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Schérer (1971:128-137) – Confrontation autour de la pratique psychanalytique

quarta-feira 14 de junho de 2023

  

Tout autant que sur le plan théorique, la psychanalyse freudienne entre, sur le plan pratique, en rupture avec les méthodes courantes de la psychologie et de l’anthropologie. Elle vise à saisir la totalité de la vie individuelle dans l’unité de sa signification et le problème pratique central qu’elle pose est celui de la méthode propre à dénouer cette signification. Elle dépasse deux moments qui paraissent exclusifs l’un de l’autre et ne conduisent qu’à une vue partielle du réel : celui d’une explication à prétention purement objective, qui accumule un matériel psychologique et le subsume sous le concept de [129] l’individu ; celui d’une compréhension vécue de la personne, qui ne peut être garantie contre les illusions de l’appréciation et du sentiment subjectifs. La méthode freudienne est une méthode d’interprétation prenant comme base les particularités du comportement expressif sans les isoler du dynamisme dans lequel elles sont incluses : les parties de la vie psychique sont des moments d’une totalité qui n’est autre que le contenu intégral de l’expérience individuelle. Tout individu se lie à un autre ef en particulier à celui qui entend le connaître et le rendre à lui-même par-delà la conscience provisoire qu’il a de soi.

Interpréter, au sens psychanalytique, n’est pas expliquer en ramenant le particulier au général, mais ce n’est pas non plus se contenter, au niveau du vécu conscient, d’une compréhension affective. Comme le remarque Binswanger   dans un article consacré à Freud  , l’interprétation psychanalytique permet de libérer la compréhension de son arrière-fond divinatoire et d’accéder au sens du phénomène psychique, c’est-à-dire à la découverte de sa motivation. (Ausg. Vertr. Il, p. 81).

Or, cette motivation se trouve dans l’expérience humaine concrète, dans les événements de la vie individuelle par lesquelles celle-ci s’est constituée dès l’origine comme douée de certaines possibilités, en refusant d’autres. En ce sens, la totalité vivante déborde l’immédiateté présente à la conscience vécue sur laquelle s’élaborent les conceptions compréhensives. Aucun phénomène de la vie actuelle n’est épuisé, ni par le sujet «intérieurement» compris par un autre, ni par une relation d’objet, saisie par un observateur. Les motivations qui portent l’individu vers le monde ou vers les autres, le « don » d’une communication ou son refus dans une impuissance qu’il n’appartient pas à l’être conscient de maîtriser, sont le [130] signe d’une structure qui dépasse, dans sa profondeur inconsciente, les données immédiates de la rencontre.

Mais, à partir de là, plusieurs développements de la psychanalyse sont possibles. Son développement spontané est allé plutôt dans le sens d’une systématisation et d’un recensement des différentes pulsions, « complexes », que dans celui de l’approfondissement de la relation fondamentale, soit de l’individu avec les autres, soit du psychanaliste avec son patient, relation laissée bien souvent à l’empirie. De là une perte du sens, à la fois de ce que l’on peut demander à la psychanalyse et de la manière dont il lui est possible de s’exercer. C’est au contraire sur cette relation que la méthode existentielle a mis l’accent à la fois en ce qui concerne la fin qu’une psychanalyse se propose et qui est de mener l’individu à un « être authentique avec les autres » et en ce qui concerne son point de départ, puisque celui-ci exige une participation du sujet, le consentement à s’ouvrir, à inaugurer une relation. De là l’éclaircissement des obstacles rencontrés par la psychanalyse dans le traitement des psychoses où le malade s’enferme dans un univers sans communication, impénétrable aux méthodes classiques ; de là aussi l’importance accordée à l’idée d’une rencontre et d’une communication, même provisoire, comme base du traitement psychiatrique. Que cette communication existentielle avec l’univers du malade ne soit possible que sur le fond de la nous-ité que l’existence trouve à sa racine ontologique, que toute pratique psychiatrique débouche donc sur une transcendance, qu’elle ne puisse éviter ce recours ontologique, telle est la thèse générale que Binswanger oppose à un strict naturalisme freudien et qu’il appuie sur un grand nombre d’observations cliniques dans lesquelles effectivement la rencontre, l’établissement de la communication forment la clef de l’interprétation. Mais comment cet acte d’ouverture [131] sur l’autre est-il lui-même possible ? Participe-t-il à une liberté de choix non motivée, ou répond-il encore, dans sa spontanéité, si l’on veut dans sa transcendance, à quelque autre type de motivation ?

Ce problème n’a pas échappé à Freud. Dans le chapitre de Au delà du principe du plaisir, consacré aux résistances du moi, il souligne l’importance de ce point pratique et retrace les étapes de la technique psychanalytique. Elle a d’abord considéré que son rôle d’interprétation consistait « à mettre au jour ce qui était caché dans l’inconscient du malade, et après avoir établi une cohésion entre tous les éléments ainsi découverts, à en faire part au malade au moment voulu » (Essais de psychanalyse, p. 18). Or, cet art d’interprétation présuppose la possibilité pour le psychanaliste d’accéder objectivement à l’inconscient, séparé de la conscience comme une réalité en soi, ce qui est concevoir la conscience comme passive à l’égard d’un inconscient qu’elle ignore et qu’elle reconnaîtra comme sien une fois révélé. La simplicité apparente d’une telle disjonction ne tient pas compte du fait que le médecin n’est pas en face du malade comme devant un texte en langage chiffré dont il posséderait la clef. Il ne sait du malade que ce que celui-ci lui dit et ne peut lui faire reconnaître que ce que celui-ci est à même de reconnaître. Le problème de la communication entre le psychanalyste et le psychanalysé se mêle étroitement à celui de l’interprétation et distingue celle-ci d’une lecture objective d’un mal à travers des symptômes. La tension entre les membres de ce couple n’est d’ailleurs que l’exaspération d’un drame qui a rejeté l’individu hors des limites d’une communication «normale». Il s’agit d’un dialogue, mais très particulier, puisque l’un des interlocuteurs est par principe muet, tout en étant présent, un dialogue qui offre sur les dialogues courants cette [132] particularité de porter en lui-même la question et la possibilité de tout autre dialogue.

Le second moment de l’évolution de la pratique psychanalytique est celui d’une prise de conscience de cette situation. On cherchera à obtenir du patient une confirmation directe de la construction interprétative, en le persuadant, en brisant ses résistances par des procédés que Freud appelle « ceux de l’influence purement interhumaine» de la «suggestion agissant en qualité de transfert». Or c’est substituer, comme il l’indique aussitôt, la pensée du médecin à celle du patient, s’interdire par suite d’amener à la conscience les formations les plus secrètes de l’inconscient et renforcer les résistances. Tirant une leçon de ces impasses où elle s’est enfermée, la technique psychanalytique prendra au contraire le phénomène de la résistance dans sa pleine signification, non comme un accident à éliminer, mais comme un moment essentiel de l’analyse. C’est là la troisième phase du développement de la méthode. L’interprétation freudienne de la résistance repose sur un approfondissement de la notion de «transfert». Au cours de l’analyse, une première forme de relation vécue intervient avec le médecin, qui n’est en aucune façon une communication authentique, mais une simple substitution de personne. Cette phase doit être dominée, sinon le traitement s’arrête en elle et l’analyse se trouve ainsi bloquée. La résistance qui apparaît à ce niveau est interprétée par Freud comme provenant, non de la seule force des éléments refoulés, mais du moi du malade, qui revit et met en action dans le présent ces éléments, au lieu de les placer dans le souvenir et par là de les dominer. Il y a dans le moi une dimension inconsciente, une tendance à la reproduction, opposée à la possibilité d’une adaptation à des situations nouvelles, découlant d’un « principe de réalité ». A première vue, cette tendance appartenant au moi [133] serait une tendance égoïste, visant à une satisfaction supérieure et reculant devant le déplaisir de la résolution du transfert. Il n’en est rien, car la situation reproduite est, elle aussi, une situation de déplaisir, étant la manifestation de penchants réprimés que le patient a eu justement de la peine à réactiver. « Au delà du principe du plaisir », il y a donc une satisfaction plus secrète plongeant dans le déplaisir ou un primat de la reproduction sur le plaisir, incitant l’individu à ne pas livrer les éléments refoulés. Or, cette tendance qui immobilise et isole semble bien ne pouvoir être dominée ni totalement comprise au niveau purement technique de l’analyse. Sa mise en évidence est le point de départ d’une recherche qui dépasse, chez Freud même, l’ordre de l’expérience. L’essai spéculatif Au delà du principe du plaisir forge une doctrine générale des instincts : la tendance à la reproduction ou au « retour éternel du même », sera opposée, comme « instinct du moi » et « instinct de mort », c’est-à-dire négation de toute tension, aux instincts sexuels (libido) en tant qu’instincts de vie :

« Un groupe d’instincts avance avec précipitation, afin d’atteindre aussi rapidement que possible le but final de la vie; l’autre, après avoir atteint une certaine étape de ce chemin, revient en arrière, pour recommencer la même course, en suivant le même trajet ». (o. c, p. 47).

Nous sommes donc amenés à accepter, pour rendre compte de la possibilité qu’a le moi, soit de se refuser, soit de s’ouvrir, une théorie pluraliste des instincts, réalisant leurs buts par des voies directes ou détournées, jouant avec la réalité qui se présente elle-même, par rapport à eux, comme un principe entièrement autonome.

Dans un telle conception, se pose alors la question du sens dernier d’un accès à la réalité et à une communication. [134] A cette question, il semble bien que la spéculation freudienne ne puisse apporter de réponse satisfaisante, dans la mesure précisément où l’analyse met en jeu, non des choix du moi, mais des tensions instinctives. A tout le moins apparaît-il nettement que la communication, si l’on entend par là celle qui s’accompagne d’une reconnaissance de « l’être deux » ne dépend pas du même principe. Puisque la libido n’est pas, selon le texte de Freud « communicative » au sens couramment admis, et que la communication des « moi » risque toujours d’être un leurre.

Ici est le point où l’analyse ontologique entend reprendre ses droits : s’il y a une quasi impossibilité de rendre compte par le jeu des instincts de l’ouverture de l’homme sur la réalité et, en premier lieu, de cette ouverture particulière qui doit se manifester au cours de la pratique psychanalytique par la victoire sur les résistances, c’est que la communication s’installe dans la transcendance et qu’aucune thèse immanenriste ne peut en rendre compte.

Une remarque de Binswanger permet de situer exactement le point de rupture entre deux conceptions de la psychanalyse dans leurs interprétations théoriques et dans leurs modalités pratiques.

Au sujet du blocage de l’analyse d’un malade, il rapporte avoir déclaré à Freud que cette fermeture incoercible devait être ramenée à un défaut de « spiritualité », à l’impossibilité pour le patient de s’élever avec le médecin à la communication spirituelle. Dans cette dimension de « l’esprit », Binswanger précise qu’il faut voir une catégorie fondamentale que l’on pourrait même nommer religieuse, si l’on comprend la religion en général comme une formation spirituelle se développant sur le fond d’un rapport Je-Tu. A quoi Freud aurait répliqué que la religion était une illusion, dont [135] il avait révélé l’origine, et qu’il avait eu surtout pour tâche de dévoiler à l’homme, animé depuis longtemps par sa croyance en l’esprit, qu’il avait aussi des instincts (Ausg. Vertr, p. 81). Remarque pleine de sens, jusqu’au point où une systématique des instincts se heurte à l’impossibilité de décider entièrement, soit théoriquement, soit pratiquement, des phénomènes de communication.

Mais le recours à « l’esprit » suffit-il à en rendre compte ? Le concept d’esprit, galvaudé par les systèmes spiritualistes les plus étrangers à une analyse des relations humaines concrètes ne saurait être opposé, sous la forme la plus vague qu’il prend d’ordinaire, aux recherches précises de la psychanalyse. Nous savons toutefois que chez Binswanger il ne peut être compris comme une entité spirituelle, ou une faculté psychique. Dans le concept d’esprit est présent cet être total (Garcz-se/nj, lieu originaire de la Wirheit, qui rend seul possible, ontologiquement, l’ouverture sur l’autre et par là même la conquête de l’individualité. Etablissement d’une communication subsumée par un nous dans un acte de transcendance et individualisation sont donc étroitement liés, de même que sont liés pour Freud les problèmes de la résistance du moi et ceux de l’instinct qui le ramène à la mort. Et à l’être pour la mort freudien seront opposés de nouveaux arguments qui valent contre l’être pour la mort heideggerien.

Les impasses d’une théorie purement biologique et naturaliste des instincts légitiment alors, apparemment du moins, une transposition des données psychanalytiques dans une Daseinsanalyse et une ontologie. L’existence humaine peut être interprétée comme « un combat de l’homme pour son individualisation spirituelle », expression faisant apparaître deux sortes d’individualisation possibles: l’une qui conduit l’homme, par la voie de la maladie à l’isolement, à la régression et finalement [136] à la mort, l’autre qui le conduit par la voie de la communication, à lui-même. L’opposition mise en évidence n’est plus entre deux instincts qui s’affronteraient en quelque sorte en dehors de l’individu, mais elle n’est pas non plus entre instinct inconscient et intelligence consciente, car la maladie est elle aussi une forme d’individualisation. L’esprit contient à la fois le conscient et l’inconscient, c’est en raison de sa double essence secrète que « l’ouverture à l’esprit » dépasse les limites assignées au discours persuasif. Aussi lorsque Binswanger oppose l’esprit à l’instinct freudien entend-il conserver tout ce que l’analyse freudienne a introduit de critique de la persuasion consciente. Et ce n’est pas non plus par un mouvement interne que la subjectivité se délivre de son aliénation, mais la rencontre contingente s’articule sur la rencontre « dans l’être » que le « nous » exprime, au lieu de renvoyer au mécanisme aveugle des diverses « instances ».

Cette rencontre, ce « nous », manifestent concrètement de deux manières leur intervention. D’abord d’une manière immédiate et presque naïve, mais au sens où une apparente naïveté exprime une structure de l’être que la théorie est impuissante à dominer. C’est ainsi que la rencontre interhumaine entre le médecin et le patient, la présence personnelle, la communication qu’elle établit jouent un rôle irremplaçable. Sur ce point Binswanger critique l’application froide et objective d’une théorie du transfert qui attribuerait celui-ci à un strict mécanisme se passant chez le malade, selon le principe d’une pure reproduction d’un état antérieur:

« En voyant dans l’attitude du malade envers le médecin seulement la répétition régressive de relations d’objet antérieures et particulièrement parentales et en excluant la nouveauté de cette rencontre, le psychanaliste [137] tentait de faire reculer le médecin en tant qu’homme à l’arrière plan » (ibid, p. 101).

Au-delà de la relation humaine qui se manifesterait par la seule présence, il s’agira de retrouver l’ordre plus essentiel au regard duquel toute rencontre est fondamentalement médiatisée. Ce qui est alors en question n’est plus seulement l’étant dans sa particularité non structurale, mais l’être de l’étant, qui possède, par rapport au « principe de réalité », une structure symbolique et qui ne peut s’insérer en la réalité que par l’intermédiaire de cette structure : par delà le langage explicite de la vie courante et des relations humaines, le langage de l’« esprit » est un autre langage, celui de la symbolique universelle. Car la question de l’être ne peut être résolue simplement sur le plan de l’individu, soumis au sommeil et à la mort, « puisque nous ignorons, écrit Binswanger, où commencent la vie et le rêve ». (Le rêve et l’existence, p. 193). Par la rencontre du tu dans un nous, l’individu peut franchir les limites de la solitude et accéder à un monde spirituel en commun. Et le « nous » se découpe sur le fond d’un discours qui le porte, d’un logos. Si l’eros antique et freudien est bien la force qui arrache l’étant à la solitude, seul l’esprit, par le logos, délivre l’eros de la latence et, dans la communication, manifeste l’être. L’ontologie de Binswanger rejoint, par des voies différentes, et sans cesser de marquer sa différence, celle de Heidegger   dont elle s’était d’abord détournée : là où l’être de l’étant est en question, c’est aussi le logos de l’être qui doit être explicité.