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Haar: Pensamento e palavra

sexta-feira 25 de novembro de 2022, por Cardoso de Castro

  

Troisième «acte» de la pensée, non pas à côté du «saut» et de l’Andenken, mais en même temps : son insertion dans la langue. «C’est seulement en tant que l’homme parle, qu’il pense, et non l’inverse». La pensée n’est pas un déroulement intérieur et muet d’idées. Elle est toujours parole pensante, pensée parlante. Elle doit se trouver une langue, se chercher des mots. Ici encore il y a une ambiguïté, entre la part qui revient à l’homme et celle qui revient à l’être. Car la pensée est d’emblée inscrite dans une langue particulière où elle trace son chemin. Quelle autonomie peut donc lui revenir puisque : «La langue parle et non l’homme. L’homme ne parle qu’en ce qu’il correspond (entspricht) historialement à la langue» ? L’homme qui pense ne manie pas les mots comme des instruments à fin d’un message à communiquer, mais «habite» toujours déjà la langue, «maison de l’être et abri de l’essence de l’homme». Pourtant, Heidegger   maintient que la pensée «agit» : «la pensée est attentive à l’éclaircie de l’être lorsqu’elle insère son dire dans la langue... C’est ainsi que la pensée est un faire (Tun)». La pensée agit en tant qu’elle «porte l’être à la parole». Que signifie cette célèbre expression : zur Sprache bringen, qui en définitive La pauvreté de l’ Homo hum anus ou l’homme sans facultés est l’équivalent même de penser ? «Porter à la parole signifie ainsi : élever pour la première fois jusqu’à la parole ce qui restait informulé, qui jamais ne fut dit, et faire apparaître par un dire qui le montre ce qui jusque là demeurait en retrait». Ce texte, relativement tardif (1958), reprendrait apparemment l’activisme de L’Introduction à la métaphysique (1935) : «Le créateur (der Schaffende) s’avance dans le non-dit, fait irruption dans le non-pensé, obtient par force ce qui n’est pas advenu et fait apparaître le jamais vu...». Or l’acte de zur Sprache bringen est tout le contraire d’un activisme, qui impliquait dans le texte de 1935 une conquête du découvre-ment, d’une lutte contre le retrait, d’un arrachement à la latence, car depuis L’Origine de l’oeuvre d’art (1936), tout schaffen est interprété comme un schopfen, un puiser à la réserve de l’être. Certes l’élévation du non-dit au dire est l’ouvre propre du penseur. Mais elle ne peut s’accomplir que sous la «dictée» de l’être, c’est-à-dire sous la condition d’une poussée de l’être même vers sa venue au jour. Le penseur ou le poète aide par sa parole l’être à paraître, mais il ne le fait pas paraître, surtout pas de force. Tout dépend d’une écoute, d’une attente (mais qui n’est pas attente de quelque chose de déterminé à l’avance). Cette écoute attentive d’où sort la parole exige le silence, une retenue (Verhaltenheit), une pudeur (Scheu), tonalités sans lesquelles il n’y a pas de pro bité du dire, mais aussi un «travail» minutieux, quasi artisanal sur la langue : une «économie des mots», un «soin donné à la lettre comme telle». L’être ne s’inscrit pas de lui-même dans la lettre. Le mot à mot de la vérité est laissé à l’homme. Seule la pensée-parole, si elle est «attentive à la convenance du dire de l’être», atteint suffisamment de simplicité, de «pauvreté», c’est-à-dire de renoncement aux effets de manipulation du langage, pour en quelque sorte s’effacer, se faire inapparente, afin de devenir la «langue de l’être». La convenance (Schicklichleit) signifie l’articulation convenable, appropriée, de ce qui est destiné (geschickt), envoyé, dispensé. «La convenance du dire de l’être comme disposition de la vérité est la loi première de la pensée, et non les règles de la logique»... La pensée opère en se faisant plus simple, plus répondante, plus translucide : «La pensée rassemble la langue en vue du dire simple. La langue est alors la langue de l’être, comme les nuages sont les nuages du ciel».

Heidegger a donné des échantillons nombreux de ce dire simple ou de cette langue de l’être. Cette langue tentera de recourir non pas tant à de nouveaux mots qu’à une nouvelle syntaxe Déjà Sein und Zeit le prévoyait : «Ce ne sont pas seulement les mots qui pour cette tâche font le plus souvent défaut, mais c’est surtout la "syntaxe"». Car la pensée est bien obligée de se servir le plus souvent des mots de la métaphysique, fussent-ils quasiment morts (corpus de la tradition, paroles gelées...), comme de «bâtons et de béquilles». Il n’y a pas tellement en effet de nouveaux mots, même et surtout chez le «dernier Heidegger», plutôt des mots autrement écoutés : ainsi Ereignis, Gestell, Geviert, Sage, Brauch, et bien d’autres mots essentiels, sont des mots tout à fait courants de la langue ordinaire. Cette attention aux mots a pour but de réveiller aussi dans les concepts classiques un sens archaïque, prélogique, et de les détourner ainsi de leur usage métaphysique indiscuté, devenu selbstverständlich et faussement transparent. Ainsi Satz n’est pas entendu seulement comme la proposition, mais aussi comme le saut (vers le «principe», vers l’être), Notwendigkeit, nécessité, devient le «tournant (die Wende) de la détresse (der Not)». Bedingung, «condition», est ce qui procure, assure, une chose (Ding). Ce mouvement nous ramène du logique pur à sa concrétion perdue, en une démarche quasiment husserlienne. De même Möglichkeit, possibilité, est rattachée au verbe mögen, aimer, désirer. Erörterung, discussion, ramené à la racine Ort, devient «retour au lieu», «situation». Le Weiser, le «sage», est celui qui montre (weisen) un chemin. On a tort de mesurer ces jeux de langage à la norme d’une exactitude étymologique et philologique. Il s’agit de retrouver des possibilités cachées dans la langue, de «demeurer ouverts à la force et à la portée de son dire». L’usage répété, mécanique, sédimenté des mots, sans retour à l’expérience de la chose qu’ils montrent, a affaibli, exténué, banalisé à outrance les mots originels, qui ont perdu précisément leur capacité «apophantique», leur pouvoir de monstration.

La perte des «choses mêmes» vient de la perte des mots mêmes. «Pas de chose là où le mot manque»90. Mais le mot peut défaillir tout en étant présent, manquer simplement de force apophantique. D’où ce retour constant à un sens plus simple, plus «matériel», qui implique une déconstruction du sens logique traditionnel : ainsi, logos est reconduit au sens «sensible» de poser (legen) et de cueillir, recueillir (lesen) ; aléthéïa, à non-latence, non-cèlement ; physis, à éclosion au jour (dont le cour reste obscur et se réserve). Une nouvelle et plus simple entente des concepts de la rationalité classique ressort parfois de leur simple transposition ou réécriture, où résonne de nouveau leur sens «sensible» : ainsi Differenz devient Unter-schied, Aus-trag, ce qui ramène au sens actif de séparer, scinder (scheiden) et de porter (tragen) deux éléments l’un hors de l’autre. De même la simple fraction des mots Gegen-stand, Ab-grund, fait apparaître les racines stehen ou Grund, ordinairement inaperçues. Quand Wahrheit est écrit Wahr-heit, c’est l’acte primitif de réunir et de garder, wahren, au sens de garder (hüten) un troupeau qui se trouve restitué. L’écriture Be-stimmung fait ressortir la tonalité, Stimmung, dans l’abstraction du mot qui signifie «définition» ou «destination». L’écriture An-fang fait entendre à nouveau l’acte de capter, de prendre (fangeri) initialement, l’em-prise, sous l’abstraction du mot signifiant «commencement». Bewegung écrit Be-wëgung fait apparaître sous la banalisation abstraite du «mouvement» le tracement d’un chemin (Weg), au prix d’une apparence très arbitraire d’étymologie. Ainsi la réentente de concepts métaphysiques autrement écrits leur rend leur dimension charnelle et en quelque sorte «performative». La langue allemande dispose de ce point de vue de ressources que n’a pas le français !

S’agissant de la nouvelle syntaxe, l’accusation de «jargon» n’a aucun sens, car on pourrait aussi bien accuser Platon   d’avoir inventé le substantif ousia alors que la langue grecque ne connaissait auparavant que le participe présent du verbe eïnaï : ousa, dire qu’Aristote   a forgé le mot inexistant energeïa, ou bien que Hegel aurait dû choisir entre les diverses acceptions du mot Aufhebung ! Et si «jargonner» veut dire répéter avec insistance les mêmes concepts, qu’on relise la Critique de la raison pratique, où l’«autonomie» et l’«hétéronomie» repassent incessamment comme l’avers et le revers d’une médaille. Platitude philistine ! Résistance sempiternelle du sens commun contre la philosophie ! Il faut reconnaître qu’il existe en effet un jargon heideggerien, mais que c’est celui des mauvaises traductions ! En sont responsables non pas Sartre   ou Corbin  , mais hélas Beaufret   lui-même, qui a mis en circulation de nombreux contresens (par exemple la traduction de Unverborgenheit par Ouvert sans retrait, alors que le non-cèlement comporte toujours le retrait) et certains ultra beaufrétiens, qui ont poussé parfois la préciosité archaïsante ou la fausse simplicité jusqu’à la cocasserie (rappelons seulement parmi hélas des centaines de «cas» : «porriger», «entonner» pour des mots aussi simples que reichen et stimmen), et ont commis souvent par coquetterie, d’innombrables contre-sens, faux-sens et non-sens. C’est à leur jargon que tient à coup sûr le rejet de Heidegger par une grande partie de la philosophie universitaire française, dont la réaction a été juste et saine. Il y aurait peu d’intérêt philosophique à spéculer sur les raisons de l’isolationnisme du clan post-beaufretien. Par contre, beaucoup de traductions seraient à refaire, à commencer évidemment par la confuse et baroque version «bilingue» de Etre et temps.

Pour revenir à la syntaxe heideggerienne, il est tout à fait contraire à la vérité d’affirmer comme certains que les seuls écarts de Heidegger par rapport à la discursivité métaphysique sont l’usage de la «tautologie» (par exemple «le temps temporalise») et de l’«analogie» (par exemple «l’être comme éclaircie»). D’abord l’on condamne a priori ces figures de style au nom de vieux préjugés à la fois métaphysiques et logico-grammaticaux. D’une part, en bonne logique, croit-on, le cercle est vicieux. Or on ignore la structure circulaire, anticipative, de toute compréhension. D’autre part, on confond analogie et image dans l’idée d’une transposition proportionnelle de l’intelligible dans le sensible. Or l’être n’a pas d’abord un sens «abstrait» qui se concrétise ensuite, car le mot «est» a un sens indéterminé — compris à chaque fois de façon déterminée — qui ne peut se ramener à un concept. L’analogie n’existe que dans la pensée métaphysique d’une hiérarchisation des degrés de l’étant. Or tout étant est directement présence d’être. Il n’est possible par ailleurs de «juger» la tautologie et l’analogie heideggeriennes qu’en fonction de ce qu’elles déconstruisent ; pour la première l’autorité et la primauté du sujet sur le verbe, pour la seconde la différence métaphysique elle-même. Mais il existe d’autres formes de syntaxe que ces deux-là : ainsi le chiasme (par exemple : «l’essence de la vérité est la vérité de l’essence») — mais il faudrait analyser le changement du sens de Wesen et de Wahrheit dans les deux expressions, même s’il est décisif d’avoir montré en toute précision textuelle, comme l’a fait J.-F. Mattéi, la récurrence systématique de cette structure94 ; la parataxe élargie (il ne s’agit pas ici de la juxtaposition de mots dans une phrase, mais de la juxtaposition de phrases dans certains textes, qui permet de briser surtout les liens de subordination, la structure déductive) ; l’accentuation diverse de mots dans une proposition (par exemple dans l’analyse du Nichts ist ohne Grund, c’est tantôt sur le Nichts, tantôt sur le ist, tantôt sur le ohne Grund que porte le sens de la phrase). Il faudrait remarquer qu’une expression comme die Sprache spricht, n’est nullement en fait une tautologie, mais une tentative pour renforcer la part du «verbe», du phénomène, et diminuer celle du sujet, de la substance. Nietzsche   avait déjà noté la fausse substantialisation, purement grammaticale, du sujet, qui se produit quand le langage nous force à dire «l’éclair luit» : nous isolons faussement l’éclair que rien ne distingue réellement du phénomène «luire». Lorsqu’on affirme, comme Renaut et Ferry, qu’«un discours ne peut être que rationnel, c’est-à-dire syntaxique», on appelle «rationnelle» la pure et simple convention grammaticale, qu’on accepte les yeux fermés dans toute son opacité. Position peu «critique» pour des criticistes !