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Berdyaeff: LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE.

domingo 6 de abril de 2008, por Cardoso de Castro

L’évolution de la mystique et de la philosophie allemandes est d’une grande importance pour la dialectique du divin et de l’humain. C’est la catégorie du destin (Schicksal) qui joue un très grand rôle dans la pensée philosophique allemande. Ce mot est d’un emploi courant dans les ouvrages philosophiques allemands, alors qu’on ne le rencontre guère dans les ouvrages français et anglais, ce qui n’est pas dû à un simple hasard. Le peuple allemand est un peuple frappé d’un destin tragique, conséquence de l’organisation spirituelle de ce peuple métaphysique et effet d’une sorte de maladie de l’esprit. C’est une opinion généralement répandue que la pensée allemande et la mystique allemande ont toujours penché vers le panthéisme et que cela tient aux particularités de l’âme allemande. Tout en croyant que cette opinion jouit d’une faveur exagérée, nous n’en devons pas moins reconnaître qu’elle renferme une part de vérité que nous allons essayer de dégager. Je dirais volontiers que le destin de la pensée allemande représente un drame en trois actes ayant pour sujet les rapports entre le divin et l’humain. Kroner, qui a écrit un des ouvrages les plus remarquables, sur l’histoire de la philosophie idéaliste allemande, parle avec enthousiasme du caractère prophétique, messianique, eschatologique de la renaissance métaphysique allemande du début du XIXe siècle (Kroner : Von Kant   bis Hegel). Rien de plus exact. Il s’agit en effet d’un essor spirituel qu’on ne retrouve ni dans la philosophie anglaise ni dans la française. En France, les idées messianiques et prophétiques étaient surtout en rapport avec des aspirations sociales. L’écueil spirituel de la pensée allemande avait pour cause l’extraordinaire difficulté qu’elle éprouvait à reconnaître le mystère que constitue l’union des deux natures, la divine et l’humaine, dualisme qui est en même temps unité, sans que cette unité implique l’identité des deux éléments dont elle se compose, ni leur mélange. Mais la difficulté de reconnaître ce mystère implique aussi celle de reconnaître le mystère de la personne. C’est l’antipersonnalisme qui caractérise toute la métaphysique idéaliste allemande, à l’exception de la philosophie de Kant qui occupe une place à part. On n’en doit pas moins reconnaître qu’on assiste, dans la pensée et la spiritualité allemandes, au déroulement d’une dialectique géniale qui a exercé une influence capitale sur l’évolution de la conscience européenne. Comment décrire les actes de ce grand drame, non seulement intellectuel, mais spirituel? Essayons.

Acte premier : La mystique allemande et Luther. — La mystique allemande est représentée avant tout par maître Eckhardt  . Sa mystique est beaucoup plus complexe qu’on ne le croyait jadis, car il n’est pas seulement mystique, mais aussi théologien, plus grand, il est vrai, comme mystique que comme théologien. En tant que théologien, il se rapproche même de saint Thomas d’Aquin  . Mais il m’intéresse surtout comme mystique, il m’intéresse lorsqu’il parle le langage de la mystique, et non celui de la théologie, car c’est en cela que se manifeste sa génialité et c’est de là que vient son importance. Or c’est justement chez Eckhardt en tant que mystique qu’on découvre un penchant incontestable au monisme mystique. On avait proposé de définir sa doctrine non comme un panthéisme, mais comme un théopanthéisme. Mais ceci ne change pas grand’chose. Eckhardt se tient sur le plan de la mystique néo-platonicienne, et il s’apparente non seulement à Platon  , mais aussi à la philosophie religieuse de l’Inde; ce qui, d’ailleurs, n’est nullement fait pour mettre en doute le christianisme d’Eckhardt. Je ne crois pas en effet que la philosophie de saint Thomas soit plus chrétienne que la philosophie religieuse d’Eckhardt qui plonge davantage dans les profondeurs de la spiritualité (Innerlichkeit). Ce qu’il y a de plus profond et de plus original dans la pensée d’Eckhardt, c’est son idée de Divinité (Gottheit), qui entr’ouvre une plus grande profondeur que l’idée de Dieu, créateur du monde, et se trouve en dehors de l’opposition du sujet et de l’objet. Dieu serait déjà le secondaire, et non le primordial. Gottheit peut être pensée d’une façon tout à fait apophatique. L’erreur d’Eckhardt avait consisté, non dans l’affirmation d’un monisme complet par rapport à la Gottheit, mais dans l’affirmation d’un monisme relativement aux rapports entre l’homme et Dieu, autrement dit dans son monophytisme. Il refuse au créé toute essence, toute importance, toute valeur. Tout ce qui est créé serait frappé de nullité. L’existence même de l’homme serait une sorte de péché. Et c’est en cela qu’apparaît la contradiction qui affecte la pensée allemande. On attribue à l’homme une grande liberté dans son mouvement vers le dedans, vers la spiritualité et vers Dieu, tout en niant l’indépendance de la nature humaine, de la liberté de l’homme, de la liberté humaine, tout en soumettant ainsi l’homme à un déterminisme mystique. En comparant la mystique de Shankara et celle d’Eckhardt, R. Otto trouve que l’une et l’autre recherchent le salut, l’Etre, et que pour l’une et pour l’autre c’est la connaissance qui est le chemin du salut [5]. D’après Otto, la mystique d’Eckhardt n’est pas, comme celle de Boehme  , une mystique du type gnostique, théosophique. C’est exact, mais à la condition de ne pas exagérer la différence, étant donné qu’on trouve chez Eckhardt un élément métaphysique très marqué par lequel sa mystique diffère de la mystique chrétienne, préoccupée exclusivement de la description du chemin spirituel que l’âme doit suivre pour atteindre Dieu. Le thème de la Mystique allemande est toujours métaphysico-cosmologique.


[5Voir le livre déjà cité de R. Otto : West-OEstliche Mystik.