futur et présent, le temps étant, lui, toujours le même. C’est-à-dire que nous parlons de passé parce qu’une action s’est terminée, et que nous pensons au futur quand nous imaginons des événements qui vont se produire. La preuve de l’existence du temps dans le présent est plus difficile à donner et elle implique une analyse détaillée de l’usage grammatical que nous n’allons pas poursuivre dans cette étude.

Le temps est appelé le miroir pur qui reflète la forme réelle des étants. C’est le temps, pour ainsi dire, qui met à nu la réalité des choses.

Finalement, le philosophe-grammairien reconnaît que toute action serait impossible sans le temps ; que l’on essaie ou non de le relativiser et d’en faire un concept purement mental, on ne peut échapper à un fait.

Dans le Mahabhashya et son commentaire par Kaiyata, on trouve déjà l’affirmation que c’est le changement (parinama) dans les êtres qui nous oblige à accepter la réalité du temps.

Ces exemples suffisent à montrer que les analyses empiriques et phénoménologiques ont bien existé dans la tradition indienne. Il n’en demeure pas moins, et le fait est significatif, que le langage est le point de départ de ces réflexions. Les autres analyses, tout aussi précises, qui existent dans le Yoga et le bouddhisme, sont inspirées par un intérêt purement spirituel et aboutissent non à une affirmation empirique, mais plutôt à la négation de toute réalité objective du temps.

4. Intériorisation et dépassement du temps.

Les Veda cherchaient la continuité temporelle par l’acte du sacrifice, mais les Upanishads commencent à douter de la permanence de cet acte et de cette durée. L’immortalité, unique souci des sages upanishadiques, n’est plus assurée par l’accomplissement du rite. Ce n’est plus à l’extérieur, dans le culte ou le cosmos, que se trouve la continuité, mais bien à l’intérieur, en l’homme, ou plus précisément dans le Soi, l’atman. Et cependant, les connexions cosmiques ne manquent pas dans cette nouvelle vision.

Un des premiers facteurs que l’on découvre dans la recherche de cette continuité est le souffle de vie, prana. Prana est d’une part le principe de vie et l’aspect individuel (adhyatma) du vent cosmique (vayu) infatigable et omniprésent ; d’autre part, prana n’est pas seulement le souffle physiologique, et le rythme de la respiration devient aussi une pratique spirituelle (vrata) pour surmonter la mort. C’est le début des exercices yogiques du contrôle du souffle (prana-yama). Si même le soleil est dit se lever et se coucher dans le prana, on comprend l’importance cosmologique du souffle. Plus tard, prana est identifié à l’immortalité (amrita) et au brahman même. Ce qu’il importe de noter, c’est que la respiration correspond à un temps intérieur, et c’est la maîtrise de ce rythme intérieur, surtout dans le Yoga, qui conduit au dépassement du temps — extérieur aussi bien qu’intérieur.

La transition entre le temps cultuel des Veda et le temps intériorisé des Upanishads est évidente là où la respiration, interprétée comme sacrifice, se substitue au sacrifice du feu (agnihotra).

En plus, les Upanishads cherchent ce qui est au-delà du passé et du futur, elles cherchent l’infinitude (bhuman) et la plénitude (purnam), qu’elles trouvent symbolisées davantage dans l’espace que dans le temps : c’est l’atmosphère, l’espace infini (akasha) qui est aussi présent au plus intime du cœur (hridakasha).

On trouve dans le Kalacakratantra un écho lointain de cette intériorisation du temps comme exercice spirituel visant à dépasser le temps :

« (Le Yogin) met en relation l’inspiration et l’expiration avec le jour et la nuit, ensuite avec les quinzaines, les mois, les années, en arrivant progressivement jusqu’aux plus grands cycles cosmiques. »

Le but de cette pratique, et d’autres semblables, est évidemment d’arriver à découvrir l’irréalité du temps, et finalement de la dépasser.

A partir de l’époque upanishadique, le temps — succession et durée — est dévalorisé ainsi que l’univers de l’acte (karman) et, à la fin de ce processus, c’est la doctrine du cycle des existences (samsara) qui entraîne une conception négative du temps. Les écoles métaphysiques ayant pour but la délivrance (moksha) tendent théoriquement à nier toute valeur réelle du temps, et cherchent à en arriver en pratique à un état d’existence qui est au-delà du temps — en termes de Yoga, à la « cessation des états mentaux », dont le temps fait partie.

Pour affirmer la relativité du temps, on en arrive alors à en faire une conception mentale à laquelle ne correspond pas de « chose réelle ». Cette réduction presque psychologique du temps est exprimée notamment dans le Yoga Vasishtha qui veut démontrer le caractère irréel des instants et des âges cosmiques. Selon l’état mental du sujet, dit-il, un instant peut apparaître comme un kalpa (éon), ou tout au contraire, un éon peut être vécu comme un seul instant. Bref, le temps n’existe pas en soi. Celui qui est absorbé dans la méditation ne connaît ni jour ni nuit et, finalement, la connaissance du Soi, l’illumination, englobe en un instant tout le devenir.

Les écoles spirituelles, à partir des Upanishads et du bouddhisme, prennent l’instant, kshana, comme point d’appui pour le « saut dans l’intemporel ». Il convient ici de noter que la doctrine de l’instantanéité et de « l’instant favorable de la délivrance » a profondément influencé les doctrines spirituelles hindoues.

L’intériorisation du temps, premier pas vers son dépassement, aboutit ainsi à la découverte du « temps subtil », de l’unité infiniment petite du temps, dans laquelle se rencontrent temps et éternité, mouvement et stabilité, car :

« c’est du caractère statique (sthiti) du temps que dépend toute quiétude. »

Patanjali, dans son Yoga Sutra, recommande

« la méditation sur l’instant et la succession des instants pour arriver à la connaissance née de la discrimination. »

Le commentaire définit l’instant — unique aspect « réel » du temps — en termes d’atomes (anu) et de leur mouvement. La succession d’un instant à l’autre et les unités du temps — ici l’influence du bouddhisme est visible — ne sont pas réelles (na asti vastu-samaharah) mais existent uniquement dans l’esprit (buddhi) comme une conception mentale ou verbale. Le temps est vide de réalité (vastushunya : sans substance), et les yogin n’acceptent que l’instant présent, sans passé ni avenir. La méditation (samyama) a donc pour but d’arriver à la perception de l’instant pur et — paradoxalement — sans tache de temporalité. Car c’est ce temps subtil (sukshma) qui est le tremplin pour l’atemporel et l’éternel. Les transformations (parinâma) ne sont pas niées, mais ramenées à l’unique dimension instantanée du temps.

Non seulement dans le bouddhisme, mais aussi dans d’autres écoles de spiritualité, cet instant acquiert une note kairologique — c’est-à-dire que le salut, l’éveil, la délivrance du joug temporel, peut se faire à chaque instant, ou bien à l’instant favorable (et ici, une certaine conception de la grâce est impliquée). Le Shivaisme du Kashmir (l’école Trika) va encore plus loin :

« Puisque aucun temps n’unit substantiellement les instants, le yogin pourra disjoindre et pénétrer dans le vide interstitiel (madhya) libérateur qui sépare deux instants successifs. »

Selon ce système, l’instant est qualifié de vibration de la conscience ; il est l’éternel présent qui seul donne plénitude et félicité, état que ne conditionnent ni l’espace ni le temps. C’est par l’instant qu’on pénètre dans la réalité intemporelle.

Peut-on chercher à cerner encore de plus près la conception du temps dans l’Inde traditionnelle ? Nous avons cité le symbole si riche du vase comble. Peut-être pourrions-nous deviner quelques aspects de ce vase débordant de temporalité ?

Le premier, c’est la co-extensivité entre le temps et les étants. Il y a du temps tant que les étants existent et les étants existent tant qu’ils ont du temps (pour exister).

Le deuxième aspect, c’est qu’il existe le même degré de réalité entre les étants et le temps. Si les étants sont considérés comme réels, irréels ou à mi-chemin (sadasadanirvacanlya), le temps participe du même degré de réalité.

Bien que le langage ne soit pas adéquat pour exprimer ce troisième aspect, la plupart des systèmes de l’Inde considèrent que le temps, et avec lui les étants, n’épuise pas toute la réalité. Le vase qui contient le temps rend possible le temps mais il n’est pas temporel.