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HB: Milinda Panho

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

Cette remarque concerne également le Bouddha, car il s’identifie lui-même avec le Dhamma.) et vérifié lui-même toutes choses dans le ciel et sur la terre (NA: D., I, 150, sayam abhinnâ sacchikatwâ ; D., III, 135, sabbam... abhisambuddham ; Majjhima Nikâya, I, 171 ; Dhammapada, 353, sabbavidû’ham asmi ; Sutta Nipâta, 558, abhinnêyam abhinnalam... tasmâbuddho’smi ; D., III, 28, etc.). Il dénonce comme une vile hérésie l’idée qu’il enseignerait "une sagesse qui serait sienne", élaborée par lui (NA: Majjhima Nikâya, I, 68 f., le Bouddha "rugit du rugissement du lion" ; ayant décrit ses pouvoirs surnaturels, il ajoute . "Maintenant, si quelqu’un dit de moi, le Pèlerin Gautama, connaissant et voyant ainsi que je l’ai dit, que ma haute science aryenne et ma vision intérieure ne sont pas de nature supra-humaine, que j’enseigne une Loi tirée du raisonnement (takkapariyâhatam) et de l’expérience, et dont l’expression me serait personnelle (sayam-patibhânam), si celui-là ne se rétracte pas, s’il ne se repent pas (chittam pajahati os metanoein) et s’il n’abandonne pas cette pensée, il tombera en enfer". "Ces vérités profondes (yê dhammâ gambhîrâ) que le Bouddha enseigne sont inaccessibles au raisonnement (atakkâvacharâ) ; il les a vérifiées par la connaissance supérieure qu’il possède" (D., I, 22) ; cf. Katha Upanishad  , II, 9 "ce n’est pas par la raison que cette idée peut être saisie" (naishâ tarkêna matir âpanêyâ). Milinda Panho, 217 f., explique que c’est "une ancienne Voie, que l’on avait perdue, que le Bouddha ouvre à nouveau". Cela se réfère au brahmachariya, à la "marche avec Dieu" (= theo synopadein, Phèdre  , 248 C) de Rig Vêda Samhitâ, X, 109, 5 ; Atharva Vêda Samhitâ, des Brâhmanas, des Upanishads et des textes palis. 95 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Il explique que cela signifie en pratique une vie d’incessant rappel (smriti) (NA: Sur sati (smriti) comme "être attentif à son pas", cf. I Cor., 10, 31 ; cf. D., I, 70 ; Sacred Books of the Buddhists, III, 233, etc. Ainsi un péché d’inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Mais, comme la smriti brahmanique, la sati bouddhique signifie plus que la seule vigilance, le padasannam de J., VI, 252. La réminiscence est pratiquée en vue d’accéder à l’omniscience ou gnose supérieure (abhinnâ, pajânanâ, pannâ, promhdeia, pronoia). L’exposé le plus complet en est donné dans Visuddhi Magga, 407 f. Dans Milinda Panho, 77-79, il est question soit de gnose intuitive, spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika = kritima) ; dans ce dernier cas les signes extérieurs ne font que nous rappeler ce dont nous avons déjà la connaissance potentielle. Si l’on compare cela avec Prash. Up  ., IV, 5 ; Chândogya Upanishad, VII, 13 ; VII, 26, 1 et Maitri Upanishad  , VI, 7 ("le Soi connaît toute chose"), et si l’on tient compte de l’épithète Jâtavêdas = pali jâtissaro, il apparaît que la doctrine hindoue du Souvenir coïncide avec celle de Platon   dans Ménon  , 81 (madhsiV = anamnhsiV). Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", Journal of the American Oriental Society, Supplément 3, 1944.). L’accent mis par le Bouddhisme sur la présence d’esprit peut difficilement être exagéré ; on ne doit rien faire avec un esprit absent ; on ne doit rien faire dont on pourrait dire : "Je n?avais pas l’intention de faire cela" ; car un péché commis par inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Cela veut dire que l’on ne doit pas simplement "se comporter", d’une façon instinctive ; comme le dit Platon, "ne fais rien si ce n’est selon l’ordre du Principe immanent, rien contre la Loi commune qui régit le corps entier, ne cédant jamais à l’entraînement des affections, soit au bien, soit au mal et c’est là ce que signifie la Maîtrise de soi (NA: Lois, 644, 645.)". On ne doit pas perdre de vue, en même temps, que, derrière cette application éthique de l’attention à la conduite, se trouve une doctrine métaphysique ; car le Bouddhisme, comme les Upanishads, regarde toute réminiscence, non comme une acquisition de choses nouvelles, mais comme le recouvrement d’une latente omniscience. De même, dans la doctrine platonicienne, tout enseignement et toute expérience doivent être considérés simplement comme des rappels de ce qui était connu mais a été oublié (NA: Ménon, 81, 82 ; République  , 431 A, B ; 604 B ; Lois, 959 B ; Phédon  , 83 B, etc. Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", JAOS, Suppl. 3, 1945.). 126 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Dans la doctrine brahmanique, notre Soi ou notre Personnalité intérieure, immortelle, imperturbable et bienheureuse, la seule et la même pour tous les êtres, est Brahma immanent, Dieu en nous (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 115, 1, âtmâ jagatas tasthushash cha ; SHB., X, 4, 2, 27, sarvêshâm bhûtânâm âtmâ ; Brihadâranyaka Upanishad, II, 5, 15, sarvêshâm... adhipatih ; III, 5, brahma ya âtmâ sarvântarah ; Maitri Upanishad, V, 1, vishwâtmâ ; Bhagavad Gîtâ, V I, 29, sarvabhûtastham âtmânam, VII, 9, jîvênam sarvabhûtêshu ; Manu I, 54, sarvabhûtâtmâ, etc. Cette doctrine d’une seule «Ame" ou «Soi" par delà ce qui se présente comme nos diverses âmes ou egos, se retrouve chez Platon (notamment Ménon, 81, où est décrite la naissance universelle et l’omniscience consécutive de l’"Ame Immortelle", cf. note 12) ; chez Plotin   (notamment Ennéades, IV, 9 passim, au sujet de "la réduction de toutes les âmes en une seule") ; chez Hermès (notamment Lib., V, 10 A : "sans corps et ayant des corps en grand nombre, ou plutôt présent dans tous les corps"), cf. Katha Upanishad  , II, 22 (asharîram sharîrêshu ; et X, 2 "l’essence de tous les êtres" ; chez Denys, "L’Être qui pénètre immédiatement toutes choses, bien que non affecté par elles" (De div. nom., II, 10).). Il ne vient de nulle part et ne devient personne (NA: Katha Upanishad, II, 18, nâyam kutachchin na babhûva kachchit ; II, 25, ka itthâ vêda sah ? VI, 13, asti. Cf. Milinda Panho, 73, bhagavâ atthi... na sakkâ... nidassêtum idha vâ idha ; et Shankara   (sur Brihadâranyaka Upanishad, III, 3), muktasya cha na gatih kwachit.). "Cela" est ; mais rien d’autre ne peut en être dit qui soit véridique : "Tu ne peux pas connaître Celui qui fait connaître ce qui est connu, et qui est ton Soi en toutes choses (NA: Brihadâranyaka Upanishad, III, 4, 2 ; cf. II, 4, 14 ; IV., 5, 15 ; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4.)". Tout comme Dieu Lui-même ne connaît pas ce qu’Il est, parce qu’Il n’est aucun "ce" (NA: Érigène.). La doctrine bouddhique procède de même par élimination. Notre propre constitution et celle du monde sont analysées à mainte reprise ; et la description de chacune des cinq facultés physiques ou mentales de l’individualité transitoire, à laquelle l’«inculte multitude" s’identifie "elle-même", est suivie de la déclaration : "Ceci n’est pas mon Soi" (na mê so âtmâ). On observera que, parmi les mentalités infantiles qui s’identifient avec leurs accidents, le Bouddha aurait compté Descartes   avec son Cogito, ergo sum. 133 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

L’individualité empirique de tel ou tel étant un simple processus, ce n’est pas "ma" conscience ou mon individualité qui peut franchir la mort et renaître (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 (l’hérésie concernant Sati).). Il est impropre de demander : "De qui est-ce la conscience ?»; on pourrait demander seulement : "Comment cette conscience surgit-elle (NA: Samyutta Nikâya, II, 13 ; II, 61, etc.) ?" Et voici l’antique réponse (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 1, 3 : "L’homme est le produit d??uvres" (karmakritam ayam purushah), c’est-à-dire de choses qui ont été accomplies jusqu’au moment où nous parlons. Cf. Samyutta Nikâya, I, 38, satto samsâam âpâdi kammam asya parâyanam ; et notes 53, 17 et 31.) : "Ce corps n’est pas le mien, mais le résultat des ?uvres passées (NA: Samyutta Nikâya, II, 64.). Il n’y a pas d’"essence" passant d’un habitacle à un autre ; comme une flamme s’allume d’une autre flamme, ainsi se transmet la vie, mais non une vie, ni ma vie (NA: Milinda Panho, 71-72. Cette parole, selon laquelle rien n’est transmis sinon le "feu" de la vie, est en parfait accord avec la parole védantique : "Le Seigneur seul transmigre", et avec Héraclite  , pour lequel il n’est d’autre flux que celui du feu jaillissant et courant en nous, pyr aionios = Agni, vishwâyus. Elle ne contredit donc pas Platon et al., dont la doctrine ne rejetait certainement pas le "flux", mais présuppose un Être de qui tout devenir procède, un Être qui n’est pas lui-même une "chose", nais de qui toutes "choses" incessamment découlent.). Les êtres sont les héritiers des actes (NA: Majjhima Nikâya, I, 390 ; Samyutta Nikâya, 11, 64 ; Atharva Vêda Samhitâ, 88 : "Ma nature est faite d’actes (kammassako’mhi), j’hérite les actes, je nais des actes, je suis parent des actes, je suis quelqu’un sur qui les actes reviennent ; de tout acte, bon ou mauvais, que je fais, j’hériterai". On ne doit pas, bien entendu, prendre cette dernière parole comme se rapportant à un "Je" incarné, mais seulement comme signifiant qu’un "Je" futur héritera et éprouvera, tout comme "Je" le fais, sa nature propre et déterminée suivant l’ordre des causes.); mais l’on ne saurait dire avec exactitude que "je" recueille la rétribution de ce que "je" fis dans un habitacle précédent. Il y a une continuité causale, mais il n’y a pas une conscience (vijnâna) ou une essence (sattwa) faisant l’expérience actuelle des fruits de ses bonnes ou mauvaises actions passées, et devant en outre revenir et se réincarner (sandhâvati samsarati) sans altérité (ananyam) pour éprouver dans le futur les conséquences de ce qui a lieu maintenant (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 f. ; Milinda Panho, 72, n’atthi kochi satto yo imamhâ kâyâ annam kâyam sankamati. "Il va sans dire que le penseur bouddhiste rejette la notion d’un ego passant d’une incarnation à une autre" (13. C. Law, Concepts of Buddhism, 1937, p. 45). "L’idée n’est pas que l’âme vit après la mort du corps et passe dans un autre corps. Samsâra veut dire manifestation d’une nouvelle existence sous l’influence de l’être vivant antérieur" (J. Takakusu, dans Philosophy, East and West, 1944, p. 78-79).). La conscience, en vérité, n’est jamais la même d’un jour à un autre (NA: Samyutta Nikâya, II, 95. Cf. notes 16 et 17.). Comment pourrait-elle survivre et passer d’une vie à une autre ? C’est ainsi que le Vêdânta et le Bouddhisme s’accordent entièrement pour affirmer que, s’il y a bien transmigration, il n’y a pas d’individu qui transmigre. Tout ce que nous voyons est l’opération des causes ; tant pis pour nous si, dans ce n?ud fatalement déterminé, nous voyons notre Soi". On trouve la même chose dans le Christianisme, où la question : "Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle?" reçoit cette remarquable réponse : "Ni lui ni ses parents n’ont péché ; mais c’est afin que les ?uvres de Dieu soient manifestées en lui (NA: Jean, IX, 2.)". En d’autres termes, la cécité est survenue du fait de ces causes médiates dont Dieu est la Cause Première, et sans lesquelles le monde eût été privé de la perfection de la causalité (NA: La Fortune n’est rien autre que la série ou l’ordre des causes secondes ; elle réside dans ces causes elles-mêmes et non en Dieu (sauf à titre prosidentiel, c’est-à-dire de la manière même où le Bouddha "connaît tout ce qu’il y a à connaître, ce qui a été et ce qui sera", Sn, 558, etc., cf. Prash. Up., IV, 5). Dieu ne gouverne pas directement, mais par l’intermédiaire de ces causes auxquelles il ne se mêle jamais (Saint Thomas d’Aquin  , Sum. Theol., I, 22, 3 ; I, 103, 7 ad 2 ; I, 116, 2, 4, etc.). "Rien n’arrive dans le monde par hasard" (Saint Augustin  , QQ., LXXXIII, qu. 24) ; "Comme une mère est grosse de sa progéniture non née, ainsi le monde lui-même des causes des choses non nées (De Trin., III, 9), affirmations auxquelles saint Thomas souscrit. "Pourquoi alors ces hommes misérables se permettraient-ils de tirer gloire de leur libre arbitre avant que d’être libres ?" (Saint Augustin, De spir. et lit., 52). Le Bouddha démontre clairement que nous ne pouvons être ce que nous voulons ni quand nous le voulons, et que nous ne sommes pas libres (Samyutta Nikâya, III, 66, 67), bien "qu’il y ait une voie" pour le devenir (D., I, 156). C’est la prise de conscience de ce fait que nous sommes des mécanismes, soumis au déterminisme causal (comme l’énonce la formule répétée hêtuvâda, aitiatos : "Ceci étant, cela arrive ; ceci n’étant pas, cela n’arrive pas". Samyutta Nikâya, II, 28, etc., comme Aristote  , Met., VI, 3, 1, poteron gar esta todi h ou ; ean ge todi genhtai eidemh, ou), - terrain véritable du "matérialisme scientifique" - c’est cette prise de conscience qui fait apercevoir le Chemin de l’évasion. Tout notre trouble vient de ce que, selon les paroles de Boèce  , "nous avons oublié qui nous sommes", et que, par ignorance, nous voyons notre Soi dans ce qui n’est pas le Soi (anattani attânam), mais un simple processus. "La volonté est libre pour autant qu’elle obéit à la raison, et non quand nous faisons ce qui nous plaît" (Saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 26, 1) - cette Raison (logos) "dont le service est liberté parfaite".). 135 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Cf. Brihadâranyaka Upanishad, IV, 5, 1 (la peur de Maitrêyî) ; Katha Upanishad, 1, 20, 22 (les Dieux mêmes doutaient : "Est-il, ou n’est-il pas ?" après avoir trépassé) ; Chândogya Upanishad, VIII, 5, 3 ; VIII, 9, 1 ; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4, anâdishtah = Philon  , Migr. adeiktos. "Encore serait-il impropre de dire même d’un Bouddha après sa mort qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit pas" (D., II, 68). Sa nature ne peut être exprimée par aucune antithèse ou combinaison des mots "est" et "n’est pas". Il "est", mais en nul "lieu" (Milinda Panho, 73).), nous ne devons pas oublier que ce qu’il nous est demandé de substituer à notre conscience des choses agréables ou désagréables - ou plutôt à notre assujettissement aux sentiments de plaisir ou de peine - ce n’est pas une inconscience, mais bien une superconscience, laquelle n’est pas moins réelle et béatifique du fait qu’elle ne peut être analysée dans les termes de la conscience mentale. D’autre part, il nous faut peut-être indiquer que cette superconscience, ou ce que la théologie chrétienne appelle "le mode divin de connaissance, sans intermédiaire d’objets extérieurs au connaissant", ne saurait en aucune façon être assimilée à la subconscience de la psychologie moderne, dont on a dit très justement : "Alors que le matérialisme du XIXe siècle a fermé l’esprit de l’homme à ce qui est au-dessus de lui, la psychologie du XXe l’a ouvert à ce qui est au-dessous (NA: René Guénon, "L’erreur du psychologisme". Études Traditionnelles  , 43, 1938. - "La pire sorte d’homme est celui qui présente à l’état de veille les caractères qu’on lui trouve à l’état de rêve" (Platon, République, 567 B).)". 137 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Il est souvent dit d’eux qu’ils sont "éteints» (nirvâta). Le mot Nirvâna, "extinction", qui joue un si grand rôle dans notre conception du Bouddhisme, où il est l’un des plus importants parmi les nombreux termes qui se réfèrent à la fin suprême de l’homme, appelle quelques explications supplémentaires. Le verbe nirvâ signifie littéralement "s’éteindre", comme un feu cesse de tirer (to draw), c’est-à-dire de respirer (NA: Dans Aitarêya Brâhmana, III, 4, Agni, quand il "tire et brûle" (pravân dahati) est identifié à Vâyu. Dans Kaushîtaki Brâhmana, VII, 9, les Souffles vont (blow, vânti) dans des directions variées, mais ils ne "s’éteignent pas" (blow out, nirvânti). Dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, 12, IV, 6 . "Agni, devenant le Souffle, brille" (prâno bhûtwâ agnir dîpyatê). Dans Rig Vêda Samhitâ, X, 129, 2, avâtam, "ne soufflant pas", est très proche par son sens de nirvâtam (ânîd avâtam correspond au "gegeistet und engeistet" de Maître Eckhart  , "également spirant et despiré"). Cf. Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 8 avâyu... aprâna. Le mot nirvâna ne se rencontre pas dans la littérature brahmanique avant la Bhagavad-Gîtâ  .) (to draw breath). Des textes plus anciens emploient le verbe à peu près synonyme udwâ, "s’éteindre" ou "s’en aller (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 2, 4, 7, udwâyêt, "si le feu s’éteint" ; Kaushîtaki Brâhmana, VII, 2, udwâtê’ nagnau "dans ce qui n’est pas du feu, mais est éteint".)" ; quand le Feu s’éteint (udwâyati), c’est dans le Vent qu’il expire (NA: Chândogya Upanishad, IV, 3, 1, yadâ agnir udwâyati vâyum apyêti. Étant ainsi "parti au vent" le feu est "retourné dans sa demeure" (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1-7), cf. note 112.)" ; dépourvu d’aliment, le feu de la vie est "pacifié", c’est-à-dire éteint (NA: Prash. Up., III, 9 ; Maitri Upanishad, VI, 34.). Quand le mental a été réprimé, on atteint la "paix du Nirvâna", l’"extinction en Dieu (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 15 ; Bhagavad Gîtâ, 11, 72, brahma-nirvânam ricchati.)". Le Bouddhisme souligne pareillement l’extinction du feu ou de la lumière de la vie par manque d’aliment (NA: Majjhima Nikâya, I, 487, etc., et comme dans Maitri Upanishad, VI, 34, 1, cf. Rûmî  , Mathnawî, I, 3705.); c’est en cessant de nourrir notre feu que l’on atteint à cette paix dont il est dit dans une autre tradition qu’elle "passe l’entendement" ; notre vie présente est une suite continue d’arrivées et de départs, d’existences et d’immédiates renaissances, semblable à une flamme qui brûle et qui n’est plus celle qu’elle était et n’est pas encore une autre. Il en est de même pour la renaissance après la mort : elle est comme une flamme qui s’allume à une autre flamme ; rien de concret ne franchit le passage : il y a continuité, mais non identité (NA: Milinda Panho, 40, 47, 71, 72.). Mais "les contemplatifs s’éteignent comme cette lampe" qui, une fois éteinte, "ne peut plus transmettre sa flamme (NA: Sutta Nipâta, 135, nibbanti dhîrâ yathâyam padîpo ; Sutta Nipâta, 19, vivatâ kuti, nibbuto gini. "L’homme, comme une lumière dans la nuit, est allumé et éteint" (Héraclite, fr. LXXVII).)". Le Nirvâna est une sorte de mort, mais, comme toute mort, une renaissance à quelque chose d’autre que ce qui était. Pari, dans parinirvâna, ajoute simplement la valeur suprême à la notion d’extinction. 142 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Avant de revenir à la Doctrine, nous devons mettre en garde contre l’opinion que le Bouddha attache une valeur absolue à la conduite morale. On ne doit pas supposer, par exemple, que, du fait que les moyens de réalisation sont en partie d’ordre éthique, le Nirvâna est un état moral. Bien loin de là, le désintéressement (un-selfishness), du point de vue hindou, est un état amoral, au niveau duquel aucune question d’"altruisme" ne peut se présenter, la délivrance étant aussi bien celle de la notion des «autres" que celle de la notion du "moi (NA: Udâna, 70.)" ; il n’est en aucun sens un état psychique, mais une délivrance de tout ce qu’implique la "psyché", à laquelle se réfère le mot "psychologie". "Je l’appelle en vérité Brâhmane, dit le Bouddha, celui qui est passé au-delà de l’attachement au bien et mal, celui qui est pur, auquel n’adhère aucune poussière, celui qui est a-pathique (NA: Dhammapada, 412 ; cf. Sutta Nipâta, 363 ; Milinda Panho, 383 et note suivante. "Apathique", c’est-à-dire "non pathologique", comme le sont ceux qui sont soumis à leurs propres passions ou "sympathisent" avec celles des autres.)". Dans la parabole bien connue du Radeau (de procédé éthique) avec lequel on traverse le fleuve de la vie, il demande très expressément : "Quand un homme a atteint l’autre berge du fleuve, que fait-il de l’embarcation ? L’emporte-t-il sur son dos, ou la laisse-t-il sur le rivage (NA: NI., I, 135 ; comme le radeau "doit être abandonné, bon et a fortiori mauvais". "Je n’ai plus besoin d’autres radeaux" (Su., 21). Cf. Dhammapada, 39, 267, 412 ; Sutta Nipâta, 4, 547 ; Majjhima Nikâya, II, 26, 27 ; Taittirîya Brâhmana, III, 12, 9, 8 ; Kaush. Up., III, 8 ; Katha Upanishad, II, 14 ; Mund. Up.  , III, 1, 3 ; Maitri Upanishad, VI, 18, etc. Semblablement saint Augustin, De spir. et lit., 16 : "Qu’il ne se serve plus de la Loi comme d’un moyen pour arriver, quand il est arrivé" ; Maître Eckhart "Si je me propose de traverser la mer et ai besoin d’un bateau, ce besoin est une partie, une parcelle de celui que j’ai de traverser, et, une fois de l’autre côté, je n’ai plus besoin de bateau" (Evans, II, 194). De la même façon la conscience discriminante (vinnanam = sannâ, Samyutta Nikâya, III, 140, 142 = samjnâ, Brihadâranyaka Upanishad, II, 4, 12 = aisthesis, Axiochus 365, et tout à fait inférieur à pannâ, prajnâ) est un moyen très utile pour traverser, mais on doit ensuite s’en défaire (Majjhima Nikâya, I, 260, voir note 32). La conscience est une sorte d’ignorance, elle cesse avec notre mort (Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 3) ; aussi avidyayâ mrityum tîrtwa, vidyayâ’mritam ashnutê (Ishâ. Up., Il ; Maitri Upanishad, VII, 9), "le premier étant ce moyennant quoi on prend la route, le dernier ce moyennant quoi le but est atteint" (Saint Augustin, De cons. evang., I, 5, 8).) ?" La perfection est quelque chose de plus que l’innocence enfantine ; il importe de savoir ce que sont la folie et la sagesse, le bien et le mal, de savoir comment se défaire à la fois de ces deux notions, comment être "droit sans être selon le droit", ou "amoralement moral" (shîlavat no cha shîlamayah) (NA: Majjhima Nikâya, II, 27. Cf. Sutta Nipâta, 790, na sîlavatê mutê vâ, Dhammapada, 271, na sîlabata-mattêna, "non par jugement moral". Cf. Maître Eckhart : "Elle ne ferait pas seulement mettre les vertus en pratique, mais la vertu serait totalement sa vie".). Pour l’Arhat, qui a "fait ce qu’il y avait à faire" (krita-karanîyam), il ne reste rien de plus à faire, donc plus de possibilité de mérite ou de démérite ; les ordres et les défenses n’ont plus aucun sens là où il n’est plus rien qui doive être ou ne pas être fait. Car, en vérité, en ce point, comme Maître Eckhart le dit du Royaume de Dieu, "ni vice ni vertu jamais ne parvinrent" ; de même il est dit dans les Upanishads que ni vice, ni vertu ne traversent le Pont de l’Immortalité (NA: Maître Eckhart : "Ici jamais n’entrèrent ni vice ni vertu".). L’Arhat "n’est plus désormais sous la Loi" ; il n’est pas sous la Loi (NA: Gal., V, 18.), il est "Celui qui se meut comme il veut" et "Celui qui fait ce qu’il veut". Si nous trouvons, nous, qu’il agit sans égoïsme, au sens éthique du mot, c’est là notre interprétation, et il n’en est pas responsable. Seuls les Patripassianistes ou les Monophysites pourraient soulever quelque objection à cette façon de voir. 146 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

La question peut être abordée sous bien des angles différents. En premier lieu, les noms et les épithètes du Bouddha sont suggestifs ; dans les Vêdas, par exemple, les premiers et les plus grands des Angirases sont Agni et Indra (NA: Rig Vêda Samhitâ, 1, 31, 1 (Agni) ; 1, 130, 3 (Indra).), à qui également la désignation d’Arhat est très souvent appliquée. Agni, comme le Bouddha, "s’éveille à l’aube" (usharbudh) : Indra est pressé de rester "l’esprit en éveil" (bodhin-manas (NA: Rig Vêda Samhitâ, V, 75, 5 (afin qu’il puisse dominer Vritra). Bodhinmanas suggère le bodhi-chitta bouddhique. Milinda Panho, 75, assimile buddhi, Bouddha. Dans Rig Vêda Samhitâ, V, 30, 2, naro bubudhânah, et III, 2, 14, etc., ushar-budh sont des anticipations des termes ultérieurs buddhi, buddhimat, buddha.) ), et, lorsqu’il s’est laissé dominer par l’orgueil de sa propre force, il se "réveille" effectivement en recevant les reproches de son alter ego spirituel (NA: Brihad Dêvatâ, VII, 57 sa (Indra), buddhwâ âtmânam. Les récits de Jâtaka mentionnent nombre de naissances antérieures du Bouddha en tant que Sakka (Indra). Dans les Nikâyas, Sakka se comporte comme le protecteur du Bouddha, comme Indra à l’égard d’Agni ; mais c’est le Bouddha lui-même qui l’emporte sur Mâra. Autrement dit, le Bouddha est comparable à cet Agni qui est "à la fois Agni et Indra, brahma et kshatra". Dans Majjhima Nikâya, I, 386, il semble que l’on parle du Bouddha comme d’Indra (purindado sakko) ; mais ailleurs, par exemple Sn. 1069, et quand ses disciples sont appelés "fils du Sakyan", l’on se réfère au clan de Sakya, dont le nom, comme celui d’Indra, contient l’idée d’ "être capable".). Que le Bouddha soit appelé le "Grand Personnage" et l’ "Homme par excellence" (mahâ purusha, nritama) ne signifie nullement qu’il soit un homme, dès lors que ce sont là des épithètes appliquées aux plus grands Dieux dans les premiers livres brahmaniques. Mâyâ n’est pas un nom de femme, mais celui de la Natura naturans, de "notre Mère Nature (NA: Mâyâ, le "moyen" de toute création, divine ou humaine, ou l’"art" maternel par quoi toute chose est faite, est "magique" seulement dans le sens de B?hme, Sex Puncta Mystica, V., 1, f ("La Mère d’éternité, l’état originel de Nature ; la puissance formative dans l’éternelle Sagesse, la puissance d’imagination, la mère dans les trois mondes ; utile aux enfants pour le Royaume de Dieu, aux Sorciers pour le Royaume du Malin ; car l’intelligence peut faire d’elle ce qu’il lui plaît"). Pour Shankara, le plus grand interprète du mâyâvâda, Mâyâ est "la Non-Révélée, la Puissance (Shakti) du Seigneur, l’Inconnaissable avidyâ sans conmmencement, que le sage infère de la considération des possibilités d’existence (kârya = factibilia, ce par quoi tout ce monde en mouvement est appelé à naître... et au moyen de quoi la Servitude et la Délivrance sont l’une et l’autre rendues effectives" (Vivêka-chûdâmani, 108, 569). Dans des textes comme ceux-ci le gérondif avidyâ, synonyme de "Puissance", ne peut signifier simplement "Ignorance", mais plutôt "mystère", ou "opinion", en opposition avec vidyâ, "ce qui peut être connu" : avidyâ est la Potentialité qui ne peut être connue que par ces effets, par tout ce qui est mâyâ-maya. En d’autres termes, Mâyâ est le Théotokos, et la mère de tous les vivants ; Metis (mère d’Athéna) ; Sophia ; Kaushalyâ (mère de Râma) ; Maia (mère d’Hermès, Hésiode, Theog., 938) ; Mâyâ (mère du Bouddha). De qui d’autre le Bouddha pouvait-il naître ? Le fait. que les mères des Bodhisattwas meurent jeunes tient effectivement à ce que, comme le dit Héraclite (Fr. X), "la Nature aime à se cacher". Mâyâ "s’évanouit" comme s’évanouissait Urvashî, mère d’Âyus (Agni) par les ?uvres de Purûravas, et comme s’évanouissait Saranyû loin de Vivaswân ; Prajâpati, swamûrti, de Mâyâ, prend sa place comme la savarnâ de Saranyù prend la place de celle-ci. L’Avatâra éternel a, en vérité, toujours "deux mères", l’une éternelle et l’autre temporelle, l’une sacerdotale et l’autre royale. Voir aussi mon "Nirmânakâya", JRAS., 1938. Mâyâ étant l’"art" par quoi toutes choses et chaque chose sont faites (nirmita, "mesuré"), et l’"art" ayant été à l’origine une science mystérieuse et magique, elle acquiert son autre sens, son sens péjoratif (par ex. Maitri Upanishad, IV, 2), de la même façon que des mots comme invention, "métier", finesse et adresse, peuvent ne pas désigner seulement les vertus essentielles de l’artifex, mais aussi comporter le sens d’artifice, "industrie", rouerie, astuce et tricherie ; c’est dans le mauvais sens par exemple qu’il est dit que "la conscience est un mirage" (mâyâ viya vinnânam, Visuddhi Magga, 479 ; Samyutta Nikâya, III, 142), tandis que, d’un autre côté, Wycliffe pouvait rendre "prudents comme des serpents" (Matth., X, 16 ; cf. Rig Vêda Samhitâ, VI, 52 ; I, ahimâyâh) par "sournois comme des serpents".)". Or, si nous considérons la vie miraculeuse du Bouddha, nous constatons que presque tous les détails, depuis le libre choix de l’heure et du lieu de la naissance (NA: Cf. Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 28, 4, yadi brâhmana-kulê yadi râja-kulê, comme J., I, 49, khattiya-Kulêvâ brâhmanakulê.) jusqu’à la naissance par le côté elle-même (NA: Rig Vêda Samhitâ, IV, 18, 2 (Indra) pârshwât nirgarnâni ; Buddhacharita, I, 25 (Bouddha) pârshwât sutah. Ainsi Agni (Rig Vêda Samhitâ, VI, 16, 35, garbhê mâtuh... vididyutânah) et le Bouddha (D., II, 13, kucchi-gatam passati) sont tous les deux visibles dans la matrice. On pourrait faire bien d’autres parallèles.), et aux Sept Pas (NA: 11V., X, 8, 4 (Agni) sapta dadhishê padâni, X, 122, 3 (Agni) sapta dhâmâni pariyan ; J., I, 53 (Bodhisattwa), sattapada-vîtihârêna agamâsi.), depuis la Sortie jusqu’au Grand Éveil sur l’autel jonché, au pied de l’Arbre du Monde, au Nombril de la Terre, depuis la défaite des Dragons jusqu’à l’allumage miraculeux du bois pour le sacrifice (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 8, 3 ; cf. 1 Rois, 18, 38.), peuvent être mis en parallèle exact - et en disant exact c’est bien là ce que nous entendons - avec le mythe védique d’Agni et d’lndra, le prêtre et le roi in divinis. Par exemple, et cette seule indication doit suffire, si le Dragon védique combat à l’aide du feu et de la fumée (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 32, 13.), et aussi à l’aide de femmes en guise d’armes (NA: Rig Vêda Samhitâ, V, 30, 9 ; X, 27, 10.), ainsi fait Mâra, la Mort, à qui les textes bouddhiques se réfèrent encore sous les noms de "Constricteur" (namuchi), "Mal" (Pâpmâ) et Serpent (Sarpa-râjâ) ; si le Tueur védique du Dragon est abandonné par les Dieux et doit compter sur ses seules ressources, le Bodhisattwa est laissé seul, lui aussi, et ne peut faire appel qu’à ses propres facultés (NA: Rig Vêda Samhitâ, VIII, 96, 7 ; Aitarêya Brâhmana, III, 20, etc. Le Bouddha est mârabhibhû, Sutta Nipâta, 571, etc., comme Indra est le conquérant de Vritra-Namuchi ; voir mes "Some Sources of Buddhist Iconography", B. C. Law, vol. 1, p. 471-478, sur le Mâra-dharsana.). En disant cela nous ne voulons pas nier que la défaite de Mâra par le Bouddha soit un symbole de la conquête du Soi, mais seulement montrer que c’est là une histoire très antique, une histoire qui a été racontée partout et toujours ; que, dans sa forme bouddhique, elle n’est pas nouvelle, mais est issue directement de la tradition védique, où la même histoire est rapportée et où elle a la même signification (NA: Cf. Rig Vêda Samhitâ, III, 51, 3 où Indra est abhimâti-han (ailleurs vritra-han, etc.) ; de même dans IX, 65, 15 et passim. Abhimâti (= abhimâna, Maitri Upanishad, VI, 28, i. e. asmi-mâna), la conscience de l’Ego, est d’ores et déjà l’Ennemi, le Dragon à vaincre.). 148 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Iddhi (Scr. riddhi, de riddh, prospérer emporwachsen) est la vertu, la force (au sens de Marc, V, 30, dunamiV), l’art (par ex. l’adresse du chasseur, Majjhima Nikâya, 1, 152), le talent ou le don. Les iddhis de Iddhi-pâda, "Pas de Puissance", sont supranormales et non anormales. Nous ne pouvons résoudre ici en détail l’apparente difficulté présentée par le fait que les iddhis sont aussi attribuées à l’Adversaire du Bouddha (Mâra, Namuchi, Ahi-Nâga), et nous indiquerons seulement que la Mort est aussi un être spirituel (dans le sens même où Satan reste un "ange"), et que les "pouvoirs" ne sont pas moraux en eux-mêmes, mais représentent bien plutôt des vertus intellectuelles. Les pouvoirs du Bouddha sont plus grands que ceux de l’Adversaire parce que son rang est plus haut ; il connaît le Brahmaloka aussi bien que les mondes jusqu’au Brahmaloka (i. e. sous le Soleil), tandis que le pouvoir de la "Mort" s’étend seulement jusqu’au Brahmaloka, et non au-delà du Soleil.). Quand le disciple s’est rendu maître de toutes ces stations de contemplation au point de pouvoir passer à volonté de l’une à l’autre et de commander de la même manière à cette paix ou synthèse (samâdhi) vers laquelle elles mènent, alors dans cet état d’unification (êko’ vadhibhâva), l’Arhat délivré est rendu aussitôt omniscient et omnipotent ; le Bouddha, décrivant sa propre conquête, peut évoquer ses "précédentes habitations" (pûrva-nivâsa), ou, comme nous serions enclins à dire, ses "naissances passées", dans leur détail. Décrivant ses pouvoirs, il dit : "Frères, je peux manifester (pratyanubhû) des pouvoirs sans nombre ; étant plusieurs je deviens un, comme, de plusieurs que j’étais, je suis devenu un ; visible ou invisible, je peux passer à travers un mur ou une montagne comme s’ils étaient l’air ; je peux plonger dans la terre ou en émerger comme si c’était l’eau ; je peux marcher sur les eaux comme si elles étaient une terre solide (NA: Consulter sur l’histoire primitive de ce pouvoir, W. N. Brown, Walking on the Water, Chicago, 1928. C’est avant tout le pouvoir de l’Esprit (Genèse, 1, 2). C’est typiquement du Vent (Vâyu) invisible de l’Esprit que la motion à volonté est proclamée (Rig Vêda Samhitâ, X, 168, 4, âtmâ dêvânâm yathâ vasham charati... na rûpam tasmai). Dans Atharva Vêda Samhitâ, X, 7, 38, le Yaksha primordial (Brahma) "arpente" le faîte de la mer ; ainsi fait, par conséquent, le brahmachârî, ibid, XI, 5, 26, car "de même que Brahma peut changer de forme et se mouvoir à son gré, de même, parmi tous les êtres, Celui qui comprend peut changer de forme et se mouvoir à son gré" (ShA., VII, 22) ; "Le Seul Dieu (Indra) se tient à son gré sur le courant des eaux" (Atharva Vêda Samhitâ, III, 3, 4 ; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 6, 1, 3). "Le mouvement spontané désigne l’essence même de l’Ame" (Phèdre, 241 Cf.). Il y a là, comme dans toutes les autres formes de lévitation, une question de légèreté et de luminosité (selon les deux acceptions du terme anglais light-ness). Ainsi, dans Samyutta Nikâya, I, 1, le Bouddha dit : "Je ne traversais les flots que lorsque je ne me soutenais pas moi-même et ne faisais aucun effort" (appatittham anâyûham ogham atari) ; c’est-à-dire lorsque j’étais sans poids à la surface de l’eau. Cf. saint Augustin, Conf., XIII, 4, superferebatur super aquas, non ferebatur ab eis, tanquam in eis requiesceret. Milinda Panho, 84, 85, décrit le pouvoir de voyager dans l’air, "même jusqu’au ciel de Brahma", comme celui de quelqu’un qui sauterait (langhayati) en décidant (chittam uppâdêti) : "C’est là que j’atteindrai", et c’est par celte intention que "son corps devient léger" (kâyo mê lahuko hoti) ;c’est, d’une semblable manière, "par le pouvoir de la pensée" (chitta-vasêna) que l’on se meut dans l’air. La légèreté (laghutwa) se développe par la contemplation (Shwêt. Up., II, 13) ; tous les pouvoirs (iddhi) sont des résultats de la contemplation (jn  âna, cf. note 78) et en dépendent, de sorte que l’on peut demander : "Quel est celui qui ne coule pas au fond du golfe, bien qu’il n’ait ni support ni soutien ?", et, répondre : "Celui qui a la prescience, qui est pleinement intégré (susamâhito), celui-là peut traverser les flots dont le passage est si difficile" (ogham tarati dultaram, Samyutta Nikâya, I, 53, où l’application est d’ordre éthique). Le notion de légèreté est impliquée dans le symbolisme universel des "oiseaux" et des "ailes" (Rig Vêda Samhitâ, VI, 9, 5 ; Panchavimsha Brâhmana, V, 3, 5 ; XIV, 1, 13, XXV, 3, 4, etc.). Réciproquement, pour atteindre le monde informel, on doit avoir rejeté "la charge pesante du corps" (rûpagaru-bhâram, Sdhp., 494), cf. Phèdre, 246 B, 248 D, où c’est "le poids de l’oubli et du mal" qui arrête "le vol de l’âme" ; Saint. Augustin, Conf., XIII, 7, quomodo dicam de pondere cupiditatis in abruptam abyssum et de sublevatione caritatis per spriritum tuum qui superferebatur super aquas ; Dante  , Paradiso, XXVII, 64, mortal pondo, et X, 74, chi non s’impenna si che lassu voli. Autrement dit, le pouvoir de lévitation est exercé "par le moyen d’un enveloppement du corps dans le manteau de la contemplation" (jhâna-vêthanêna sarîram, vêthêtwâ, J., V, 126), où ce pouvoir est en même temps un pouvoir d’invisibilité.); je peux me mouvoir dans l’air comme un oiseau ; je peux toucher de mes mains le soleil et la lune : j’ai sur mon corps un pouvoir qui s’étend jusqu’au monde de Brahma (NA: Samyutta Nikâya, V, 25 f., Angutara Nikâya, I, 254, Samyutta Nikâya, Il, 212, NI., 1, 34 et passim : explications, Vis. 393 f.)". Les mêmes pouvoirs sont exercés par les autres adeptes selon leur degré de perfection dans ces mêmes disciplines et selon la mesure où ils sont maîtres du samâdhi. C’est seulement quand la contemplation (dhyâna) vient à faire défaut que le pouvoir de la libre motion se perd (NA: L’échec prosient du manque de "foi", ou de toute distraction dans la contemplation, selon J., 125-127.). C’est une vieille formule brahmanique (NA: Rig Vêda Samhitâ, IX, 86, 44 ; Jaiminîya Brâhmana, II, 34 : Shatapatha Brâhmana, IV, 3, 4, 5 ; Aitarêya Brâhmana, II, 39-41 ; VI, 27-31 ; Katha Upanishad, VI, 17, etc.) qu’emploie le Bouddha quand il dit qu’il a appris à ses disciples à extraire de ce corps matériel un autre corps, de substance intellectuelle, comme on tire une flèche de son carquois, une épée de son fourreau, un serpent de sa dépouille ; c’est à l’aide de ce corps intellectuel que l’on goûte l’omniscience et que l’on se meut à son gré jusqu’au Brahmaloka (NA: Comme Shankara l’explique en connection avec Prash. Up., IV, 5, c’est le mano-maya âtman qui goûte l’omniscience et il peut être où et tel qu’il veut. Ce "soi ou corps intellectuel" (ânno attâ dibbo rûpî manomayo, D., I, 34, cf. I, 77 ; Majjhima Nikâya, II, 17), le Bouddha a enseigné à ses disciples comment l’extraire du corps physique, et c’est manifestement dans cet autre corps, dans ce "corps intellectuel et divin", et non dans sa détermination humaine, non à quelque moment ou dans quelque condition, "soit de mouvement ou de repos, soit de sommeil ou de veille" (charato chu mê litthato cha suttassa cha jagarassa cha), mais "quand il lui plaît" (yâvadê akankhâmi, comme dans le texte relatif aux iddhis) que le Bouddha lui-même peut se rappeler (anussarâmi) ses précédentes naissances, qu’il peut, sans limites, avec "l’?il divin, transcendant à la vision humaine", considérer les naissances et les morts des autres êtres dans ce monde-ci et dans les autres, dans lesquels et au-delà desquels il a vérifié dès ici et dès maintenant la double délivrance (Majjhima Nikâya, I, 482). L’expression "de sommeil ou de veille" prêterait en elle-même à une longue exégèse. On notera que l’ordre des mots relie le mouvement au sommeil et l’immobilité à la veille. Cela signifie que, comme dans tant de textes des Upanishads, le sommeil dont il s’agit, sommeil dans lequel on "rentre en soi-même" (swapiti = svam apîta, Chândogya Upanishad, VI, 8, 1, Shatapatha Brâhmana, X, 5, 2, 14), n’est pas le sommeil d’épuisement, mais le "sommeil de contemplation" (dhyâna) ; c’est précisément dans cet état de sommeil, où les sens sont résorbés, que se situe la possibilité de se mouvoir à son gré (supto... prânân grihîtwâ swê sharîrê yathâ-kâmam parivartatê, Brihadâranyaka Upanishad, II, 1, 17) ; c’est dans ce sommeil de contemplation que, "terrassant ce qui est physique, l’Oiseau-Soleil, l’Immortel, va où il veut" (dhyâyatîva... svapno bhütwâ... sharîram abhiprahatya... îyatê’mrito yatra kâmam, Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 7, 11, 12).). 150 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Le Bouddha se dit lui-même inconnaissable (ananuvêdya) ici même et maintenant ; ni les Dieux ni les hommes ne peuvent le voir (NA: Majjhima Nikâya, I, 140, 141. Le Bouddha est ananuvêjjo, "hors d’atteinte" ; les autres Arahats sont pareillement sans traces (vattam têshâm n’atthi pannâpanâya). Samyutta Nikâya, I, 23 ; Vajracchêdika Sûtra ; cf. Samyutta Nikâya, III, III f, et Hermès, Lib., XIII, 3.). Ceux qui le voient sous quelque forme ou pensent à lui avec des mots ne le voient pas du tout. "Je ne suis ni prêtre, ni prince, ni laboureur, ni quoi que ce soit à aucun degré ; je parcours le monde comme celui qui sait et qui n’est Personne, et que les qualités humaines ne contaminent pas (alipymâna... mânavêbhyah) ; il est vain de demander mon nom de famille (gotra) (NA: Sutta Nipâta, 455, 456, 648. Cf. Shankara, Vivêkachûdâmani 297 tyajâbhimânam kula-gotra-nâmarûpashra-mêshwârdrasavashritêshu, "Rejette les idées de famille et de clan, de nom et de forme, d’étape de vie, qui appartiennent au cadavre vivant", à ce que saint Paul   appelle "ce corps de mort".)". Il ne laisse aucune empreinte qui permette de le suivre à la trace (NA: Dhammapada, 179 (tam buddham anantagocharam apadam, kêna padêna nêssatha); comme Brahma, Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 8 ; Mund. Up., I, 1, 6 ; Devas, Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 35, 7 (na... padam asti, padêna ha vai punar mrityur anvêti); Gâyatrî, Brihadâranyaka Upanishad, V, 14, 7 (apad asi, na hi padyasê, Sâyana nêti-nêti-âtmatwât). Tout cela se rapporte à la nature originellement et finalement dépourvue de pieds (ophidienne) de la Divinité, dont les vestigia pedis ne marquent la Voie que jusqu’à la Janua Coeli, la Porte du Soleil. Cf. note 87.). Ici même et maintenant le Bouddha manifesté ne peut être saisi, et l’on ne peut dire de cette Personnalité transcendante (paramapurusha), après la dissolution de son complexe corporel et psychique, qu’elle devient ou ne devient pas ; ni l’une ni l’autre de ces deux possibilités ne peut être affirmée ou niée en ce qui le concerne. Tout ce que l’on peut dire est qu’«il est" ; demander qui il est, où il est, est une question frivole (NA: Samyutta Nikâya, III, 118, tathâgato anupalabbhiyamâno.). "Celui qui voit la Loi (dharma) me voit", dit-il (NA: Samyutta Nikâya, III, 120, yo kho dhammam passati mam passati.); c’est pourquoi l’iconographie primitive ne le représente pas sous la forme humaine, mais par des symboles comme celui de la "Roue de la Loi" dont il est le moteur immanent. Et cela est en tout point semblable à ce que disent les livres brahmaniques. Dans ceux-ci, c’est Brahma qui n’a pas de nom propre ou de nom de famille (NA: Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 8 ; Mund. Up., I, 1, 6 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, 1 ; Rûmî, Mathnawî I, 3055-65.) et qui ne peut être suivi à la trace, c’est l’Esprit (âtman) qui ne devient jamais qui que ce soit - Qui sait où il se trouve (NA: Katha Upanishad, II, 18, 25 ; cf. Milinda Panho, 73, le Bouddha "est", mais il n’est "ni ici, ni là" ; dans le corps du Dhamma seulement il est susceptible de désignation.) ? - c’est le Soi intérieur pur de toute contamination (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 23 ; Katha Upanishad, V, 11 ; Maitri Upanishad, III, 2, etc.), le Soi suprême dont on ne peut rien dire de vrai (nêti, nêti), et qu’aucune pensée ne peut saisir sinon celle-ci : "Il est". C’est assurément au sujet de ce Principe ineffable que le Bouddha dit : "Il y a un non-né, un non-devenu, un non-créé, un non-composé, et, si ce n’était pour ce non-né, non-devenu, non-créé, non-composé, il ne pourrait être montré aucun chemin d’évasion hors de la naissance, du devenir, de la création, et de la composition (NA: Udâna 80 ; Chândogya Upanishad, VIII, 13.)" ; et nous ne voyons pas ce que ce "non-né" pourrait être, sinon "Cela", cet Esprit (âtman) non animé (anâtmya) sans l’être invisible (sat) duquel il ne saurait y avoir nulle part d’existence (NA: Taitt. Up., II, 7, cf. note 3.). Le Bouddha nie de façon péremptoire qu’il ait jamais enseigné la cessation ou l’annihilation d’une essence. Tout ce qu’il enseigne, c’est comment mettre un terme à la souffrance (NA: Majjhima Nikâya, I, 137-140 ; cf. D., II, 68 et passim.). 153 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Dans un passage fameux des Questions de Milinda, Nâgasêna emploie l’antique symbole du char pour détruire la croyance du Roi en la réalité de sa propre individualité (NA: Milinda Panho, 26-28 ; Samyutta Nikâya, I, 135; Visuddhi Magga, 593, 594.). Il est à peine besoin de dire que, dans tous les écrits brahmaniques et bouddhiques (comme aussi chez Platon et Philon) (NA: Par exemple Lois, 898 D f., Phèdre, 246 E-256 D, cf. note 101.), le char représente le véhicule physique et psychique selon lequel ou dans lequel nous avons vie et mouvement, selon notre connaissance de "qui nous sommes (NA: "Selon lequel", si nous nous identifions avec notre individualité, "dans lequel", si nous reconnaissons notre Soi comme la Personnalité Intérieure.)". Les coursiers sont les sens, les rênes leurs organes de contrôle, le mental est le cocher, et l’Esprit ou le Soi réel (âtman) est le maître du char (rathî) (NA: Le maître du char est, soit Agni (Rig Vêda Samhitâ, X, 51, 6), soit le Souffle (prâna = Brahma, Atman, Soleil), le Souffle auquel "aucun nom ne peut être donné" (Aitarêya Aranyaka, II, 3, 8), soit le Soi Spirituel (Atman, Katha Upanishad, II, 3 ; J., V, 252), soit le Dhamma (Samyutta Nikâya, I, 33). Le maître de char adroit (susârathi) mène ses chevaux où il veut (Rig Vêda Samhitâ, VI, 75, 6). Ainsi Boèce, De consol., IV, 1: Hic regnum sceptrum dominus tenet - Orbisque habenas temperat - Et volucrem currum stabilis regit - Rerum coruscus arbiter. Voir le contraste entre les bons chevaux et les chevaux vicieux (les sens) dans Katha Upanishad, III, 6, Dhammapada, 94 et Shwêt. Up., II, 9 ; cf. Rig Vêda Samhitâ, X, 44, 7 à rapprocher de Phèdre, 248 E.), c’est-à-dire son passager et son propriétaire, qui seul connaît la destination du véhicule. Si les chevaux ont licence de partir au hasard avec le mental, l’équipage s’égarera ; mais s’ils sont contenus et guidés par le mental en accord avec sa connaissance du Soi, ce dernier atteindra sa demeure. Le texte bouddhique appuie avec force sur le fait que tout ce qui compose le char et l’attelage, autrement dit le corps et l’âme, est dépourvu de réalité essentielle ; "char" et "soi" sont des noms conventionnels donnés à des assemblages cohérents, et n’impliquent pas pour ceux-ci une existence indépendante ou distincte des éléments qui les composent ; tout comme l’usage veut que tel objet fabriqué soit appelé "char", de même l’individualité humaine sera appelée un "soi" uniquement par convenance. De même qu’on a traduit si souvent à faux l’expression répétée "Ce n’est pas mon Soi" par "Il n’y a pas de Soi", on a regardé l’analyse destructive de l’individualité-véhicule comme voulant signifier qu’il n’y a pas de Personnalité. C’est ici le lieu de se plaindre de ce que "le Maître du char a été oublié (NA: Mrs. Rhys Davids, Milinda Questions, 1930, p. 33. (On doit savoir que Mrs. Rhys Davids était spiritualiste. En réponse à ce qu’elle écrit sur la page de titre de Sâkya, on pourrait citer Visuddhi Magga, 594 : "Il y a des Dieux et des hommes qui se complaisent dans le devenir. Quand la Loi de la cessation du devenir leur est enseignée, leur esprit demeure sans réponse").)". 154 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine