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Schérer (1971:116-125) – Justification et critique de la philosophie de Binswanger : la Wirheit par-delà l’individu

quarta-feira 14 de junho de 2023

  

« Il ne s’agit pas, écrit Binswanger  , entre Heidegger   et moi, d’une simple différence d’opinion, mais d’une différence ontologique » (o. c, p. 41). La nature et la [117] possibilité essentielle du Dasein sont mises en question par une double conversion ; celle qui concerne le sujet, le Wer du Dasein et celle qui porte sur la limitation de l’être-avec autrui à une existence dans le monde, ces deux aspects étant liés dans une même présupposition fondamentale, la liaison de la réalité du Dasein à l’être individuel. Toute la critique de Binswanger porte sur la contestation d’une telle présupposition.

En effet, bien que rejetant dans l’inauthentique la réalité subjective de l’opposition sujet-objet d’où est issu le sujet cartésien, Heidegger maintient une liaison essentielle entre Dasein et ipséité, ou individualité. Les pronoms personnels qui peuvent lui être appliqués sont des pronoms singuliers; sur le plan du collectif ou de l’inter-personnel, il n’y a pas, en dehors du on inauthentique, d’autre possibilité de le nommer. Aussi cette ipséité s’ouvre-t-elle à l’être seulement dans le souci du monde, dans l’angoisse ou dans le faire qui appartient encore en propre à l’individu. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de l’analyse heideggerienne et un de ses aspects les plus nettement accessibles pour la pensée de notre temps que de s’installer existentiellement dans le tragique et non dans la communication. Au contraire, d’après Binswanger, la limitation du Dasein à l’ipséité ne saurait être une nécessité imposée par des raisons irréfutables, inscrites dans son essence même, mais un simple choix. Mais si l’ipséité n’était qu’une forme seconde, si l’importance qu’on lui accorde ne se justifiait que par une impuissance à dépasser radicalement une philosophie subjective, dont elle conserve dans son concept une des présuppositions essentielles, alors la philosophie de Heidegger maintiendrait implicitement cela même qu’elle critique, une conception atomistique ou monadologique de l’être et cette conception ne pourrait être dépassée que par un abandon définitif du privilège de l’ipse au nom du nous. [118] Heidegger conserverait donc une vision « classique » de la relation de l’être au monde, tout en ayant critiqué le point de vue d’une philosophie de la représentation, et ayant introduit dans la relation d’être à être l’idée fondamentale de proximité ou de présence.

Une expression significative résumera les longues analyses que Binswanger consacre à ce thème : elle indique le dépassement de toute mondanité dans la relation du je au tu : ce n’est pas seulement un « aller de l’un à l’autre » qui nous est donné dans une spatialité où se maintiennent encore les notions de distance et de rapport de chose, ce qui nous est donné est, d’une manière plus authentique que le simple symbole et sur le plan ontologique, un « aller au cœur » de l’autre (Ibld., p. 105).

Faire dépendre toutefois une relation ontologique d’une expression aussi évidemment symbolique, et, si on la prend dans sa littéralité, figurée, ne va pas sans quelque ambiguïté. Plusieurs possibilités d’interprétation nous sont ici proposées, que Binswanger s’appliquera à définir et à distinguer de la seule qui lui paraît valable : la récession analytique jusqu’à la Wirheit.

Une première équivoque doit être d’abord dissipée : cette conception de l’amour et de la communication ne serait-elle pas le fruit d’une expérience elle-même toute subjective, mystique ou religieuse ? En ce cas, elle ne serait pas primitive, mais découlerait d’une idéalisation : l’expression métaphorique d’un sentiment serait prise pour une révélation authentique. Il est vrai que les exemples sur lesquels s’appuie Binswanger tout au long de son étude sont empruntés au langage métaphorique et, par excellence, poétique. L’analyse ontologique renvoie donc sur ce point à une élucidation complète de la signification ontologique de l’expression, ou de la relation entre le langage et l’être. De même d’ailleurs que pour Heidegger ce sera là une des clefs de l’ontologie fondamentale et, [119] indépendamment de toute voie discursive, de sa justification. Réservons pour l’instant l’examen de cette liaison essentielle [1], admettons provisoirement que l’expression ait directement une signification ontologique. Il reste, entre l’idée mystique d’une communion de type religieux avec le transcendant, conçu comme l’Être pénétrant tout espace, et la communication originelle du Dasein une différence sur laquelle Binswanger fonde sa démonstration. La communication religieuse des fidèles, des saints avec Dieu, n’est possible qu’en tant que spiritualisation de rapports qui ne pourraient nous être donnés s’ils ne se découpaient sur le fond de la Wirheit. Le nous érotique, parce qu’il s’ouvre sur une unité pré-individuelle, est antérieur à toute idéalisation. Mais la religion n’a affaire qu’à des sujets spirituels et à un nous déjà spiritualisé. Elle est une tentative historique et relative de restauration de l’unité, sur la base d’une séparation des individus en tant que sujets dans le monde.

« Si l’on a une fois déterminé le Dasein, comme existence de quelque moi, qu’on l’a pensé comme âme, monade, sujet, individu, alors on ne parvient plus jamais au Dasein comme amour, mais seulement au Dasein comme adhésion à Dieu, à la prière religieuse (aime ton prochain comme toi-même), aux spéculations métaphysiques, ou aux théories scientifiques qui posent le problème sur la tête » (ibid., p. 109).

Rétablir le problème dans sa vérité sera, par opposition, découvrir à partir de quoi les idéalisations sont possibles à titre de compensation au déchirement infra-mondain.

D’autre part, si la religion sous sa forme moderne et personnaliste ne nous livre pas la structure de la communication authentique, [120] celle-ci ne se laisse pas confondre non plus avec la communauté mystique. Le nous maintient une tension du je au tu, alors que la mystique de participation repose sur leur indistinction : le moment du nous est aussi le moment le plus lucide du tu ; on peut parler, dans la communication amoureuse effective d’une transparence réciproque. A cette remarque se rattachent toutes les descriptions romanesques ou poétiques, les intuitions affectives de la vie courante, les approximations psychologiques ou les affirmations philosophiques qui font de l’amour un mode de connaissance de l’autre en même temps qu’une manière d’être soi.

Nous atteignons ainsi, dans cette unité au sein de laquelle se constituent les différences, le fond ontologique sur lequel les autres expériences du Dasein se profilent comme des modalités. L’unité du nous ouvre au Dasein la perspective d’une réalisation absolue, celle de l’infinité au-delà de la finitude. La vérité du Dasein n’est pas négativité, chute de l’existence, dans un combat toujours inachevé. Dans l’amour, le Dasein découvre au contraire son lieu originel ; il s’arrache à l’être dans le monde, aux raisons, aux motifs, aux privilèges mondains et, selon la parole de Rilke : « là où entre totalement l’infini disparaît le privilège et ce qui reste est l’advenu, l’être » (p. 149). L’amour opère la jonction entre l’être et l’étant. Ou encore, si l’on donne au terme de dialectique la signification d’un rassemblement des opposés, l’amour est l’unité dialectique profonde du Dasein, dialectique de l’eros que l’on pourrait nommer aussi « logique » à condition d’entendre par là un logos antérieur à tout discours : « Dans l’instant éternel de l’amour, tombent les oppositions comme au sein du logos héraclitéen » (ibid).

Dans cette antériorité de l’amour et par le médium du langage et du dialogue, une voie est donc ouverte, par-delà la simple analyse des existentiaux. De même que [121] chez Heidegger, la question de l’être domine la philosophie de Binswanger et s’exprime comme la question d’un Logos qui est Eros. Le sens et la valeur accordés à la communication humaine dépendra en dernière analyse de la signification de ce logos, c’est-à-dire de quelque chose qui dépasse la relation humaine en tant que telle.

Si nous voulons tirer au clair pourquoi chez Binswanger une ontologie conduit à une conception communicative des rapports existentiels alors que chez Heidegger la communication reste la marque d’un humanisme inauthentique, il nous faut maintenant recourir à l’examen des raisons ontologiques sur lesquelles les deux attitudes se fondent. Ou bien une intuition naturaliste serait-elle à la base de cette nous-ifé dont on veut chercher les racines dans une ontologie fondamentale ?

Une confrontation s’impose entre les thèses de Binswanger et celles de L. Feuerbach, énoncées par celui-ci au plan d’une philosophie strictement naturaliste. La philosophie de Feuerbach peut, en effet, être considérée comme la première des philosophies du Dasein, en tant qu’elle oppose l’irréductibilité de l’existence à toutes les constructions conceptuelles et subjectives. Elle se présente en même temps comme philosophie de la communication, car, pour elle, le principe suprême est « l’unité de l’homme avec l’homme ». Feuerbach découvre la nécessité de relier la pensée abstraite à son fondement anthropologique : la réalité sensible, l’existence, sont les seuls points de départ absolus. Mais l’existence ne se comprend pas en dehors des liens existentiels, eux seuls peuvent donner aux idées leur essor: « c’est seulement de la communication et de la conversation de l’homme avec l’homme, écrit-il dans les Principes de la philosophie de l’avenir, que naissent les idées » (Manifestes philosophiques, p. 185). La communication n’est, possible que par la présence originaire et sensible de l’autre, du Tu donné au Je objectivement, [122] dans une intuition sensible irrécusable. L’homme est le premier objet pour l’homme, celui dans lequel il se découvre lui-même, c’est en l’autre, dans son regard, qu’il reconnaît d’abord son propre visage. La relation qui s’établit ainsi est sensible, car les sens ne limitent pas la certitude extérieure de la chose, mais nous donnent la certitude sensible de l’homme, l’intuition de l’intérieur.

La communication s’enracine ainsi dans l’être sensible dans le corps, corps toujours orienté, corps sexué : là où il n’y a pas de toi, il n’y a pas de moi non plus, et la distinction entre le moi et le toi, ce fondement de toute personnalité et de toute conscience n’est réalisée d’une manière vivante que dans la « différence de l’homme et de la femme » (o. c, p. 180).

On comprend la haute signification d’une telle conversion philosophique pour une philosophie existentielle contemporaine. Celle-ci reconnaîtra en Feuerbach un précurseur, mais tout en portant cependant sa critique sur le naturalisme de l’interprétation comme l’observera par exemple K. Löwith :

« C’est en partant de ces principes, que nous entrons dans l’analyse phénoménologique de la structure du monde avec les autres, qui en tant qu’élaboration des thèses constructives de Feuerbach ne peut être que destructrice par rapport à elles, mais qui, précisément pour cette raison, donne une actualité concrète à ses Principes » (cité par H. Arvon dans Feuerbach et la transformation du sacré, p. 87).

Destructrice, parce que la philosophie du Dasein s’inscrit dans le prolongement de la phénoménologie, donc d’une conception antinaturaliste des rapports humains. On voit comment et sur quel plan Binswanger peut se référer à la philosophie de Feuerbach : c’est en tant que l’on trouve en celle-ci l’affirmation de la liaison indissoluble [123] entre le Je et le tu, de l’impossible isolement d’un sujet dans l’existence concrète, de la primauté de la relation sur chacun de ses membres. Mais la « naïveté » naturaliste qui fonde ses intuitions existentielles est soumise à une critique radicale. Naïveté qui est tout autre chose qu’un retour à l’originarité, car les concepts fondamentaux de Feuerbach, dans leur prétendue immédiateté ne se comprennent que sur la base d’une certaine conception du monde, et par suite aussi d’une idéalisation. La toute-puissance de la nature, les notions d’instinct, de sensation sont des concepts de « l’immanence » alors que s’agissant de l’existence humaine c’est vers la « transcendance » que l’analyse doit être directement orientée.

Mais il y a plus; la découverte de Feuerbach, si l’on veut l’appliquer à la description de l’existence concrète, reste prise dans une conception trop simple et abstraite des rapports humains. Définir l’amour comme une évidence, ramener la sexualité à un instinct universellement identique à lui-même, ce sont des affirmations qui, sur le plan d’une science de l’homme, ne peuvent plus être retenues. La connaissance des « profondeurs » de la vie sexuelle par la psychanalyse a révélé une grande complexité de structure là où Feuerbach situe l’évidence simple de la nature. Cette évidence ne peut donc valoir que si on la détache des croyances naturalistes sur lesquelles elle s’appuie, si l’on dégage sa signification phénoménologique ou ontologique.

A cet égard, les rapports entre la théorie de Binswanger et la psychanalyse et la psychiatrie [2] en général, revêtent un particulier intérêt, non seulement en raison [124] de la qualité de praticien de Binswanger, mais parce qu’ils posent d’une manière concrète le problème d’un fondement ontologique de l’anthropologie. Réservant pour un autre chapitre une étude plus complète d’une interprétation de la psychanalyse et de ses apports à une structure de la communication, nous nous contenterons ici d’indiquer les points sur lesquels une ontologie de la communication entre en relation avec la psychanalyse, peut trouver en elle une concrétisation de ses analyses et critiquer certaines de ses présuppositions.

Il est incontestable, en premier lieu, que la psychanalyse a apporté à l’anthropologie contemporaine une critique de la psychologie du sujet et des relations interindividuelles concrètes. La notion d’un inconscient sous-jacent à la conscience vécue, celle d’une libido qui commande les pulsions inconscientes et ne peut être exprimée que sur le mode impersonnel du ça, celle d’une identification présidant à la formation du moi individuel, toutes ces notions renvoient à une conception globale de l’existence humaine, dans sa présence irréductible à une psychologie de la conscience. L’attrait même exercé par la psychanalyse sur les philosophies de l’existence vient de son orientation antisubjectiviste : elle ne s’ouvre pas sur le cogito pur mais sur une existence et concerne sa structure.

Toutefois, non moins incontestablement, la psychanalyse se veut dans sa forme théorique aussi bien que dans la pratique qu’elle propose une conception naturaliste de l’homme. Dans la libido c’est la vie instinctuelle qu’elle découvre, dans son interprétation de la vie psychique profonde, c’est la causalité du comportement explicite qu’elle recherche. Or, une telle entreprise ne pouvait manquer de se heurter aux exigences de philosophies nourries aux sources d’une phénoménologie. Pour traiter objectivement de l’autre n’est-il pas nécessaire tout d’abord d’établir [125] le lien qui nous rattache à lui ? La possibilité d’une pratique psychanalytique présuppose donc la possibilité d’une communication première. La théorie psychanalytique suffit-elle à apporter des lumières sur cette possibilité ?

Ces deux thèmes, celui d’une réinterprétation des concepts psychanalytiques dans le cadre d’une phénoménologie ontologique, celui d’une modification de la pratique par une philosophie de la communication, commandent l’interprétation par Binswanger de la psychanalyse et de sa méthode.


[1Voir infra, chap. IV.

[2Il ne sera question ici que d’une psychiatrie idéale et peut-être fictive, car non coercitive, non policière. Les problèmes concernant l’exercice effectif de la psychiatrie et son institution sont d’un autre ordre.