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HB: Eckhart

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

Diu heilige schrift ruofet alzemâle dar ûf, daz der mensche sîn selbes ledic werden sol. Wan als vil dû dînes selbes ledic bist, als vil dû dînes selbes gewaltic, und as vîl dû dînes selbes gewaltic bist, als vil dû dînes selbes eigen, und als vil als dû dîn eigen bist, als vil ist got dîn eigen und allez, daz got ie geschuof. - La Sainte Écriture insiste partout sur le fait que l’homme doit se détacher de lui-même. C’est seulement dans la mesure où tu te détaches de toi-même que tu es maître de toi. C’est dans la mesure où tu es maître de toi que tu te réalises toi-même. Et c’est dans la mesure où tu te réalises que tu réalises Dieu et tout ce qu’il crée à jamais. Meister Eckhart   (éd. Pfeiffer, p. 598) 4 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme

Nous sommes dès lors la pierre d’où peut être tirée l’étincelle, la montagne sous laquelle Dieu gît enseveli, la peau de serpent écailleuse qui le cache, et l’huile pour sa flamme. Que sa retraite soit devenue une caverne ou une maison présuppose la montagne ou les murs qui l’enclosent, verborgen (nihito guhâyâm) et verbaut. "Tu" et "Je" sont la prison psycho-physique, le Constricteur où le Premier Principe a été absorbé afin que "nous" puissions pleinement être. Car, comme cela nous est constamment enseigné, le Tueur de Dragon dévore sa victime, l’avale et la boit jusqu’à la dernière goutte. Grâce à ce repas eucharistique il prend possession des trésors et des pouvoirs du Dragon premier-né, et il devient ce qu’il était. On peut citer, de fait, un texte remarquable où notre âme composite est appelée la "montagne de Dieu", et où il est dit que celui qui comprendra cette doctrine absorbera de la même façon son propre mal, son adversaire haïssable (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 1, 8. Cf. Platon  , Phèdre  , 250 C ; Plotin  , Ennéades, IV, 8, 3 ; Maître Eckhart ("hat gewonet in uns verborgenliche", Pfeiffer, p. 593) ; Henry Constable ("Enseveli en moi, jusqu’à ce qu’apparaisse mon âme"). Saint Bonaventure   assimilait de même mons et mens (De dec, preceptiis, II, ascendere in montem, id est, in eminentiam mentis) ; cette image traditionnelle, que l’on doit, comme beaucoup d’autres, faire remonter au temps où "caverne" et "habitation" étaient une seule et même chose, est sous-entendue dans les symboles familiers de la mine et de la recherche du trésor enfoui (Maitri Upanishad  , VI, 29, etc.). Les pouvoirs de l’âme (bhutâni, terme qui signifie également "gnômes") au travail dans la montagne-esprit, sont les prototypes des nains mineurs qui protègent la "Blanche-Neige"-Psyché quand elle a mordu dans le fruit du bien et du mal et tombe dans son sommeil de mort, où elle demeure jusqu’à ce que l’Éros divin la réveille, et que le fruit tombe de ses lèvres. Qui a jamais compris le Mythe scripturaire en reconnaîtra les paraphrases dans tous les contes de fées du monde, qui n’ont pas été créés par le "peuple", mais hérités et fidèlement transmis par lui à ceux à qui ils étaient originellement destinés. L’une des erreurs majeures de l’analyse historique et rationnelle est de supposer que la "vérité" et la "forme originale" d’une légende peuvent être séparés de ses éléments miraculeux. C’est dans le merveilleux même que réside la vérité : to thaumazein, ou gar alle arche philosophias he auto, Platon, Théétète  , 155D. Même pensée chez Aristote  , qui ajoute, dio kai philomethos philosophos pos estin o gar mythos sugkeitai ek thaumasion "Ainsi l’amoureux des mythes, qui sont des concentrés de prodiges, est du même coup un amoureux de sagesse". (Métaphysique, 982 B). Le Mythe incarne la plus haute approximation de la vérité absolue qui puisse se traduire en paroles.). Cet "adversaire" n’est, bien entendu, rien d’autre que notre moi. On saisira la pleine signification du texte lorsque nous aurons dit que le mot giri, "montagne", dérive du mot gir, engloutir. Ainsi Celui en qui nous étions prisonniers est devenu notre prisonnier ; il est l’Homme Intérieur submergé et caché par notre Homme Extérieur. C’est à Lui maintenant de devenir le Tueur de Dragon. Dans cette guerre de la Divinité et du Titan, livrée désormais en nous, où nous sommes "en guerre avec nous-mêmes (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 6 ; cf. Samyutta Nikâya, 1, 57 = Dhammapada, 66 ; Angutara Nikâya, 1, 149; Rûmî  , Mathnawî, 1, 267, f.)", sa victoire et sa résurrection seront également les nôtres, si nous savons Qui nous sommes. C’est à Lui maintenant de nous boire jusqu’à la dernière goutte, et à nous d’être son vin. 19 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

On a compris que la déité est implicitement ou explicitement une victime volontaire. Ceci est reflété dans le Rite humain, où le consentement de la victime, qui a dû être humaine à l’origine, est toujours assuré suivant les formes. Dans l’un ou l’autre cas, la mort de la victime est aussi sa naissance, en accord avec la règle infaillible qui veut que toute naissance ait été précédée d’une mort. Dans le premier cas il y a naissance multiple de la déité dans les êtres vivants, dans le second ils renaissent en elle. Mais, même ainsi, il est reconnu que le sacrifice et le démembrement de la victime sont des actes de cruauté, voire de perfidie (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 1, 2 ; II, 5, 3, 6 ; cf., VI, 4, 8, 1 ; Shatapatha Brâhmana, I, 2, 3, 3 ; III, 9, 4, 17 ; XII, 6, 1, 39, 40 ; Panchavimsha Brâhmana, XII, 6, 8, 9 ; Kaus. Up., III, 1, etc. ; cf. Bloomfield dans Journal of the American Oriental Society, XV, 161.). C’est là le péché originel (kilbisha) des Dieux, auquel tous les hommes participent du fait même de leur existence distincte et de leur façon de connaître en termes de sujet et d’objet, de bien et de mal, et auquel l’Homme Extérieur doit d’être exclu d’une participation directe (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 4, 12, 1, Aitarêya Brâhmana, VII, 28.) à "ce que les Brâhmanes entendent par Soma". Les formes de notre "connaissance", ou plutôt de notre "opinion" (avidyâ) ou de notre "art" (mâyâ), le démembrent chaque jour. Une expiation pour cette ignorantia divisiva est fournie dans le Sacrifice, où, par le renoncement à lui-même de celui qui l’offre, et par la restitution de la déité démembrée dans son intégrité et sa plénitude premières, la multitude des "soi" est réduite à son Principe unique. Il y a ainsi multiplication incessante de l’Un inépuisable et unification incessante de l’indéfinie Multiplicité. Tels sont les commencements et les fins des mondes et des individus, produits d’un point sans lieu ni dimensions, d’un présent sans date ni durée, accomplissant leur destinée, et, après leur temps achevé, retournant "chez eux", dans la Mer ou le Vent où leur vie prit origine, affranchis par là de toutes les limitations inhérentes à leur individualité temporelle (NA: Pour le retour des "Fleuves" vers la "Mer" où leur individualité se perd, de sorte que l’on parle seulement de la mer : Chândogya Upanishad, VI, 10, 1 ; Prashna UP., VI, 5, Mund. Up.  , IlI, 2, 8 ; Angutara Nikâya, IV, 198 ; Udâna, 55, et de même Lao Tseu, Tao Te King  , XXXII ; Rûmî, Mathnawî, VI, 4052, Maître Eckhart (dans Pfeiffer, p. 314), tout à l’effet que "Wenn du das Tröpflein wist im grossen Meere nennen, Den wirst du meine Seel’im grossen Gott erkennen" (Angeles Silesius  , Cherubinische Wandersmann, II, 15) ; "e la sua volontate è nostra pace ; ella è quel mare, al quai tutto se mose" (Dante  , Paradiso III, 85, 86). Pour le "retour" (en Agni), Rig Vêda Samhitâ, I, 66, 5, V, 2, 6) ; (en Brahma), Maitri Upanishad  , VI, 22: (dans la "Mer"), Prashna Up., VI, 5 ; (dans le Vent), Rig Vêda Samhitâ, X, 16, 3 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 16 (ainsi que Katha Up., IV, 9 ; BU  , I, 5, 23) ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1, 2, 3, 12 ; Chândogya Upanishad, IV, 3, 1-3 ; (vers le summum bonum, fin dernière de l’homme), Samyutta Nikâya, IV, 158 ; Sutta Nipâta, 1074-6 ; Mil. 73 ; (vers notre Père), Luc, 15, 11 f.). 20 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

Que nous le nommions la Personnalité, le Sacerdoce, la Magna Mater, ou de tout autre nom grammaticalement masculin, féminin ou neutre, "Cela" (tad, tad êkam) dont nos facultés sont des mesures (tanmâtrâ), constitue une sizygie de principes conjoints, sans composition ni dualité. Ces principes conjoints ou "soi" multiples qu’on ne peut distinguer ab intra, mais respectivement nécessaires et contingents en eux-mêmes ab extra, ne deviennent des contraires que lorsqu’on envisage l’acte de manifestation du Soi (swaprakâshatwam) que constitue la descente depuis le silence de la Non-Dualité jusqu’au niveau où l’on parle en termes de sujet et d’objet, et où l’on reconnaît la multiplicité des existences individuelles séparées que le Tout (sarvam = to pan) ou Univers (vishwam) présente à nos organes de perception physique. Et, dès lors que l’on peut, logiquement mais non réellement, séparer la totalité finie de sa source infinie, on peut aussi appeler "Cela" une "Multiplicité intégrale (NA: Rig Vêda Samhitâ, III, 34, 8, vishwam êkam.)", une "Lumière Omniforme (NA: VS., V, 35 ; jyotir asi vishwarûpam.)". La création est exemplaire. Les principes conjoints, tels que Ciel et Terre, Soleil et Lune, homme et femme, étaient un à l’origine. Ontologiquement leur conjonction (mithunam, sambhava, êko bhava) est une opération vitale, productrice d’un troisième à l’image du premier et ayant la nature du second. De même que la conjonction du Mental (manas = nous, logos, aletheia) avec la Voix (vâch = logos, phoen, aisthesis, doxa) donne naissance à un concept, de même la conjonction du Ciel et de la Terre éveille le Bambino, le Feu, dont la naissance sépare ses parents et remplit de lumière l’espace intermédiaire (antariksha, Midgard). Il en est de même pour le microcosme : allumé dans la cavité du coeur, il en est la lumière. Il brille dans le sein de sa mère (NA: Rig Vêda Samhitâ, VI, 16, 35, cf. III, 29, 14. Le Bodhisattwa, également, est visible dans le sein de sa mère, (M. III, 121). De même, en Égypte, le Soleil nouveau est vu dans le sein de la Déesse du Ciel (H. Schfæer, Von ?gyptischen Kunst, 1940, AGG., 71) : le parallèle chrétien, où Jean est dit avoir vu Jésus enfant dans le sein de sa mère, est probablement d’origine égyptienne.), en pleine possession de ses pouvoirs (NA: Rig Vêda Samhitâ, III, 3, 10; X, 115, 1.). Il n’est pas plus tôt né qu’il traverse les Sept Mondes (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 8, 4 ; X, 122, 3.), s’élève pour franchir la Porte du Soleil, comme la fumée de l’autel ou du foyer central, soit extérieur soit intérieur à nous, s’élève pour franchir l’?il du Dôme (NA: Pour la Porte du Soleil, l’"ascension à la suite d’Agni" (Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 6-8 ; Aitarêya Brâhmana, IV, 20-22), etc., voir mon "Swayâmâtrinnâ ; Janua C?li" dans Zalmoxis, II, 1939 (1941).). Cet Agni est alors le messager de Dieu, l’hôte de toutes les demeures humaines, soit bâties, soit corporelles, le principe lumineux et pneumatique de vie, et le prêtre qui transmet l’odeur de l’offrande consumée d’ici-bas jusqu’au monde au-delà de la voûte du Ciel, à travers laquelle il n’est d’autre voie que cette "Voie des Dieux" (dêvâyana). Cette Voie doit être suivie, d’après les empreintes de l’Avant-Coureur, comme le mot "Voie (NA: Mârga, "Voie", de mrig = ichneuo. La doctrine des vestigia pedis est commune aux enseignements grec, chrétien, hindou, bouddhiste et islamique, et forme la base de l’iconographie des "empreintes de pas". Cf., par exemple, Platon, Phèdre, 253 A, 266 B., et Rùmî, Mathnawî, II, 160-1. "Quel est le viatique du Çoufi ? Ce sont les empreintes. Il poursuit le gibier comme un chasseur : il voit la trace du daim musqué et suit ses empreintes" ; Maître Eckhart parle de "l’âme en chasse ardente de sa proie, le Christ". Les avant-coureurs peuvent être suivis à la trace par leurs empreintes aussi loin que la Porte du Soleil, Janua C?li, le Bout de la Route ; au-delà, on ne peut les pister. Le symbolisme de la poursuite à la trace, comme celui de l’"erreur" (péché) en tant que "manque à toucher la cible", est l’un de ceux qui nous sont venus des plus anciennes civilisations de chasseurs. Cf. note 5.)" lui-même le suggère, par tout être qui veut atteindre l’"autre rive" du fleuve de vie (NA: Lo gran mar d’essere, Paradiso, I, 113. La "traversée" est la diaporeia d’Epinomis  , 986 E.) immense et lumineux qui sépare cette grève terrestre de la grève céleste. Cette notion de la Voie est sous-jacente à tous les symbolismes particuliers du Pont, du Voyage, du Pèlerinage et de la Porte de l’Action. 28 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Tout cela s’applique de la façon la plus pertinente à l’individu, homme ou femme : l’individualité extérieure et agissante d’un homme ou d’une femme donnés est féminine par nature, et soumise à son propre Soi intérieur et contemplatif. La soumission de l’Homme Extérieur à l’Homme Intérieur est exactement ce que l’on entend par "maîtrise de soi" et "autonomie", et dont le contraire est la "suffisance". D’autre part, c’est là-dessus que se fonde la description du retour à Dieu dans les termes d’un symbolisme érotique "De même qu’un homme embrassé par sa bien-aimée ne sait plus rien du "Je" et du "Tu", ainsi le soi embrassé par le Soi omniscient (solaire) ne sait plus rien d’un "moi-même" au-dedans ou d’un «toi-même" au-dehors (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 21 (traduit assez librement), cf. I, 4, 3 ; Chândogya Upanishad, VII, 25, 2. "Dans l’étreinte de cet Un souverain qui anéantit le soi séparé des choses, l’être est un sans distinction" (Evans, 1, 368). On nous dit souvent que la divinité est "à la fois au-dedans et au-dehors", c’est-à-dire immanente et transcendante ; en dernière analyse cette distinction théologique s’écroule, et "quiconque est uni au Seigneur est un seul esprit" (I Cor., 6, 17). "Je vis, mais non pas moi" (Gal., 2, 20) : "Mais si je vis, et non pas moi, ayant l’être, toutefois pas le mien, cet un-en-deux et ce deux-en-un, comment le définiront mes paroles ?" (Jacoponi da Todi).) à cause de l’"unité", comme le remarque Shankara  . C’est ce Soi que l’homme qui aime réellement, lui-même ou les autres, aime en lui-même ou dans les autres ; "c’est pour le seul amour du Soi que toutes choses sont chères (NA: Brihadâranyaka Upanishad, II, 4, etc. Sur l’"amour du Soi", voir les références dans Harvard Journal of Asiatic Studies, 4, 1939, p. 135.)". Dans cet amour véritable du Soi, la distinction d’égoïsme et d’altruisme perd toute signification. Celui qui aime voit le Soi, le Seigneur, pareillement dans tous les êtres, et tous les êtres pareillement dans le Soi seigneurial (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 29 ; XIII, 27.). "En aimant ton Soi, dit Maître Eckhart, tu aimes tous les hommes comme étant ton Soi (NA: Maître Eckhart, Evans, 1., 139 ; cf. Sutta Nipâta, 705.)." Toutes ces doctrines coïncident avec cette parole çoufi : "Qu’est-ce que l’amour ? Tu le sauras quand tu seras moi (NA: Rûmî, Mathnawî, Bk., II, introduction.)". 30 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Tel est le désintéressement surhumain de ceux qui ont trouvé leur Soi : "Je suis le même dans tous les êtres et il n’en est aucun que j’aime, aucun que je haïsse (NA: Bhagavad Gîtâ, IX, 29.)". Telle est la liberté de ceux qui ont rempli les conditions exigées par le Christ de ses disciples, à savoir de haïr leur père et leur mère et pareillement leur propre "vie" terrestre (NA: Luc, XIV, 26 ; cf., Maitri Upanishad, VI, 28 : "Si un homme est attaché à son fils, à sa femme, à sa famille, pour un tel homme, non jamais" ; Sutta Nipâta, 60, puttam cha dâvam pitaram cha mâtaram... hitwâna. Maître Eckhart dit de même : "Aussi longtemps que tu sais qui ont été dans le temps ton père et ta mère, tu n’es pas mort de la mort véritable" (Pfeiffer, p. 462). CI. Note 17, p. 92.). On ne peut dire ce qu’est l’homme libre, mais seulement ce qu’il n’est pas : Trasumanar significar per verba, non si potria... (Dante. Paradiso, 1, 70). Transfigurer ne se peut exprimer par des mots... Mais l’on peut dire ceci : ceux qui ne se sont pas connus eux-mêmes ne seront délivrés ni maintenant ni jamais, et "grande est la ruine" de (ceux qui sont ainsi) victimes de leurs propres sensations (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 14 ; Chândogya Upanishad, VII, 1, 6; VII, 8, 4, etc.). L’autologie brahmanique n’est pas plus pessimiste qu’optimiste ; elle est seulement d’une autorité plus impérieuse que celle de n’importe quelle autre science dont la vérité ne dépend pas de notre bon plaisir. Il n’est pas plus pessimiste de reconnaître que tout ce qui est étranger au Soi est un état de détresse, qu’il n’est optimiste de reconnaître que là où il n’y a pas d’autrui il n’y a littéralement rien à craindre (NA: Brihadâranyaka Upanishad, I, 4, 2.). Que notre Homme Extérieur soit un "autre", cela ressort de l’expression : "Je ne peux pas compter sur moi". Ce que l’on a appelé l’"optimisme naturel" des Upanishads est leur affirmation que la conscience d’être, bien que sans valeur en tant que conscience d’être Un Tel, est valable dans l’absolu, et leur doctrine de la possibilité actuelle de réaliser la Gnose de la Déité Immanente, notre Homme Intérieur : "Tu es Cela". Dans la langue de saint Paul   : "Vivo, autem jam non ego". 38 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Le Sacrifice reflète le Mythe mais, comme tout reflet, en sens inverse. Ce qui était un processus de génération et de division devient ici un processus de régénération et d’unification. Des deux "soi" qui habitent ensemble dans le corps et qui y ont leur départ, le premier est né de la femme, et le second du Feu sacrificiel, matrice divine où la semence de l’homme doit naître de nouveau, autre qu’il n’était. Jusqu’à ce qu’il soit né de nouveau, l’homme n’a que le premier soi, le soi mortel (NA: Jaiminîya Brâhmana, I, 17 ; Shatapatha Brâhmana, VII, 2, 1, 6 avec VII, 3, 1, 12; Brihadâranyaka Upanishad, II, 1, 11 ; Sutta Nipâta, 160, et d’innombrables textes distinguant les deux soi. La doctrine selon laquelle duo sunt in homine est universelle, et notamment hindoue, islamique, platonicienne, chinoise et chrétienne. Cf. "On being in one’s right mind". Rev. ot Religion, VII, 32 f.). Offrir un sacrifice, c’est naître, et l’on peut dire qu’"en vérité, il est encore non-né celui qui n’offre pas de sacrifice (NA: Shatapatha Brâhmana, I, 6, 4, 21 ; III, 9, 4, 23 ; Kaushîtaki Brâhmana, XV, 3 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, 8. Cf. Jean. 3, 3-7.)". Et encore, quand l’Ancêtre notre Père "a émis ses enfants et tendrement (prêma, snêhavachêna) demeure en eux, il ne peut plus, à partir d’eux, se réunir à Lui-même" (punar sambhû) (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 5, 2, 1 ; cf. Shatapatha Brâhmana, I, 6, 3, 35, 36 ; Shankarâchârya, Br. Sûtra, II, 3, 46.). Aussi s’écrie-t-il : "Ceux-là s’épanouiront qui, d’ici-bas, me réédifieront" (punar chi) : Les Dieux L’ont édifié, et ils se sont épanouis; ainsi celui qui offre le Sacrifice s’épanouit aujourd’hui même dans ce monde-ci et dans l’autre (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 5, 2, 1. Non seulement les desservants eux-mêmes, mais la création tout entière participent aux bienfaits du Sacrifice (Shatapatha Brâhmana, I, 5, 2, 4 ; Chândogya Upanishad, V, 24, 3).). Celui qui offre le Sacrifice, en édifiant l’(autel du) Feu "de tout son esprit et de tout son moi (NA: Shatapatha Brâhmana, III, 8, 1, 2.)" ("ce Feu sait qu’il est venu pour se donner à moi (NA: Shatapatha Brâhmana, II, 4, 1, 11 ; IX, 5, 1, 53.)"), "réunit» (samdhâ, samskri) du même coup la déité démembrée et sa propre nature séparée. Car il serait dans une grande illusion, il serait simplement une bête, s’il disait : "Il est quelqu’un, et moi un autre (NA: Brihadâranyaka Upanishad, I, 4, 10 ; IV, 5, 7 ; Cf. Maître Eckhart, "Wer got minnet für sinen got unde got an betet für sinen got und im dâ mite lâzet genüegen daz ist nur als, ein angeloubic mensche" (Pfeiffer, p. 469).)". 44 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Nous ne pouvons faire qu’une très rapide allusion à un autre aspect très significatif du Sacrifice ; la réconciliation que le Sacrifice établit constamment entre les pouvoirs en conflit est aussi leur mariage. Il y a plus d’une manière de "tuer" le Dragon ; la flèche du Tueur de Dragon (vajra) étant en fait un trait de lumière, et "le pouvoir génésique étant lumière", sa signification n’est pas seulement guerrière mais aussi phallique (NA: Cf. Rig Vêda Samhitâ, I, 32, 5 vajrêna = II, 11, 5, vîryena comme dans Manu, vîryam avasrijat, et dans le sens de Rig Vêda Samhitâ, X, 95, 4, snathitâ vaitasêna. Sur le fier baiser, le Désenchantement par un Baiser, voir W. H. Schofield, Studies on the Libeaus Desconus, 1895, 199 ff., et mon "The Hoathly Bride", Speculum, 20, 1945.). C’est la bataille d’amour, qui est gagnée quand le Dragon "expire". En tant que Dragon, le Soma est identifié à la Lune ; en tant qu’Élixir, la Lune devient la nourriture du Soleil, qui l’avale durant les nuits de leur cohabitation (amâvâsya) : "Ce qui est mangé est nommé du nom du mangeur, et non par son propre nom (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 6, 2, 1.)" ; en d’autres termes, qui dit ingestion dit assimilation. Selon les paroles de Maître Eckhart "là l’âme s’unit à Dieu comme l’aliment à l’homme, devenant ?il dans l??il, oreille dans l’oreille ; ainsi en Dieu l’âme devient Dieu" ; car "je suis ce qui m’absorbe, plutôt que moi-même (NA: Maître Eckhart, Evans, I, 287, 380. Ainsi notre bien le plus grand est d’être dévoré par "Noster Deus ignis consumans". Cf. Speculum, XI, 1936, p. 332, 333, et d’autre part Dante, Paradiso, XXVI, 51, Con quanti denti questo amor ti morde ? Son baiser, qui est à la fois Amour et Mort, nous éveille au devenir ici-bas, et sa morsure d’amour nous éveille à l’être là-haut. Cf. mon "Sun-kiss" dans Journal of the American Oriental Society, 60, 1940.)". Comme le Soleil engloutit l’Aube ou dévore la Lune dans le Monde extérieur et visible, chaque jour et chaque mois, en nous se consomme le mariage divin quand les entités solaire et lunaire de l??il droit et de l??il gauche, Eros et Psyché, la Mort et la Dame, entrent dans la caverne du coeur, s’y unissent comme l’homme et la femme sont unis dans le mariage humain ; c’est là leur "suprême béatitude (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 5, 2, 11, 12.)". Dans cette synthèse extatique (samâdhi), le Soi a retrouvé sa condition primordiale, "celle d’un homme et d’une femme étroitement embrassés (NA: Brihadâranyaka Upanishad, 1, 4, 3.)", au-delà de toute conscience d’une distinction entre un dedans et un dehors (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 21.). "Tu es Cela". 53 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Dans cet ordre dont les membres ne sont plus personne, nul ne demande : "Qui es-tu, ou qui étais-tu dans le monde?" L’Hindou de n’importe quelle caste, et même un étranger, peut devenir l’un de ceux qui ne sont plus personne. Béni soit l’homme sur la tombe duquel on peut écrire : Hic jacet nemo (NA: "Béni le royaume où l’un d’eux demeure ; dans un instant ils peuvent faire plus de bien durable que toutes les actions extérieures que l’on a jamais faites" (Maître Eckhart, Evans, I, 102) ; et, comme il le dit aussi, "pendant que les autres veillent, ils seront endormis", cf. Bhagavad Gîtâ, II, 69. Car ceux que nous appelons "inutiles" sont les "véritables pilotes" (Platon, République  , 489 f.).). 70 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

Ils sont d’ores et déjà délivrés des chaînes de la fatalité, à laquelle reste seul attaché le véhicule psycho-physique, jusqu’à ce que vienne la fin. La mort en samâdhi ne change rien d’essentiel. De leur condition on ne peut désormais dire plus que : ils sont. Sans doute ne sont-ils pas anéantis, non seulement parce que l’annihilation d’une chose réelle est une impossibilité métaphysique, mais parce qu’il est expressément déclaré : "Jamais il n’y eut de temps où je n’ai pas été, et où tu n’as pas été, jamais non plus il n’y aura de temps où nous ne serons pas (NA: Bhagavad Gîtâ, II, 12.). Il est dit que le soi devenu parfait devient un rayon de Soleil, et, qu’il se meut à son gré de haut en bas des mondes, prenant la forme qu’il veut, mangeant ce qu’il veut, de même que l’élu, dans saint Jean, "entrera et sortira, et trouvera des pâturages (NA: Rig Vêda Samhitâ, IX, 113, 9 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 28, 3 ; Shankhâyana Aranyaka, VII, 22 ; Brihadâranyaka Upanishad, II,1,18 ; Chândogya Upanishad, VII, 25, 2, VIII, 1, 5, 6 ; Mund. Up., III, 1, 4 ; Taitt. Up., III, 10, 5 : Pistis Sophia. II, 191 b ; Jean, X, 9.)". Ces expressions sont en rapport avec la doctrine de la "distinction sans séparation" (bhêdâbhêda) qui passe pour être propre au "théisme" hindou mais qui est: présupposée en fait dans la doctrine de l’essence une et de la nature duelle ainsi que par de nombreux textes védantiques, y compris les Brahma-Sûtras  , que Shankara lui-même n’a pas réfutés (NA: Br. Sûtra, II, 3, 43 f. Das Gupta, Indian Philosophy, II, 42 f.). La doctrine elle-même correspond exactement à ce qu’entendait Maître Eckhart lorsqu’il disait : "Fondus mais non confondus". 71 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

(Meister Eckhart, éd. Pfeiffer, p. 467) 84 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: L’Ordre social

(Meister Eckhart, éd. Pfeiffer, p. 600) 86 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: L’Ordre social

Les écrits où sont conservées les traditions sur la vie et les enseignements du Bouddha relèvent de deux catégories : le Petit Véhicule (Hînayâna) et le Grand Véhicule (Mahâyâna). C’est du premier, et dans ses plus anciens textes, que nous nous occuperons principalement. Les livres appartenant au Petit Véhicule sont composés en pali, dialecte littéraire étroitement apparenté au sanscrit. Les écrits palis se placent entre le IIIe siècle environ avant Jésus-Christ et le VIe siècle après Jésus-Christ. Le Canon est formé de ce que l’on appelle les "Trois Corbeilles" qui désignent respectivement la Règle monastique (Vinaya), le Discours (Sûtra) et la Doctrine Abstraite (Abhidharma). Nous nous occuperons surtout des cinq classes du» Discours", écrit où se trouve conservé ce qui est tenu pour paroles authentiques du Bouddha. D’entre les écrits extra-canoniques, les plus importants parmi les premiers textes sont les Milindapanha et le Visuddhimagga. Le grand livre de Jâtaka, largement composé d’anciens matériaux mythologiques refondus dans une forme populaire, et rapportés comme des récits des naissances précédentes, est relativement tardif, mais fort instructif, à la fois du point de vue bouddhique et comme peinture détaillée de la vie de l’Inde ancienne. Tous ces livres sont pourvus de commentaires élaborés de la façon que nous appellerions aujourd’hui "scolastique". Nous prendrons ces textes tels qu’ils sont, car nous ne nous fions pas aux corrections de textes des érudits modernes, dont les méthodes critiques relèvent principalement de leur aversion pour les institutions monastiques et de leur opinion individuelle sur ce que le Bouddha a dû dire. De fait, il est surprenant qu’un corps de doctrine tel que le Bouddhisme, avec sa marque profondément intemporelle et même antisociale, et, d’après les paroles du Bouddha lui-même, "difficile à comprendre pour vous qui êtes de perspectives différentes, qui avez d’autres capacités de compréhension, d’autres goûts, une autre obédience et une autre formation (NA: D., III, 40 ; cf. Samyutta Nikâya, 1, 136 ; D., 1, 12.)", ait pu devenir aussi "populaire" dans le milieu occidental actuel. On aurait pu supposer que des esprits modernes eussent trouvé dans le Brahmanisme, qui conçoit la vie comme un tout, une sagesse plus conforme à leur nature. Il y a lieu seulement de penser que, si le Bouddhisme a été tant admiré, c’est surtout pour ce qu’il n’est pas. Un spécialiste moderne a fait la remarque suivante : "Le Bouddhisme, dans sa pureté primitive, ignorait l’existence de Dieu ; il niait l’existence de l’âme ; il était moins une religion qu’un code de morale (NA: Winifred Stephens, Legends of Indian Buddhism, 1911, p. 7. M. V. Bhattacharya soutient pareillement que le Bouddha enseignait qu’"il n’y a pas de Soi ou Atman" (Cultural Heritage of India, p. 259). En 1925, un érudit du Bouddhisme écrivait encore "L’âme... est décrite dans les Upanishads comme une petite créature en forme d’homme... Le Bouddhisme a rejeté toutes les théories de ce genre" (PTaittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), Dictionary, attan). Il serait tout aussi raisonnable de dire que le Christianisme est matérialiste parce qu’il parle d’un "homme intérieur". Peu de savants s’exprimeraient de la sorte aujourd’hui, mais, quelque ridicules que de semblables énoncés puissent paraître (et ils supposent une ignorance aussi grande de la doctrine chrétienne que de la doctrine brahmanique), ils survivent encore dans toutes les études courantes concernant le Bouddhisme. Naturellement, il est bien vrai que le Bouddha niait l’existence de l’âme ou du "soi" au sens étroit du terme (en accord, pourrait-on dire, avec le commandement denegat seipsum, Marc, VIII, 34), mais ce n’est pas cela que nos écrivains entendent, ni que leurs lecteurs comprennent ; ce qu’ils veulent dire, c’est que le Bouddha niait le Soi Immortel, Sans-naissance et Suprême des Upanishads. Et cela est d’une fausseté flagrante. Car il parle souvent de ce Soi ou Esprit, et nulle part aussi clairement que dans la formule répétée na mê so attâ, "ceci n’est pas mon Soi" dont l’exclusion porte sur le corps et les éléments de la conscience empirique ; vérité à laquelle s’appliquent tout particulièrement ces paroles de Shankara : "Quand nous nions quelque chose d’irréel, c’est par référence à quelque chose de réel" (Br. Sûtra, III, 2, 22). Comme le fait remarquer Mrs. Rhys Davids, "so, cela", est employé dans les Sutras pour donner le maximum de relief au problème de la personnalité (Minor Anthologies, 1, p. 7, note 2. Na mê so attâ n’est pas plus une négation du Soi que le to soma... ouk estin o anthropos ; de Socrate   (Axiochus, 365) n’est une négation de "l’Homme". Nier le Soi n’est pas le fait du Bouddha mais du natthika. Et quant à "ignorer Dieu" (car il est souvent prétendu que le Bouddhisme est "athée"), on pourrait aussi bien arguer que Maître Eckhart ignorait Dieu lorsqu’il disait : "niht, daz, ist gote gelîch, wande beide niht sind" (Pfeiffer, p. 506).)." On discerne là un appel au rationalisme d’une part, au sentimentalisme d’autre part. Malheureusement, ces trois propositions sont fausses, au moins dans le sens où elles sont entendues. C’est à un autre Bouddhisme que va notre sympathie et à qui nous pouvons donner notre adhésion ; et c’est le Bouddhisme des textes tels qu’ils sont. 99 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Platon encore nous rappelle sans cesse qu’il y a en nous deux âmes ou deux soi, et que de ces deux l’immortel est notre "Soi réel". Cette distinction d’un Esprit immortel et d’une âme mortelle, que nous avons déjà trouvée dans le Brahmanisme, est en fait la doctrine fondamentale de la Philosophia Perennis, où que nous la rencontrions. L’esprit retourne à Dieu qui le donna quand la poussière retourne à la poussière. Gnwqi seauton ; Si ignoras te, egredere. "Là où je vais, vous ne pouvez encore me suivre... Si quelqu’un me suit, qu’il se nie lui-même (NA: Jean, XIII, 36 ;Marc, VIII, 34. Ceux qui le suivent ont "tout abandonné", et ce tout les comprend naturellement "eux-mêmes".)". Nous ne devons pas nous faire illusion à nous-mêmes en supposant que les mots denegat seipsum doivent être pris dans une acception éthique, ce qui serait prendre le moyen pour la fin. Ils signifient ce qu’entendent saint Bernard quand il dit que l’on doit deficere a se tota, a semetipsa liquescere, et Maître Eckhart quand il dit que "le Royaume de Dieu n’est pour personne si ce n’est pour celui qui est entièrement mort". "La parole de Dieu va jusqu’à séparer l’âme et l’esprit (NA: Héb., IV, 12.)" ; et l’Éveillé aurait pu dire aussi que "personne ne peut être mon disciple s’il ne hait sa propre âme" (Kai ou misei? ten eautou psychen) (NA: Luc, XIV, 26, "qui ne hait son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses s?urs", cf. Maitri Upanishad, VI, 28. "S’il est attaché à sa femme et à sa famille, pour un tel homme, non jamais", et Sutta Nipâta, 60. "Seul je m’en vais, abandonnant femme et enfant, mère et père", cf. 38. Cf. note 68, p. 40.). "L’âme doit se mettre elle-même à mort" - "De peur que le Jugement Dernier ne vienne et ne me trouve non annihilé, et que je sois saisi et mis entre les mains de ma propre individualité (NA: Maître Eckhart et William Blake  . Cf. B?hme, Sex Puncta Theosophica, VII, 10. "Ainsi voit-on comment périt une vie..., à savoir quand elle veut être son propre maître... Si elle ne s’offre elle-même à la mort, elle ne pourra gagner un autre monde", Matth., XV, 25 ; Phédon  , 67, 68. "Nulle créature ne peut atteindre un plus haut degré de nature sans cesser d’exister", (Saint Thomas d’Aquin  , Sum. Theol., I, 63, 3). Cf. Schiller : "Dans l’erreur seulement il y a vie, et la connaissance est nécessairement une mort" ; cf. également ce qui a été dit plus haut du Nirvâna comme d’un achèvement de l’être. Ce qui se trouve au-delà de telles morts ne peut être défini dans les termes propres à notre modalité d’existence.)". 127 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Il est souvent dit d’eux qu’ils sont "éteints» (nirvâta). Le mot Nirvâna, "extinction", qui joue un si grand rôle dans notre conception du Bouddhisme, où il est l’un des plus importants parmi les nombreux termes qui se réfèrent à la fin suprême de l’homme, appelle quelques explications supplémentaires. Le verbe nirvâ signifie littéralement "s’éteindre", comme un feu cesse de tirer (to draw), c’est-à-dire de respirer (NA: Dans Aitarêya Brâhmana, III, 4, Agni, quand il "tire et brûle" (pravân dahati) est identifié à Vâyu. Dans Kaushîtaki Brâhmana, VII, 9, les Souffles vont (blow, vânti) dans des directions variées, mais ils ne "s’éteignent pas" (blow out, nirvânti). Dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, 12, IV, 6 . "Agni, devenant le Souffle, brille" (prâno bhûtwâ agnir dîpyatê). Dans Rig Vêda Samhitâ, X, 129, 2, avâtam, "ne soufflant pas", est très proche par son sens de nirvâtam (ânîd avâtam correspond au "gegeistet und engeistet" de Maître Eckhart, "également spirant et despiré"). Cf. Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 8 avâyu... aprâna. Le mot nirvâna ne se rencontre pas dans la littérature brahmanique avant la Bhagavad-Gîtâ  .) (to draw breath). Des textes plus anciens emploient le verbe à peu près synonyme udwâ, "s’éteindre" ou "s’en aller (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 2, 4, 7, udwâyêt, "si le feu s’éteint" ; Kaushîtaki Brâhmana, VII, 2, udwâtê’ nagnau "dans ce qui n’est pas du feu, mais est éteint".)" ; quand le Feu s’éteint (udwâyati), c’est dans le Vent qu’il expire (NA: Chândogya Upanishad, IV, 3, 1, yadâ agnir udwâyati vâyum apyêti. Étant ainsi "parti au vent" le feu est "retourné dans sa demeure" (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1-7), cf. note 112.)" ; dépourvu d’aliment, le feu de la vie est "pacifié", c’est-à-dire éteint (NA: Prash. Up  ., III, 9 ; Maitri Upanishad, VI, 34.). Quand le mental a été réprimé, on atteint la "paix du Nirvâna", l’"extinction en Dieu (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 15 ; Bhagavad Gîtâ, 11, 72, brahma-nirvânam ricchati.)". Le Bouddhisme souligne pareillement l’extinction du feu ou de la lumière de la vie par manque d’aliment (NA: Majjhima Nikâya, I, 487, etc., et comme dans Maitri Upanishad, VI, 34, 1, cf. Rûmî, Mathnawî, I, 3705.); c’est en cessant de nourrir notre feu que l’on atteint à cette paix dont il est dit dans une autre tradition qu’elle "passe l’entendement" ; notre vie présente est une suite continue d’arrivées et de départs, d’existences et d’immédiates renaissances, semblable à une flamme qui brûle et qui n’est plus celle qu’elle était et n’est pas encore une autre. Il en est de même pour la renaissance après la mort : elle est comme une flamme qui s’allume à une autre flamme ; rien de concret ne franchit le passage : il y a continuité, mais non identité (NA: Milinda Panho, 40, 47, 71, 72.). Mais "les contemplatifs s’éteignent comme cette lampe" qui, une fois éteinte, "ne peut plus transmettre sa flamme (NA: Sutta Nipâta, 135, nibbanti dhîrâ yathâyam padîpo ; Sutta Nipâta, 19, vivatâ kuti, nibbuto gini. "L’homme, comme une lumière dans la nuit, est allumé et éteint" (Héraclite  , fr. LXXVII).)". Le Nirvâna est une sorte de mort, mais, comme toute mort, une renaissance à quelque chose d’autre que ce qui était. Pari, dans parinirvâna, ajoute simplement la valeur suprême à la notion d’extinction. 142 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Avant de revenir à la Doctrine, nous devons mettre en garde contre l’opinion que le Bouddha attache une valeur absolue à la conduite morale. On ne doit pas supposer, par exemple, que, du fait que les moyens de réalisation sont en partie d’ordre éthique, le Nirvâna est un état moral. Bien loin de là, le désintéressement (un-selfishness), du point de vue hindou, est un état amoral, au niveau duquel aucune question d’"altruisme" ne peut se présenter, la délivrance étant aussi bien celle de la notion des «autres" que celle de la notion du "moi (NA: Udâna, 70.)" ; il n’est en aucun sens un état psychique, mais une délivrance de tout ce qu’implique la "psyché", à laquelle se réfère le mot "psychologie". "Je l’appelle en vérité Brâhmane, dit le Bouddha, celui qui est passé au-delà de l’attachement au bien et mal, celui qui est pur, auquel n’adhère aucune poussière, celui qui est a-pathique (NA: Dhammapada, 412 ; cf. Sutta Nipâta, 363 ; Milinda Panho, 383 et note suivante. "Apathique", c’est-à-dire "non pathologique", comme le sont ceux qui sont soumis à leurs propres passions ou "sympathisent" avec celles des autres.)". Dans la parabole bien connue du Radeau (de procédé éthique) avec lequel on traverse le fleuve de la vie, il demande très expressément : "Quand un homme a atteint l’autre berge du fleuve, que fait-il de l’embarcation ? L’emporte-t-il sur son dos, ou la laisse-t-il sur le rivage (NA: NI., I, 135 ; comme le radeau "doit être abandonné, bon et a fortiori mauvais". "Je n’ai plus besoin d’autres radeaux" (Su., 21). Cf. Dhammapada, 39, 267, 412 ; Sutta Nipâta, 4, 547 ; Majjhima Nikâya, II, 26, 27 ; Taittirîya Brâhmana, III, 12, 9, 8 ; Kaush. Up., III, 8 ; Katha Upanishad  , II, 14 ; Mund. Up., III, 1, 3 ; Maitri Upanishad, VI, 18, etc. Semblablement saint Augustin  , De spir. et lit., 16 : "Qu’il ne se serve plus de la Loi comme d’un moyen pour arriver, quand il est arrivé" ; Maître Eckhart "Si je me propose de traverser la mer et ai besoin d’un bateau, ce besoin est une partie, une parcelle de celui que j’ai de traverser, et, une fois de l’autre côté, je n’ai plus besoin de bateau" (Evans, II, 194). De la même façon la conscience discriminante (vinnanam = sannâ, Samyutta Nikâya, III, 140, 142 = samjnâ, Brihadâranyaka Upanishad, II, 4, 12 = aisthesis, Axiochus 365, et tout à fait inférieur à pannâ, prajnâ) est un moyen très utile pour traverser, mais on doit ensuite s’en défaire (Majjhima Nikâya, I, 260, voir note 32). La conscience est une sorte d’ignorance, elle cesse avec notre mort (Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 3) ; aussi avidyayâ mrityum tîrtwa, vidyayâ’mritam ashnutê (Ishâ. Up., Il ; Maitri Upanishad, VII, 9), "le premier étant ce moyennant quoi on prend la route, le dernier ce moyennant quoi le but est atteint" (Saint Augustin, De cons. evang., I, 5, 8).) ?" La perfection est quelque chose de plus que l’innocence enfantine ; il importe de savoir ce que sont la folie et la sagesse, le bien et le mal, de savoir comment se défaire à la fois de ces deux notions, comment être "droit sans être selon le droit", ou "amoralement moral" (shîlavat no cha shîlamayah) (NA: Majjhima Nikâya, II, 27. Cf. Sutta Nipâta, 790, na sîlavatê mutê vâ, Dhammapada, 271, na sîlabata-mattêna, "non par jugement moral". Cf. Maître Eckhart : "Elle ne ferait pas seulement mettre les vertus en pratique, mais la vertu serait totalement sa vie".). Pour l’Arhat, qui a "fait ce qu’il y avait à faire" (krita-karanîyam), il ne reste rien de plus à faire, donc plus de possibilité de mérite ou de démérite ; les ordres et les défenses n’ont plus aucun sens là où il n’est plus rien qui doive être ou ne pas être fait. Car, en vérité, en ce point, comme Maître Eckhart le dit du Royaume de Dieu, "ni vice ni vertu jamais ne parvinrent" ; de même il est dit dans les Upanishads que ni vice, ni vertu ne traversent le Pont de l’Immortalité (NA: Maître Eckhart : "Ici jamais n’entrèrent ni vice ni vertu".). L’Arhat "n’est plus désormais sous la Loi" ; il n’est pas sous la Loi (NA: Gal., V, 18.), il est "Celui qui se meut comme il veut" et "Celui qui fait ce qu’il veut". Si nous trouvons, nous, qu’il agit sans égoïsme, au sens éthique du mot, c’est là notre interprétation, et il n’en est pas responsable. Seuls les Patripassianistes ou les Monophysites pourraient soulever quelque objection à cette façon de voir. 146 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Il est tout à fait contraire au Bouddhisme, aussi bien qu’au Vêdânta, de penser à "nous-mêmes" comme à des êtres errant au hasard dans le tourbillon fatal du flot du monde (samsâra). Notre Soi immortel est tout, sauf une "individualité qui survit". Ce n’est pas cet homme, un tel ou un tel qui réintègre sa demeure et disparaît à la vue (NA: Sutta Nipâta, 1074-1076, nâmakâya vimutto, attham palêti, na upêti sankham... attham gatassa na pamânam atthi. Mund. Up., III, 2, 8, 9, nâmarûpâd vimuktah... ahrito bhavati ; Bhagavad Gîtâ, XV, 5, dwandwair vimuktâh.), mais le Soi prodigue qui se souvient de lui-même. Celui qui fut multiple est de nouveau un et indiscernable, Deus absconditus. "Nul homme n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel", c’est pourquoi "si quelqu’un veut me suivre, qu’il se nie lui-même (NA: Jean, XIII, 36 ; Marc, XIII, 34. Qui veut le suivre doit pouvoir dire avec saint Paul : "Je vis, toutefois non pas moi, mais Christ en moi" (Cal., II, 20). Il ne peut y avoir de retour en Dieu que comme du Même au Même, et cette identité, selon les paroles de Nicolas de Cuse, demande une abtatio omnis alteritatis et diversitatis, suppression de toute altérité et de toute diversité.)". "Le royaume de Dieu n’est à personne, si ce n’est au mort parfait (NA: Maître Eckhart.)". La réalisation du Nirvâna est le "Vol du Solitaire vers le Solitaire (NA: Ennéades, VI, 9, 11.)". 157 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine