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Berdyaeff: LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE.

domingo 6 de abril de 2008, por Cardoso de Castro

Kierkegaard propose de commencer non par le doute, mais par le désespoir. C’est, d’après lui, le désespoir qui représente la distance séparant le sujet de l’objet. Mais l’expérience du désespoir doit avoir pour effet l’élargissement de la vérité. Ce qui est intérieur ne saurait trouver sa pleine expression dans l’extérieur. Pour moi, cela signifie que l’esprit, qui est toujours réfugié dans le subjectif, ne peut s’exprimer dans l’objectivation, laquelle ne peut que le déformer. Kierkegaard est un des précurseurs de la philosophie existentielle. D’après lui, en effet, l’homme et son existence ne sauraient être des objets. La philosophie existentielle est liée à l’angoisse religieuse et découle chez Kierkegaard lui-même de l’expérience chrétienne. La principale différence qui existe entre les hommes, en ce qui concerne leurs conceptions du monde, consiste en ce que les uns reconnaissent l’existence d’un « autre monde », tandis que d’autres ne connaissent que « ce monde-ci ». Kierkegaard lui-même possédait une expérience chrétienne, mais cette expérience était celle d’une nature religieuse ayant subi le dédoublement, ayant éprouvé la rupture entre le divin et l’humain, ayant été abandonnée par Dieu. Le cas de Heidegger  , qui est le plus influent des philosophes « existentiels » de nos jours, est différent. Sa problématique a subi l’influence de Kierkegaard, mais Dieu se trouve chez lui remplacé par le monde, et son désespoir n’aspire pas à quelque chose d’ « autre ». Il veut édifier une ontologie, mais en procédant tout à fait comme le faisait la philosophie rationaliste académique. Ceci est en contradiction flagrante avec la philosophie existentielle qui n’admet pas la possibilité d’une ontologie à base de rationalisation et d’objectivation [20]. Heidegger a passé par l’école de la théologie catholique, et sa doctrine de la chute (Gewurfenheit des Daseins) s’en ressent. Mais la rupture entre l’existence (Dasein) humaine et la divine atteint chez lui l’extrême degré. Le Dasein n’est que l’être-là-dans-le-monde (in der Welt sein). C’est le néant qui est à la base du Dasein. C’est la philosophie du Néant. Le Dasein remplace le sujet. Chez lui, comme chez Sartre  , le phénomène, ce qui apparaît, a un tout autre sens que chez Kant. Etre-dans-le-monde est un souci; Etre est un souci. D’où la temporalisation. La pensée de Heidegger est accablée par le poids du monde objectif du souci. Il ne reconnaît ni esprit, ni liberté, ni personne. C’est le on impersonnel (le man allemand) qui est le sujet de l’existence quotidienne d’où nulle issue n’est possible. Cette métaphysique noie l’existence humaine dans le chaos de la grossière existence. La philosophie de Heidegger appartient à une tout autre époque que celle des positivistes, des matérialistes et des athées du xixe siècle. Elle est marquée d’un péché originel, héritage du catholicisme, et pour elle l’existence de l’homme et du monde est la conséquence d’une chute. Mais pourquoi la chute? D’où vient la faute? Sur ce point on se trouve en présence de valuations morales masquées. L’héritage de l’idéalisme est représenté par la conception d’après laquelle il n’y aurait pas correspondance entre la vérité et l’objet, parce que c’est l’homme qui imprime la vérité au monde de la connaissance. Mais on ne trouve pas chez Heidegger une justification de la possibilité de la connaissance. Cependant le Dasein est en même temps un Etre historique, et l’histoire nous révèle à la fois l’universel et l’unique. La création de l’avenir est une projection de la mort. Heidegger parle de la Freiheit zura Tode (liberté en face de la mort). Le but de notre existence consiste à devenir libres de regarder la mort en face. L’art, la philosophie, la politique luttent contre le grossier chaos, contre le grossier Etre primaire. Mais d’où viennent les forces qui permettent de mener cette lutte? La métaphysique de Heidegger repose sur le concept de la finitude de l’existence humaine, sur la négation de tout élan de l’homme vers l’Infini. Ce monde est un monde terrible, un monde de soucis, d’angoisses, d’abandons, de quotidienneté. C’est une métaphysique où la rupture avec Dieu est poussée à l’extrême. Mais le divin n’y réapparaît pas sous un pseudonyme, comme chez Fenerbach, Stirner, Nietzsche, Marx, et le contentement du monde s’en trouve exclu. Le pessimisme de Heidegger est plus conséquent et plus effrayant que celui de Schopenhauer qui, lui, ne manquait pas de consolations.


[20Heidegger : Sein und Zeit. Cf. l’excellent livre de Woehlens : La philosophie de Martin Heidegger. Voir aussi Sartre : L’Etre et le Néant. Sartre nie résolument l’existence d’un « autre monde «, et sa philosophie contient une terminologie - « ontologie », « transcendant », etc. - qui est faite pour induire facilement en erreur.