Página inicial > Modernidade > Maine de Biran : PASSAGE DU SENTIMENT DU MOI A LA NOTION DES RÉALITÉS (…)

Maine de Biran : PASSAGE DU SENTIMENT DU MOI A LA NOTION DES RÉALITÉS ABSOLUE (I)

segunda-feira 25 de maio de 2009, por Cardoso de Castro

  

TROISIÈME FRAGMENT.

Étant donnés les trois éléments que nous avons déjà distingués sous les titres de phénomènes affectifs et intuitifs, et de moi, fait primitif de conscience, et principe ou fondement de la connaissance, nous sommes maintenant fondés à y joindre, comme quatrième élément, la croyance qui, en se joignant au système de la connaissance, lui imprime un caractère absolu qu’on ne peut s’empêcher d’y reconnaître, et qui n’aurait pas lieu sans lui.

Indiquons les produits des combinaisons de ce nouvel élément avec chacun des précédents.

1° En faisant abstraction du moi pour remonter jusqu’à un état antérieur et absolu où l’âme est dite penser sans connaître, ou sentir sans le savoir, on ne peut s’en faire d’autre notion que celle dont on reconnaît le type dans tous les états où la pensée sommeille, et où l’individu étant, comme on dit vulgairement, hors de lui-même, ou n’ayant pas la conscience, le compos sut, est hors des lois de la nature humaine. Dans cet état, la sensibilité peut s’exercer au plus haut degré, et l’imagination prédomine avec une force d’autant plus grande qu’elle n’a plus de contrepoids dans aucune de nos facultés actives ; elle crée une multitude de fantômes qui se suivent ou s’associent fortuitement sans ordre, sans liaison. Chacun de ces fantômes a tout l’ascendant de la réalité absolue ; l’être sentant ne se dit pas à lui-même que ce qu’il voit, ou dont il a l’intuition par son cerveau exalté, existe réellement ; il n’est pas en état de distinguer le phénomène de la croyance qu’il y ajoute. Mais ces deux éléments que l’être pensant seul est appelé à distinguer n’en sont pas moins intimement unis ; on reconnaît leur association aux mouvements aveugles, tels que les rêves, les délires de différentes espèces, qui fournissent des exemples très propres à nous faire concevoir l’association du principe de croyance avec les phénomènes intuitifs ou affectifs sans l’intermédiaire du moi. Considérée dans cet état absolu d’âme sensitive, ayant la pensée et l’action en puissance, mais ne l’exerçant pas actuellement, ou ne faisant que pâtir et réagir sans conscience, l’âme n’est point le moi; on peut dire ou croire qu’elle est, mais non en tant qu’elle ne le sait point ou ne peut le savoir ; c’est pour elle-même et relativement au fait de la conscience, comme s’il n’y avait rien, ni existence ni croyance.

Pour que l’âme, ou plutôt pour que l’homme devienne moi, il faut que l’âme détermine librement et hors de la nécessité de la nature organique une première relation ou effort ; cet effort, voulu en principe et senti en résultat, est la première relation qui comprend indivisiblement l’aperception du moi cause, et celle d’un effet senti comme tel.

Le fait relatif de conscience a bien son fondement ou son principe dans l’absolu, en tant qu’il y a quelque réalité absolue avant ce fait, comme nous ne pouvons nous empêcher de le croire dès que nous venons à y penser ; mais en tant que nous le croyons ou commençons à y penser, la notion ou la croyance de l’absolu se fonde à son tour sur le fait primitif ou la première relation, sans laquelle il ne saurait y avoir, je ne dis pas aucun principe de croyance, mais aucune notion de l’objet indéterminé de la croyance.

Lorsque le moi existe, ou qu’il y a un sujet de connaissance, une personne constituée qui s’aperçoit et se représente, ou perçoit les phénomènes, ce n’est plus à ces phénomènes simples que s’unit un principe de croyance aveugle et mécanique, c’est à des faits complets et des rapports que s’attache une croyance alors éclairée jusque dans son indétermination et son caractère de nécessité.

C’est le moi qui croit, c’est lui qui sert d’intermédiaire et de lien entre les phénomènes et les êtres réels, dont ils sont comme l’enveloppe; c’est le moi qui affirme ou juge qu’il y a de tels êtres cachés sous les apparences sensibles, en même temps qu’il affirme, ou peut-être même avant de croire qu’il y a un être réel, substantiel, caché sous la conscience qu’il a de lui-même, et sous les modifications qu’il aperçoit comme des effets dont il est la cause.

Ainsi commencent à exister pour nous, ou à être crus, deux mondes invisibles très distincts de ceux des phénomènes externes et internes, celui des causes et des substances étrangères, et celui de l’âme et des attributs qui sont censés lui être inhérents, par cela seul qu’elle est, et sans qu’elle ait besoin do se connaître. On pourrait penser que ces deux mondes de substances ne sont autre chose que des produits de l’analyse artificielle des faits externes, composés naturels dont nous créons les éléments, en les distinguant par notre faculté d’abstraire et à l’aide de nos signes conventionnels; et on aurait raison s’il n’y avait pas une croyance nécessaire attachée à ce qui reste de chacun de ces ordres et faits, y compris le fait primitif lui-même, lorsqu’on en ôte tout ce qu’il y a de phénoménique ou de perceptible aux sens ou à l’imagination. Assurément, la notion de substance, de force, qu’on obtient ainsi, a une tout autre valeur que celle des qualités séparées de leurs sujets, ou des idées générales que le langage note par des substantifs abstraits. Si l’on niait la différence, il serait facile de prouver à ceux qui la nient en théorie qu’ils l’admettent eux-mêmes dans la pratique et toutes les fois qu’ils portent un jugement de fait quelconque, etc. Qu’il n’y ait aucune image attachée aux notions, pas plus qu’aux idées générales, cela est certain ; mais que les premières n’emportent pas avec elles une croyance de réalité absolue, indépendante de nos idées ou de nos sensations, qui les différencie des abstractions que nous formons à volonté, sans y croire, c’est ce qu’il faut reconnaître, quand on ne pourrait pas l’expliquer.

L’acte de réflexion fait, pour ainsi dire, le départ du principe de croyance, des phénomènes auxquels il était uni, pour l’unir à chacun de ces mondes de substances invisibles qui ont seuls droit à la réalité absolue, et se trouvent exprimés dans l’esprit par des notions, d’où la connaissance objective se trouve exclue, mais dont une croyance nécessaire fait toute la base.

Ce que le moi, l’aperception interne ou externe, médiate ou immédiate, d’une cause comprise dans le sentiment de l’effort est aux phénomènes, la croyance d’une réalité absolue l’est aux faits externes ou internes ; en d’autres termes, les notions ( telles que nous les considérons) sont aux faits ce que ces faits sont aux phénomènes simples ou unis au principe de croyance instinctive.

Comme le sentiment ou l’idée première d’une cause donne un point d’appui aux phénomènes variables et passagers, aux affections ou intuitions, et devient le principe de leur coordination régulière dans le temps, dont la succession n’est connue que relativement à quelque chose qui reste; de même la notion ou croyance d’une réalité absolue, indépendante de toute connaissance ou des faits qui la supposent et s’y rattachent, donne seule une base réelle et permanente à ces faits successifs et variables dans l’un au moins de leurs éléments ; elle leur assigne un principe générateur, un prius naturel dans l’ordre de la causalité ; elle coordonne toute succession à une durée absolue, indépendante du temps relatif, qui en est la mesure et l’emblème; elle établit enfin, par delà ce temps, des lois constantes et invariables qui dirigeaient les phénomènes de la nature avant qu’ils fussent nés pour nous, avant que nous existassions nous-mêmes; qui continuent toujours à les régler quand nous ne pouvons les voir, et les régleront encore quand nous ne serons plus. Tel est ou tel nous concevons du moins le passage et les rapports des phénomènes aux faits, des principes de croyance à des croyances positives, qui entrent comme éléments dans les faits externes ou internes ; et, enfin, de ce dernier composé aux notions. Celles-ci ne peuvent exister à ce titre dans l’esprit humain que par l’acte de réflexion et d’abstraction qui parvient à séparer dans une connaissance de fait quelconque, externe ou interne, ce que nous connaissons ou pouvons connaître par l’exercice de toutes nos facultés, de ce que nous croyons ou sommes nécessités de croire comme indépendant de l’exercice de ces facultés, et sans pouvoir y appliquer aucun de nos moyens de connaître.

J’ai besoin de m’arrêter encore sur ce procédé de l’esprit, qui peut le conduire dos faits aux notions, et d’abord du fait primitif ou du moi à la notion de l’âme substance, soit immédiatement, soit par un intermédiaire qu’il s’agit de déterminer. C’est ainsi que nous pourrons faciliter, du moins, l’abord du premier problème de la philosophie, s’il ne nous est pas donné de le résoudre complètement.

Le moi qui se connaît comme cause peut n’avoir encore aucune notion de l’âme; mais son identité reconnue par la mémoire dans deux temps différents, dans l’intervalle, par exemple, qui sépare le commencement et la fin du sommeil du moi, doit amener la croyance nécessaire d’un être ou d’une substance qui dure absolument, lorsque le moi cesse d’exister dans un temps relatif. L’autorité seule d’une telle croyance suffit pour établir la réalité absolue de l’être avec qui le moi s’identifie d’une part, et en tant qu’il se sait exister présentement; mais dont il se distingue, d’une autre part, en attribuant à cet être une durée absolue permanente, qu’il sait par expérience ne pas lui convenir.

Vainement on dirait, d’après le principe de la croyance, que lo moi ne peut être sans l’âme ; nous dirons, d’après le fait de conscience, qu’il peut exister et le savoir, sans croire d’abord qu’il est lié à une substance, et qu’il ne peut s’élever à cette croyance ou notion d’âme, qu’en prenant pour type ce qu’il est lui-même dans sa propre aperception. Ainsi il concevra la cause, parce qu’il est lui-même une cause ou force agissante relative à un effet produit déterminé, tel qu’un mouvement produit dans des organes soumis à la volonté ; en faisant abstraction de cet effet déterminé, il concevra une force absolue, qui n’agit pas, mais qui a en elle la possibilité d’agir. Ce qui différencie cette corrélation vraiment abstraite de ce qu’on appelle abstraction ou idée générale, en termes de logique, c’est la réalité absolue de la substance qui reste toujours attachée à la notion de la force ou substance de l’âme, alors que la conscience du moi en est séparée.

Ce sont de telles abstractions réalisées sans que nous puissions faire autrement, qui étant en elles-mêmes objets de croyances nécessaires, universelles, constituent ce que nous avons appelé notions. Toute notion peut être ainsi considérée comme abstraite du fait primitif de la conscience de moi ; c’est ce qui reste quand on sépare de ce qui est connu parle moi comme lui appartenant en propre, ce qui est connu ou cru appartenir à l’âme telle qu’elle est hors du sentiment du moi ou de la pensée.

Le moi ne peut se transporter hors de lui-même ou s’apercevoir là où il n’est pas ; mais lorsqu’il abstrait de ce qu’il aperçoit ou conçoit de lui-même ce qu’il croit être de son âme, il pourra transporter à tous les objets hors de lui ce qu’il attribue objectivement à son âme, la substance, la durée, la causalité, ot, réciproquement, il pourra être conduit à croire ou concevoir son âme sous diverses attributions objectives sous lesquelles il répugnerait de concevoir le moi. C£est ainsi que l’âme a passé pour être un feu subtil, un petit corps éthéré, un fluide sécrété par le cerveau, toutes choses qu’il serait ridicule de confondre avec le moi, qui est toujours essentiellement distinct de ce qu’il pense, imagine, ou croit être dans les objets. La substance, la durée, la causalité absolue n’étant pas ses propres attributions , il les concevra tout aussi bien comme appartenant aux objets qu’à l’âme, qui est pour lui un objet de croyance.

Sans l’aperception interne, immédiate, de la causalité du moi, nous n’aurions pas la notion de la force absolue, d’êtres, de substances, en tant qu’elles en sont dérivées. Ce n’est qu’en confondant l’âme et le moi, que Leibnitz a pu dire que nous trouvions en nous les notions absolues d’êtres, de substances. Si, comme Descartes  , il n’a pas compris la notion de causalité au nombre de celles que nous trouvons en nous, c’est qu’en ôtant à l’âme la causalité efficiente par crainte de l’égaler à Dieu, il n’a eu aucun égard à ce sentiment de pouvoir par lequel notre moi est constitué pour lui-même, non comme une force absolue, illimitée ou universelle, mais d’abord comme une cause individuelle particulière, relative à certains actes ou mouvements que le moi commence, et qui n’auraient pas lieu sans lui. Aussi Leibnitz fait venir du dehors précisément la seule notion proprement dite que l’âme identifiée avec le moi puisse tirer d’elle-même ; tandis qu’il regarde comme inhérentes à l’âme, en qualité do principes innés, les notions absolues d’être, de substance, que le sujet pensant ne saurait concevoir que par l’abstraction des faits externes ou internes , quoiqu’il soit vrai que notre âme ou notre être substantiel en fournisse le fonds.

Dans le point de vue de Leibnitz, les notions innées sont celles que l’âme a la faculté de trouver en elle seule, en pensant à ce qu’elle est; et comme en considérant la chose à priori, il répugne de dire que l’âme soit cause efficiente première, puisque c’est une substance créée, elle ne saurait avoir la notion innée de cause ; par la même raison , elle ne peut avoir la notion innée d’infini ni d’aucun des attributs de Dieu. Leibnitz nous dit lui-même comment nous acquérons ces notions : savoir, en partant de ce que nous sommes ou de ce que notre âme trouve dans son être propre et en écartant les limites pour concevoir ces attributs dans Dieu ; c’est bien dire qu’il n’y a pas en nous de notion immédiate de l’infini, et que nous y arrivons par le fini. Et en appliquant cela à l’absolu, on dirait de même que nous n’y arrivons que par le relatif, ce qui détruit, d’un côté, le caractère des notions innées ou à priori qu’on a voulu établir, de l’autre , en se fondant sur ce que des notions universelles, nécessaires, ne peuvent venir de l’expérience, comme si ce n’était pas une première expérience intérieure que cette première connaissance du moi, ou la première aperception immédiate de la causalité qui lui est inhérente , et qu’il ne peut séparer lui-même de tout ce qu’il conçoit ou pense ; ce qui suffit bien pour rendre raison des caractères d’universalité et de nécessité des notions dont il s’agit, sans qu’on ait besoin de les admettre à priori. Suivant Descartes, il y a des idées innées de choses dont l’âme n’a en elle-même aucun archétype : Dieu, l’infini, l’immense, la toute-puissance, etc., et c’est précisément parce que notre âme à la faculté de concevoir de telles idées, qu’elle ne fait point, et dont elle ne peut trouver en elle-même aucun modèle, que Descartes conclut immédiatement la réalité objective ou formelle de ces idées ; ainsi, de ce que nous avons l’idée de Dieu comme d’un être infini, éminemment parfait, à qui l’existence réelle appartient, il s’ensuit que Dieu existe, car, s’il n’existait pas, d’où nous en viendrait l’idée, ou comment pourrions-nous y penser?

Ce point de vue conduirait droit au malebranchisme et au spinosisme. En effet, lorsque nous avons les idées ou notions d’un absolu, d’un infini réel, présentes à notre esprit, que nous n’avons pu faire par aucun artifice, et dont nous ne trouvons le modèle ni en nous-mêmes ni dans ce qui peut tomber sous nos sens, nous ne pouvons voir ces idées qu’en Dieu, qui contient formellement et éminemment les objets de ces idées, et qui les transmet à notre esprit comme des reflets de sa propre substance ; ce n’est donc point de notre âme que nous tirons les idées ou notions de l’être, de substance, do cause efficiente, mais c’est Dieu seul qui les transmet à notre esprit comme des reflets de son être absolu, infini, et, de là, il suit encore que notre âme n’existe pas substantiellement , mais comme modification de l’infini, du grand tout, en qui - elle pense et aperçoit ce qu’elle n’est point.

Descartes, Malebranche et Spinosa se donnent la main.

Voilà des exemples célèbres de l’abus, trop commun parmi les philosophes, de prétendre soumettre aux lois de la connaissance ce qui est du domaine exclusif de nos croyances nécessaires. Ils s’imaginent que nous pouvons atteindre les réalités absolues, les choses telles qu’elles sont indépendamment de la pensée, uniquement parce que nous croyons qu’elles sont, lorsque nous n’y pensons pas.

Il est bien remarquable que Leibnitz, en refusant de ranger la causalité parmi les notions innées que l’âme trouve en elle-même en pensant à ce qu’elle est, ait appliqué précisément à cette notion le raisonnement de Descartes sur les idées d’infini, et qu’il admet comme innées, quoique sans modèle en nous. Nous avons, dit-il, la notion de cause et d’effet; or, cette notion ne pourrait jamais naître dans notre âme, s’il n’y avait pas des substances hors de nous qui fussent entre elles dans le rapport de la cause à l’effet ; donc ces substances existent réellement.

Ici, l’on retrouve l’argument de Descartes : J’ai l’idée de Dieu (d’une cause suprême), donc Dieu existe réellement.

Là, Leibnitz part aussi de l’absolu des causes ou forces étrangères à l’âme, pour justifier la notion que nous en avons, et il tombe dans le paralogisme éternel de la métaphysique.

On part des notions pour prouver des substances hors de nous, en appliquant le principe de la causalité, et on croit pouvoir justifier ensuite les notions et le principe lui-même en partant des réalités absolues, comme si celles-ci pouvaient être en elles-mêmes ou dans notre moi, avant toute application. En partant de moi ou de la conscience comme d’une première relation, on voit clairement comment la notion de l’absolu , de l’être, de la substance, de la force, en dérive par l’analyse et l’abstraction réfléchie. Au contraire, en prenant son point de départ dans l’absolu supposé inné , on ne peut en dériver le relatif; il faut le faire venir d’ailleurs, et se contredire, comme Descartes, au sujet de l’idée de cause, en ce que certaines notions sont suggérées, inspirées à notre âme du dehors ou d’en haut, et pourtant qu’elles lui sont innées.


Ver online : Heidegger et ses références