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René Daumal - Pour approcher l’art poétique hindou
terça-feira 30 de abril de 2024
J’appris un jour de vive voix que tous ces livres ne m’avaient offert que des plans fragmentaires du palais. La première connaissance à acquérir, douloureuse et réelle, était celle de ma prison. La première réalité à éprouver, c’était celle de mon ignorance, de ma vanité, de ma paresse, de tout ce qui me lie à la prison. Et quand à nouveau je regardai les images de ces trésors que, par la voie des livres et de l’intellect, l’Inde m’avait envoyés, je vis pourquoi ces messages nous restent incompris.
Nous allons vers ces antiques et vivantes vérités avec nos attitudes psychiques d’Européens modernes, d’où de perpétuels malentendus.
Le Moderne se croit adulte, parachevé, n’ayant plus jusqu’à sa mort qu’à gagner et dépenser alternativement des matières (argent, forces vitales, savoirs), sans que ces échanges affectent la chose qui se dénomme « je ». L’Hindou ((« Hindou », ici comme dans l’ensemble de ce recueil, signifie : quelqu’un qui reconnaît l’autorité de la tradition védique. Mais les attitudes mentales ici décrites seraient aussi celles de quiconque reconnaît l’autorité de tout autre aspect de la tradition universelle.)) se regarde comme une chose à parfaire, une fausse vision à redresser, un composé de substances à transformer, une multitude à unifier.
Chez nous, on appelle connaissance l’activité spécifique de l’intellect. Pour l’Hindou, toutes les fonctions de l’homme sont tenues de participer à la connaissance.
Nous appelons progrès de la connaissance l’acquisition, par nos appareils perceptifs et logiques actuels, de nouveaux renseignements sur les choses que nous pouvons percevoir ou dont nous pouvons entendre parler. Dans la pensée hindoue, le progrès de la connaissance, c’est le perfectionnement de ces appareils et l’acquisition organique de nouvelles facultés de connaître.
Nous disons que connaître, c’est pouvoir et prévoir. Pour l’Hindou, c’est devenir et se transformer.
Notre méthode expérimentale a l’ambition de s’appliquer à tous les objets - sauf au « soi », qui est rejeté dans les domaines de la spéculation philosophique ou de la foi religieuse. Pour l’Hindou, le « soi » est l’objet premier, dernier et fondamental de la connaissance; connaissance non seulement expérimentale, mais transformatrice ((D’où la multiplicité apparente des sens du mot âtman en sanskrit classique (en védique, il est encore lié à l’image du « souffle vital ») ; âtman, « soi », c’est ce à quoi l’être s’identifie lorsqu’il dit « je » : ce peut être sa personnalité sociale et extérieure, ou son corps, ses sentiments, ses pensées - tout cela illusions ; c’est, pour celui qui s’est fait, le « maître du char » dont parle la Katha-upanishad ; ou la Personne divine, ou l’Être absolu; voir à ce sujet l’enseignement de Prajâpati dans la Chândogya-upanishad.)).
Chez nous l’on tient les hommes pour égaux en être, et ne différant que par l’avoir : qualités innées et savoirs acquis. L’Hindou reconnaît une hiérarchie dans l’être des hommes; le maître n’est pas seulement plus savant ou plus habile que l’élève, il est, substantiellement, plus que lui. Et c’est ce qui rend possible la transmission ininterrompue de la vérité.
Pour le Moderne, enfin, la connaissance est une activité séparée, indépendante (ou désirée indépendante) des autres. Pour l’Hindou, l’acquisition de la connaissance, étant changement de l’homme même, entraîne et suppose le changement de toutes ses manifestations, de toute sa manière de vivre.
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Ce changement de la manière de vivre se manifeste différemment selon les types humains (institution originelle des castes ((D’après le Rig-Véda (X, 91) lorsque l’Homme primordial eut été dépecé sacrificiellement, « sa bouche fut le brahmane (la caste sacerdotale), de ses bras fut fait le royal (la caste des kshatriya), ses cuisses furent le vaiçya (la caste plébéienne) et de ses pieds naquit le çûdra (la caste servile). » Une analogie corporelle et sociale équivalente se retrouve dans la République de Platon . Voir aussi les Lois de Manu, chap. 1.))) ; selon les âges. et les stades de la vie (règle des âçrama ((L’enseignement du Véda s’offre d’abord : 1° au brahmacarin (« étudiant en science sacrée », depuis l’investiture du cordon faite au 6e jour, jusqu’au mariage) sous forme de règles de conduite, d’observances religieuses et d’études intellectuelles; 2° au grihastha (« maître de maison », du mariage à l’état de grand-père) sous forme d’art sacrificiel, de mythologie et de théologie, dans les brâhmana ; 3° au vanaprastha (« habitant des bois, anachorète étudiant auprès d’un maître), sous forme du sacrifice intérieur, dans les âranyaka, « livres des forêts » ; 4° enfin au sannyâsin (« renonçant », « déposant » les lois des castes et des stades de vie), sous la forme la plus profonde de la « connaissance du soi », dans les upanishad. (Voir Max Muller, Origine et développement de la religion à la lumière des religions de l’Inde, traduction française de J. Darmesteter.)))) ; et selon les métiers et les fonctions sociales (doctrine du dharma ((Exposée tout spécialement dans la Bhagavad-gîtâ . Sur les castes et les stades de vie, voir les Lois de Manu. Le rejet des castes et des âçrama, et la négation de l’autorité du Véda, caractérisent les deux grandes hérésies, jaïnisme et bouddhisme.))). Je ne puis accéder directement et pratiquement aux hymnes védiques, n’étant pas brahmane; ni aux upanishad, n’étant pas un sannyâsin. Je né puis que me laisser illuminer, de temps en temps, de leurs éclairs. Les traités de liturgie, de droit, d’architecture, de stratégie, d’art vétérinaire, de cambriolage... et cent autres par lesquels la doctrine une descend dans les diverses activités humaines, ne sont pas pour moi. Mais je suis, de mon métier, écrivain, et je voudrais un jour être poète. La porte qui s’ouvre pour moi sur la tradition hindoue, c’est donc celle des sciences du langage, de la rhétorique et de la poétique ((Large porte, car la littérature sanskrite est de toutes les littératures anciennes la plus riche en ce domaine. Sur les six sciences annexes indispensables à l’étude des Védas (védânga) .quatre sont relatives au langage (phonétique, grammaire, lexicologie, métrique ; les deux autres sont le rituel et l’astronomie). L’œuvre monumentale de Panini (vie ou ve siècle avant Jésus-Christ) avec ses commentaires, est encore pleine d’enseignements pour nos phonéticiens et grammairiens modernes. Paul Regnaud, dans sa Rhétorique sanskrite cite une quarantaine d’ouvrages, souvent enrichis de commentaires, relatifs à la rhétorique, à la composition dramatique et à la poésie.)). C’est en suivant mon dharma d’écrivain que je pourrai donner un contenu pratique aux enseignements des livres. J’essaierai ici de donner quelques aperçus sur les idées les plus fécondantes qu’un écrivain peut rencontrer dans les traités hindous d’esthétique et de poésie.
Origine de l’art. - L’art n’est pas une activité naturelle ((Prâkrita, « naturel, produit de prakriti », s’oppose à samskrita, « parachevé, fait ou refait intentionnellement », dans un certain sens « consacré ». Ainsi, les langues se divisent en prâkrit et sanskrit ; l’homme, tel que la nature et la société naturelle le produisent, est prâkrita, ou encore akritâtman, « qui ne s’est pas fait un soi » ; il devient samskrita et kritâtman par la connaissance sacrée, symbolisée et effectuée par les « sacrements » ou samskâra.)) de l’homme. Dans les âges où la connaissance du Réel était le but le plus important de la vie humaine, toutes les activités naturelles étaient en même temps des analogies, des signes et des épreuves de la recherche intérieure. Quand vint l’époque d’obscurcissement du Kali-yuga (au milieu duquel nous sommes), les hommes se mirent à pratiquer ces activités pour leurs seuls fruits extérieurs. Le couple « agréable-désagréable », menant le cortège des passions, devint le principal mob.ile de la conduite. Les castes inférieures, en même temps, proliféraient. Les dieux, raconte-t-on ((Dans la Première Lecture du Nâtya-çâstra, « Traité du Théâtre », attribué au muni Bharata . C’est la plus antique autorité en matière d’esthétique (car le Théâtre est l’art total), unanimement reconnue par les esthéticiens hindous jusqu’à nos jours. J’ai tenté une traduction de cette Origine du Théâtre dans la revue Mesures, octobre 1935.)), excédés de ce désordre, vinrent prier Brahmâ de « produire un nouveau Véda, un cinquième, destiné à toutes les castes... » « Et, de la substance des Quatre Védas, Celui qui voit les choses telles qu’elles sont forma l’Art dramatique. » Le Théâtre devait être une « analogie du mouvement du monde ((Lokavrittânukarana (Nâtya-çâstra, I, 110). Le mot loka a les diverses significations du français « monde » : l’univers dans un sens général et plus ou moins vague ; tel ou tel système cosmique particulier ; l’ensemble des choses sensibles ; l’humanité et spécialement l’humanité profane, la société naturelle, « les gens ».)) », une représentation condensée du « Triple monde » et des lois universelles, et, en particulier, des « quatre sortes de mobiles » de la conduite humaine : artha, « les choses, les biens matériels », mobiles du corps physique ; kâma, « le désir, la passion », mobiles du sentiment ; dharma, « le devoir », mobiles moraux et intellectuels ; et moksha, « délivrance », désir de libération des mobiles précédents, donc de nature « supra-mondaine ». Tous les types humains, toutes les castes, tous les métiers devaient s’y retrouver. Chacun devait donc y éprouver la profonde satisfaction de se voir représenté, compris, situé à sa place dans le mouvement universel. Chacun, sot ou savant, poltron ou héros, misérable ou grand seigneur, y verrait sa propre raison d’être dans l’harmonie des mondes et, par cette porte de l’émotion individuelle, il entrerait en contact avec l’enseignement sacré ((La première représentation fit scandale. Le saint Bharata, chargé, avec ses cent fils, de l’organiser, n’avait rien trouvé de mieux que de mettre en scène la lutte victorieuse des Devas contre les Asuras. Ceux-ci, invités au spectacle, se fâchèrent et, en pleine salle, la lutte reprit pour de bon. Brahmâ dut intervenir et expliquer aux deux troupes ennemies que, dans leur antagonisme, Devas et Asuras étaient indispensables à l’harmonie de l’univers, et par conséquent à celle du Théâtre qui en est l’image (ibid.).)).
Ainsi l’Art fut lancé dans le monde par des êtres supérieurs dans le but d’habiller la vérité et d’attirer à elle, par artifice, nos esprits devenus incapables de l’aimer toute nue. La même idée est reprise par l’auteur du Miroir de la Composition ((Sâhitya-darpana, par Viçvanatha Kaviraja. Cet ouvrage (XIVe siècle de notre ère ?) est le plus représentatif de l’école du rasa (de la « Saveur », voir plus loin), et peut-être le plus approfondi de tous les traités d’art poétique, hindous et autres. Il en existe une traduction anglaise, très littéraire et de lecture ardue, par J. R. Ballantyne et Pramada Dasa Mitra (Bibliotheca Indica, Calcutta, 1875).)), que nous citerons souvent par la suite : « La connaissance des quatre sortes de mobiles, telle qu’elle est présentée dans les traités védiques, est déjà difficile pour ceux dont la raison est à pleine maturité, parce qu’elle y est donnée sans aucune saveur... Grâce à la poésie, elle devient accessible même à ceux dont la raison est encore dans la tendre enfance... »
L’art n’est donc pas Une fin en soi. Il est un moyen au service de la connaissance sacrée. Mais si l’art hindou est fait pour représenter les lois universelles et pour nous déterminer « à nous conduire comme Râma et ses pareils et n’on comme Râvana et ses pareils ((Sâhitya-darpana, I, 2. Il est fait allusion ici aux principaux protagonistes du Râmâyana.)) », il s’en faut de beaucoup qu’il soit didactique et moralisateur. Les traités instructifs et les livres de morale s’adressent à l’intellect. L’art, par la voie du sentiment, cherche à toucher l’être même. Et c’est trop peu dire que l’art « représente » l’univers ; il le refait, réellement, il en reconstruit une analogie.
Donc, deux principes, étroitement liés, sont à la base de l’esthétique. L’un - recréation, analogie de l’univers - est surtout manifeste dans les arts plastiques. L’autre - établissement d’un contact émotionnel entre l’individu et les lois universelles - apparaît davantage dans la musique, la danse, la poésie. Le premier s’exprime en particulier par la notion de pramâna (proportion juste, exactitude analogique, conformité à l’idée modèle ((Voir P. Masson-Oursel, Une connexion entre l’esthétique et la philosophie de l’Inde, la notion de pramâna, dans Revue des Arts Asiatiques, 1925 et L’esthétique indienne, dans Rev. de Métaph. et de Morale, 1936. Voir aussi A. K. Coomaraswamy, Introduction to the art of Eastern Asia, Boston, et autres ouvrages.))) dans l’architecture, la sculpture, la peinture. Le second se montre en poésie par la notion du rasa, « saveur » appréhension directe d’un état de l’être, dont nous parlerons tout à l’heure.
La doctrine du langage. - Avant d’essayer de suivre les esthéticiens hindous dans les derniers mystères poétiques, où l’opération verbale est l’image d’un travail sur soi-même, il faut se rappeler la base artisanale de l’art hindou. Pour l’Hindou, l’expression de la personnalité n’a aucune valeur artistique. Le beau, c’est la puissance émouvante du vrai ((Aucun mot sanskrit, dois-je dire, ne pourrait traduire « beau » dans cette phrase. La valeur esthétique d’une œuvre plastique se traduit par sa « conformité aux pramâna », celle d’une œuvre poétique par sa « richesse en rasa ». A côté de cela, une quantité de termes (çobka, saundarya, etc.) désignent la « beauté » extérieure et sensible, qui peut appartenir aux objets naturels aussi bien qu’aux œuvres d’art, et qui, dans ces dernières, n’est qu’un agrément accessoire. Un mot, pourtant, dans les traités de poétique, définit la beauté psychologiquement : camatkâritâ, « le pouvoir de provoquer l’Admiration (surnaturelle) ». Voir plus loin, la Saveur.)). L’artiste est d’abord un artisan, qui a pour tâche de faire certains objets selon certaines règles et dans un certain but. Il doit connaître d’abord la matière qu’il a à travailler. L’art poétique est donc fondé sur une science et sur une doctrine d’emploi du langage.”
Entre les mots et les choses, y a-t-il un rapport de simple convention ((Samketa. C’est la thèse du Kâvya-prakâça, important traité de Mammatacarya (XIIIe ou XIVe siècle de notre ère).)) ou une appropriation éternelle? Les deux thèses, aux Indes comme en Grèce, ont été soutenues. Mais la seconde - exposée par Bhartrihari ((Bhartrihari, un des « joyaux » de la cour du roi-soleil Vikramâditya (début du Ve siècle de notre ère?) est surtout connu pour ses Centuries d’allure profane. Mais; adepte du Védânta, il a aussi exposé la doctrine linguistique de l’école dans, le Vâkyapadîya (« De la phrase et du mot »), malheureusement inédit en Europe.)) - n’exclut pas la première. D’après Bhartrihari, il existe deux sortes de langage. L’un est fait de mots-germes (sphota), idéaux, inaltérables, qui sont les modalités de l’âtman universel, les divisions réelles de l’univers ; le mot-sphota est à l’objet dans le rapport de cause manifestante à effet manifesté ((Sphota évoque l’éclosion d’une fleur, le développement d’un bourgeon - donc une puissance germinatrice constante et cachée sous les apparences qui la manifestent.)). L’autre est fait de mots sonores (dhvani), mots usuels, soumis aux lois naturelles, c’est-à-dire aux règles de la phonétique et de la grammaire ((Il y a de même deux musiques : l’une, anâhata, « non produite par ébranlement (physique) », est celle des dieux et des anciens rishi ; l’autre, âhata, est la musique sensible à l’oreille. Et deux sortes de danse et de mimique dramatique, etc..)). Lorsque Mammata et Viçvanâtha expliquent comment les sens conventionnels s’associent aux mots (par concomitance de perceptions, réflexion, ou enseignement direct), ils ne parlent assurément que de ce langage naturel et sensible ; cela ne veut pas dire qu’ils nient la réalité de formes préexistantes aux mots et aux objets.
La doctrine du sphota n’est certes pas facile à comprendre, et elle me réserve sans doute bien des découvertes. L’existence d’une pensée sans mots mais non sans formes est pourtant nécessaire, par exemple, à tout travail de traduction. Tout bon traducteur s’efforce, sans bien s’en rendre compte, de traduire d’abord son texte en sphota, pour le retraduire, de là, dans la seconde langue ; mais il serait encore meilleur traducteur s’il se rendait clairement compte de cette opération.
Les pouvoirs de la parole ((Sur ce sujet, j’ai donné plus de détails dans la revue Mesures, avril 1938.
Il est entendu que nous ne parlons ici que des usages rhétoriques et poétiques du langage. Dans la liturgie et dans l’art incantatoire interviennent encore d’autres « pouvoirs » du langage : vertus des timbres, articulations, accents, mètres, modes de récitation, etc., qui relèvent de la science des montra ; celle-ci est réservée à un petit nombre, tandis que la poésie s’adresse à tous ceux « qui ont un cœur » (sahridaya). Nous ne parlons pas non plus de la poésie védique, fruit d’un art « non humain ».
Dans les textes didactiques, les glossaires védiques, les commentaires aux textes sacrés, un autre ressort du langage est encore employé. C’est le nirukta, « explication des mots », dont les indianistes aiment tant à se gausser. Traduisant nirukta par « étymologie », ils ont beau jeu d’appeler cette étymologie « fantaisiste » et de n’y voir que de pédants calembours. Or, le nirukta n’a pas la prétention d’être une « étymologie scientifique » - si tant est qu’il puisse exister une étymologie scientifique. Le nirukta « explique » les mots, en développant les sens contenus dans ses parties constitutives et les associations verbales qui peuvent aider à fixer dans la mémoire le contenu du mot et les divers aspects de l’idée qu’il signifie. Ainsi, l’étymologie d’upanishad par la racine sad « s’asseoir » - « réunion des disciples assis aux pieds du maître » - est « scientifiquement exacte », mais elle nous apprend beaucoup moins que l’ « étymologie fantaisiste » donnée par Çankara : « ce qui tranche complètement, à ras (l’erreur) » (Commentaire à la Katha-up.). De même l’explication de sâman « chant liturgique » par sâ « elle » et âma « lui », longuement développée dans la Chândogya-up., rappelle au chantre qu’en chantant il accomplit réellement en soi un mariage entre deux forces, mâle et femelle ; et le même texte donne par ailleurs du même mot une explication toute différente, ce qui prouve bien qu’il ne s’agit pas d’ « étymologie scientifique ». Cette digression m’a semblé utile pour souligner la valeur spirituellement pratique (et non intellectuellement discursive) des élaborations verbales des. Hindous.)). - La matière travaillée par le poète est faite de vocable (çabda) et de sens (artha). Un mot (pada), c’est un vocable associé à un sens. Le « sens » du mot n’est pas une simple désignation abstraite ; artha veut dire « chose, objet, valeur », mais aussi « but », car le contenu psychologique du mot, c’est l’intention de celui qui parle, c’est une modalité de son « je ». Le sens est d’ailleurs aussi nommé « fruit » (phala) du mot, quand on considère son effet sur l’auditeur.
Les « mots » ont trois sortes de sens. Autrement dit, les « vocables » (qui sont des mots en puissance) ont trois « pouvoirs » : ils peuvent porter des sens littéraux, des sens dérivés (figurés, métaphoriques) ou des sens suggérés. Au sens littéral, un mot désigne un « genre », une « qualité spécifique », une « substance » (ou être individuel), ou une « action » (ou qualité transitoire). Le sens figuré naît d’une incompatibilité entre le sens littéral et le contexte (« la vache parle » : « vache » est ici un sobriquet donné aux gens d’un certain pays). Ce mécanisme de résolution.des sens contradictoires en sens dérivés est décrit avec toute la rigoureuse minutie des dialecticiens hindous.
Ces deux sortes de sens suffisent aux besoins du langage ordinaire et de la littérature didactique ((Les adeptes du Nyâya admettent encore une autre fonction significatrice, appartenant, non plus aux mots séparés, mais à l’ensemble de la phrase, dont elle assurerait la liaison logique. Pour notre auteur, qui suit le Védânta, cette fonction n’est rien de distinct de l’acte même du” discours, elle se confond avec l’intention du parleur. La première thèse est une vue de logicien, la seconde une vue de psychologue.)). Mais si l’on analyse un poème (reconnu tel par « ceux qui ont un cœur »), une fois énumérés ses sens littéraux et dérivés, il reste un « surplus de sens », différent des sens précédents, ne s’en déduisant pas par inférence logique, et perçu pourtant comme le sens véritable du poème par « celui qui le goûte ». Ce sens, ce nouveau « pouvoir » de la parole, est nommé « résonance » (dhvanï), ou « suggestion » (vyanjana), ou encore « gustation » (rasana). Il naît de certaines combinaisons de mots que l’interprétation par les sens littéraux et dérivés ne suffit pas à justifier. Ici encore, les mécanismes psycho-linguistiques par lesquels le « sens suggéré » surgit des autres sens sont décrits et classés avec une subtilité et une précision d’analyse qui donnent presque le vertige ((L’analyse du Sâhitya-darpana aboutit à 5.355 sortes de « suggestions ».)).
La Saveur. - Mais quel est le contenu de cette « suggestion », qu’est-ce qui résonne dans cette « résonance » qui est le sens même du poème ? Autrement dit, qu’est, dans son essence, la poésie? Après avoir réfuté un certain nombre de définitions proposées par d’autres auteurs ((Définitions incomplètes, parce qu’elles ne font qu’énumérer des caractères extérieurs de la poésie (voir plus loin : vertus, ornements) ou en indiquent des conditions nécessaires mais non suffisantes (comme l’ « harmonie des mots et des sens », Mammata, Bhamaha) ; mais ne disent pas ce qui est suggéré. Le roi Bhoja et l’auteur du Vyaktiviveka définissent aussi l’essence de la poésie comme étant le rasa, et cette doctrine est certainement la plus riche de sens.)), Viçvanâtha dit : « La poésie est une parole dont l’essence est saveur » ((Vâkyam rasâtmàkan kâvyam, Sâhitya-darpana, I, 3. - Citations suivantes : ibid., Ill, 33 sq.)). Et il explique ce qu’est la « saveur » (rasa) : « Une émotion fondamentale, telle que l’amour, manifestée par la représentation de ses causes occasionnelles, de ses accompagnements sensibles et de ses effets, devient saveur pour ceux qui ont une conscience. » La Saveur n’est donc pas l’émotion brute, liée à la vie personnelle ; c’en est une représentation « surnaturelle » (lokottara), c’est un moment de conscience provoqué par les moyens de l’art et coloré par un sentiment. Oserais-je dire : une émotion objective? Ce serait une notion bien étrangère à notre mentalité, mais si nous nous rappelons les moments d’émotion esthétique intense que nous avons vécus, il nous en viendra un certain « goût » : et vous voyez comme s’impose cette image gustative. La Saveur est essentiellement une cognition, « brillant de sa propre évidence », donc immédiate. Elle est « joie consciente (ânandacinmaya)... même dans la représentation d’objets douloureux », car elle n’est pas liée au « monde » ordinaire ; elle en est une recréation sur un autre plan. Elle est animée par 1’ « admiration surnaturelle ». Elle est « sœur jumelle de la gustation du sacré ». « Celui qui est capable de la percevoir la goûte, non comme une chose séparée, mais comme sa propre essence. » Elle est « simple, comme la saveur d’un plat complexe ((La comparaison entre la gustation poétique et la gustation d’une préparation culinaire est déjà développée dans la> Sixième Lecture du Nâtya-çâstra (voir Subodh Chandra Mukerjee, The Nâtya-çâstra of Bharata, ch. VI, rasâdhyâya, thèse, Paris, 1926).)) ». Elle ne peut être saisie que par les hommes « capables de juger » ((Pramâtri. Cette « capacité de juger », cette mesure intérieure est, d’après un commentaire, « le résultat des mérites d’une existence antérieure ». On peut goûter la beauté dans la mesure où l’on s’y est préparé.)), ayant un « pouvoir de représentation » et elle exige un acte de « communion » ((La Saveur n’appartient pas personnellement au poète ni à l’auditeur; à l’acteur ni au spectateur ; mais elle les unit dans un même moment de conscience.)). Elle n’est cas un objet existant avant d’être perçu, « comme une cruche qu’on vient à éclairer avec une lampe »; elle existe dans la mesure où elle est goûtée. Elle n’est pas un « effet » mécanique des moyens artistiques, qui ne font que la « manifester ». Elle n’est pas soumise à notre temps (le tri-kâla : passé, présent, futur). Elle n’est donc pas « de ce monde ». « On ne la connaît qu’en la mangeant. »
C’est cette Saveur que le « pouvoir de suggestion » du langage a pour fonction de manifester ((Bien que le rasa soit unique, on distingue pratiquement plusieurs « saveurs », selon le sentiment qui le colore : Erotique, Comique, Furieux, Pathétique, Héroïque, Merveilleux, Répugnant, Terrifique, auxquels on ajoute souvent le Quiétique (« apaisement » des émotions, venant avec le désir de la délivrance et lié à l’amour religieux) et le Parental (amour maternel ou paternel).)).
La notion de rasa est au centre de l’esthétique hindoue. Je ne commenterai pas les citations qui précèdent. L’illusion de les avoir comprises m’empêcherait de travailler à les comprendre, et cet effort pour comprendre toujours un peu mieux a été pour moi des plus féconds.
L’analogie poème-homme. - La Saveur est l’essence, le « soi » (âtman) du poème. De même que chez l’homme, dans le poème l’âtman se manifeste par certaines « vertus » (guna), qu’on appelle aussi « fonctions, activités spécifiques » (dharma) de la Saveur. Elles se rangent en trois catégories : suavité, qui « liquéfie l’esprit », l’attendrit; ardeur, qui « l’embrase », l’exalte; évidence, qui l’illumine « avec la rapidité du feu dans le bois sec ». De ces trois types’ dérivent les différentes sortes d’émotions poétiques ((Chez d’autres auteurs (comme Dandin), les guna ne se distinguent guère des « ornements ». Je suis toujours Viçvanatha (S. D., VIII) qui suit ici Mammata. De même pour les rîti (S. D., IX).)).
De même que l’état intérieur de l’homme s’exprime par des attitudes, la poésie a ses « allures » (rîti), étroitement liées aux « vertus ». A chacune correspond l’emploi de certaines sonorités et de certaines tournures syntaxiques. Il y a une « allure » aisée, douce, où le sens de la phrase se développe graduellement du premier mot au dernier. L’ « allure » opposée, exaltante,-tient l’auditeur en suspens jusqu’aux derniers termes de la phrase, qui l’illuminent d’une façon explosive ((Cela est rendu possible par la syntaxe sanskrite qui peut être plus « analytique » ou plus « synthétique » selon qu’elle emploie peu ou beaucoup les longs mots composés. Mais chaque langue peut obtenir les mêmes effets avec ses ressources propres.)). Et il y a les « allures » intermédiaires. Chacune correspond à une attitude profonde du poète, qu’il veut transmettre à l’auditeur ((Je dis toujours « auditeur » et non « lecteur », parce que la lecture silencieuse n’est jamais qu’un substitut de l’audition directe ; et même lorsqu’on lit, on écoute intérieurement.)). Avant de composer un poème, le poète doit donc se composer lui-même, se disposer intérieurement pour être le meilleur réceptacle possible de la Saveur. Pour cela, il doit mettre de côté ce que nous appelons sa « personnalité », dompter les impulsions de sa vanité et les caprices de son imagination.
Le poème a un « corps », qui est fait « des sons et des sens », et qui est soumis aux lois des « trois pouvoirs » du langage. La matière que le poète travaille n’est donc pas seulement une matière sonore ; c’est surtout une matière psychologique. Employer un mot, ce n’est pas seulement produire des sons vocaux, c’est ébranler tout un monde d’associations, de sens figurés et dérivés, de suggestions, dont il faut connaître les lois. Et pour celui qui connaît ces lois, « un seul mot, bien employé et parfaitement compris, c’est, dit-on, au Ciel et en ce monde, la Vache à combler tous désirs. »
Ce corps, comme le corps humain, a ses « défauts » (dosha) : fautes, « du son » ou « du sens », qu’il faut éliminer autant que possible. Et il a ses parures, les figures de rhétorique ou « ornements » (alamkâra). L’étude des « ornements » est, matériellement, celle qui tient le plus de place dans les traités de poétique ((Il y en a 79 principaux dans le Sâhitya-darpana. Les uns « du son » (allitérations, etc.), les autres « du sens » ; ces derniers se ramènent, pour la plupart, à la comparaison explicite (upama) ou implicite (rûpaka, métaphore). L’importance des différents modes de la comparaison marque bien le caractère de l’opération artistique : un même acte intérieur fonde une identité analogique entre des phénomènes de natures différentes. La « comparaison » existe aussi dans les arts plastiques ; le tracé de l’œil d’une femme est le même que celui du corps d’un cyprin, un torse d’homme se dessine comme une tête de taureau vue de face, etc..
Notons ici qu’un des grands ressorts de notre art, l’imitation de la nature, n’est pour les Hindous qu’un alamkâra peu important, et dont il ne faudrait pas abuser (c’est le 68e dans le S. D.).)). Il n’y a guère de poésie sans ornement. Mais si ceux-ci l’emportent sur la saveur, s’ils sont employés pour eux-mêmes, la poésie qui en résulte est considérée comme de mauvais goût et d’une sorte inférieure. L’ornement n’est légitime que comme un condiment destiné à « rehausser-la Saveur », et alors son véritable sens est la suggestion même de cette saveur - l’intention profonde du poète qui l’emploie. A cette condition, l’Hindou ne se lassera jamais d’un alamkâra, d’un cliché répété depuis des siècles par tous les poètes, puisqu’il s’est montré bon à l’usage ((De même pour les ornements musicaux, architecturaux, etc..)). L’image du dieu à l’arc fleuri qui perce les cœurs des jeunes gens, employée par un vrai poète, est aussi émouvante aujourd’hui qu’hier ou il y a mille ans.
La prosodie aussi concerne le « corps » du poème. Mais les Hindous ne confondent jamais métrique et poésie. La plupart de leurs ouvrages didactiques sont en vers et, si la poésie est le plus souvent métrique, elle ne l’est pas nécessairement. La métrique ne prend de valeur esthétique précise que dans le chant. Ce qui correspond, en poésie, à la notion de « rythme », ce n’est pas la forme métrique qui n’intéresse que les sons, mais plutôt les « allures », qui règlent la marche si complexe des sons et des sens, images et émotions ; c’est, plus généralement, la manière dont le poète fait aller ensemble ces mouvements simultanés ((Il y a pourtant certaines correspondances entre les mètres et les rasa. Les syllabes longues en séries conviennent au Pathétique, au Répugnant ; les brèves en successions rapides à l’Héroïque, au Furieux, etc.. (Nâtya-Çâstra, XVII, 99 sq.). La prosodie sanskrite diffère peu de la prosodie gréco-latine. Les mètres sont à nombre de syllabes fixe ou variable, à quantité entièrement ou partiellement fixée. Il existe aussi une prose cadencée, dite « prose à parfum de mètre ».)).
J’espère avoir montré par ces notes que la poésie, pour les Hindous, si elle n’est qu’un moyen au service de la connaissance, est aussi une des plus hautes activités que l’homme puisse exercer. « L’état d’homme est difficile à atteindre en ce monde, et la connaissance alors est très difficile à atteindre. L’état de poète est difficile alors à atteindre, et la puissance créatrice est alors très difficile à atteindre ((Agni-purâna, Lecture 336, st. 3 et 4.)). » L’opération poétique - dont la gustation poétique est le reflet - est un véritable travail du poète, non seulement pour connaître les lois de sa matière et les règles de son métier, mais aussi, travail intérieur, pour se discipliner et s’ordonner lui-même afin de devenir un meilleur instrument des fonctions « supra-naturelles » - en somme, une sorte de yoga. Par le jeu des sons, des sens, des résonances, des allures, tout son monde intérieur est mis en branle. Et, comme il est une lueur reflétée de l’âtman universel, son acte poétique participe au mouvement cosmique. « Tous les poèmes récités, et tous les chants sans exception, ce sont des portions de Vishnu, du Grand-Être, revêtu d’une forme sonore ((Vishnu-purâna, cité dans Sâhitya-darpana, I. Un auteur sur le samgîta (l’ensemble : chant-musique-danse) dit de même : « En servant le Son (musical), on sert les dieux Brahmâ, Vishnu, Çiva, puisqu’eux-mêmes sont faits de lui. »)). »
J’aurais aimé donner des exemples. Mais leurs traductions ne donneraient pas grand’chose. Chacun pourra en chercher, pour son compte, parmi les poètes qu’il goûte, car les lois de la poétique hindoue, dans leurs principes, sont valables pour toutes les langues. Mais attention. Chez nos poètes, la puissance de suggestion du rasa s’exerce un peu au hasard, selon des mécanismes qu’ils connaissent mal et qu’on classe sous la notion très vague d’« inspiration ». L’apprentissage se fait sans méthode, et les réussites sont accidentelles. Le poète hindou est le produit d’une éducation méthodique, poursuivie auprès d’un maître, et dans un but supérieur à l’art lui-même. Le poète occidental se forme tant bien que mal, sans trop savoir comment, et, presque toujours, son talent se spécialise dans l’expression des sentiments les plus conformes à sa nature individuelle. Racine est un merveilleux poète de l’Erotique - mais presque uniquement de l’Erotique - dans plusieurs de ses nuances. Le poète hindou doit pouvoir, en bon artisan, jouer de toute la gamme de chaque sentiment. La différence est encore plus frappante pour l’acteur-danseur, mais elle est bien visible dans tous les arts ((2. La musique dansée (nritya, supérieure au nritta ou danse imitatrice, et base du nâtya ou art dramatique) est, comme la poésie, un art mettant en jeu, simultanément, des matières distinctes : rythmes liés à la musique ; sentiments (bhâva) exprimés par les attitudes et les modes du mouvement et qui sont les supports des rasa; et significations intellectuelles des gestes (kara, véritables mots manuels, plus connus sous le nom de mudrâ dans la statuaire bouddhiste).
Les conditions nécessaires pour former un poète, d’après le Kâvyaprakâça sont : 1° une aptitude naturelle (çakti), une certaine « conformation » (samskâra) interne, sans laquelle il ne peut y avoir qu’une caricature de poésie; 2° un savoir technique (nipunatâ) qui s’acquiert par l’étude du monde, des sciences du langage, des quatre « mobiles » de la vie humaine, des sciences de la nature, des poèmes célèbres, etc.. (Vamana, plus anciennement, citait en outre la science érotique et l’art politique, auquel il donne un rôle important) ; 30 des exercices poursuivis d’une manière assidue sous la direction d’un maître.)).
J’aurais voulu aussi montrer comment tous les arts hindous sont liés ; le Théâtre les contient tous ; l’analogie corporelle du poème n’est vraiment compréhensible que par la danse; la peinture, dit-on, ne se comprend pas sans la danse, qui ne se comprend pas sans la musique ((Vishnudharmottara-purâna, cité par P. Masson-Oursel, l’Esthétique indienne (art. cité), d’après J. Przyluski, Danseur et musicien, dans Revue des Arts asiatiques, 1931, 2, p. 79.)) ; dans la statuaire et dans la danse, on retrouve la même science des attitudes - dont les principes appartiennent au yoga -, et le même langage par signes manuels... J’aurais été tenté de dire comment, d’après ce que j’ai lu et entendu, les mêmes principes de la poésie régissent la danse, la mimique, la musique et les arts plastiques. Mais il n’est rien d’aussi contraire au génie hindou que de traiter de sujets que l’on ne connaît pas pratiquement. Ganeça ne me l’aurait pas pardonné.
Ver online : Ananda Coomaraswamy