Página inicial > Coomaraswamy, Ananda > Coomaraswamy (CS): LE FONDEMENT RELIGIEUX DES FORMES DE LA SOCIÉTÉ INDIENNE
Coomaraswamy (CS): LE FONDEMENT RELIGIEUX DES FORMES DE LA SOCIÉTÉ INDIENNE
sexta-feira 12 de outubro de 2007, por
Un ordre social ayant, comme celui de l’Inde, un caractère traditionnel ne se développe pas au hasard, mais se conforme à une théorie, à un ensemble de principes ou de valeurs qui sont censées avoir été révélées et dont la vérité n’est pas mise en doute. Les institutions sont une application des doctrines métaphysiques aux circonstances contingentes et prennent par conséquent une couleur locale, changeant selon les époques tout en maintenant continûment un haut degré de stabilité comparable à celui d’un organisme vivant dans lequel, par le processus répété de la mort et de la renaissance que nous appelons « devenir » ou « vie », un ordre existant préserve une identité discernable et engendre un ordre futur. Dans une société traditionnelle, on respecte les institutions établies, et si un mal vient à se produire, on ne s’imagine pas qu’il peut être corrigé par une révolution des institutions, mais seulement pair un changement de l’esprit (metanoia : repentir) laissant l’ordre lui-même inchangé. La « réforme » comme le mot l’indique n’implique pas autre chose qu’un retour à la forme qui a donné lieu à une déviation. Le monarchiste, par exemple, ne pense pas que la substitution de la démocratie à la monarchie puisse accroître le bien-être du peuple ; il soutient que cette amélioration ne peut être obtenue que lorsque le roi, devenu un tyran « qui gouverne dans son propre intérêt », se souvient qu’il ne détient jamais qu’une vice-royauté, que sa fonction consiste uniquement à faire exécuter ce que conseille l’Autorité spirituelle, et que, conformément à ce qu’énonce le « Livre de la Science du Gouvernement » : « l’essentiel de cette science dépend de l’empire que le chef a sur lui-même » (Kautilya, Arthashâstra, I, 6.).
Toute coutume établie a une raison d’être métaphysique plutôt que biologique ou psychologique. Ainsi, le prototype de tout mariage est fondé sur les relations naturelles du soleil avec le ciel, ou du ciel avec la terre, et auxquelles correspondent également les relations de l’Autorité Spirituelle avec le Pouvoir Temporel. La moralité est affaire de conduite correcte ou habile, et, comme pour l’art, c’est une question de savoir-faire, de connaître ce qui doit être fait, plutôt que de sentiment. Et, lorsqu’un modèle universel de « conformité » est accepté à l’unanimité, l’opinion publique suffit pour contrôler l’ensemble de la situation. Personne ne peut être convaincu de l’irrationnalité d’une coutume à moins qu’on ne lui démontre qu’elle n’a aucune base métaphysique. Par exemple, ce n’est pas assez de détester la guerre, et d’éviter d’y penser, car, si l’on s’en tient à cela, lorsque la crise éclate, on s’expos» à se laisser convaincre par d’autres arguments plausibles. Nous devons nous demander si oui ou non l’idée d’une nature humaine déterminée par des facteurs économiques plutôt que spirituels avec, pour conséquence, un genre de vie assujetti au monde des affaires, n’a pas rendu les guerres totales inévitables ; si nous ne nous sommes pas bornés « à désirer la paix mais pas les choses qui la favorisent » [1]. Beaucoup trop souvent, les hommes de bonne volonté sont enclins à attaquer une institution qui ne leur est pas familière comme le système des castes de l’Inde ou d’ailleurs, sans se demander d’abord quels en sont les buts, ou si ces buts qui sont les valeurs vitales de la société donnée et qui constituent l’essence de sa morale, peuvent être également atteints par les institutions nouvelles que l’on se propose d’introduire de l’extérieur. Dans des cas de ce genre, on perd de vue que les formes d’une société traditionnelle composent une texture très serrée qui peut se défaire ou s’embrouiller si l’on enlève un de ses fils. On néglige lé fait qu’on ne peut changer les styles de la musique sans affecter tout l’organisme. C’est une illusion de penser qu’on peut réaliser un « monde meilleur » en combinant le « meilleur » d’une culture avec celui d’une autre. En tant que moyens ces meilleurs sont généralement incompatibles et l’effet réel d’une pareille tentative est presque toujours la combinaison de ce qu’elles ont de pire.
Nous ne pouvons que nous aider mutuellement à mieux faire ce que chacun a déjà essayé de faire ; exiger d’autrui de se modifier pour devenir ce que nous sommes, c’est le détruire moralement. Dans cet exposé, je n’ai pas l’intention de justifier le système social indien, mais seulement de l’expliquer.
Je crois que nous sommes enfin parvenus [2] à établir une définition qui n’est pas trop inexacte des concepts de Dharma et de Swadharma qui sont à la base des formes de la société indienne. Le premier est le modèle universel, la loi qui règle toutes choses sous le soleil, l’autre est une participation à cette Loi, devant laquelle tout homme est responsable, par sa constitution physique et mentale. Cette définition illustrera l’ « accord global » de la tradition commune, qui est l’héritage de tous les hommes, car c’est de la même façon que la Philosophie Scolastique distingue la Loi éternelle de la Loi naturelle.
Ainsi que le dit saint Thomas d’Aquin : « Toutes choses dans l’Univers protégé par la Providence sont réglées par la Loi éternelle, mais l’individu qui participe aussi à cette loi est soumis à la Loi naturelle. Ce ne sont pas deux Lois différentes mais l’aspect universel et l’aspect particulier d’une seule et même Loi. » Qu’il s’agisse d’un sens ou de l’autre, la participation détermine le rôle que la créature « doit » jouer dans le monde. Omnia participant aliqualiter legem ceternam, scilicet ex impressione ejus habent incli-nationis in proprios actus et fines, et le fait que l’artisan est « naturellement enclin par la justice à accomplir fidèlement sa tâche » n’est qu’un exemple parmi bien d’autres de cette doctrine [3].
Il nous reste à esquisser en guise de conclusion une synthèse finale qui est explicite dans les textes de la doctrine hindoue et qui nous permettra de concilier quelques-unes des positions contradictoires qui ont été signalées. Vous avez pu remarquer la corrélation des termes karma et swakarma employés ci-dessus avec ceux de dharma et swa-dharma. Là signification littérale du mot karma est « action », « travail » ou « fabrication ». Or, de même qu’en latin facere et operare se réfèrent primitivement à un acte rituel, à « l’accomplissement d’actes sacrés » ou « saints » (sacra facere, « sacrifice ») le sens primitif de karma (qui n’est jamais entièrement perdu de vue) se réfère à l’accomplissement des rites sacrificiels qui sont les modèles de tout ce qui peut être fait. C’est un point de vue dont l’importance ne saurait être dépassée ; il implique de la part de celui qui le comprend une réduction complète de la distinction entre le sacré et le profane et de l’opposition de l’esprit et de la matière, une perception de toutes choses à la fois dans leur signification temporelle et dans leur signification éternelle. Il permet de satisfaire en même temps les besoins du corps et ceux de l’âme, comme dans les sociétés primitives et comme le demandait Platon , afin de constituer la République idéale. L’indistinction des activités et des fonctions sacrées et profanes caractérise toutes les cultures traditionnelles, même primitives, certains ordres monastiques et certains groupements comme celui des « Shakers » (trembleurs), et elle est souvent réalisée aussi par des mystiques isolés qui, comme les « Anges », sont capables de mener une vie très active et très pratique, sans interrompre pour cela leur contemplation.
D’autre part, là où tout travail est déterminé par le système économique et les loisirs consacrés à la poursuite fiévreuse d’un plaisir que l’on n’a pu trouver dans le travail, les actes habituels de la vie, le fonctionnement de la pensée sont profanés, et seules certaines choses et certains moments, bien rares, sont considérés comme sacrés. Cette vie double ou plutôt cette moitié de vie est le symptôme visible de la schizophrénie et de l’amnésie modernes. Jam scio morbi tui maximan causam; quid ipse sis, nesse desisti [4].
Dans la vie plus unifiée des Indiens, le sens de l’existence ne s’est pas centré uniquement autour des rites particuliers. La vie elle-même a été traitée comme un rite significatif, et de ce fait, sanctifiée. C’est en citant l’exposé qu’en fait Ghora Angirasa à Krishna, fils de Devaki, que nous pourrons peut-être le mieux expliquer cette doctrine de la vie envisagée tout entière comme un sacrifice :
« Quand un homme a faim et soif et n’éprouve pas de plaisir, il fait son initiation. Quand un homme mange, boit et prend du plaisir, il participe aux sacrifices. Quand un homme rit, festoie, a des rapports avec une femme, il participe ainsi à la liturgie. Lorsqu’un homme est fervent, généreux, qu’il agit bien, ou ne fait pas de mal, ou dit la vérité, il donne ainsi son tribut aux prêtres. Aussi dit-on : Il engendrera, il a engendré. Et c’est ainsi qu’il renaît. La Mort est l’ablution finale [5], unum ex vitae officiis, mori [6]. Ta vision retourne au Soleil, ton mental dans le Vent. Adieu. »
Telle est la philosophie du travail enseignée par Krishna, fils de Dêvakî, dans la Bhagavad Gita. Krishna lui-même, qui n’a rien à gagner par son travail, « travaille sans cesse » afin de maintenir l’existence du monde et de tous ses enfants « qui périraient si tous les hommes suivaient Ma voie ». Ainsi tous les hommes doivent travailler afin de sauvegarder leur existence et celle de la société. Quiconque agit, produit des résultats ou fruits qui peuvent être bons ou mauvais, et auxquels lui et les autres doivent goûter; telle est la causalité engendrée par le karma. Mais on ne peut y échapper par l’inaction qui, de toute façon, est impossible. Le monde est enchaîné par tout ce qui est fait, sauf lorsqu’il s’agit d’un sacrifice offert dans le feu allumé par la connaissance, sacrifice meilleur que celui d’objets concrets. Ainsi donc, nous devons faire tout ce que la Nature nous demande d’accomplir, tout ce qui doit être accompli, mais sans nous inquiéter des conséquences sur lesquelles nous n’avons aucun pouvoir. Nous devons renoncer en sa faveur à toutes nos activités afin qu’elles soient siennes et non nôtres. Elles ne la toucheront pas plus qu’une goutte d’eau n’adhère à une feuille de lotus vernissée. On ne se libère pas par le mérite mais uniquement en travaillant, sans penser que le « je », ce que j’appelle « moi-même », est l’acteur. L’ « inaction » ne consiste pas à ne rien faire, mais bien dans l’activité sans action. Quiconque pense ainsi est un homme « bridé », un Yogî, même s’il fait tout. Le Roi Janaka atteignit à la perfection tout en menant une vie active. Donc, combattez, agissez. « Le Yoga est l’habileté dans les actes. » [7]
C’est sur cette métaphysique de l’action que repose tout le système des castes de l’Inde. Mais, oublions pour un temps que les modes de vie occidentaux sont, superficiellement, si différents des nôtres. Y a-t-il dans les intentions de ces vies, dans les concepts de justice, de dignité et de bonheur quelque chose qui diffère tellement? Y a-t-il dans cette philosophie du travail une chose qu’un individu quelconque peut ne pas admettre? Il est vrai que dans un système de production industrielle organisé en vue du profit, dans lequel règne la « loi de la jungle », l’envie et les luttes de classes sont peut-être inévitables. Mais c’est maintenant un système en voie de disparition, aussi catastrophiques que puissent en être les dernières convulsions. Il ne durera que tant que vous croirez encore en lui; et je pense que votre foi dans un progrès automatique n’est plus tout à fait ce qu’elle était il y a cinquante ou même vingt ans. La période qui suivra dépend de ce que vous en attendez. La vie est une matière qu’il vous appartient de façonner, mais la forme que vous lui imposerez préexiste dans votre âme et c’est cette forme qui prévaudra. Aussi est-ce votre façon de penser actuelle, votre visée avant le saut qui importe. Au milieu du chaos vous êtes du moins libres de concevoir, comme nous l’avons fait, une société d’hommes qui gagnent tous leur vie en faisant ce qu’ils aiment le mieux au monde et vous penserez ainsi comme nous. Et n’est-il pas évident qu’il faut s’accorder sur la fin, si l’on veut obtenir une coopération efficace dans le choix et l’utilisation des moyens? Il s’agit d’une « Alternative devant la Mort ». Je citerai cet extrait de la fin du livre du comte de Portsmouth qui porte ce titre :
« Nous avons beaucoup à apprendre de l’Orient depuis la grande exploitation agricole jusqu’à la haute philosophie. Nous avons commis un crime contre les pays orientaux en leur imposant avec arrogance des techniques et des idéologies étrangères d’une efficacité douteuse. Tôt ou tard, cet état de choses peut faire éclater la guerre la plus horrible de toute l’histoire... Peut-être parviendrons-nous encore maintenant à l’éviter en faisant preuve de générosité et de sagesse, en reconnaissant nos fautes... Nous ne pouvons le faire en manifestant seulement notre supériorité matérielle et technique, sans foi, sans montrer l’exemple... à l’Orient; le choc de notre monde sur le monde oriental a engendré l’usure mécanique et inhumaine, la misère, l’industrie lourde. Du point de vue spirituel, nous avons été des iconoclastes... et, pour cela, bien plus que pour avoir été des conquérants, nous ne serons pas aisément pardonnés. Nous avons forgé les instruments de la vengeance... Si nous désirons éviter une grande guerre raciale... nous devons... mettre fin aux luttes fratricides des peuples européens en recouvrant la santé physique et spirituelle. Quels que soient les Dieux que nous adorons, la restauration de la Chrétienté n’est pas une tâche vile. »
[8]
On a dit, non sans vérité, qu’à l’heure actuelle, tous les peuples orientaux redoutaient ou haïssaient l’homme blanc; très certainement, ils n’ont et ne peuvent avoir confiance dans ses intentions ni dans ses promesses. Si nous avons si peur de la Chrétienté, c’est parce que votre civilisation chrétienne n’a du Royaume de Dieu que le nom. Réfrénez votre zèle de missionnaires! Nous ne voulons pas vous imposer nos propres institutions. Notre rôle consiste seulement à vous rappeler l’existence de l’Homme oublié, de l’Homme commun dont vous invoquez le nom en vain lorsque vous venez à nous, la Bible dans une main et la doctrine du « laissez-faire » dans l’autre :
« Nous pensons qu’il est très beau de vouloir rendre tout le monde heureux. Mais il n’est pas pire égoïste que l’homme qui désire faire par la force le bonheur des autres. Il paraît se sacrifier aux autres, mais, en réalité, il sacrifie les autres à ses propres besoins, sans aucune pitié. » [9]
Je vous dis donc : Comprenons-nous les uns les autres avant d’essayer de nous rendre mutuellement justice.
VOIR AUSSI: Coomaraswamy (CS): les buts de la vie
[1] « Celui qui recherche la paix et le calme n’a rien à faire avec le commerce international » (G. H. Gratton et G. R. Leighton « The Future of Foreign Trade », Harpers Magazine, 1944). « Le système de libre entreprise et l’économie capitaliste mènent à la guerre » (Harold Laski, The Nation, 15 décembre 1945).
[2] VOIR: Coomaraswamy (CS): les buts de la vie; Coomaraswamy (CS): Le Dharma; Coomaraswamy (CS): Castes - Occupations - Travaux.
[3] Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologica, II, I, 91, 2, etc... Notez surtout que la Loi Naturelle est la partie de la Loi Éternelle qui dirige chaque créature vers les activités et les buts qui lui conviennent.
[4] Boethias, Philosophia Consolationis
[5] Chhândogya Upanishad, m, 17,1-5. En ce qui concerne l’interprétation sacrificatoire de l’acte des hommes bons, cf. Brihadâranyaka Upanishad, VI, 2, 13 ; VI, 4, I, 28, Chhândogya Upanishad, v, 8, Jaiminîya Brahmana, 1, 17, etc.. La renaissance du sacrificateur est ou bien physique à partir de l’autel domestique ou spirituelle à partir de l’autel du sacrifice. Telle est la signification suprême de la distinction entre celui qui est né une fois et celui qui est né deux fois. Cf. Jean, 111, 3-8.
[6] Sénèque, Ep. 77, jusqu’à la fin
[7] Ce paragraphe est un résumé des chapitres IV et V de la Bhagavad Gita. Cf. Saint Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, 111-135.
Praecipit ergo Dominus nos non debere esse sollicitos de eo quod ad Deum pertinet, scilicet de eventibus nostrarum actionum : non autem prohibuit nos esse sollicitos de eo quod ad nos pertinet, scillicet de nostro opere », paroles que nous retrouvons presque textuellement dans la Bhagavad Gita, II-47, IV, 20; VI, 7, etc...
[8] Comte de Portsmouth, Alternative to Death, 1944, p. 179
[9] Jean Giono, Lettre aux Paysans sur la pauvreté et la paix, 1938. Cf. William BLAKE, The Spirit of Love.
« Vous n’êtes au pouvoir d’aucun autre ennemi, vous n’êtes emprisonné par personne d’autre que par votre moi terrestre et n’avez besoin d’être délivré que de lui. Il est le seul meurtrier de la vie divine que vous portez en vous. C’est votre propre Caïn qui tue votre propre Abel. Tout ce que vous commande votre nature terrestre s’accomplit sous l’influence de votre obstination, de votre amour-propre et de votre égoïsme, que cela vous conduise à des actes louables ou blâmables ; tout cela se fait sous le signe de Caïn et vous donne la même bonté que celle de Caïn à l’égard de son frère. »