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Richir (PM:15-17) – Schelling et la mythologie

sábado 16 de outubro de 2021, por Cardoso de Castro

  

Parmi les grands philosophes de notre tradition, Schelling   est, avec les néoplatoniciens, le seul qui se soit attaché avec une telle constance à l’étude de la pensée mythologique : certes, le texte dont nous disposons, sous le titre Philosophie de la mythologie, n’est pas un traité systématique, mais le texte d’un cours, édité et publié par Fritz Schelling après la mort de son père. Or ce cours, nous l’apprenons dans la Préface de Fritz Schelling, a été professé à Munich dès avant 1828, pour être prononcé une dernière fois à Berlin en 1845/46, dans une version qui a vraisemblablement servi de texte princeps. C’est dire que le projet schellingien est un projet de longue haleine, d’autant plus qu’il est encadré, dans l’édition posthume, d’un côté par deux types d’introduction, une introduction historico-critique, sur laquelle nous allons bientôt venir, et des introductions « spéculatives » – l’exposé de la philosophie rationnelle pure et les leçons sur le monothéisme [1] –, et de l’autre côte par le cours sur la Philosophie de la Révélation [2]. Ce projet est donc aussi articulé, au sein d’un projet plus global, d’une part à une redéfinition de la philosophie, selon le couple « philosophie négative » / « philosophie positive », d’autre part à une philosophie de la Révélation (c’est-à-dire essentiellement du christianisme), en tant que la Révélation est celle de la vérité, non seulement, à travers la « religion philosophique », de la religion, mais aussi, par les renversements spéculatifs que cela implique, de la philosophie elle-même comme philosophie « positive ». Ensemble très vaste, très ambitieux, et très complexe, sur lequel Schelling a travaillé jusqu’à sa mort (en 1854), pendant près de trente ans, et qui est resté à l’état de chantier, de « work in progress ». Il n’est du reste pas sûr que Schelling soit jamais arrivé à le maîtriser tout à fait. Les questions d’interprétation de cet ensemble, désigné par Spätphilosophie de Schelling, sont d’autant plus délicats qu’il manque encore, aujourd’hui, une édition véritablement critique des manuscrits, et que le caractère, jugé parfois excessivement méticuleux, de la philologie allemande ne laisse pas augurer d’une telle édition dans un délai rapproché. Il suffit d’ailleurs d’avoir lu ces textes de près pour apercevoir combien, comme toujours, la conceptualité schellingienne est fluide, instable, et parfois fuyante. Leur étude détaillée, pour eux-mêmes, demanderait plusieurs livres, de longues recherches qui ont au reste déjà été engagées, en France, par X. Tilliette et J.F. Marquet. On peut dire que la Spätphilosophie de Schelling est un « océan », et qu’en ce sens, elle est inépuisable.

Ce n’est pas le parti que nous prendrons ici pour faire accéder le lecteur à la problématique de la Philosophie de la Mythologie. D’autant moins que, tout en ayant beaucoup reçu et tout en attendant beaucoup des travaux de ce qu’il est convenu d’appeler les « historiens », nous pensons que la fluidité et l’instabilité de la conceptualité schellingienne est essentiellement due à ce que les questions qu’il entreprend de traiter sont des questions-limites qui font trembler ou bouger la langue philosophique, pour lesquelles, selon une expression connue, « les mots nous manquent ». Notre parti sera donc, non pas celui de l’historien, mais celui, non moins difficile, du phénoménologue, où il s’agit de mesurer la pensée de l’auteur, Schelling, à la « chose », à la Sache selbst, qu’il s’efforce de penser – nous suivons la recommandation de Husserl   dans Philosophie als strenge Wissenschaft, d’étudier le problème au lieu d’étudier les doctrines. Il faut dire que notre tâche est grandement facilitée par l’« étrangeté » de l’« objet » pensée mythologique.

Quel est donc, à larges traits, le sens du projet d’ensemble à l’intérieur duquel Schelling a abordé la question de la mythologie ? Pour le comprendre, il faut remonter, selon nous, au projet antérieur de Schelling, qui a couvert, en gros, la décade 1810/1820, des Âges du monde [3]. Sans pouvoir revenir, ici, sur cette œuvre grandiose, elle-même restée, à travers ses trois versions, à l’état de chantier, et publiée très tardivement, après la seconde guerre mondiale, rappelons que le projet en était, pour l’essentiel, de « raconter » l’histoire de la création, jusqu’au présent -le projet n’ayant jamais pu, et pour cause, aller plus loin (dans le « présent » et le « futur » de la « création »). Cette « histoire » elle-même paraissait possible dans la mesure où, depuis les Recherches sur la liberté humaine de 1809, Schelling avait eu l’audace d’envisager une « nature » en Dieu. Ce récit de la création était donc implicitement « mythologique » et « théogonique » puisque c’était du même coup le récit de la manière dont, à travers la création, Dieu s’engendrait lui-même en se libérant progressivement de l’in-nocence ou de l’in-conscience de sa « nature ». Les apories étaient que, d’un côté, ce qui était censé régler les enchaînements symboliques de la genèse était tiré, pour l’essentiel, de la conceptualié philosophique – comme s’il s’était agi de mettre en mouvement génétique les structures non-génétiques de la langue philosophique –, et que, de l’autre côté, cette genèse paraissait in-finie, car trop enfermée dans la conceptualité, et rendre impossible le passage à l’acte proprement dit de création, qui eût débouché sur la présence du monde et de l’esprit, et par là, peut-être, eût ouvert l’horizon eschatologique du futur transcendantal. Car le récit de la « création » avant la création est lui-même curieusement, comme le récit [16] mythique ou le récit mythologique, entièrement au passé transcendantal. Extraordinaire énigme du génie schellingien d’avoir vu, ou entrevu, que toute genèse, fût-elle spéculative, n’est pas racontable comme quelque chose qui se serait produit en présence, mais suppose, pour qu’elle puisse être racontée, qu’elle s’est entièrement déroulée dans un passé ou nous n’étions pas pour y assister, où donc il n’y avait pas de présence. Extraordinaire énigme, aussi, que mythe ou mythologie continuent d’habiter la philosophie comme un de ses lieux cachés, ou que la « rationalité » philosophique, recodant l’institution symbolique en réseaux conceptuels-idéaux, est quelque part impuissante à éliminer totalement de son champ les questions que se posaient la pensée mythique et la pensée mythologique. D’une certaine manière, les Âges du monde en ressortent comme portant en eux l’insigne faiblesse de paraître comme la « mythologie rationnelle », mais aussi « personnelle » de Schelling. Et il ne fait guère de doutes à nos yeux, bien que soit (encore ?) impossible à montrer par la philologie – tant la décade 1815-1825 paraît entachée de multiples obscurités –, que c’est par cette voie-là que Schelling a rencontré, avec un intérêt et une énergie renouvelées, la question de la mythologie – il ignorait bien entendu la question du mythe, qui n’a surgi que très récemment, et encore seulement dans le champ anthropologique.

Autrement dit, c’est en réfléchissant son échec et ses perplexités dans ses diverses rédactions des Âges du monde que Schelling, qui, le lecteur le verra, avait une culture extraordinairement vaste et extraordinairement riche, a dû retrouver les récits mythologiques qu’il connaissait avec un relief saisissant. N’étaient-ce pas, comme les versions écrites des Âges, des « livres du passé », certes écrits dans une autre langue que la langue philosophique, mais existant pour ainsi dire objectivement comme des « documents » de l’Histoire « spirituelle » de l’humanité ? Et la Révélation n’en ressortait-elle pas, du même coup, comme cette ouverture à l’actualité de la création en présence, ce que, certes, Schelling avait pressenti dès les Recherches de 1809, mais qu’il avait échoué à intégrer dans la rédaction des Âges ? Et à partir de là, ne pouvait-on concevoir une eschatologie, certes « purifiée » par la philosophie, dans la « religion philosophique » ? Et cela moyennant une philosophie d’un nouveau style, la « philosophie positive », qui, au lieu de partir de la langue et de la conceptualité philosophiques (comme Hegel, aux yeux de Schelling), partirait de la « positivité » de la création, d’un acte premier, libéré de toute puissance ? Telle est, pensons-nous, l’« intuition » qui a dû surgir et faire son chemin dans l’esprit de Schelling dans le courant des années vingt. Cela avait en outre l’avantage, pour lui, de renouer avec sa première philosophie, puisque cela lui permettait d’envisager métaphysiquement l’ensemble de l’Histoire humaine comme le redoublement, en l’homme, de la dualité nature / esprit : l’âge de la mythologie, l’âge du passé transcendantal en l’homme, serait celui du redéploiement relativement aveugle, in-nocent ou in-conscient, de la nature (y compris, et surtout de Dieu) en l’homme, et l’âge de la Révélation, l’âge de la présence au sens transcendantal, serait le commencement véritable du règne de l’esprit. Par là, la dualité, encore spéculative, de la nature et de l’esprit, et des philosophies qui leur correspondaient, deviendrait dualité positive, réelle, parce qu’historique.


[1F.W. Schelling, Le monothéisme, trad. et notes par A. Pernet, Introd. par X. Tilliette, Vrin, Paris, 1992.

[2F. W. Schelling, Philosophie de la Révélation, Livre I et Livre II, Ie partie, trad. sous la direction de J.F. Marquet et J.F. Courtine, P.U.F., Coll. « Épiméthee », Paris, 1989 et 1991. La suite est en cours de traduction.

[3Cf. notre Préface, « Schelling et l’utopie métaphysique », à la traduction, par B. Van Camp, des Âges du monde, parue en 1988, aux éditions Ousia à Bruxelles. Il est plus que regrettable de constater que, dans la traduction du même texte parue ultérieurement aux P.U.F. (Coll. « Épimé-thée »), cette première traduction n’ait même pas été signalée : signe de tout ce que les relations entre responsables éditoriaux ont de « confraternel » !