Página inicial > Modernidade > Louis Lavelle > Lavelle : L’erreur de Narcisse

Lavelle : L’erreur de Narcisse

sexta-feira 18 de dezembro de 2009, por Cardoso de Castro

  

1 L’aventure de Narcisse  .

L’aventure de Narcisse a inspiré tous les poètes depuis Ovide.

Narcisse a seize ans. Il est inaccessible au désir. Mais c’est ce refus du désir qui va se changer pour lui en un désir plus subtil.

Il a le cœur pur. De crainte que son propre regard ne vienne ternir cette pureté, on lui a prédit qu’il vivrait longtemps s’il acceptait de ne se point connaître. Mais le destin en a décidé autrement. Le voilà qui se dirige pour apaiser sa soif innocente vers une fontaine vierge où personne encore ne s’est miré. Il y découvre tout à coup sa beauté et n’a plus soif que de lui-même. C’est sa beauté qui fait désormais le désir qui le tourmente, qui le sépare de soi en lui montrant son image, et qui l’oblige à se chercher lui-même où il se voit, c’est-à-dire où il n’est plus.

Il trouve devant lui un objet semblable à lui, qui est venu avec lui, et qui suit tous ses pas. « Je te souris, dit-il, et tu me souris. Je te tends les bras, et tu me tends les tiens. Je vois bien que toi aussi tu désires mon étreinte. Si je pleure de la savoir impossible, tu pleures avec moi et les mêmes larmes qui nous unissent dans le sentiment de notre désir et de notre séparation obscurcissent la transparence de l’eau et nous cachent tout à coup l’un à l’autre.

Alors commence ce jeu de reculs et de feintes par lequel il s’écarte de soi pour se voir et s’élance vers soi pour se saisir. Il a fallu qu’il se quitte pour donner à son amour un objet qui s’anéantirait s’il parvenait à le joindre. Un peu d’eau seulement le sépare de lui-même. Il y plonge ses bras pour saisir cet objet qui ne peut être qu’une image. Il ne peut que se contempler et non point s’embrasser. Il dépérit sans pouvoir s’arracher à ce lieu. Et il ne subsiste plus maintenant au bord de la fontaine, comme témoin de sa misérable aventure, qu’une fleur dont le cœur couleur de safran est entouré de pétales blancs.

2 La nymphe Écho.

Narcisse demande à la vue toute pure de le faire jouir de sa seule essence : et le drame où il succombe, c’est qu’elle ne peut lui donner que son apparence.

Il est sans parole et ne cherche pas à s’entendre. Il ne demande qu’à se voir, qu’à saisir comme une proie son corps beau et muet auquel les paroles donneraient encore on ne sait quelle troublante initiative qui pourrait inquiéter en lui le désir et diviser la possession.

Mais son échec même l’invite à tenter un appel, à implorer une réponse. Inquiet de cette solitude où il demeure et qu’il avait cru vaincre, il accepte de rompre l’unité du silence pur, de chercher au creux de la fontaine les signes d’une vie propre dans cette forme qui ressemble à la sienne et qui pourtant la redouble.

Or l’écho répercute sa propre voix comme pour témoigner qu’il est seul et donne une résonance à sa solitude même. Cette réponse, qui imite ses paroles et qui n’est que l’imitation d’une réponse, achève de le séparer de lui-même et de le transporter dans un monde illusoire où sa propre existence se dissipe et lui échappe.

La punition de Narcisse, c’est de n’avoir été aimé que par la nymphe Écho. Il cherche dans la fontaine un autre être qui puisse l’aimer. Mais il est incapable de l’y trouver. Il ne peut s’échapper de soi. Seul l’amour qu’il a de soi ne cesse de le poursuivre, alors même qu’il voudrait le fuir.

Le mythe veut que le jeune Narcisse ne puisse pas être séparé de la nymphe Écho, qui est la conscience qu’il a de lui-même. Écho aime Narcisse et ne peut pas, pour lui exprimer son amour, lui parler la première. Car elle n’a point de voix propre. Elle répète ce que dit Narcisse, mais elle ne répète qu’une partie des mots. « Y a-t-il quelqu’un près de Moi ? dit Narcisse. - « Moi », redit Écho. Et quand Narcisse dit : « Réunissons-nous », Écho redit : « Unissons-nous. » Elle lui renvoie éternellement ses propres paroles, dans un refrain mutilé et ironique et jamais n’y répond.

3 La fontaine ou la source.

Il n’y a point de fontaine qui puisse renvoyer à Narcisse une image fidèle et déjà formée. La fontaine où il se regarde est une source où il naît lui-même peu à peu à la vie : l’eau filtre sans cesse, ride la surface et l’empêche de fixer son tremblant contour. Que l’on suppose pourtant que, pendant un instant insaisissable, la source tarisse, que la surface des eaux devienne immobile et unie comme un miroir véritable, pourra-t-il se contempler enfin comme s’il était pris dans le gel de cette transparence ? Ici encore, il doit perdre tout espoir. Car ce miroir est si sensible que sa seule haleine suffit à le ternir ; qu’il se rapproche davantage, elle fait courir sur lui, comme un vent du dehors, mille ondulations qu’il ne peut plus apaiser.

Il assume cette entreprise émouvante et contradictoire de vouloir rester lui-même, c’est-à-dire une invisible liberté, une pensée interrogative et le secret d’un sentiment pur, et de s’apercevoir cependant comme une chose qui arrête le regard, comme un paysage déployé, comme un visage offert. Il veut devenir le spectateur de lui-même, c’est-à-dire de cet acte intérieur par lequel il naît sans cesse à la vie et qui ne peut jamais devenir un spectacle sans s’anéantir. Il se regarde au lieu de vivre, ce qui est son premier péché. Il cherche son essence et ne trouve que son image, qui ne cesse de le décevoir.

Il ne voit de lui-même que le reflet de son beau corps encore pur. Mais le regard qu’il jette sur lui-même suffit à le troubler : et il est désormais incapable de vivre.

4 Le miroir et le tain.

La transparence ne suffit pas au miroir dans lequel Narcisse se regarde. Il faut se demander aussi quel en est le tain. Or Narcisse recèle en lui la profondeur infinie de l’être et de la vie. Et son visage se reflète au point même où il s’arrête dans cette descente en lui-même qui ne connaît point de terme dernier.

Il y cherche son âme : mais l’amour-propre, le désir qu’il a de se posséder forment le tain qui, en bornant sa poursuite, lui montrent l’image de son corps. Pourtant l’émotion que lui donne la découverte de soi, c’est l’émotion que lui donne la découverte de l’absolu auquel il participe. Mais elle ne s’achève jamais : et il n’y a nulle part aucun objet qui la fixe.

Si l’on imagine Narcisse devant le miroir, la résistance de la glace et du métal oppose une barrière à ses entreprises. Contre elle, il heurte son front et ses poings ; il ne trouve rien s’il en fait le tour. Le miroir emprisonne en lui un arrière-monde qui lui échappe, où il se voit sans pouvoir se saisir et qui est séparé de lui par une fausse distance qu’il peut rétrécir, mais non point franchir.

Au contraire, la fontaine est pour lui un chemin ouvert. Avant même de trouver son image, il jouit de la transparence de l’eau et de cette parfaite pureté qu’aucun contact encore n’est venu rompre : une extrême lucidité ne lui suffit pas, il faut qu’il la traverse pour y rejoindre son image dès qu’elle est formée. Mais ce monde qui l’accueille le retient éternellement captif : et il ne peut y pénétrer sans mourir.

5 Le passé et la mort.

Je ne puis me voir qu’en me retournant vers mon propre passé, c’est-à-dire vers un être que déjà je ne suis plus. Mais vivre, c’est créer mon être propre en tournant ma volonté vers un avenir où je ne suis pas encore et qui ne deviendra un objet de spectacle que quand je l’aurai, non point seulement atteint, mais déjà dépassé.

Or la conscience que Narcisse cherche à avoir de lui-même lui ôte la volonté de vivre, c’est-à-dire d’agir. Car pour agir, il doit cesser de se voir et de penser à lui ; il doit refuser de convertir en une fontaine où il se regarde une source dont les eaux sont destinées à le purifier, à le nourrir et à le fortifier.

Mais il a trop de tendresse pour son corps qui lui-même est destiné à se dissiper un jour, pour ce passé qui le fuit et l’oblige à courir après une ombre. Il est semblable à celui qui écrit ses mémoires et qui cherche à jouir de sa propre histoire, avant qu’elle soit finie. Se regarder dans un miroir, c’est voir s’avancer vers soi son histoire : nul n’y peut lire qu’à reculons le secret de son destin.

Narcisse est donc puni de son injustice, car il désire contempler son être avant de l’avoir lui-même produit ; il veut trouver en soi pour la posséder une existence qui n’est qu’une pure puissance, tant qu’elle ne s’est point exercée. De cette possibilité Narcisse se contente : il la convertit en une image trompeuse ; c’est en elle qu’il fait désormais son séjour, et non point dans son être même. Et l’erreur la plus grave où il puisse tomber, c’est qu’en créant cette apparence de soi où il se complaît, il imagine avoir créé son être véritable.

C’est seulement à mesure qu’il avance dans la vie que l’homme commence à devenir capable de se voir. Alors s’il se retourne, il mesure le chemin parcouru et y découvre la trace de ses pas. La source où se mire Narcisse ne doit être visitée qu’au crépuscule. Il ne peut regarder en elle qu’une forme qui s’estompe, proche de son déclin, à l’instant où lui-même va devenir aussi une ombre. Alors son être et son image se ressemblent et finissent par se confondre. Puis le jeune Narcisse est venu se mirer dans la source à l’aurore ; il a cherché à regarder ce qu’il ne devait point voir ; et son tragique destin l’a obligé de livrer son propre corps à l’image même où il prétendait le saisir.

Il ne peut maintenant que rejoindre cette stérile effigie. Il est condamné à une mort précoce et inutile parce qu’il a voulu obtenir avant de l’avoir mérité ce privilège que la mort seule peut donner à l’homme : de contempler en lui-même son propre ouvrage une fois seulement qu’il est accompli.

6 Un étranger qui est lui-même.

Nul ne peut se reconnaître tout à fait dans l’effigie que le miroir de la réflexion lui renvoie de lui-même. C’est soi et ce n’est pas soi. Quelle que soit la précaution avec laquelle Narcisse se dédouble, il s’affronte à lui-même et fait apparaître devant lui une image inverse et complémentaire. Il est ce dialogue permanent du moi et de son image qui constitue les alternatives mêmes de la conscience que nous avons de la vie. Et il n’obtient jamais avec elle cette exacte coïncidence qui les abolirait tous les deux.

Ainsi nous nous voyons comme un autre qui n’est point un autre pourtant, bien qu’il ne nous donne de nous-même qu’une apparence que ni la main ne saisit, ni le miroir ne retient, et une fausse apparence qui trahit toujours le modèle.

Narcisse est si proche de soi que, pour se connaître, il s’écarte de soi : mais il ne parvient plus à se rejoindre. Et la fontaine lui rend un visage toujours identique à lui-même, mais qui lui semble toujours nouveau parce qu’il lui montre toujours le même étranger, c’est-à-dire toujours le même inconnu. Narcisse cherche un miracle de la conversion de son être propre en un être qu’il puisse voir comme un autre le voit. C’est le désir de s’aimer lui-même comme un autre pourrait l’aimer qui fait qu’il cherche à connaître cette apparence qu’il donne de lui à un autre. Mais à cette apparence, un autre prête la vie, alors que Narcisse l’en a séparée.

Mais ici le drame commence : car l’image qu’il se fait de lui-même n’a même point la consistance de l’objet le plus fragile ; à l’inverse d’un mirage qui ne nous trompe que dans l’éloignement, elle demeure toujours si proche de lui que, pour peu qu’il s’écarte, elle se dissipe aussitôt. Ainsi, Narcisse est le héros d’une entreprise impossible, car il n’obtiendra jamais avec cette image ni une séparation véritable, ni une exacte coïncidence, ni cette réciprocité de l’agir et du pâtir qui est la marque de toute action véritable.

Narcisse est ému de se sentir exister. En s’observant, il produit une image de lui-même semblable à celle qu’il recevait jusque-là des êtres autres que lui. Il la renouvelle, la multiplie par des mouvements dont il est à la fois le spectateur et l’auteur. Il commence à entrer en sympathie avec lui-même. Mais cette image qu’il regarde dans la fontaine tend elle aussi ses bras vers un autre et non pas vers lui.

Narcisse s’aliène à lui-même ; il est hors de soi, d’un seul coup étranger et étrange à ses propres yeux. Il est le fou qui se quitte et court après lui-même, et il finit comme Ophélie. Lui qui vit, qu’a-t-il besoin de cette image de sa propre vie qui est faite pour les autres et non pas pour lui ?

7 L’ombre d’une ombre.

S’il était vrai de dire que Narcisse se dédoublât, il trouverait dans son double un fragment de lui-même. Mais, au lieu de se dédoubler, il redouble pour se voir sa propre réalité invisible, et ce qu’il en rend visible n’est plus qu’une ombre sans réalité.

Narcisse a besoin d’être rassuré sur sa propre existence. Il en doute et c’est pour cela qu’il cherche à la voir. Mais il faut qu’il se résigne, lui qui voit le monde, à ne se point voir. Car comment pourrait-il se voir, lui le voyant, autrement qu’en se transformant en cette chose vue, dont il est lui-même absent ? Lui qui étreint toute chose, comment pourrait-il lui-même s’étreindre ? Il faut qu’il se quitte pour se posséder, et s’il se cherche, il s’exténue.

Lui qui est l’origine de toutes les présences et qui communique la présence à tout ce qui est, comment deviendrait-il à lui-même présent ?

Qui possède la connaissance ne peut posséder l’existence de ce qu’il connaît. Or Narcisse veut réunir l’être et le connaître dans le même acte de son esprit. Il ignore que sa propre existence ne se réalise que par la connaissance du monde. Mais il interrompt sa vie pour la connaître et ne peut plus connaître de lui-même qu’un simulacre d’où la vie elle-même s’est retirée. Il n’est qu’un vase vide qui ne montre sa forme que par le contenu qui le remplit.

De cette source où il se mire, des feuillages qui l’abritent, de l’immense monde qui l’environne, Narcisse ne sait rien : il ne connaît que ce reflet fragile de lui-même qui se forme au creux de ces choses et qui sans elles ne serait rien.

Narcisse tremble d’émotion et de déception devant la révélation qui lui est faite. Rien ne pourrait le satisfaire que la vue de l’univers tout entier jaillissant de son regard comme d’un acte de création et de contemplation à la fois. Mais c’est l’univers au contraire qui disparaît tout à coup pour lui devant l’image dérisoire et impuissante qu’il obtient de lui-même.

Vision impie et attentatoire à l’ordre des choses où il refuse de contempler l’ouvrage du créateur pour se contempler lui-même, au lieu de se créer, et de faire de lui-même son propre ouvrage.

Mais Narcisse ne supporte ni d’être ni d’agir : il est réduit, dit le subtil Gongora, « à solliciter les échos, à dédaigner les sources ». Il cherche ce qui le flatte plutôt que ce qu’il est. Le corps de Narcisse n’est lui-même qu’une image qui est pour tous ceux qui l’entourent le signe de sa présence : mais que poursuit-il lui-même dans la fontaine, sinon le signe de ce signe et l’image de cette image ?

8 La complaisance de Narcisse.

Narcisse montre une extrême pudeur à l’égard d’autrui. Mais il dépouille toute pudeur à l’égard de lui-même : il se complaît dans cette absence de pudeur.

Narcisse s’étonne d’être un objet pour lui-même et se réjouit de se voir tel qu’un étranger le verrait, mais en se donnant le plaisir secret d’abolir cet étranger en lui-même.

Le désir de Narcisse, c’est de n’avoir point d’autre spectateur ni d’autre amant que lui-même. C’est d’être à lui seul l’amant et l’objet aimé. C’est de réunir en lui deux actes qui ne se produisent qu’en s’opposant. C’est, en se quittant, de se trouver, et de rentrer de nouveau en soi au moment où chacun ne pense qu’à sortir de soi pour chercher dans le monde un objet à connaître ou un être à aimer.

Mais dans ce mystérieux retour sur soi où il se complaît, Narcisse se réjouit qu’aucun objet extérieur à lui ne le sépare plus de lui-même, qu’aucun être indépendant de lui n’oppose une autre volonté à la sienne.

Narcisse s’enferme dans sa propre solitude pour faire société avec lui-même : dans cette parfaite suffisance qu’il espère, il éprouve sa propre impuissance. Il a inventé les mots de connaissance de soi et d’amour de soi, mais il se tourmente de l’impossibilité où il est d’accomplir les actes que ces mots désignent. Car il sait bien qu’il est avec le moi qui connaît et qui aime et non point avec la vaine image qu’il poursuit de sa connaissance et de son amour.

Être connu, être aimé de lui-même, n’ajoute rien pour lui à la pure puissance qu’il a de connaître et d’aimer ; ce n’est qu’en apparence qu’elle agit.

Le crime de Narcisse, c’est de préférer à la fin son image à lui-même. L’impossibilité où il est de s’unir à elle ne peut produire en lui que le désespoir. Narcisse aime un objet qu’il ne peut posséder. Mais dès qu’il a commencé à se pencher pour le voir, c’était la mort qu’il désirait. Rejoindre sa propre image et se confondre avec elle, c’est cela mourir. C’était son double aussi que cherchait dans les flots mouvants la fille du Rhin.

Narcisse ne sait pas qu’il doit quitter son corps pour percevoir son image. Il a voulu imiter Dieu qui, en se contemplant, a créé son Verbe. Il n’a pu voir lui-même que l’image de son corps. Mais en elle il se voit plus beau que tous les spectacles, et cette découverte le fait défaillir. Il disparaît dans la fontaine : car il veut que son image trop belle occupe toute la place de son être, comme il est arrivé à Lucifer quand il est devenu Satan.

Narcisse cherche à jouir par l’esprit de l’image même de son corps. Audacieuse et criminelle entreprise qui ne pouvait que précipiter son esprit.

9 Le péché contre l’esprit.

Narcisse est secret et solitaire.

Son erreur est subtile. Narcisse est un esprit qui veut se donner en spectacle à lui-même. Il commet ce péché contre l’esprit de vouloir se saisir comme il saisit les corps : mais il ne peut y parvenir et c’est son corps lui-même qu’il anéantit dans sa propre image. Cette image l’attire et le fascine : elle le détourne de tous les objets réels et il n’a plus de regard à la fin que pour elle.

C’est pour obtenir la jouissance de soi qu’il fait de lui-même une idole, afin de trouver devant lui cet objet dont il puisse jouir. Mais il n’y a que le rêveur qui puisse produire ainsi une image de lui-même ; et cette image à son tour périt avec son propre rêve.

Et le tragique de Narcisse, c’est que la fontaine lui impose cette effigie de lui-même qu’il n’a pas lui-même formée. C’est un produit de la réflexion, où la réflexion seule lui permet de se reconnaître, mais qui suppose un être qui se réfléchit, auquel il ne s’intéresse plus. Ainsi il perd le plus qu’il avait et le moins qu’il désire en échange lui est refusé. Mais l’acte le plus humble doit suffire à le délivrer de la misère où il est tombé et à lui rendre l’être qu’il a perdu. Telle est la moralité de son éternelle aventure.

10 Mort ou naissance ?

Dira-t-on que Narcisse meurt de tristesse en voyant une beauté qui est la sienne et qui demeure pour lui un spectacle pur ? Cette image qu’il cherche à saisir est plus belle que lui-même ; mais elle est insaisissable et inviolable comme toutes les ombres et tous les reflets.

Ou bien dira-t-on que sa tristesse, c’est de découvrir, à travers cette image, qu’il a une forme matérielle, lui qui pensait n’être qu’un esprit pur ? Et faut-il penser, comme le veut le mythe, que la mort de Narcisse vient clore pour toujours sa jeune et misérable aventure ? On peut lui donner un autre tour. De cette mort Hermès fait une naissance, ce qui montre à quel point ces deux contraires sont inséparables. C’est au moment où l’homme a vu le reflet de sa forme dans l’eau ou son ombre sur la terre, et qu’il l’a trouvée belle, qu’il s’est pris d’amour pour elle et qu’il a voulu la posséder. Alors le désir l’a rendu captif de cette forme. Elle saisit son amant, elle l’enveloppe tout entier et ils s’aiment d’un mutuel amour. Tel est alors le récit de l’incarnation de Narcisse, le moment où commence sa vie corporelle.

11 Narcisse et Pygmalion.

L’imagination semble donner le souffle à toutes ses créations. Il n’y a point d’homme en qui n’habite un rêveur qui peut dire : « J’évoquai tel jour l’image d’Alexandre, et je la vis peu à peu s’animer devant moi. Bientôt le jeune homme commença à se mouvoir et à donner tous les signes de la présence et de la vie. Il avait le visage d’un adolescent, un peu incliné sur le côté, comme le disent les chroniqueurs, rond sans être gras, avec des lignes peu accusées, beau, calme et un peu boudeur. » Mais le rêve se dissipe aussitôt.

Tout homme pense par éclairs pouvoir animer une image grâce au seul acte de son esprit. Mais il s’enivre un moment de sa puissance et finit dans le désespoir. Car la création ne réjouit éternellement le cœur de Dieu que parce qu’il appelle à la vie un être véritable pourvu d’un corps et d’une âme, ayant une initiative propre, qui l’invoque et qui lui répond. Or l’imagination nous laisse à nous‑même.

Il y a une tragique ressemblance entre la destinée de Narcisse et celle de Pygmalion. Pygmalion est resté jusque‑là sans aimer aucune femme. Mais il contemple la statue qu’il a faite et la trouve trop belle : elle est l’ouvrage de ses mains et commence à émouvoir ses sens au moment où il faut qu’il se sépare d’elle. Il invoque Vénus et il lui semble que la prière intérieure qu’il lui adresse amollit l’ivoire et en fait une chair. Ce corps immobile est plus charmant encore d’être retenu seulement par les liens de la pudeur. Pygmalion a peur de le blesser ; il imagine bientôt qu’il lui rend ses caresses. Et son amour est si ardent qu’il pense obtenir à lui seul ce consentement qui suffira à changer en un corps de femme ce corps inerte. Miracle de la ferveur, où l’on retrouve par contraste tous les traits de cet amour impuissant et refusé qui change un corps de femme en un corps inerte.

Pygmalion est amoureux de son œuvre même, qui ne peut lui donner que de la déception si elle reste une chose qu’il contemple et qu’il admire : il faut donc, pour cesser d’en être esclave, qu’il l’abandonne et s’en désintéresse.

Narcisse ne trouve devant lui que sa propre image, au lieu que Pygmalion emprunte un peu de mati  ère à l’univers afin de lui donner une forme étrangère. Il peut contempler une chose qu’il a produite et dont il voudrait faire un être. Il a tant de confiance dans l’amour qu’il a pour elle, qu’il se croit capable de donner la vie à ce qu’il a voulu. Là est son impiété, car il ne peut aimer qu’une vie qui doit d’abord se donner l’être à elle‑même avant de pouvoir se donner à lui.

12 Adam et Ève.

Dieu dans sa sagesse souveraine vit Adam se chercher lui-même comme Narcisse et, le dédoublant selon son désir, il fit apparaître devant lui le corps de la femme auquel il put se joindre sans s’anéantir. Mais livré à ses seules forces, Narcisse se double d’un fantôme qui imite ses gestes dérisoires et qui, alors qu’il cherchait à saisir son être véritable, change cet être même en une illusion qui le désespère.

Milton raconte le mythe autrement : il y montre d’abord la figuration de la conscience de soi qui s’éveille, ou des relations de l’être avec soi. Mais elles cachent un vœu impuissant, si elles ne s’achèvent point par les relations de l’homme avec la femme et de chaque être avec tous les autres. Narcisse meurt de soupçonner en lui cette féminité qui le trompe et qu’il ne peut réussir à contenter. Mais Ève naît tout à coup à la lumière et cherche l’explication de ce qu’elle est. Elle ignore d’où elle vient. La nature ne lui a encore rien appris. Elle incline son visage sur la surface des eaux qui reflète la pureté du ciel et qui lui paraît un autre ciel. En se penchant, elle aperçoit une figure qui se présente aussitôt à elle. « Je la regarde, elle me regarde. Je recule en tressaillant, elle recule en tressaillant ; un charme secret me rapproche, le même charme l’attire. Des mouvements réciproques de sympathie nous prévenaient l’une pour l’autre. » Mais ce charmant objet ne la retient pas. Elle n’attarde pas son regard sur lui avec complaisance. Il faut qu’une voix distincte l’avertisse qu’en lui, c’est son existence même qui lui est représentée. « Ce que tu contemples, belle créature, c’est toi-même. » Mais c’est un autre être qu’elle croit apercevoir. C’est un autre être qu’elle commence à admirer. Car ce n’est pas l’image d’elle‑même qu’elle poursuivait et qu’elle cherchait à posséder. C’était un être différent d’elle, mais dont cette image lui apprend qu’il est aussi semblable à elle. Elle lui sera unie et lui donnera, dit le poète, une multitude d’enfants qui la feront appeler la mère des vivants.


Ver online : Louis Lavelle