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HB: Bouddha

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

L’éthique, en tant que "prudence" ou en tant qu’art, n’est pas autre chose que l’application scientifique des normes doctrinales aux problèmes contingents. Bien agir ou bien faire n’est pas une question de volonté, mais de conscience ou de lucidité, le choix n’étant possible qu’entre l’obéissance et la rébellion. Autrement dit, les actions sont dans l’ordre ou contre l’ordre, exactement de la même façon que l’iconographie est correcte ou incorrecte, en forme ou informe (NA: En fait, de même que la forme des images est prescrite dans les Shilpa-Shâstras, celle des actes est prescrite dans les Dharma-Shâstras. Art et "prudence" sont l’un et l’autre des sciences, qui ne se distinguent de la métaphysique pure que par le fait de leur application aux factibilia et aux agibilia. Le fait qu’il s’agit d’une application à des problèmes contingents introduit un élément de contingence dans les lois elles-mêmes, qui ne sont pas les mêmes pour toutes les castes, ni tous les âges. En ce sens, la tradition est susceptible d’adaptation aux conditions changeantes, pourvu que les solutions soient toujours directement obtenues à partir des premiers principes, qui jamais ne changent. Autrement dit, alors même que la modification des lois est possible, celles-là seules pourront être dites authentiques qui restent réductibles à la Loi Éternelle. De même la variété des religions est une application nécessaire et régulière des purs principes métaphysiques correspondant à la variété des besoins humains, chacune d’entre elles pouvant être dite "la vraie religion" dans la mesure où elle réfléchit les principes éternels. En disant cela nous faisons une distinction entre la métaphysique et la "philosophie", et nous n’entendons pas suggérer que quelque philosophie systématique ou naturaliste puisse prétendre à la validité de la théologie, qu’Aristote   place au-dessus de toutes les autres sciences (Métaphysique, 1, 2, 12 f. ; VI, 1, 10 f.).). L’erreur, c’est de manquer la cible ; on doit l’attendre de tous ceux qui agissent selon leurs instincts, pour se plaire en eux-mêmes. L’habileté (kaushalyâ = sophia) est vertu, dans l’agir comme dans le faire ; il est nécessaire d’insister là-dessus parce qu’on est arrivé à perdre de vue que le péché existe aussi bien en art qu’en morale. "Le yoga est habileté dans les ?uvres (NA: Bhagavad Gîtâ, II, 50 ; le Yoga est aussi le "renoncement (sannyâsa) aux oeuvres" (Bhagavad Gîtâ, VI, 2). En d’autres termes, yoga ne signifie pas faire moins ou plus qu’il ne faut, ni ne rien faire du tout, mais agir sans attachement au fruit des actes, sans penser au lendemain ; celui-là voit la vérité, qui voit l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction (Bhagavad Gîtâ, IV, 18 et passim). C’est la doctrine chinoise du wu wei. Le yoga, c’est littéralement et étymologiquement le "joug", tel celui des chevaux ; et, sous ce rapport, on ne doit pas perdre de vue qu’aux Indes, comme dans la psychologie grecque, les "chevaux" du véhicule corporel sont les facultés sensibles par quoi il est traîné ici ou là, pour le bien ou pour le mal, ou vers le but ultime si les chevaux sont sous le contrôle du conducteur, auquel ils sont joints par les rênes. L’individualité est l’attelage, le Conducteur Intérieur ou Homme Intérieur est le cavalier. L’homme, alors "s’attelle lui-même comme un cheval qui comprend" (Rig Vêda Samhitâ, V, 46, 1). En tant que discipline physique et mentale, le Yoga est Contemplation, dharana, dhyâna, et samâdhi, correspondant aux consideratio, contemplatio et excessus ou raptus chrétiens. Dans sa consommation et sa signification totale, le yoga implique la réduction des choses séparées à leur principe d’unité, et par là ce que l’on appelle parfois l’"union mystique" ; mais il doit être clairement entendu que le yoga diffère de l’"expérience mystique" en ce qu’il n’est pas une méthode passive, mais bien active et contrôlée. Le yogî parfait peut passer à volonté d’un état à un autre ; c’est le cas par exemple du Bouddha, Majjhima Nikâya, I, 249. On trouvera quelques-unes des correspondances chrétiennes les plus étroites dans The Clowde of Unknowyng et The Book of Prive Counseling ; cf. V. Elwin, Christian Dhyâna, a study of "The Cloud of Unknowing  ", Londres, 1930. Tout Hindou est dans quelque mesure un praticien du Yoga, et ce que cela signifie au juste est admirablement exposé dans Platon  , République  , 671 D f., eis sunnoian autos auto aphikomenos. Toutefois, quand il est question d’exercices plus poussés de contemplation, et que l’intention est d’escalader les sommets les plus hauts, le disciple doit se préparer par des exercices physiques appropriés ; il doit en particulier avoir acquis un contrôle et une science parfaitement au point du processus entier de la respiration avant de se livrer à n’importe quel exercice mental. Aucun de ces exercices ne peut d’ailleurs être tenté avec sécurité sans la direction d’un maître. On aura quelque idée des premiers degrés à franchir, lesquels consistent à arrêter le cours vagabond de la pensée et à le faire passer sous son contrôle, si on essaie de penser à une chose donnée, n’importe laquelle, pendant un laps de temps de dix secondes ; on découvrira, non sans surprise, et embarras peut-être, que l’on ne peut même pas faire cela sans beaucoup de pratique.)." 61 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

On ne peut mieux concevoir cela que par l’analogie du rayon de lumière dans sa relation avec sa source, ou par celle du rayon d’un cercle dans sa relation avec son centre. Si l’on se représente un tel rayon comme ayant pénétré, à travers le centre, dans l’infini extra-cosmique et sans dimensions, on ne peut rien en dire ; si l’on se le représente comme étant au centre, ce ne peut être qu’en tant qu’identifié à ce centre et ne pouvant s’en distinguer. Et c’est seulement quand il "sort", qu’il acquiert une apparence de position et d’existence propre. Il se produit alors une "descente" (avatarana) (NA: Avatarana = katabasisos, comme dans République, 519 D et Jean, III, 13, le "retour dans la caverne" de ceux qui ont fait l’"ascension verticale" correspond à la redescente du Sacrificateur, dont les références sont données à une autre note. Avatri varie en significations entre "venir sur" et "surmonter", le dernier sens prédominant dans les plus anciens textes. Le sens de "descente" est souvent exprimé d’une autre manière ou par d’autres verbes tels que avakram ou avasthâ, prati-i, (praty-) avaruh. La plus ancienne référence à la "descente" de Vishnu est peut-être Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), 1, 7, 6, 1, 2... punar imam lokam praytavaroha, cf. Shatapatha Brâhmana, XI, 2, 3, 3 où Brahma imân lokân... pratyavait. En ce qui concerne la reconnaissance ultérieure du Bouddha comme un avatâra, cf. J. I., 50 où le Bouddha descend (oruyha os avaroha) du ciel de Tusita pour naître, l’illustration de cet événement à Bharhut étant notée bhagavo okamti (os avakrâmati  ), et Dhammapada Atthakathâ, III, 226, où il descend (otaritwâ os avatîrtwâ) du ciel à Sankassa. Pour d’autres expressions de l’idée de "descente", voir Jaiminîya Upanishad   Brâhmana, III, 28, 4 ; Shatapatha Brâhmana, XI, 2, 3, 4 et Bhagavad Gîtâ, IV, 5 f. Cf. Clementine Homilies, III, 20 : "Celui-là seul le possède (l’esprit du Christ) qui a changé de noms et de formes depuis le commencement du monde, et ainsi a reparu maintes fois dans le monde".) de la Lumière des Lumières comme lumière, mais non comme une "autre" lumière. Une descente telle que celle de Râma ou de Krishna présente une différence essentielle avec l’incarnation des natures mortelles qui ont oublié qui elles sont, et avec leur déterminisme fatal. C’est en vérité le besoin de ces dernières qui détermine cette descente, et non quelque imperfection chez celui qui descend. Une semblable descente est celle d’un être che solo esso a sè piace, qui seul se plaît en soi-même (NA: Dante  , Purgatorio, XXV III, 91.) et cet être n’est pas "sérieusement" engagé dans la forme qu’il assume, ni lié par quelque nécessité coactive ; il joue seulement le jeu" (krîdâ, lîlâ) (NA: Voir note 31 et "Play and Seriousness" dans Journal of Philosophy, XXXIX, 550-552. Nitya et lîlâ, le constant et le variable, sont l’Être et le Devenir, dans l’Éternité et le Temps.). Notre Soi immortel est "comme la rosée sur la feuille de lotus (NA: Chândogya Upanishad, IV, 14, 3 ; Maitri Upanishad  , III, 2 ; Sutta Nipâta, 71, 213, 547 (comme Katha Upanishad  , V, 11), 812, 845 ; Angutara Nikâya, II, 39.)", il touche mais il n’adhère pas. "Suprême, inouï, hors d’atteinte, impensable, indompté, invisible, indiscernable et indicible, bien qu’écoutant, pensant, voyant, parlant, scrutant, sachant, telle est cette Personne Intérieure, qui est dans tous les êtres et dont on doit savoir (NA: Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4, cf. Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 44 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, 3 ; Chândogya Upanishad, IV, 11, 1 ; VI, 8, 7 f ; Kaush. Up., 1 : 2, I, 5, 6.) : "Il est mon Soi", "Tu es Cela" (NA: Shankhâyana Aranyaka, XIII et note précédente. "Tout ce que vous avez été, et vu, et fait, et pensé, Ce n’est pas vous, mais Moi qui le vis, qui le fus, qui le façonnai. Pèlerin, Pèlerinage. et Voie, C’était uniquement Moi vers Moi-même : Et votre Arrivée, c’était Moi-même à ma propre Porte. Venez, Atomes perdus, attirés par votre Centre... Rayons errants dans la vaste Obscurité, Revenez et réintégrez votre Soleil". Mantiqu’t-Tair (d’après la traduction Fitzgerald).). 72 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

Le Bouddhisme semble différer d’autant plus du Brahmanisme, dont il est issu, qu’on l’étudie plus superficiellement ; mais plus on approfondit cette étude, plus il devient difficile de les distinguer l’un de l’autre, ou de dire sous quels rapports, s’il en est aucun, le Bouddhisme n’est pas réellement orthodoxe. La distinction la plus saillante est le fait que la doctrine bouddhique a été exposée par un fondateur d’apparence historique, qui aurait vécu et enseigné au VIe siècle avant Jésus-Christ. Hors cela, il y a seulement dans le Bouddhisme de larges différences d’accent. Ainsi, l’on tient généralement pour évident qu’il faut quitter le monde si l’on veut suivre la Voie et comprendre la doctrine. L’enseignement s’adresse, soit à des Brâhmanes sur le point de se convertir, soit à la congrégation des Moines Errants (pravrâjaka) déjà entrés dans le Sentier ; certains d’entre eux sont déjà des Arhats parfaits, devenus à leur tour les maîtres d’autres disciples. Il y a également un enseignement éthique pour les laïques, avec commandements et défenses sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire (NA: Vinaya, 1, 235 et passim ; D. I, 52, 68 f. ; Samyutta Nikâya, III, 208 ; A. 1, 62 (Gradual Sayings, p. 57, où la note 2 de Woodward est complètement erronée). Le Bouddha enseigne qu’il y a "ce qui est à faire" (kiriya) et "ce qui est à ne pas faire" (akiriya) ; ces deux termes ne se réfèrent jamais à "la doctrine du Karma (rétribution) et à son opposée". Cf. Harvard Journal of Asiatic Studies, IV, 1939, p. 119. Que le But (comme dans la doctrine brahmanique) soit d’être délivré du bien comme du mal (voir notes 54 et 55) est une tout autre question ; faire le bien et éviter le mal est indispensable au Voyageur. L’idée qu’il n’y a pas de devoir (a-kiriya), bien que parfois soutenue, est hérétique : on ne peut échapper à la responsabilité ni par l’argument d’un déterminisme fatal fondé sur l’efficacité causale des actes passés, ni par l’imputation de cette responsabilité à Dieu (issaro), ni par la négation de la causalité ou le postulat du hasard. L’ignorance est la racine de tout mal, et c’est de ce que nous faisons maintenant que dépend le "bonheur" de notre voyage (Angutara Nikâya, I, 173 f). L’homme n’est impuissant que pour autant qu’il voit le Soi dans ce qui n’est pas le Soi ; dans la mesure où il s?affranchit de l’idée "c’est moi", ses actions deviennent bonnes et non mauvaises ; aussi longtemps qu’il s’identifie lui-même avec l’âme-corps (savinnânakâya) ses actions demeurent "ego"-istes.), mais rien qui puisse être décrit comme une "réforme sociale" ou une protestation contre le système des castes. La distinction qui est faite à maintes reprises entre le "vrai Brâhmane" et le simple Brâhmane de naissance est celle qu’affirmaient déjà sans cesse les livres brahmaniques. 93 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Si l’on peut en quelque façon parler du Bouddha comme d’un réformateur, c’est seulement dans le sens strictement étymologique du terme : ce n’est pas pour établir un nouvel ordre, mais pour restaurer un ordre ancien que le Bouddha est descendu du ciel. Mais si son enseignement est "parfait et infaillible (NA: D., III, 135 (tath’êva hoti no annatha) ; Angutara Nikâya, II, 23 ; D., III, 133 ; Sutta Nipâta, 357, yathâ vâdî tathâ kârî (cf. Rig Vêda Samhitâ, IV, 33, 6, satyam uchur nara êva hi chakruh) ; de là Sutta Nipâta, 430, Itivuttaka, 122, tathâvâdin. Dans ce sens, tathâgato peut être appliqué au Bouddha, au Dhamma et au Sangha, Sutta Nipâta, 236-238.)", c’est parce qu’il a entièrement pénétré la Loi Éternelle (akâlika dharma) (NA: Le Dhamma enseigné par le Bouddha, d’une parfaite beauté du commencement à la fin, s’applique à la fois dans le présent (samditthiko) et hors du temps (akâliko). 94 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Cette remarque concerne également le Bouddha, car il s’identifie lui-même avec le Dhamma.) et vérifié lui-même toutes choses dans le ciel et sur la terre (NA: D., I, 150, sayam abhinnâ sacchikatwâ ; D., III, 135, sabbam... abhisambuddham ; Majjhima Nikâya, I, 171 ; Dhammapada, 353, sabbavidû’ham asmi ; Sutta Nipâta, 558, abhinnêyam abhinnalam... tasmâbuddho’smi ; D., III, 28, etc.). Il dénonce comme une vile hérésie l’idée qu’il enseignerait "une sagesse qui serait sienne", élaborée par lui (NA: Majjhima Nikâya, I, 68 f., le Bouddha "rugit du rugissement du lion" ; ayant décrit ses pouvoirs surnaturels, il ajoute . "Maintenant, si quelqu’un dit de moi, le Pèlerin Gautama, connaissant et voyant ainsi que je l’ai dit, que ma haute science aryenne et ma vision intérieure ne sont pas de nature supra-humaine, que j’enseigne une Loi tirée du raisonnement (takkapariyâhatam) et de l’expérience, et dont l’expression me serait personnelle (sayam-patibhânam), si celui-là ne se rétracte pas, s’il ne se repent pas (chittam pajahati os metanoein) et s’il n’abandonne pas cette pensée, il tombera en enfer". "Ces vérités profondes (yê dhammâ gambhîrâ) que le Bouddha enseigne sont inaccessibles au raisonnement (atakkâvacharâ) ; il les a vérifiées par la connaissance supérieure qu’il possède" (D., I, 22) ; cf. Katha Upanishad, II, 9 "ce n’est pas par la raison que cette idée peut être saisie" (naishâ tarkêna matir âpanêyâ). Milinda Panho, 217 f., explique que c’est "une ancienne Voie, que l’on avait perdue, que le Bouddha ouvre à nouveau". Cela se réfère au brahmachariya, à la "marche avec Dieu" (= theo synopadein, Phèdre  , 248 C) de Rig Vêda Samhitâ, X, 109, 5 ; Atharva Vêda Samhitâ, des Brâhmanas, des Upanishads et des textes palis. 95 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Le "rugissement du lion" est originellement celui de Brihaspati, Rig Vêda Samhitâ, X, 67, 9, c’est-à-dire d’Agni.). Il n’est pas de véritables sages qui soient venus pour détruire ; ils sont toujours venus pour accomplir la Loi. «J’ai vu, dit le Bouddha, l’Ancienne Voie, la Vieille Route prise par les Tout-Éveillés d’autrefois, et c’est le sentier que je suis (NA: Samyutta Nikâya, II, 106, purânam maggam purânanjasam anugacchim.)" Et, comme il fait d’autre part l’éloge des Brâhmanes d’antan qui se souvenaient de l’Ancienne Voie conduisant à Brahma (NA: Samyutta Nikâya, IV, 117, tê brâhmanâ purânam saranti... so maggo brahma-pattiyâ. Dans Itivuttaka, 28, 29, ceux qui suivent cette (ancienne) Voie enseignée par les Bouddhas sont appelés Mahâtmâs. Mais, Sutta Nipâta, 284-315, maintenant que les Brâhmanes ont négligé depuis longtemps leur Loi ancienne, le Bouddha la prêche à nouveau.), on ne peut douter que le Bouddha fasse allusion à "l’étroit sentier ancien qui mène très loin, par lequel les contemplatifs, les connaissants de Brahma montent et sont délivrés" (vimuktâh), mentionné dans des versets qui étaient déjà antiques quand Yâjnavalkya les citait dans la première Upanishad (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 8, panthâ... purâno... anuivitto mayaiva têna dhîrâ apiyanti brahmavidah swargam lokam ûrdhwam vimuktâh. Comme Mrs. Rhys Davids l’a mis également en évidence, le Bouddha ne critique le Brahmanisme que sur des questions extérieures ; il "tient pour admis" son système intérieur de valeurs spirituelles" ("Relations between Early Buddhism and Brahmanism", Indian Historical Quarterly, X, 1934, p. 282). En ce qui concerne l’opinion courante, selon laquelle le Bouddha serait venu détruire et non accomplir une ancienne Loi, nous avons montré partout la continuité ininterrompue des doctrines brahmanique et bouddhique (cf. note 107, p. 121). La doctrine bouddhique est originale (yoniso manasikâro) sans doute, mais elle n’est assurément pas nouvelle. Le Bouddha ne fut pas un réformateur des institutions sociales, mais d’états d’esprit. Ainsi, pour citer un exemple, c’est l’oubli de la Loi éternelle qui est la cause des luttes de classes et des querelles de famille. Les Quatre Castes sont naturellement "protégées" par leurs lignages, et c’est seulement quand la cupidité domine les hommes qu’on les voit discréditer la doctrine des castes (jâtivâdam niramkatwâ kâmânam vasam upagâmum, Sutta Nipâta, 314, 315).). 96 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Il est expressément déclaré d’autre part que les Brâhmanes d’aujourd’hui - bien qu’il y ait des exceptions - ont perdu les grâces qui étaient l’apanage de leurs ancêtres purs et sans ego (NA: Sutta Nipâta, 284 ff. (cf. Rig Vêda Samhitâ, X, 71, 9) ; D., III, 81, 82 et 94 f ; exceptions Samyutta Nikâya, 11, 13 ; Sutta Nipâta, 1082.). C’est de ce point de vue, et en relation avec le fait que le Bouddha est né dans un âge où la caste royale était plus en honneur que la caste sacerdotale, que l’on peut le mieux comprendre la raison de la promulgation des Upanishads et de la doctrine bouddhique à une seule et même époque. Ces deux corps de doctrine intimement liés et concordants, tous deux d’origine "sylvestre", ne s’opposent pas l’un à l’autre, mais à un adversaire commun. Leur intention est manifestement de restituer les vérités d’une antique doctrine. Non que la continuité de la transmission par les lignées érémitiques des forêts se soit jamais interrompue, mais parce que les Brâhmanes des cours et du "monde", occupés d’abord des formes extérieures du rituel, et peut-être trop intéressés à leurs émoluments, étaient alors devenus plutôt "Brâhmanes de naissance" (brahmabandhu) que Brâhmanes dans le sens des Upanishads et du Bouddhisme, à savoir "connaissants de Brahma" (brahmavit). Il y a peu de doute que la doctrine profonde du Soi ait été enseignée jusque-là par transmission magistrale (guruparamparâ) à des disciples qualifiés ; cela est pleinement évident, d’une part dans les Upanishads elles-mêmes (NA: Maitri Upanishad, VI, 29 : "Ce très profond mystère..." ; Brihadâranyaka Upanishad, VI, 3, 12 ; Bhagavad Gîtâ, IV, 3 : XVIII, 67. Pourtant les Upanishads étaient alors "publiées" ; et, de même que le Bouddha "ne cache rien", de même on nous dit que "rien n’a été omis dans ce qui fut dit à Satyakâma, homme qui ne peut prouver son lignage, mais qui est appelé brâhmane à cause de la vérité de sa parole". (Chândogya Upanishad, IV, 4, 9). Il n’y a pas d’autre secret, en sorte que quiconque comprend peut proprement être appelé brâhmane (Shatapatha Brâhmana, XII, 6, 1, 41).) (leur nom même signifie "s’asseoir auprès d’un maître"), et d’autre part dans le fait que le Bouddha parle souvent de "ne rien garder par devers soi". Il résulterait nettement de ces conditions que ceux à qui le Bouddha se réfère si souvent comme à l’"inculte multitude" doivent avoir entretenu ces fausses "théories de l’âme" et ces croyances en une réincarnation "personnelle" contre quoi il fulmine inlassablement. 97 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Il se peut aussi que les rois eux-mêmes, dressant leur arrogante puissance contre l’autorité sacerdotale, aient cessé de choisir leurs ministres brahmanes avec sagesse (NA: Cf. Shatapatha Brâhmana, IV, 1, 5, 4.). De cet état de choses, Indra lui-même, roi des Dieux, "aveuglé par son propre pouvoir" et égaré par les Asuras, fournit l’archétype in divinis (NA: Brihad Dêvatâ, VII, 54.). D’un autre côté, pour ce qui est de l’"éveil" de la qualité royale en ce qui concerne le Bouddha, nous en avons également le paradigme en Indra ; car, exhorté par le conseiller spirituel à qui il doit allégeance, Indra "se réveille" (buddhwâ châtmânam) (NA: Brihad Dêvatâ, VII, 57.) et se célèbre lui-même, le Soi éveillé, par des louanges où l’on trouve des mots qu’aurait pu employer le Bouddha : «Jamais, à aucun moment, je ne suis soumis à la Mort" (mrityu-mâra) (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 48, 5.). On ne perdra pas non plus de vue qu’il est plus d’une fois référé à l’Indra védique comme à un Arhat. Et, s’il paraît étrange que la véritable doctrine ait été enseignée par un membre de la caste royale, dans le cas du Bouddha, il y a là un état de fait qu’il n’est pas rare de rencontrer dans les Upanishads (NA: Brihadâranyaka Upanishad, VI, 2, 8 ; Chândogya Upanishad, V, 3-11 ; Kaush. Up., IV, 9 (où la situation est appelée "anormale", pratiloma).). Krishna lui-même, bien qu’il fût un maître spirituel, n’était-il pas aussi de sang royal ? Tout cela revient à dire que, lorsque le sel d’une "église établie" a perdu sa saveur, c’est du dehors que sa vie sera renouvelée plutôt que du dedans. 98 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Les écrits où sont conservées les traditions sur la vie et les enseignements du Bouddha relèvent de deux catégories : le Petit Véhicule (Hînayâna) et le Grand Véhicule (Mahâyâna). C’est du premier, et dans ses plus anciens textes, que nous nous occuperons principalement. Les livres appartenant au Petit Véhicule sont composés en pali, dialecte littéraire étroitement apparenté au sanscrit. Les écrits palis se placent entre le IIIe siècle environ avant Jésus-Christ et le VIe siècle après Jésus-Christ. Le Canon est formé de ce que l’on appelle les "Trois Corbeilles" qui désignent respectivement la Règle monastique (Vinaya), le Discours (Sûtra) et la Doctrine Abstraite (Abhidharma). Nous nous occuperons surtout des cinq classes du» Discours", écrit où se trouve conservé ce qui est tenu pour paroles authentiques du Bouddha. D’entre les écrits extra-canoniques, les plus importants parmi les premiers textes sont les Milindapanha et le Visuddhimagga. Le grand livre de Jâtaka, largement composé d’anciens matériaux mythologiques refondus dans une forme populaire, et rapportés comme des récits des naissances précédentes, est relativement tardif, mais fort instructif, à la fois du point de vue bouddhique et comme peinture détaillée de la vie de l’Inde ancienne. Tous ces livres sont pourvus de commentaires élaborés de la façon que nous appellerions aujourd’hui "scolastique". Nous prendrons ces textes tels qu’ils sont, car nous ne nous fions pas aux corrections de textes des érudits modernes, dont les méthodes critiques relèvent principalement de leur aversion pour les institutions monastiques et de leur opinion individuelle sur ce que le Bouddha a dû dire. De fait, il est surprenant qu’un corps de doctrine tel que le Bouddhisme, avec sa marque profondément intemporelle et même antisociale, et, d’après les paroles du Bouddha lui-même, "difficile à comprendre pour vous qui êtes de perspectives différentes, qui avez d’autres capacités de compréhension, d’autres goûts, une autre obédience et une autre formation (NA: D., III, 40 ; cf. Samyutta Nikâya, 1, 136 ; D., 1, 12.)", ait pu devenir aussi "populaire" dans le milieu occidental actuel. On aurait pu supposer que des esprits modernes eussent trouvé dans le Brahmanisme, qui conçoit la vie comme un tout, une sagesse plus conforme à leur nature. Il y a lieu seulement de penser que, si le Bouddhisme a été tant admiré, c’est surtout pour ce qu’il n’est pas. Un spécialiste moderne a fait la remarque suivante : "Le Bouddhisme, dans sa pureté primitive, ignorait l’existence de Dieu ; il niait l’existence de l’âme ; il était moins une religion qu’un code de morale (NA: Winifred Stephens, Legends of Indian Buddhism, 1911, p. 7. M. V. Bhattacharya soutient pareillement que le Bouddha enseignait qu’"il n’y a pas de Soi ou Atman" (Cultural Heritage of India, p. 259). En 1925, un érudit du Bouddhisme écrivait encore "L’âme... est décrite dans les Upanishads comme une petite créature en forme d’homme... Le Bouddhisme a rejeté toutes les théories de ce genre" (PTaittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), Dictionary, attan). Il serait tout aussi raisonnable de dire que le Christianisme est matérialiste parce qu’il parle d’un "homme intérieur". Peu de savants s’exprimeraient de la sorte aujourd’hui, mais, quelque ridicules que de semblables énoncés puissent paraître (et ils supposent une ignorance aussi grande de la doctrine chrétienne que de la doctrine brahmanique), ils survivent encore dans toutes les études courantes concernant le Bouddhisme. Naturellement, il est bien vrai que le Bouddha niait l’existence de l’âme ou du "soi" au sens étroit du terme (en accord, pourrait-on dire, avec le commandement denegat seipsum, Marc, VIII, 34), mais ce n’est pas cela que nos écrivains entendent, ni que leurs lecteurs comprennent ; ce qu’ils veulent dire, c’est que le Bouddha niait le Soi Immortel, Sans-naissance et Suprême des Upanishads. Et cela est d’une fausseté flagrante. Car il parle souvent de ce Soi ou Esprit, et nulle part aussi clairement que dans la formule répétée na mê so attâ, "ceci n’est pas mon Soi" dont l’exclusion porte sur le corps et les éléments de la conscience empirique ; vérité à laquelle s’appliquent tout particulièrement ces paroles de Shankara   : "Quand nous nions quelque chose d’irréel, c’est par référence à quelque chose de réel" (Br. Sûtra, III, 2, 22). Comme le fait remarquer Mrs. Rhys Davids, "so, cela", est employé dans les Sutras pour donner le maximum de relief au problème de la personnalité (Minor Anthologies, 1, p. 7, note 2. Na mê so attâ n’est pas plus une négation du Soi que le to soma... ouk estin o anthropos ; de Socrate   (Axiochus, 365) n’est une négation de "l’Homme". Nier le Soi n’est pas le fait du Bouddha mais du natthika. Et quant à "ignorer Dieu" (car il est souvent prétendu que le Bouddhisme est "athée"), on pourrait aussi bien arguer que Maître Eckhart   ignorait Dieu lorsqu’il disait : "niht, daz, ist gote gelîch, wande beide niht sind" (Pfeiffer, p. 506).)." On discerne là un appel au rationalisme d’une part, au sentimentalisme d’autre part. Malheureusement, ces trois propositions sont fausses, au moins dans le sens où elles sont entendues. C’est à un autre Bouddhisme que va notre sympathie et à qui nous pouvons donner notre adhésion ; et c’est le Bouddhisme des textes tels qu’ils sont. 99 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

En nous demandant : qu’est-ce que le Bouddhisme, nous devons commencer comme auparavant par le Mythe, car celui-ci se confond désormais avec la vie même du Fondateur (quelque quatre-vingts ans), qui résume l’épopée entière de la victoire sur la mort. Mais si nous faisons abstraction, dans le récit pseudo-historique, de tous les traits légendaires ou miraculeux, le noyau résiduel que formerait le fait historiquement plausible serait à la vérité fort petit. Tout ce que l’on peut dire est qu’il à bien pu exister un maître individuel qui a donné à l’antique sagesse sa "couleur bouddhique" particulière et dont l’individualité est complètement voilée, comme il a dû le désirer (NA: Dhammapada, 74, mam’êva kata... iti bâlassa sankappo, "J’ai fait cela, idée puérile". Cf. Note 16.), par la substance éternelle (akâlika dharma) à laquelle il s’identifiait. Autrement dit, "le Bouddha a seulement la forme humaine ; ce n’est pas un homme (NA: Kern, Manual of Indian Buddhism, p. 65. Cf. Angutara Nikâya, II, 38, 39, où le Bouddha dit qu’il a détruit toutes les causes par lesquelles il pouvait devenir un dieu ou un homme, etc., et n’est pas contaminé par le monde, "c’est pourquoi je suis Bouddha" (tasmâ buddho’ smi), f. Sutta Nipâta, 558, abhinnêyam abhinnatam, bhâvêtabbam cabhâvitam, pahâtabbam pahînam mê, tasmâ buddho’ smi.)". 106 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

La majorité des érudits modernes, evhéméristes de tempérament et de formation, s’imaginent, il est vrai, qu’il n’était pas I’Homme, mais un homme déifié par après. Nous adoptons l’opinion contraire, commandée par les textes, d’où il ressort que le Bouddha est une déité solaire descendue du ciel pour sauver à la fois les hommes et les Dieux, de tout le mal que désigne le mot "mortalité" ; et dans cette perspective sa naissance et son éveil sont perpétuels (NA: Saddharma Pundarîka, XV, 1, en réponse au trouble de ses auditeurs qui ne peuvent comprendre que le Bouddha puisse prétendre avoir été le maître de Bodhisattwas sans nombre dans les ans passés. De même Arjuna est jeté dans le trouble par l’idée de la naissance éternelle de Krishna, et les Juifs ne pouvaient comprendre la parole du Christ : "Avant qu’Abraham fût, je suis". "Le Fils de Dieu est plus ancien que toute sa création" (Shepherd of Hermas  , IX, 12, 1).). 107 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Avant de commencer ce récit nous devons expliquer la raison de la distinction faite entre les épithètes Bodhisattwa et Bouddha. 108 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Le Bodhisattwa est "un être qui s’éveille" ou d’une "nature vigilante" ; le Bouddha est "éveillé", il est "la Veille". Le Bodhisattwa est dogmatiquement un être originellement mortel qualifié par la mise en ?uvre de vertus et de connaissances transcendantes pour l’"éveil total" d’un Bouddha. Gautama Siddhârtha, le "Bouddha historique", est ainsi lui-même un Bodhisattwa jusqu’au moment de son "éveil total". Outre cela, il est dit qu’un Bouddha naît dans chacun des aeons successifs ; que Gautama Siddhârtha était le septième dans cette série d’incarnations prophétiques, et qu’il sera suivi de Maitreya, maintenant Bodhisattwa dans le ciel. Il y a d’autres Bodhisattwas, notamment Avalokitêshwara, qui sont des Bouddhas virtuels, mais qui sont voués à ne jamais entrer dans leur état de Bouddha avant que le dernier brin d’herbe ait été racheté. 109 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Antérieurement à sa dernière naissance sur la terre, le Bodhisattwa réside dans le ciel de Tusita. Là, pressé par les Dieux de délivrer l’univers de ses peines, il examine et décide du temps et du lieu de sa naissance, de la famille et de la mère dont il naîtra. Un Bouddha doit naître de l’une ou de l’autre des castes sacerdotale ou royale, selon celle qui prédomine à l’époque donnée ; la caste royale prédominant alors, il choisit de naître de la reine Mahâ Mâyâ, épouse du roi Shuddhodana, du clan de Shâkya, dans sa capitale de Kapilavastu, dans le pays du Milieu, c’est-à-dire, quoi que cela puisse signifier par ailleurs, dans le "Pays du Milieu» de la vallée du Gange. L’Annonciation prend la forme d’un "songe de Mahâ Mâyâ", où elle voit un éléphant blanc en gloire descendre des cieux pour entrer dans son sein. Les interprètes des songes du roi expliquent qu’elle a conçu un fils qui sera, soit un Empereur Universel, soit un Bouddha. Ces deux possibilités sont réalisées en fait au sens spirituel. Car, s’il est vrai que le royaume du Bouddha n’est pas de ce monde, c’est pourtant comme Maître spirituel et comme Seigneur de l’Univers qu’il "fait tourner la roue". 110 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Le sommeil de Mahâ Mâyâ a lieu une semaine après la naissance de l’enfant, et sa s?ur Prajapatî, femme également de Shuddhodana, prend sa place. L’enfant est ramené à Kapilavastu et montré à son père ; il est reconnu et adoré par les devins brâhmanes, qui annoncent qu’il sera Empereur ou Bouddha à l’âge de trente-cinq ans. L’enfant est présenté au temple, où la déité tutélaire des Shâkyas s’incline devant lui. Shuddhodana, désirant que son fils soit Empereur et non Bouddha, et ayant appris qu’il n’abandonnerait le monde qu’après avoir vu un vieillard, un malade, un cadavre et un moine, le fait élever dans une retraite luxueuse, ignorant l’existence même de la souffrance et de la mort. Le premier miracle se produit un jour où le roi, selon la coutume, prend part au Premier Labour de l’année ; l’enfant est couché à l’ombre d’un arbre, et l’ombre reste immobile, bien que celle des autres arbres se déplace naturellement avec le soleil ; autrement dit, le soleil demeure au haut du ciel. A l’école, l’enfant étudie avec une facilité surnaturelle. A l’âge de seize ans, par sa victoire dans un concours à l’arc, au cours duquel sa flèche transperce sept arbres, il obtient pour épouse sa cousine Yashodarâ ; elle devient mère d’un garçon, Rahula. 112 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Maintenant la nuit tombe. Dans le cours de cette nuit, jusqu’à l’aube, le Bodhisattwa franchit tous les degrés de réalisation. Ayant pleinement compris le cycle de la "production conditionnée" (pratîtya samutpâda), il parvient à l’éveil total : il est Bouddha. L’univers entier est transfiguré de joie. Alors le Bouddha entonne son fameux chant de victoire : Cherchant le bâtisseur de la maison, J’ai couru ma course dans le tourbillon Des naissances sans nombre qui jamais n’échappent à l’entrave de la mort ; Le mal, de naissance en naissance, se répète. Possesseur de la maison, je te vois. Jamais plus tu ne me bâtiras une maison. Toute ta charpente est brisée, Le faîte du toit a volé en éclats (NA: Terme technique. Voir mon "Symbolism of the Dome" (Part 3) dans Indian Historical Quarterly, XIV, 1938, et mon "Svayamâtrinnâ ; "Janua Coeli" dans Zalmoxis, II, 1939 (1941).) : Son assemblage n’est plus ; Mon esprit est parvenu à la destruction des désirs. 117 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Le Bouddha reste pendant sept semaines dans le cercle de l’arbre de l’Éveil, goûtant le bonheur de la Délivrance. Parmi les événements qui survinrent pendant ces semaines, deux sont significatifs : d’abord la tentation par les filles de Mâra, qui essaient d’obtenir par leurs charmes ce que leur père n’avait pu gagner par son pouvoir ; en second lieu, l’hésitation à enseigner. Le Bouddha hésite à mettre en mouvement la Roue de la Loi, pensant qu’elle ne sera pas comprise et que ce sera pour lui l’occasion d’une angoisse inutile. Alors les Dieux s’écrient : "Le monde est perdu". Conduits par Brahmâ, ils viennent persuader le Bouddha qu’il y a des hommes mûrs pour comprendre la Loi. Le Bouddha se rend, en conséquence, à Bénarès ; là, dans la "Première Prédication", il met en mouvement la Roue de la Loi, et dans la seconde il proclame qu’il n’y a pas d’individu permanent sous les formes de la conscience. Autrement dit, dans la doctrine du non-soi (anâtmya) il bannit, de toutes les opérations physiques et mentales, le Cogito, ergo sum courant, comme une illusion grossière et comme la racine de tout mal. Par ces sermons il convertit les cinq disciples qui l’avaient précédemment abandonné ; et il y a maintenant cinq Arhats, c’est-à-dire cinq êtres "éteints" (nirvâta) dans le monde. 118 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

De Bénarès le Bouddha gagne Uruvêlâ, non loin de la moderne Bodhgayâ, et rencontre en chemin un groupe de trente jeunes hommes mangeant sur l’herbe avec leurs femmes. L’un d’eux n’était pas marié et avait amené avec lui une femme qui venait de s’enfuir en emportant leurs vêtements. Les jeunes hommes demandent au Bouddha s’il n’a pas vu cette femme. Le Bouddha répond : "Qu’en pensez-vous, jeunes gens : qu’est-ce qui serait mieux pour vous, poursuivre cette femme, ou poursuivre le Soi ?" (âtmânam gavis) (NA: Vinaya Pitaka, I, 23 (Mahâvagga, I, 14). Cf. Visuddhi Magga, 393 (râjânam gavêsitum udâhu attânam.? Chândogya Upanishad, VIII, 7, 1, âtmâ... anvêshtavyah.). Ils répondent qu’il serait mieux de poursuivre le Soi, et ils se convertissent. C’est ici que l’on rencontre pour la première fois la doctrine du Bouddha concernant le Soi réel. A Uruvêlâ, il se rend à l’ermitage d’une communauté de Brâhmanes adorateurs du Feu et exprime le désir de passer la nuit dans leur temple. Ils l’avertissent que celui-ci est le repaire d’un Dragon féroce qui pourrait l’attaquer. Le Bouddha ne le croit pas et s’y retire pour la nuit, assis les jambes croisées et vigilant. Le Dragon entre en fureur. Le Bouddha ne le détruira pas, mais il le maîtrisera. Ayant pris sa forme ignée, et étant devenu un "Dragon humain", il combat le feu par le feu. Au matin, il apparaît avec le Dragon apprivoisé dans sa sébile (NA: Vinaya Pitaka, I, 25 (Mahâvagga, I, 15). Cf. l’histoire semblable de la lutte de Mogallâna avec le Dragon Râshtrapâla, Visuddhi Magga, 399 f.). Un autre jour, les adorateurs du Feu sont dans l’impossibilité de fendre leur bois, d’allumer ou d’éteindre leurs feux jusqu’à ce que le Bouddha le leur permette. A la lin les Brahmanes abandonnent leurs offrandes au feu (agnihotra) et deviennent disciples du Bouddha. En rapport avec cela, nous devons citer le cas d’un autre Brâhmane adorateur du Feu, à qui, au cours du dialogue, le Bouddha dit : 119 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

On voit que le Bouddha ne fait ici que poursuivre l’enseignement de l’Âranyaka brahmanique dans laquelle, comme le remarque Keith, "l’Agnihotra intérieur est exactement décrit comme un substitut du sacrifice formel (NA: Cf. Keith, Aitarêya Âranyaka, 1908, p. XI. 123 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

On doit supposer que c’est par ignorance des textes brahmaniques que Mrs Rhys Davids découvre quelque chose de nouveau dans l’Agnihotra Intérieur du Bouddha (Gotama the Man, p. 97). Un autre érudit croit pouvoir discuter tout au long l’histoire du mot arahat sans faire mention de Rig Vêda Samhitâ, X, 63, 4, où les Dieux (qui, en tant que multiples n’ont jamais été considérés comme originellement immortels) sont dits "avoir, par leur valeur (arhanâ), gagné l’immortalité". De même le PTaittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), Pali Dictionary, ne reconnaît dans le mot arahant, "avant le Bouddhisme", qu’un "titre honorifique porté par de hauts dignitaires". On voit que l’exégèse bouddhiste par des érudits qui ne connaissent pas les Vêdas n’est jamais parfaitement sûre.)". 124 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Il n’est pas utile de rapporter en détail les événements ultérieurs de la vie du Bouddha. Il édifie peu à peu une grande communauté de moines errants comme lui ; un peu contre son gré, les femmes furent également autorisées à être ordonnées nonnes ; et, vers la fin de sa vie, il avait formé un corps organisé de moines et de nonnes, dont beaucoup vivaient dans des monastères et des couvents offerts en donation par de pieux laïques. Le Bouddha partageait son temps entre les soins de la communauté monacale et les prédications devant des assemblées de moines, des réunions de Brahmanes, sortant invariablement vainqueur des controserses qui le mettaient aux prises avec eux. Il accomplit également de nombreux miracles. En fin il annonce sa mort imminente. Comme Ânanda se récrie, il lui dit qu’à côté de ceux qui pensent encore selon le monde et qui pleureront et se rouleront dans l’angoisse en criant : "Il est trop tôt pour que disparaisse l’?il du Monde", il en est d’autres, calmes et maîtres d’eux-mêmes, qui considéreront l?impermanence de tout ce qui entre en composition, et la nécessité intime de dissolution que porte en soi toute chose née : "Ceux-là honoreront véritablement ma mémoire, qui vivront selon la Voie que j’ai enseignée". Quand un fidèle vient le visiter avant sa mort, il lui dit : "Quel bien cela peut-il vous faire, de voir ce corps impur ? Celui qui voit la Loi me voit, celui qui me voit, voit la Loi (dharma) (NA: Samyutta Nikâya, IlI, 120.)". En annonçant sa mort toute proche, le Bouddha laisse ce message : "Soyez avec le Soi (âtman) pour lampe, le Soi pour unique refuge, la Loi pour lampe et unique refuge (NA: D., II, 101 : atta-dîpâ viharatha atta-saranâ... dhammadîpâ dhammasaranâ. Cf. Samyutta Nikâya, 501, yê atta-dîpâ vicharanti lokê akimchanâ sabbadhi vippamuttâ ; Dhammapada, T 146, 232, andhakârêna onaddhâ padîpam na gavêssatha... so karohi dîpam attano. L’admonition "Fais du Soi ton refuge" karêyya saranattano, Samyutta Nikâya, III, 143) commande ce que le Bouddha lui-même a fait : "J’ai fait du Soi mon refuge", dit-il (katam mê saranam attano, D., II, 120); car, en vérité, "ce qu’il enseigne, il le fait" (yathâ vâdî, tathâ kârî, Angutara Nikâya, II, 23 ; III, 135 ; Sutta Nipâta, 357). Ce tathâ revient souvent dans l’épithète "Tathâgata". Les textes bouddhiques sur la "lampe" correspondent à Shwêt. Up., II, 15 : "Quand l’homme qui se maîtrise perçoit, grâce à la quiddité de son propre Soi, comme à la lumière d’une lampe (âtma-tattwêna... dîpopamêna) la Quiddité de Brahma sans naissance, immuable et pure de toutes autres quiddités, alors, connaissant Dieu, il est délivré de tous les maux". L’Esprit (âtman) est notre lumière quand toutes les autres lumières nous ont quittés (Brihadâranyaka Upanishad, VI, 3, 6))". 125 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Dans la question du Bouddha citée plus haut : "Ne serait-il pas mieux pour vous que vous poursuiviez le Soi (NA: Sutta Nipâta, 508: Ko sujjhati muchchati bajjhati chah ? kên’attanâ gacchati brahmalokam ? Les réponses que comportent évidemment ces questions sont Yakkha comme dans Sutta Nipâta, 875 et brahmabhûtêna attanâ comme dans Angutara Nikâya, II, 211 : les réponses brahmaniques, Aitarêya Aranyaka, II, 6, prajnânam brahma, sa êtêna prajnênâtmanâ... amritah samabhavat, Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 6, brahmaiva san brahmâpyêti (avec le commentaire de Shankra, disant que c’est du Paramâtmâ seulement que l’on peut affirmer l’asservissement et la délivrance) sont essentiellement les mêmes ; cf. Bhagavad Gîtâ, XVIII, 54, brahma-bhûtah prasannâtmâ. Rendre kên’attanâ par "par quoi ?" seulement est caractéristique des amoindrissements de Lord Chalmers. De la même façon, le PTS Dictionary omet soigneusement des références positives concernant attâ et ignore mahattâ. Mrs. Rhys David   a discuté le rapport mahattâ = mahâtmâ (par ex. Review of Religion, VI, 22 f.), mais ignore la nature du mahiman ("majesté") sur quoi repose l’épithète.) ?" il y a un contraste précis entre le pluriel du verbe et le singulier de l’objet. C’est l’Un que doit trouver la multitude. Considérons les nombreux autres textes bouddhiques dans lesquels les "soi", respectivement composé et mortel et unique et immortel, sont mis en opposition. La question est posée, tout, comme elle l’avait été dans les livres brahmaniques : "Par quel soi (kêna âtmanâ) 1 atteint-on le monde de Brahma ?" La réponse est donnée dans un autre passage, où la formule habituellement employée pour décrire la réalisation de l’état d’Arhat conclut : "Par le Soi qui est Identique à Brahma" (brahma-bhûtêna-âtmanâ), tout comme elle l’est dans les Upanishads : "C’est en tant que Brahma qu’il retourne à Brahma (NA: Angutara Nikâya, ll, 211, brahma-bhûtêna attanâ viharati ; de même Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 6, brahmaiva san brahmâpyêti.)". De ce monde il n’est aucun retour (punar âvartana) par nécessité de renaissance (NA: Sumangala Vilâsinî, I, 313, tato brahma-lokâ patisandhi-vasêna na âvattana-dhammo, développant D., I, 156, anâvatti-dhammo ; comme dans Buddhacharita, VI, 2, 15, tê têshu brhama lokëshu... vasanti, têshâm na punarâvrittih ; Chândogya Upanishad, IV, 15, 6, imam mânavam-avartam nâvartantê ; Chândogya Upanishad, VIII, 15. Il faut toutefois distinguer salut et perfection. Être devenu un Brahmâ dans le monde de Brahma est sans doute un haut accomplissement, mais ce n’est pas le degré suprême, la sortie finale (uttarakaranîyam, uttarim nissaranam), l’extinction exempte de tous les facteurs de l’existence dans le temps (anupâdisêsa-nibbânam) que peut atteindre un Brahmâ, même dans le monde de Brahma. La seule condition supérieure à celle-là est l’atteinte de cette fin suprême ici même et maintenant plutôt qu’après la mort (Majjhima Nikâya, II, 195-6 ; D., I, 156 ; Angutara Nikâya, IV, 76-7 ; cf. Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 33 où Janaka, instruit de ce qui concerne le monde béatifique de Brahma, demande "plus que cela, pour ma délivrance"). Ces textes rendent évident que dans l’équation ordinaire brahma-bhûto = buddho, ce n’est pas "devenir Brahmâ" mais "devenir Brahma" qu’il faut comprendre : le Bodhisattwa était d’ores et déjà un Brahmâ et un Mahâ-Brahmâ, dans ses précédents états (Angutara Nikâya, IV, 88), mais, somme toute, il n’était pas encore un Bouddha ; cf. Maitri Upanishad, VI, 22 où il est question de dépasser le Brahmâ intelligible, et de réintégrer le suprême, le non-intelligible Brahma en qui (ou quoi) toutes les caractéristiques individuelles (prithag-dharminah) ont disparu ; ainsi dans Sutta Nipâta, 1074-6 où le Muni, affranchi du nom et de la forme, "atteint son but" dont on ne peut rien dire, parce que toutes ses caractéristiques individuelles sont "confondues" (sabbêsu dhammêsu samuhatêsu) comme les fleuves quand ils atteignent la mer (Angutara Nikâya, IV, 198). D’autre part, quand, Sutta Nipâta, 478, 509, le Bouddha, en tant que personnage visible, est reconnu comme le sakkhi brahmâ (= sâhshât brahma, Brihadâranyaka Upanishad, III, 4, 2 = pratyaksham brahma, Taitt. Up., 1, 12), Brahmâ au masculin est manifestement approprié, le Brahmâ visible étant, comme le dit Shankara, saguna. De même Sutta Nipâta, 934, sakkhi dhammam adassî ; Samyutta Nikâya, III, 120, yokho dhammam passati main passati ; Angutara Nikâya, 1, 149, sakkhi attâ.). D’autres passages distinguent le Grand Soi (mahâtman) du petit soi (alpâtman), ou le Soi splendide (kâlyânâtman) du soi impur (pâpâtman) ; le premier est le juge du second (NA: Angutara Nikâya, I, 57, 58, 87 (attâ pi attanam upavadati), 149, 249, V., 88 ; Sutta Nipâta, 778, 913 ; cf. Manu, XI, 230 ; République, 440 B ; I Cor., IV, 4. C’est le "Ayenbyte of Inwyt".). "Le Soi est le Seigneur du soi et son but (NA: Dhammapada, 160, attâ hi attano nâtho ; 380, attâ hi attano gati (cf. Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 32 ; Katha Upanishad, III, 11 ; Maitri Upanishad, VI, 7, âtmano’tmâ nêtâ amritâkhyah ; Rig Vêda Samhitâ, V, 50, 1, vishwo dêvasya nêtuh, viz. Savitri). Cf. Samyutta Nikâya, III, 82, 83, yad anattâ... na mê so attâ, «Ce qui est non-Soi, ce n’est pas mon Soi" ; le Soi (âtman) est sans ego (anâtmya), cf. Taittirîya Upanishad, II, 7.)". Dans la parole : "Pour celui qui l’a atteint il n’est rien de plus cher que le Soi (NA: Samyutta Nikâya, 1, 75, n’êv’ajjhagâ piyataram attanâ kwachi... attakâmo ; Udâna 47 ; Angutara Nikâya, 12, 91 (cf., II, 21), attakâmêna mahattam abhikkhankatâ. Samyutta Nikâya, I, 71, 72, comme Bhagavad Gîtâ, VI, 5-7, montre dans quelles circonstances le Soi est cher (piyo) ou n’est pas cher (appiyo) de l’ego. Dans Angutara Nikâya, IV, 97, d’autre part, attâ hi paramo piyo, l’homme "trop épris de lui-même", est ce que l’on entend d’habitude par "égoïste".)", on reconnaît la doctrine des Upanishads selon laquelle "seul le Soi est véritablement cher (NA: Brihadâranyaka Upanishad, I, 4, 8 ; II, 4 ; IV, 5.)", le "Aime-toi Toi même (NA: Hermès, Lib., IV, 6 B.)" hermétique et la doctrine chrétienne selon laquelle "un homme, par charité, doit s’aimer lui-même plus que personne d’autre (NA: Saint Thomas d’Aquin  , Sum. Theol., II-II, 26, 4 ; cf. Dhammapada, 166 (le premier devoir de l’homme est de travailler à son propre salut).)" ; lui-même, c’est-à-dire le Soi pour l’amour duquel il doit se nier soi-même. 132 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Dans la doctrine brahmanique, notre Soi ou notre Personnalité intérieure, immortelle, imperturbable et bienheureuse, la seule et la même pour tous les êtres, est Brahma immanent, Dieu en nous (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 115, 1, âtmâ jagatas tasthushash cha ; SHB., X, 4, 2, 27, sarvêshâm bhûtânâm âtmâ ; Brihadâranyaka Upanishad, II, 5, 15, sarvêshâm... adhipatih ; III, 5, brahma ya âtmâ sarvântarah ; Maitri Upanishad, V, 1, vishwâtmâ ; Bhagavad Gîtâ, V I, 29, sarvabhûtastham âtmânam, VII, 9, jîvênam sarvabhûtêshu ; Manu I, 54, sarvabhûtâtmâ, etc. Cette doctrine d’une seule «Ame" ou «Soi" par delà ce qui se présente comme nos diverses âmes ou egos, se retrouve chez Platon (notamment Ménon  , 81, où est décrite la naissance universelle et l’omniscience consécutive de l’"Ame Immortelle", cf. note 12) ; chez Plotin   (notamment Ennéades, IV, 9 passim, au sujet de "la réduction de toutes les âmes en une seule") ; chez Hermès (notamment Lib., V, 10 A : "sans corps et ayant des corps en grand nombre, ou plutôt présent dans tous les corps"), cf. Katha Upanishad, II, 22 (asharîram sharîrêshu ; et X, 2 "l’essence de tous les êtres" ; chez Denys, "L’Être qui pénètre immédiatement toutes choses, bien que non affecté par elles" (De div. nom., II, 10).). Il ne vient de nulle part et ne devient personne (NA: Katha Upanishad, II, 18, nâyam kutachchin na babhûva kachchit ; II, 25, ka itthâ vêda sah ? VI, 13, asti. Cf. Milinda Panho, 73, bhagavâ atthi... na sakkâ... nidassêtum idha vâ idha ; et Shankara (sur Brihadâranyaka Upanishad, III, 3), muktasya cha na gatih kwachit.). "Cela" est ; mais rien d’autre ne peut en être dit qui soit véridique : "Tu ne peux pas connaître Celui qui fait connaître ce qui est connu, et qui est ton Soi en toutes choses (NA: Brihadâranyaka Upanishad, III, 4, 2 ; cf. II, 4, 14 ; IV., 5, 15 ; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4.)". Tout comme Dieu Lui-même ne connaît pas ce qu’Il est, parce qu’Il n’est aucun "ce" (NA: Érigène.). La doctrine bouddhique procède de même par élimination. Notre propre constitution et celle du monde sont analysées à mainte reprise ; et la description de chacune des cinq facultés physiques ou mentales de l’individualité transitoire, à laquelle l’«inculte multitude" s’identifie "elle-même", est suivie de la déclaration : "Ceci n’est pas mon Soi" (na mê so âtmâ). On observera que, parmi les mentalités infantiles qui s’identifient avec leurs accidents, le Bouddha aurait compté Descartes   avec son Cogito, ergo sum. 133 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

En fait, il n’y a pas plus d’individu que d’âme du monde (NA: Angutara Nikâya, II, 177 : "Je ne suis rien de quiconque, quelque part, et il n’y a rien de moi nulle part" ; semblablement, Majjhima Nikâya, II, 263, 264, Sutta Nipâta, 950, 951. Plotin, Ennéades, VI, 9, 10 : "Mais cet homme est maintenant devenu un autre, et il n’est plus lui-même et ne s’appartient plus". Cf. mon "Akimcannâ : Self-naughting" dans New Indian Antiquary, III, 1940, et The Cloud of Unknowing, ch. LXVIII "Let be this everywhere and this aught, in comparison of this nowhere and this naught" (littéralement : "Sois ce partout et ce tout, en comparaison avec ce nulle part et ce rien").). Ce que nous appelons notre "conscience" n’est rien d’autre qu’un processus mental. Son contenu change de jour en jour, et il est aussi soumis au déterminisme causal que le contenu de la réalité corporelle (NA: Samyutta Nikâya, II, 13 ; III, 165, etc. En outre, annicam dukkham anattâ, Samyutta Nikâya, III, 41, etc., comme ato’ (âtmatas) nyad ârtam, Brihadâranyaka Upanishad, III, 4, 2. Comme le dit saint Augustin  , le corps et l’âme sont pareillement changeants, et ceux qui ont réalisé cela sont partis à la recherche de Ce qui est Immuable (Sermo CCXLI, 2, 2).). Notre individualité est constamment en cours de destruction et de renouvellement (NA: Samyutta Nikâya, II, 96, vinnânam... rattiyâ cha divassassa cha ânnad êva upajjati annam nirujjhati.); il n’y a dans le monde ni soi ni rien de cette nature ; et tout cela s’applique à tous les êtres, ou plutôt à tous les devenirs, soit d’hommes, soit de Dieux, maintenant et dans l’au-delà. Plutarque déclare semblablement : "Nul ne demeure une personne, ni n’est une personne... Nos sens, par suite de notre ignorance de la réalité, nous disent faussement que ce qui paraît être est effectivement (NA: Moralia, 392, D, s’appuyant sur Platon, Banquet  , 207 D, E ; Phédon  , 78 C. Voir note précédente.)". Le vieux symbole brahmanique (et platonicien) du char illustre cela : le char, avec toutes ses parties, correspond à ce que nous appelons notre soi ; il n’y avait pas de char avant que ses parties ne fussent assemblées, et il n’y en aura plus lorsqu’elles s’en iront en morceaux ; il n’y a pas de char en dehors de ses parties ; le "char" n’est qu’un nom, donné par convenance à un certain objet de perception, et qui ne saurait être pris pour une entité (sattwa). Il en est de même pour nous qui sommes, comme le char, des "assemblages". Celui qui comprend a vu les choses "comme elles se sont produites" (yathâ bhûtam), issues de leur principe et y disparaissant, et il s’est distingué lui-même de toutes ces choses ; ce n’est pas lui, mais l’ignorant qui posera des questions telles que celles-ci : "Suis-je ?" "Qu’étais-je avant ?" "D’où est-ce que je viens ?", "Où vais-je (NA: Samyutta Nikâya, II, 26, 27. Le disciple éclairé ne doit pas se regarder lui-même comme transmigrant, mais seulement reconnaître l’opération incessante des causes médiates selon lesquelles les individualités contingentes paraissent et disparaissent.) ?". S’il est encore expressément permis à l’Arhat de dire "je", c’est uniquement par commodité ; il a depuis longtemps dépassé toute croyance en une personnalité qui lui serait propre (NA: Samyutta Nikâya, I, 14 ; D., 1, 202, le Bouddha parle de "lui-même" de façon conventionnelle, mais cela ne signifie pas qu’il pense dans ces termes.). Mais tout cela ne signifie pas - et il n’est dit nulle part - qu’"il n’y a pas de Soi". Au contraire, il y a tels passages où, après le dénombrement des cinq constituants de notre "existence" évanescente et irréelle, l’on trouve, non pas la formule habituelle de négation, "ceci n’est pas mon Soi", mais le commandement positif : "Réfugie-toi dans le Soi (NA: Samyutta Nikâya, III, 143. Voir note 11.)", tout comme le Bouddha dit l’avoir fait lui-même (NA: D., II, 120. Voir note 11.). 134 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

L’individualité empirique de tel ou tel étant un simple processus, ce n’est pas "ma" conscience ou mon individualité qui peut franchir la mort et renaître (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 (l’hérésie concernant Sati).). Il est impropre de demander : "De qui est-ce la conscience ?»; on pourrait demander seulement : "Comment cette conscience surgit-elle (NA: Samyutta Nikâya, II, 13 ; II, 61, etc.) ?" Et voici l’antique réponse (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 1, 3 : "L’homme est le produit d??uvres" (karmakritam ayam purushah), c’est-à-dire de choses qui ont été accomplies jusqu’au moment où nous parlons. Cf. Samyutta Nikâya, I, 38, satto samsâam âpâdi kammam asya parâyanam ; et notes 53, 17 et 31.) : "Ce corps n’est pas le mien, mais le résultat des ?uvres passées (NA: Samyutta Nikâya, II, 64.). Il n’y a pas d’"essence" passant d’un habitacle à un autre ; comme une flamme s’allume d’une autre flamme, ainsi se transmet la vie, mais non une vie, ni ma vie (NA: Milinda Panho, 71-72. Cette parole, selon laquelle rien n’est transmis sinon le "feu" de la vie, est en parfait accord avec la parole védantique : "Le Seigneur seul transmigre", et avec Héraclite  , pour lequel il n’est d’autre flux que celui du feu jaillissant et courant en nous, pyr aionios = Agni, vishwâyus. Elle ne contredit donc pas Platon et al., dont la doctrine ne rejetait certainement pas le "flux", mais présuppose un Être de qui tout devenir procède, un Être qui n’est pas lui-même une "chose", nais de qui toutes "choses" incessamment découlent.). Les êtres sont les héritiers des actes (NA: Majjhima Nikâya, I, 390 ; Samyutta Nikâya, 11, 64 ; Atharva Vêda Samhitâ, 88 : "Ma nature est faite d’actes (kammassako’mhi), j’hérite les actes, je nais des actes, je suis parent des actes, je suis quelqu’un sur qui les actes reviennent ; de tout acte, bon ou mauvais, que je fais, j’hériterai". On ne doit pas, bien entendu, prendre cette dernière parole comme se rapportant à un "Je" incarné, mais seulement comme signifiant qu’un "Je" futur héritera et éprouvera, tout comme "Je" le fais, sa nature propre et déterminée suivant l’ordre des causes.); mais l’on ne saurait dire avec exactitude que "je" recueille la rétribution de ce que "je" fis dans un habitacle précédent. Il y a une continuité causale, mais il n’y a pas une conscience (vijnâna) ou une essence (sattwa) faisant l’expérience actuelle des fruits de ses bonnes ou mauvaises actions passées, et devant en outre revenir et se réincarner (sandhâvati samsarati) sans altérité (ananyam) pour éprouver dans le futur les conséquences de ce qui a lieu maintenant (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 f. ; Milinda Panho, 72, n’atthi kochi satto yo imamhâ kâyâ annam kâyam sankamati. "Il va sans dire que le penseur bouddhiste rejette la notion d’un ego passant d’une incarnation à une autre" (13. C. Law, Concepts of Buddhism, 1937, p. 45). "L’idée n’est pas que l’âme vit après la mort du corps et passe dans un autre corps. Samsâra veut dire manifestation d’une nouvelle existence sous l’influence de l’être vivant antérieur" (J. Takakusu, dans Philosophy, East and West, 1944, p. 78-79).). La conscience, en vérité, n’est jamais la même d’un jour à un autre (NA: Samyutta Nikâya, II, 95. Cf. notes 16 et 17.). Comment pourrait-elle survivre et passer d’une vie à une autre ? C’est ainsi que le Vêdânta et le Bouddhisme s’accordent entièrement pour affirmer que, s’il y a bien transmigration, il n’y a pas d’individu qui transmigre. Tout ce que nous voyons est l’opération des causes ; tant pis pour nous si, dans ce n?ud fatalement déterminé, nous voyons notre Soi". On trouve la même chose dans le Christianisme, où la question : "Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle?" reçoit cette remarquable réponse : "Ni lui ni ses parents n’ont péché ; mais c’est afin que les ?uvres de Dieu soient manifestées en lui (NA: Jean, IX, 2.)". En d’autres termes, la cécité est survenue du fait de ces causes médiates dont Dieu est la Cause Première, et sans lesquelles le monde eût été privé de la perfection de la causalité (NA: La Fortune n’est rien autre que la série ou l’ordre des causes secondes ; elle réside dans ces causes elles-mêmes et non en Dieu (sauf à titre prosidentiel, c’est-à-dire de la manière même où le Bouddha "connaît tout ce qu’il y a à connaître, ce qui a été et ce qui sera", Sn, 558, etc., cf. Prash. Up  ., IV, 5). Dieu ne gouverne pas directement, mais par l’intermédiaire de ces causes auxquelles il ne se mêle jamais (Saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 22, 3 ; I, 103, 7 ad 2 ; I, 116, 2, 4, etc.). "Rien n’arrive dans le monde par hasard" (Saint Augustin, QQ., LXXXIII, qu. 24) ; "Comme une mère est grosse de sa progéniture non née, ainsi le monde lui-même des causes des choses non nées (De Trin., III, 9), affirmations auxquelles saint Thomas souscrit. "Pourquoi alors ces hommes misérables se permettraient-ils de tirer gloire de leur libre arbitre avant que d’être libres ?" (Saint Augustin, De spir. et lit., 52). Le Bouddha démontre clairement que nous ne pouvons être ce que nous voulons ni quand nous le voulons, et que nous ne sommes pas libres (Samyutta Nikâya, III, 66, 67), bien "qu’il y ait une voie" pour le devenir (D., I, 156). C’est la prise de conscience de ce fait que nous sommes des mécanismes, soumis au déterminisme causal (comme l’énonce la formule répétée hêtuvâda, aitiatos : "Ceci étant, cela arrive ; ceci n’étant pas, cela n’arrive pas". Samyutta Nikâya, II, 28, etc., comme Aristote, Met., VI, 3, 1, poteron gar esta todi h ou ; ean ge todi genhtai eidemh, ou), - terrain véritable du "matérialisme scientifique" - c’est cette prise de conscience qui fait apercevoir le Chemin de l’évasion. Tout notre trouble vient de ce que, selon les paroles de Boèce  , "nous avons oublié qui nous sommes", et que, par ignorance, nous voyons notre Soi dans ce qui n’est pas le Soi (anattani attânam), mais un simple processus. "La volonté est libre pour autant qu’elle obéit à la raison, et non quand nous faisons ce qui nous plaît" (Saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 26, 1) - cette Raison (logos) "dont le service est liberté parfaite".). 135 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Le dessein du Bouddha est de nous sauver de notre soi et de son destin mortel. Il pourrait dire que le fait d’être sujets à des accidents fatals tels que la cécité est une partie intégrante de notre identification de la "conscience" au "soi". Car nous nous méprenons entièrement sur la valeur et l’importance de la conscience ; "cela n’est pas mon Soi" ; et la parabole du Radeau s’applique aussi bien à la conscience qu’au processus éthique : comme le radeau, la conscience est un instrument précieux, un moyen d’agir ; mais, pas plus que sur le radeau, on ne doit s’y tenir quand elle a achevé sa tâche (NA: Majjhima Nikâya, I, 261, nittharanatthâya na gahanatthâya. Cf. note 55.). Si cela nous alarme, de même qu’Arishtha avait peur parce qu’il pensait que la paix du Nirvâna impliquait la destruction de quelque chose de réel en lui-même (NA: Majjhima Nikâya, I, 137, 140 : "Par méchanceté, par vanité, par mensonge, et contre l’évidence même, je suis accusé d’être celui qui détourne, celui qui enseigne le rejet, la destruction et la non-existence de ce qui est réellement" (sato satassa = to ontos on) ; il y a là un jeu de mots sur le double sens de vênayika 1° détourneur, destructeur (de l’hérésie de l’ego, mais non de "ce qui est réellement") ; 2° conducteur, guide, comme dans Majjhima Nikâya, I, 386, et dans Samyutta Nikâya, III, 110 f. 136 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Cf. Brihadâranyaka Upanishad, IV, 5, 1 (la peur de Maitrêyî) ; Katha Upanishad, 1, 20, 22 (les Dieux mêmes doutaient : "Est-il, ou n’est-il pas ?" après avoir trépassé) ; Chândogya Upanishad, VIII, 5, 3 ; VIII, 9, 1 ; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4, anâdishtah = Philon  , Migr. adeiktos. "Encore serait-il impropre de dire même d’un Bouddha après sa mort qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit pas" (D., II, 68). Sa nature ne peut être exprimée par aucune antithèse ou combinaison des mots "est" et "n’est pas". Il "est", mais en nul "lieu" (Milinda Panho, 73).), nous ne devons pas oublier que ce qu’il nous est demandé de substituer à notre conscience des choses agréables ou désagréables - ou plutôt à notre assujettissement aux sentiments de plaisir ou de peine - ce n’est pas une inconscience, mais bien une superconscience, laquelle n’est pas moins réelle et béatifique du fait qu’elle ne peut être analysée dans les termes de la conscience mentale. D’autre part, il nous faut peut-être indiquer que cette superconscience, ou ce que la théologie chrétienne appelle "le mode divin de connaissance, sans intermédiaire d’objets extérieurs au connaissant", ne saurait en aucune façon être assimilée à la subconscience de la psychologie moderne, dont on a dit très justement : "Alors que le matérialisme du XIXe siècle a fermé l’esprit de l’homme à ce qui est au-dessus de lui,