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L’OCÉAN DE FÉLICITÉ DU DÉLIVRÉ VIVANT
terça-feira 30 de abril de 2024
Si, comme le remarque A. K. Coomaraswamy, Shankara , dans ses commentaires, évite plutôt de parler de la « redescente » dans le manifesté, on ne peut en dire de même de ses hymnes et celui dont nous donnons .ici la traduction inédite en est un témoignage éloquent. Il nous paraît difficile de trouver une meilleure conclusion pour un panorama de la pensée hindoue que ce magnifique panégyrique du sage qui, après avoir rejeté toutes les formes et tous les états pour s’évader du Cosmos, « redescend » dans la manifestation, du moins en apparence, la délivrance étant réalisée, et les assume toutes et tous sans plus être aucunement affecté par les conditions et limitations inhérentes à tamas, leur racine ténébreuse. ((Pour un exposé complet de la question, voir Réalisation ascendante et descendante par René GUENON, dans les Études traditionnelles de janvier, février, mars, de !937)). Précisons que le terme tamas qui est répété dans chaque stance a un sens tout à fait général et plus étendu que celui dont il est parlé plus loin, où il se réfère à l’un des trois gunas du point de vue cosmologique. Quant au mot Muni, il désigne le sage qui a réalisé la Solitude (mauna) ou Délivrance, par la méditation (jnanana) du Vêda, selon le précepte énoncé par la Brihad Aranyaka Upanishad : shrotavyo mantavyo nididhyâsitavyah : (Cela) doit être entendu (de la bouche d’un maître qualifié), médité (dans la profondeur du cœur) et contemplé (par la perception directe). Ajoutons que le mot moha, que nous avons traduit par illusion, a, pour sens primaire, la perte de conscience et désigne plus spécialement dans le Vêdânta l’égarement qui attribue aux apparences mondaines une réalité absolue et plonge dans les plaisirs des sens avec, pour conséquence, la confusion, la perplexité, l’infatuation, l’erreur, l’affliction, etc., acceptions qui sont également incluses dans moha.
Quand, dans la ville, il contemple les citadins, hommes et femmes constitués par le nom et la forme, bien vêtus et parés avec des ornements en or, et qu’il se délasse avec eux, pensant : « Celui qui perçoit est le (pur) Témoin », le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand, dans la forêt, il regarde les cimes qui ploient sous leurs fardeaux de feuilles, et qu’il entend les gazouillis variés des troupes d’oiseaux cachés dans l’ombrage épais, n’ayant pour siège, la nuit comme le jour, qu’une portion du sol, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il séjourne dans un temple, un autre jour dans un palais somptueux, tantôt sur un rocher, une autre fois sur les bords des rivières, ou bien quand il partage la hutte de l’un ou de l’autre sage éminent et paisible, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il se récrée, ici avec des enfants qui rient et battent des mains, là avec une femme jeune et jolie, quand il s’entretient avec des vieillards austères ou bien avec des hommes tout différents, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il converse avec des Sages qui savourent une félicité immémoriale et multiforme, ou bien avec des poètes ayant sur les lèvres l’essence même de l’art poétique, à d’autres moments avec les meilleurs logiciens épris de déductions, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il accomplit dans quelque lieu un culte divin avec des méditations assidues, ailleurs avec des fleurs appropriées, épanouies et très odorantes, en quelque autre endroit avec des feuilles immaculées, l’esprit réjoui, tout entier à la louange, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il récite les noms de Celle qui est favorable aux êtres ((Shivâ, la Shakti de Shiva.)), de Celui qui donne la Tranquillité ((Shambu, un des mille noms de- Shiva, très fréquent dans le tantrisme.)), ou de Vishnu (qui pénètre toutes choses), ou quand il récite ceux du Conducteur de la Troupe divine ((Ganésha, le dieu à tête d’éléphant, conducteur des génies qui forment l’escorte de Shiva.)) ou de Celui qui manifeste et consume l’univers ((Sûrya, dont il existe également une récitation de mille noms (sahasra-nâma-avalï). Comme il s’agit, de la part d’un Muni, d’une récitation pleinement efficace de tous ces Noms, on comprendra sans peine que la réalisation descendante dont il est question d’un bout à l’autre de ce poème s’étend à tous les mondes et dépasse immensément la simple teneur descriptive du texte.)), et que la béatitude inonde ses yeux de larmes, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il se purifie dans les flots du Gange, quand il utilise l’eau d’un puits ou d’un étang, que cette eau soit froide ou tiède et agréable, ou quand son corps (couvert de cendres) est pareil à du camphre, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il est occupé avec les sens et les objets de l’état de veille, quand il jouit des objets de l’état de rêve ou quand il perçoit la félicité ininterrompue du sommeil profond, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il est nu ((Littéralement : vêtu d’espace. Cette expression contient une allusion à la totalisation de l’être, cf. Kaupîna Upanishad.)), quand il est vêtu comme un dieu, ou quand il porte autour des reins une peau de lion, magnanime, sans souci, causant la joie dans le cœur de ses proches, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son gurtu, a été aboli.
Quand il se tient en sattwa, quand il est en contact avec la nature de rajas ou avec celle de tamas, ou quand il s’affranchit de ces trois modalités ((Au degré de l’Être pur ou au delà.)), tantôt dans le courant de la transmigration ((Epuisant d’un état antérieur les conséquences qui ne l’affectent pas réellement, tout comme le fait d’avoir une apparence corporelle.)), tantôt se plaisant dans le sentier de la Shruti ((Assumant une fonction pour le bien des autres ou donnant l’exemple d’une attitude conforme au dharma.)); le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il garde le silence ou quand il se montre enclin à parler, quand sa félicité intime suspend sa voix et le fait rire aux éclats, ou bien quand il examine avec intérêt quelque affaire mondaine, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il verse des gorgées (de vin pur) dans les bouches en lotus épanouis des Shaktis ((Allusion à un rite tantrique.)), ou quand il les prend lui-même par sa propre bouche, montrant que le mien et le sien n’entachent pas la nature non-duelle, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il prend plaisir à fréquenter les fidèles de Shiva ou les Shaktas ((Ceux qui s’attachent plus particulièrement à l’un ou l’autre aspect féminin de la divinité ou qui suivent la voie tantrique.)), quand il vit parmi les adorateurs de Vishnu, parmi ceux de Sûrya ou ceux de Ganêsha, débarrassé par la non-dualité de tout ce qui divise, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il perçoit la pure essence à travers la variété innombrable de qualités et de distinctions, tantôt revêtue d’une forme et tantôt sans forme, essence qui est la sienne et celle de Shiva, quand, devant cette merveille, il s’écrie : « Qu’est cela! », le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Quand il perçoit la dualité tout entière comme étant aussi la Vérité, comme étant faite de Shiva, selon la grande parole ((Tat twam asi (tu es Cela), de la Chhândogya Upanishad.)), dont il a compris et médité les acceptions profondes; quand, ayant rejeté l’erreur de la dualité (non unifiée), il répète sans cesse : Shiva! Shiva! Shiva!, le Muni n’est pas dans l’illusion : tamas, grâce à l’initiation de son guru, a été aboli.
Il jouit sans relâche de la Délivrance, plongeant et replongeant dans le lac de béatitude innée qu’est la suprême réalité de Shiva, où il est parvenu grâce au regard de nectar de son guru compatissant. Sa conduite étant parfaite, il est le premier d’entre les hommes et les poètes le proclament un yogî, un renonçant, un inspiré.
Il est silencieux avec le taciturne, vertueux avec le vertueux, savant avec le savant, affligé avec l’affligé, dans le bonheur avec l’heureux, dans le plaisir avec le jouisseur, stupide auprès du stupide, juvénile avec les jeunes femmes, loquace parmi les bavards, lui, le fortuné qui a conquis les trois mondes, il est méprisé avec. le misérable!
Ver online : Ananda Coomaraswamy