Página inicial > Coomaraswamy, Ananda > Coomaraswamy (CS): Le Dharma
Coomaraswamy (CS): Le Dharma
domingo 1º de abril de 2018, por
Dans la plus ancienne Upanishad , qui décrit la procession divine, la divinité qui est unique in principio, qui est aussi le Sacerdoce (Brahma), engendre les trois autres espèces ou castes de divinités, la hiérarchie angélique des Kshatriyas, des Vaishyas et des Shudras, c’est-à-dire les Princes, les Hôtes et leur Sustenteur commun. Mais elle ne s’est pas encore développée tout entière, elle n’est pas sortie, elle n’est pas encore existante (na vyabhavat), ce qui veut dire qu’elle n’est pas encore en acte dans l’exercice de son autorité (vibhûti : exousia). C’est pourquoi elle engendre « la plus splendide forme du Dharma » : la Justice ou la Loi, ce par quoi un Seigneur est vénérable, de sorte qu’il n’y a rien au-dessus de la Loi; et par elle un homme faible peut faire entendre raison à plus fort que lui, comme s’il en appelait à César ; et certes cette Justice est identique à la Vérité (satyam) [1].
La portée morale de cette équation de la justice avec la vérité apparaîtra immédiatement si nous nous rappelons que les plus anciennes Écritures parlent déjà des Rois qui « agissent conformément à la Vérité » (satyam grihnanah krinvanah, R.V. X., 109, 6) ou qui s’appuiant sur la vérité (satyam grihnanah, A. V. V., 17, 10), si nous considérons que c’est précisément en s’appuyant sur la vérité (satya-graha), l’aletheias ephapsis de Platon (Timée , 90c) ou, en d’autres termes, en faisant appel à César, la justice qui régente le monde, que Gandhi, notre politicien le plus écouté, à qui nous avons donné le nom de « Magnanime » (Mahatma), a cherché à libérer l’Inde de l’esclavage et de l’exploitation. Qu’il ait pu compter avec tant de confiance sur ses disciples pour le suivre dans cette voie, qui exige la discipline la plus rigoureuse, montre que dans l’Inde on a cru et on croit vraiment que « la Vérité vous rendra libre ». On n’a jamais mis en doute que c’est par des « Actes de Vérité » que quelqu’un est, en fait, libéré de toute position fâcheuse où il puisse se trouver; et que finalement, c’est par un dernier et suprême « Acte de Vérité » que l’on « s’évade totalement » et que l’on est admis à la porte du Soleil. Car le Soleil lui-même (non pas le disque « que tous les hommes voient mais celui que quelques-uns connaissent par l’esprit », comme le dit un texte hindou) est la Vérité et ne peut refuser l’entrée à quiconque frappe à sa porte en invoquant son nom. Lui, l’Esprit immanent (prâna), les Puissances « en firent leur Loi », et « Lui seul est, maintenant et demain » [2]. De plus, « cette Justice est l’élixir de tous les êtres et ils sont son élixir; cet Homme immortel , brillant comme la flamme — Brahma, le Sacerdoce — réside dans cette Loi, cet Homme Immortel, brillant comme la flamme — Brahma, le Sacerdoce — né de cette Loi (dharma) est en vous (adhyâtman). Il est votre propre Soi, l’Immortel, il est ce Sacerdoce, (il est) tout ceci » (Brihadaranyaka Upanishad , II, 5-11).
Il est « votre propre Soi », car en vérité, « tu es Cela » plutôt que ce que tu nommes « je » ou « toi-même », « cela », c’est-à-dire votre Soi spirituel distinct de l’individu passager, psycho-biologique, non pas tel homme mais le Soi de tous les êtres, le Soi Immortel et Maître du soi (individuel), arche psyches athanaos psyche psyches, is qui intus est, « non pas moi, mais le Christ en moi », c’est l’Homme commun ou la Raison commune, l’ « inwyt » (esprit intérieur), la conscience, la « syneidesis » (conscience intime), la « synteresis », le « Daimon » de Socrate , pour qui la Vérité -seule compte et qu’on ne peut contredire.
Ces deux « soi » seront en guerre l’un contre l’autre (Bhagavad Gita, vi, 5-6; Dhammapada, 66; Ep. ad Romanos, VII, 22, 23) jusqu’à ce que nous nous soyons mis en paix avec nous-mêmes, jusqu’à ce qu’on ait décidé qui dirigera, « le meilleur ou le pire » ; alors seulement, quand « nous » sommes soumis, « ce soi (individuel) mène à ce Soi (universel) et ce Soi (universel) à ce soi (individuel) » ; ils s’unissent et sous cette forme il s’unit avec l’autre monde, et sous cette forme il s’unit avec notre monde (Aitareya Aranyaka, II, 3-7). Quand il est victorieux, alors seulement nous pouvons le considérer comme notre ami, alors seulement nous sommes libérés de la Loi, par notre identification avec elle, nantis d’ « une couronne et d’une mitre qui nous dépassent » et devenus « une loi vis-à-vis de nous-mêmes », au sens où nous disons que « le Christ était toute vertu, parce qu’il agissait par inspiration et non d’après des règles ».
Mais ceux qui sont encore « soumis à la loi », qui ne sont pas encore émancipés, quand ils s’interrogent sur les actes rituels (karma) ou sur la conduite (vritta), doivent agir comme le feraient les Brahmanes qui sont les sagaces « amants de la justice » (dharma-kamah) (Taittiriya Upanishad, III, 2). L’organisation politique se définit par l’association de l’Autorité Spirituelle et du Pouvoir Temporel qui coopèrent comme en un mariage. C’est, en vérité, une des fonctions essentielles du Grand-Prêtre que d’être « l’œil qui veille sur le monde » « pour voir si le Roi ne fait pas de mal » (Jaiminiya Brahmana, III, 94). Et ainsi, comme en Chine, ou comme chez Platon (qui pense qu’on doit retrouver les mêmes castes — genos : jati — dans la cité et dans l’âme de chacun de nous) (Platon, République , 551, C), cette doctrine s’applique à notre organisation politique « individuelle » qui comprend un Prêtre pour la Vie Intérieure, un Roi pour les affaires extérieures, des facultés sensibles, des organes physiques de perception. « Ce monde saint que je voudrais bien connaître où le Sacerdoce et la Royauté se meuvent en plein accord » [3]. En d’autres termes : « Ton Royaume viendra. » On retrouve les mêmes notions dans le Bouddhisme. Comme le Christ, le Bouddha (l’Éveillé) n’a pas essayé de changer la structure de la société. Il vivait dans un royaume qui n’était pas de ce monde et dans lequel il n’était rien, selon ses propres paroles. Sa position à l’égard du système des castes, n’était pas « égalitaire » au sens moderne du mot, mais il affirmait simplement que tous les hommes (et toutes les femmes) ont des capacités spirituelles égales, et il distinguait avec soin le Brahmane de naissance de celui qui mérite ce titre par sa conduite et son savoir. Il n’y avait certainement rien de nouveau dans ces propositions, bien qu’il fût nécessaire de les réaffirmer. Dans l’Hindouisme, en fait, comme le souligne le professeur Edgerton, « un membre de n’importe quelle caste, même un sans-caste peut devenir un Mendiant qui recherche la Vérité ». Nul en vérité n’a le droit de demander à un Hindou Sannyasi ce qu’il était dans le monde, car il a cessé d’être quelqu’un, comme l’Esprit de Dieu qui « ne vient pas d’un lieu déterminé et ne se confond avec personne » (Katha Upanishad , II, 18).
Le Bouddha lui-même suivait une ancienne Voie, bien antérieure à l’époque où il est censé, peut-être à tort, avoir vécu. Il niait avoir inventé sa doctrine qui était, disait-il, composée de vérités qu’il avait expérimentées et vérifiées. En vérité, comme le dit Philon , « les paroles d’un prophète ne lui sont jamais tout à fait personnelles » (Spec, IV, 49).
Le fait que la Loi de la vie soit à la fois hors du temps et dans le temps correspond à la distinction entre le Dharma absolu qui est le pouvoir de Dieu lui-même et la loi immanente qui est en nous, notre modèle de vérité et de conduite. Et la distinction entre Dharma et Swa-Dharma correspond aussi à celle entre le Grand-Opérateur (Vishwakarma) par qui toutes choses sont faites et l’artisan individuel (swa-karmakrit) qui s’occupe de ses tâches particulières. Dans la Bhagavad-Gita , où cette doctrine est le mieux et le plus complètement développée, il est dit que la division en castes est établie par Dieu et selon la diversité naturelle des qualités humaines (swabhavaja) et leurs fonctions correspondantes. « L’homme atteint à la perfection ou à la réussite grâce à un amour fervent de son propre travail (swakarma). » Dans ce cas, naturellement, atteindre à la perfection ne signifie pas faire fortune. Nous avons déjà signalé qu’un homme mûr ne se préoccupe nullement de quelque indépendance économique mais bien d’un état qui est au delà des considérations économiques. Le succès, c’est l’intégration et la réalisation de soi de l’Homme Émérite, celui qui a accompli ce qu’il avait à accomplir (kritakrityah) et qui a pu ainsi s’unir à Brahma (Brahma-bhuta) (Bhagavad-Gita, XVIII, 49-54 ; dans les textes bouddhistes : brahma-bhuto = buddho). Il faut noter, en outre, que le sens de dévotion à sa propre tâche est aussi celui de « diligence », donc l’opposé de « négligence ». La « diligence » qui implique qu’on aime sa tâche, que l’on y consacre tous ses soins [4], ne signifie pas simplement qu’on est laborieux, ni que l’on se donne du mal, mais que l’on travaille aisément, naturellement (sahajam) ou, au sens platonicien (et à l’opposé de l’idéal des « périodes de congé » et des « semaines de quarante heures »), que l’on travaille à loisir.
Ces idées sont l’essence même de l’axiologie indienne. Nous les retrouvons dans un livre aussi profane que le « Livre de la Science » de Hawking, où il est dit : « La voie qui mène au ciel est aisément parcourue lorsqu’on fait ce qui est prescrit par la naissance ou la caste » (Syainika Skâstra, I, 25), swajaty-uktabhicharanat. L’idée que l’on doit accomplir son devoir dans la voie où il a plu à Dieu de nous appeler, l’idée de vocation, si elle n’est pas « moderne », n’est pas non plus spécifiquement indienne. Platon a défini la justice (dikaiosyne), c’est-à-dire le dharma, comme « le fait d’accomplir sa tâche selon la Nature » (to eauton prattein, kata physin) et il dit que, dans ces conditions, on fera plus de choses et on les fera mieux et plus facilement que de toute autre manière [5].
[1] Brihadaranyaka Upanishad, I, 4-11-14
[2] Brihadâranyaka Upanishad, I, 5-23 ; Katha Upanishad, IV, 13. Les «Puissances » et «Divinités » auxquelles il est fait allusion sont les « formes aériennes » ou facultés de l’âme » dont les noms se réfèrent à Ses actes plutôt qu’aux nôtres.
[3] Vajasaneyi Samhita, XX, 5; cf. Platon, République, 473D. ; cf. aussi mon « Spiritual Authority and Temporal Power in the Indian Theory of Government », American Oriental Séries, New Haven, 1942.
[4] A propos de cette sollicitude et de ces soins, cf. Hermès Trismégiste que je cite dans mon livre : « Why Exhibit Works of Art? » p. 53, n. 9
[5] Platon, République, 433, A.-D. ; cf. Charmide, 161, B; République, 370’C, 441 D ; Protagoras, 322-323 et Lois, 689 C. D.