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Coomaraswamy (CS): Les notions d’égalité et de liberté

segunda-feira 2 de abril de 2018, por Cardoso de Castro

  

Il faut ajouter à ceci quelques mots sur les notions d’ « égalité » et de « liberté ». Il est bon de se rappeler que notre égalitarisme moderne, l’idéalisation de la plèbe et de la loi du nombre, diffère grandement de la notion classique et traditionnelle d’égalité et de justice qui existe dans une société qui forme un tout à la façon d’un organisme, de cette sorte d’égalité dont pouvait encore se réclamer Olivier Goldsmith en disant : « Je suis partisan de la monarchie, par amour de. l’égalité. » Notre conception moderne de l’égalité est arithmétique, l’autre est « proportionnée » ou « analogique ». Ainsi, dans un État juste, « les fonctions et les honneurs administratifs doivent être distribués aussi également que possible selon une symétrie inégale » et non, comme l’a souvent dit Platon  , en s’emparant habilement des votes ou en les achetant. La meilleure justice est celle qui donne à chacun selon sa propre nature, et c’est cette sorte d’égalité naturelle ou de justice politique que l’État exige si l’on veut éviter les conflits de classes [1]. Par ailleurs, une égalité arithmétique n’est équitable qu’à l’intérieur d’un groupe de pairs et l’on trouve précisément cette égalité dans les guildes artisanales et commerciales de l’Inde, lesquelles correspondent plus ou moins aux castes et aux « trade-unions » modernes, avec la réserve que les pouvoirs et les fonctions de ces dernières sont beaucoup plus limités ? De ce point de vue, et de celui des « conseils de village » on peut dire qu’aucun pays n’a su mieux que l’Inde procéder d’une façon démocratique.

Dans une hiérarchie basée sur la vocation, il n’est jamais question de « faire ce qu’on aime », mais d’aimer ce qu’on fait, « en tout on doit tenir compte du plaisir qu’un homme éprouve lorsqu’il peut œuvrer selon sa propre nature » (Marc-Aurèle, x, 33).

Permettez-moi de vous donner maintenant quelques exemples d’ « égalité proportionnée » dans une société qui est complète parce que fondée sur la vocation. Dans une telle société, naturellement, la liberté de choix est de plus en plus limitée à mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie : « noblesse oblige ». Considérez la liberté de parole qui est accordée à la presse vénale, aux agitateurs de Hyde Park, aux politiciens malhonnêtes, aux habitués des antichambres parlementaires, et aux propagandistes. Un Roi ne jouit pas d’une aussi grande liberté. Dans le système des castes, « le Roi n’a pas le droit de dire tout ce qu’il veut mais seulement ce qui est correct » (sadhu) (Shatapatha Brâhmana, V, 4, 5). Bien des choses sont permises à un Shudra qui ne le sont pas à un Brahmane, ou à la femme d’un Brahmane. La veuve d’un Shudra peut se remarier, celle d’un Brahmane ne le peut pas — et de plus, selon la loi hindoue, la sanction qui frappe un Brahmane est beaucoup plus sévère que celle qui atteint un Shudra pour la même faute. C’est une situation analogue à celle d’une famille. Comme le dit Aristote   : « Tout est ordonné en vue d’une fin. Mais comme dans une maison, les hommes libres ont moins que les autres la faculté d’agir au hasard, tous leurs actes ou presque tous sont réglés d’avance alors que les serviteurs et les animaux ont une responsabilité réduite et agissent le plus souvent au hasard. » (Aristote, Métaphysique, XII, 10, 3) On doit donc distinguer la liberté de choix qui est celle des hommes libres, de la liberté de spontanéité qui n’est que soumission à nos passions dominantes, ou le fait d’être gouverné par la « faim et la soif ». Qu’est-ce, après tout, que le libre arbitre sinon l’obéissance aux décrets de notre conscience en tant que médiatrice de la Loi éternelle? Socrate   n’était-il pas libre, bien que condamné à mort, puisqu’il se refusait à désobéir à son Daimon?

Je parlerai brièvement des sans-caste appelés aussi Intouchables, et j’en parlerai parce que ceux-ci sont vraisemblablement pour vous un sujet d’étonnement.

Tout d’abord, le problème ne se pose que du point de vue de la norme « ordinaire » : « Les hommes pourvus d’un savoir authentique ne font pas de différence entre les Brahmanes d’un savoir et d’un comportement parfaits et les bœufs, les éléphants, les chiens et les éleveurs de volailles... Celui qui Me voit partout et voit toutes choses en Moi, je ne le perdrai jamais et jamais il ne me perdra. » (Bhagavad Gita, v, 18)

En second lieu, le problème ne peut être compris que situé dans son contexte historique : à travers les siècles, des aborigènes ont été gagnés par l’exemple à la culture brahmanique et absorbés graduellement dans la hiérarchie sociale. C’est le choc soudain des conditions modernes et le développement des conflits politiques et des luttes de classes (souvent délibérément exploitées sinon provoquées par ceux dont le principe de gouvernement est Divide et impera) qui ont aggravé la situation. Le problème vous paraîtra peut-être plus clair si je vous signale que vous et moi, nous sommes, du point de vue orthodoxe, des « intouchables ». Le sentiment de contamination rituelle ressenti par ceux dont la vie est disciplinée et contrôlée lorsqu’ils se trouvent en contact avec ceux dont le mode de vie et de nourriture est beaucoup moins strict, est parfaitement naturel. Ce n’est pas, comme le préjugé de couleur, un déni d’humanité. Il serait aussi déraisonnable de s’attendre à ce que les Hindous orthodoxes admettent n’importe qui dans leurs enceintes sacrées que d’imaginer qu’ils pourraient vous y admettre, vous. Il vous est loisible d’employer un cuisinier brahmane; mais cela ne vous autorisera pas à épouser sa fille, ni même à entrer dans votre propre cuisine sans retirer vos chaussures, et c’est ce qui doit être. C’est le Swami Vivekananda qui a donné la meilleure réponse à ce problème. Si les sans-caste ou hors-caste désirent améliorer leur condition, « qu’ils apprennent le sanskrit » ; autrement dit, qu’ils adoptent les modes de pensée et de vie plus élevés et plus purs qui n’ont pu être préservés pendant des milliers d’années que parce que ceux qui les mettaient en pratique ne se sont pas mêlés aux autres.


[1Sur l’ « égalité proportionnée », cf. Platon, Lois, 744 C, 757 C : Philon, Spec, IV, 165, 166, 231 et passim