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Wojtyla : La conception de la personne et de l’acte

sábado 2 de agosto de 2014, por Cardoso de Castro

  

Essais de restitution de la subjectivité de l’homme

Si cette disparité de l’expérience de l’homme, sur quoi nous attirons l’attention depuis le début, fait difficulté dans l’interprétation et la conception de l’être humain, il faut également reconnaître qu’elle crée en ce domaine une possibilité particulière et ouvre une vaste perspective. Sur la base de l’expérience totale de l’homme, la personne se révèle à nous à travers l’acte justement parce que, dans cette expérience, l’homme est donné non seulement de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur. Dès lors qu’il est donné non seulement comme homme-sujet, mais aussi dans toute l’expérience de sa subjectivité — comme « Je » — s’ouvre devant nous la possibilité d’une interprétation de l’homme comme objet de notre expérience qui restitue en même temps dans sa véritable dimension la subjectivité de l’homme. Cela est d’une signification capitale pour la conception de la personne et de l’acte que nous nous proposons d’exposer dans cette étude.

J’irais jusqu’à dire que l’expérience de l’homme, avec son clivage caractéristique — mais pour lui seul — entre l’aspect de l’intériorité et de l’extériorité, semble être à l’origine de ces clivages puissants entre les courants principaux de la pensée philosophique, le courant objectif et le courant subjectif, la philosophie de l’être et la philosophie de la conscience. Ramener cette division au seul double aspect de l’expérience humaine, à la dualité des données de cette même expérience, serait évidemment simplifier les choses à l’excès. Nous n’avons d’ailleurs pas l’intention de poursuivre en ce sens dans cette étude dont le sujet est strictement défini. Néanmoins, du point de vue de notre sujet, du point de vue de la personne et de l’acte que nous tâchons de comprendre et d’interpréter sur la base de l’expérience de l’homme (« l’homme agit»), il faut être convaincu que toute manière de porter à l’absolu l’un des deux aspects de l’expérience de l’homme doit céder devant le besoin de leur mutuelle relativisation. Si quelqu’un demandait pourquoi il en est ainsi, nous répondrions que cela résulte de l’essence même de cette expérience qu’est l’expérience de l’homme. Nous comprenons l’homme grâce à la relation mutuelle des deux aspects de l’expérience, et c’est en prenant appui sur elle que nous construisons, sur la base de l’expérience de l’homme (« l’homme agit»), la conception de la personne et de l’acte.


L’aspect de la conscience

Présenter ainsi les choses indique d’emblée que nous n’avons pas l’intention de mener les analyses prévues dans cette étude sur le plan de la seule conscience, même si elles doivent inclure l’aspect de la conscience tel qu’il a été esquissé ci-dessus. Si l’acte est un moment particulier de l’aperception de la personne, il est bien clair qu’il ne s’agit pas seulement de l’acte comme contenu déjà constitué dans la conscience, mais de la réalité dynamique elle-même qui révèle en même temps la personne comme son propre sujet efficient. C’est en ce sens que nous comptons envisager l’acte dans toutes les analyses de cette étude, et c’est en ce sens que nous comptons à travers l’acte découvrir la personne. En même temps, nous nous rendons parfaitement compte que cet acte, comme moment d’une aperception particulière de la personne, ou que la personne dont cet acte découvre d’une manière particulière l’essence, sur la base de l’expérience de l’homme et surtout de l’expérience intérieure, se révèle toujours à travers la conscience. Aussi la personne et l’acte doivent-ils être envisagés sous l’aspect de la conscience. Mais il reste évident que la raison pour laquelle l’acte —actus personae ? — est une action consciente ne se laisse absolument pas réduire à cela seul qu’il nous apparaît sous l’aspect de la conscience.

Ainsi donc, la première tâche qu’il faut entreprendre dans cette étude, c’est d’examiner la relation réciproque entre la conscience et l’efficience de la personne, c’est-à-dire entre la conscience et ce qui constitue l’essence même du dynamisme propre à l’acte humain (chap. 1 et 2). Pénétrant au cour de cette riche totalité de l’expérience, où se révèle toujours plus pleinement la personne à travers son acte, nous découvrons cette transcendance spécifique manifestée par la personne dans cet acte même — et nous nous efforçons de la soumettre à une analyse aussi approfondie que possible (chap. 3 et 4).


Transcendance et intégration de la personne

L’aperception de la transcendance de la personne dans l’acte constitue la forme principale de l’expérience, à laquelle renvoie toute notre conception, puisque nous y trouvons à la fois la source fondamentale de la conviction selon laquelle l’homme qui agit est bien une personne, et selon laquelle son action constitue vraiment l’actus personae. On pourrait évidemment, de manière plus complète et plus fondamentale, élaborer la théorie de la personne elle-même envisagée dans son être, mais dans la présente étude il s’agit surtout de dégager de l’expérience de l’acte (« l’homme agit ») tout ce qui témoigne de l’homme comme d’une personne, ce qui fait voir, pour ainsi dire, cette personne.

L’intuition fondamentale de la transcendance de la personne dans l’acte nous permet en même temps de percevoir le moment de l’intégration de la personne dans l’acte, complémentaire par rapport à la transcendance. L’intégration, en effet, est une condition essentielle de la transcendance, dans l’ensemble structurel de la complexité psychosomatique du sujet humain. A l’analyse de cette complexité sous l’angle de l’intégration de la personne dans l’acte, nous consacrons la partie suivante de notre étude (chap. 5 et 6). Il ne s’agira d’ailleurs pas tant pour nous d’épuiser un sujet étendu que de fonder une intuition essentielle. L’intégration, comme aspect complémentaire de la transcendance de la personne dans l’acte, renforce en nous la conviction de ce que la catégorie de la personne et de l’acte est la véritable expression de l’unité dynamique de l’homme, qui doit avoir pour base une unité ontique. Dans toute cette étude, nous ne nous proposons pas d’analyser cette dernière, mais seulement d’approcher autant que possible ses éléments et ses problèmes essentiels. C’est cette approche, qui nous permettra d’utiliser à fond l’expérience et l’aperception phénoménologique de l’homme, que nous considérons comme spécifique de la conception de la personne et de l’acte présentée ici. Le dernier chapitre du livre, qui a pour titre « Esquisse d’une théorie de la participation », nous fait passer à une autre dimension de l’expérience « l’homme agit» qu’il fallait absolument indiquer, mais dont nous ne ferons pas l’analyse complète dans cette étude.


Signification de la problématique personnaliste

L’ensemble des recherches et des analyses comprises dans cette étude reflète avant tout l’extrême actualité de la problématique personnaliste. Il serait difficile de nier la valeur fondamentale de cette problématique pour tout homme et pour l’ensemble toujours croissant de la famille humaine. Une réflexion poursuivie sur les diverses lignes du développement de cette famille sous son aspect quantitatif, ainsi que du développement de la culture et de la civilisation — avec toutes les inégalités et les drames de ce développement —, tout cela fait naître un besoin vivant de cultiver une philosophie de la personne. Il est difficile de se défendre de l’impression que la multiplicité des efforts cognitifs dirigés vers l’extérieur laisse loin derrière elle la somme des efforts et des résultats que l’homme concentre sur lui-même. Peut-être d’ailleurs n’est-ce pas le problème des seuls efforts et résultats d’ordre cognitif, lesquels, on le sait bien, sont très nombreux et toujours plus spécialisés. Peut-être est-ce simplement que l’homme attend toujours une analyse nouvelle plus poussée, et surtout une synthèse nouvelle qui ne cesse de se renouveler, tâche qui n’est pas facile. Celui qui a découvert tant de secrets de la nature doit être sans cesse redécouvert lui-même. Restant toujours, dans une certaine mesure, un « être inconnu », il demande toujours une expression nouvelle et plus développée de ce qu’il est.

En outre, étant, comme nous l’avons constaté ci-dessus, le premier, le plus proche et le plus fréquent objet de l’expérience, il est par là même exposé à l’usure de l’habitude. Il risque de devenir pour lui-même par trop « habituel ». C’est là un danger qu’il faut surmonter. La présente étude naît aussi du besoin de surmonter cette tentation. Elle naît de cet étonnement envers l’être humain qui, comme on sait, est la première incitation à connaître. Il semble qu’un tel émerveillement — qui n’est pas identique à l’admiration, bien qu’elle comporte quelque chose de cela — se trouve au commencement également de cette étude. L’émerveillement comme fonction de l’esprit se fait système de questions, puis système de réponses et de solutions. Grâce à cela, non seulement se développe la trame de la pensée sur l’homme, mais encore se trouve satisfait un besoin déterminé de l’existence humaine. L’homme ne peut perdre la place qui lui est propre en ce monde qu’il a lui-même formé [1].

Il s’agit d’atteindre la réalité humaine au point le plus essentiel, au point que désigne l’expérience de l’homme, et dont l’homme ne peut se retirer sans avoir le sentiment de s’être égaré lui-même. Entreprenant ce travail, nous avons conscience qu’il a été déjà bien des fois entrepris et qu’il le sera certainement encore bien des fois. Le lecteur identifiera facilement dans cette étude toutes les influences et tous les emprunts au grand héritage de la philosophie de l’homme que doit presque nécessairement avoir présente toute étude nouvelle sur ce thème [2].

Notre travail n’a pas été conçu à la manière d’un commentaire, et non plus d’un système. Il représente notre essai propre pour comprendre l’objet en cause, se proposant dans ses analyses de trouver une expression synthétique à la conception de la personne et de l’acte. Essentiel pour cette conception semble être avant tout ceci, que nous cherchons à comprendre la personne humaine pour elle-même, afin de répondre à ce défi que nous porte l’expérience de l’homme en toute sa richesse, ainsi que la problématique existentielle de l’homme dans le monde contemporain [3].


[1Il semble que cette formule exprime non seulement la question des fins auxquelles l’auteur compte faire servir cette étude, mais touche également au problème évoqué plus haut portant sur les priorités dans les relations réciproques entre théorie et praxis. Il s’agit ici également du sens comme tel de la connaissance philosophique et scientifique, auquel la présente étude souhaite apporter une contribution.

[2L’auteur a consacré beaucoup de temps à l’analyse de M. Scheler, en particulier de Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik. Neuer Versuch der Grundlegung eines ethischen Personalismus, Bern, 1966 (Franke) (ire éd., Halle, 1913). La critique de Kant contenue dans cette ouvre centrale de Scheler, pour nos investigations, est devenue à son tour, pour l’auteur, une occasion de repenser et d’accepter en partie certains éléments du personnalisme kantien. Il s’agit ici, en particulier, de son personnalisme « éthique », qui trouve à s’exprimer dans Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, ire éd., 1875. Dans l’édition complète de l’Académie des Sciences de Berlin : Kants Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaft, Bd. IV, Berlin, 1903, p. 387-483.

L’auteur considère la discussion entre Scheler (Die materiale Wertethik) et les perspectives kantiennes (Der Formalismus in der Ethik) comme un point de départ spécifique pour les réflexions élaborées en la présente étude sur le thème « Personne et Acte ». En effet, cette discussion, bien que concernant immédiatement la conception de l’éthique, approfondissait la conception de l’homme, en particulier la conception de la personne, que la philosophie — et aussi la théologie — hérite de Boèce, et a contraint à saisir et à exprimer ces conceptions de façon nouvelle.

On peut également observer une telle tendance dans les écrits de Roman Ingarden (la première édition de cette étude a paru avant que soit publié par Ingarden le débat Über die Verantwortung. Ihre optischen Fundamente, Stuttgart, Philipp-Reclam, 1970).

[3Au moment où il écrivait cette étude, l’auteur a participé aux travaux du Concile Vatican II, ce qui lui fut une impulsion pour ses réflexions sur la personne. Il suffit de rappeler que l’un des documents principaux de ce Concile, la Constitution pastorale Gaudium et Spes, non seulement met au premier plan la question de la personne et de sa vocation, mais exprime également la conviction du caractère transcendant qui est le sien. Cf. la proposition : « L’Église, qui, en raison de sa tâche et de sa compétence, ne s’identifie en aucun cas à la communauté politique, ni ne se lie à aucun système politique, est en même temps signe et garante du caractère transcendant de la personne» (Cf. Gaudium et Spes, 76).