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Cioran: Joseph de Maistre

quinta-feira 11 de outubro de 2007, por Cardoso de Castro

  

PARMI les penseurs qui, tel Nietzsche   ou saint Paul  , eurent le goût et le gênie de la provocation, une place, non négligeable revient à Joseph de Maistre  . Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de ferveur, il devait créer une oeuvre riche en énormités, un système qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d,une injustice, sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses mépris.

Vers la fin du siècle dernier, au plus fort de l’illusion libérale, on pouvait s’offrir le luxe de l’appeler « prophète du passé », de le considérer comme une survivance ou un phénomène aberrant. Mais nous, d’une époque autrement détrompée, nous savons qu’il est nôtre dans la mesure même où il fut un « monstre » et que c’est précisément par le côté odieux de ses doctrines qu’il est vivant, qu’il est actuel. Serait-il du reste dépassé, qu’il n’appartiendrait pas moins à cette famille d’esprits qui datent en beauté.

Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ? était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ?

Entretenir l’équivoque, déconcerter avec des convictions aussi nettes que les siennes, c’est là un tour de force. Il était inévitable qu’on en vînt à s’interroger sur le sérieux de son fanatisme, qu’on mit l’accent sur les restrictions qu’il apporta lui-même à la brutalité de ses propos et qu’on relevât avec insistance ses rares complicités avec le bon sens. Nous ne lui ferons pas, quant à nous, l’injure de le prendre pour un tiède. Ce qui nous retiendra chez lui, c’est sa superbe, sa merveilleuse impertinence, son manque d’équité, de mesure, et, parfois, de décence. S’il ne nous irritait pas à tout moment, aurions-nous encore la patience de le lire ? Les vérités dont il se fit l’apôtre valent uniquement par la déformation passionnée que leur infligea son tempérament. Il a transfiguré les fadaises du catéchisme et prêté aux lieux communs de l’Eglise une saveur d’extravagance. Les religions se meurent faute de paradoxes : il le savait, ou le sentait, et, pour sauver le christianisme, il s’ingénia à y introduire un peu plus de piquant et un peu plus d’horreur. L’y aida son talent d’écrivain, beaucoup plus que sa piété, laquelle, de l’avis de Mme Swetchine qui le connut bien, manquait de toute chaleur. Amoureux de l’expression corrosive, comment eût-il daigné remâcher les tournures flasques des prières ? (Un pamphlétaire en oraison ! cela se conçoit, mais cela déplaît). L’humilité, vertu étrangère à sa nature, il n’y prétend que lorsqu’il se rappelle qu’il lui faut réagir en chrétien. Certains de ses exégètes mirent, non sans regret, sa sincérité en cause, alors qu’ils eussent dû plutôt se réjouir du malaise qu’il leur inspirait : sans ses contradictions, sans les malentendus qu’il a, par instinct ou calcul, créés à son propre sujet, son cas serait liquidé depuis longtemps, sa carrière close, et il connaîtrait la malchance d’être compris, la pire qui puisse s’abattre sur un auteur.

Ce qu’il y a tout ensemble d’âpre et d’élégant dans son génie et dans son style évoque l’image d’un prophète de l’Ancien Testament et d’un homme du XVIIIe siècle. Le souffle et l’ironie cessant en lui d’être irréconciliables, il nous fait participer, par ses fureurs et ses saillies, à la rencontre de l’espace et de l’intimité, de l’infini et du salon. Mais tandis qu’il s’inféodait à la Bible au point d’en admirer indistinctement les trouvailles et les niaiseries, il haïssait sans nuance l’Encyclopédie dont pourtant il relevait par la forme de son intelligence et la qualité de sa prose.

Pénétrés d’une rage tonifiante, ses livres n’ennuient jamais. On l’y voit, à chaque paragraphe, exalter ou rabaisser jusqu’à l’inconvenance une idée, un événement ou une institution, adopter à leur égard un ton de procureur ou de thuriféraire. — « Tout Français ami des jansénistes, est un sot ou un janséniste. » — « Tout est miraculeusement mauvais dans la Révolution française ». — « Le plus grand ennemi de l’Europe qu’il importe d’étouffer par tous les moyens qui ne sont pas des crimes, l’ulcère funeste qui s’attache à toutes les souverainetés et qui les ronge sans relâche, le fils de l’orgueil, le père de l’anarchie, le dissolvant universel, c’est le protestantisme ». — « En premier lieu, il n’y a rien de si juste, de si docte, de si incorruptible que les grands tribunaux espagnols, et, si à ce caractère général, on ajoute encore celui du sacerdoce catholique, on se convaincra, avant toute expérience, qu’il ne peut y avoir dans l’univers rien de plus calme, déplus circonspect, de plus humain par nature que le tribunal de l’Inquisition]].

Ignorerait-on la pratique de l’excès qu’on l’apprendrait à l’école de Maistre, aussi habile à compromettre ce qu’il aime que ce qu’il déteste. Masse d’éloges, avalanche d’arguments dithyrambiques, son livre Du Pape affola quelque peu le Souverain Pontife qui sentit le danger d’une telle apologie. Il n’est qu’une manière de louer : inspirer de la peur à celui qu’on vante, le faire trembler, l’obliger à se cacher loin de la statue qu’on lui érige, le contraindre, par l’hyperbole généreuse, à mesurer sa médiocrité et à en souffrir. Qu’est-ce qu’un plaidoyer qui ne tourmente ni ne dérange, qu’est-ce qu’un éloge qui ne tue pas ? Toute apologie devrait être un assassinat par enthousiasme.

« Il n’existe pas de grand caractère qui ne tende à quelque exagération », écrit Maistre, en pensant sans doute à soi. Notons que le ton tranchant et souvent forcené de ses ouvrages ne se retrouve pas dans ses lettres ; elles étonnèrent lorsqu’elles furent publiées : l’aménité qui s’en dégageait, comment l’eût-on soupçonnée chez le doctrinaire furibond ? Le mouvement de surprise qui fut unanime nous apparaît à distance tant soit peu naïf. C’est qu’un penseur met d’ordinaire sa folie dans ses oeuvres et conserve son bon sens pour ses rapports avec autrui ; il sera toujours plus débridé et plus impitoyable quand il s’attaquera à une théorie que lorsqu’il lui faudra s’adresser à un ami ou à une connaissance. Le tête-à-tête avec l’idée incite à déraisonner, oblitère le jugement, et produit l’illusion de la toute-puissance. En vérité, être aux prises avec une idée rend insensé, enlève à l’esprit son équilibre et à l’orgueil son calme. Nos dérèglements et nos aberrations émanent du combat que nous menons contre des irréalités, contre des abstractions, de notre volonté de l’emporter sur ce qui n’est pas ; de là le côté impur, tyrannique, divagant, des ouvrages philosophiques, comme d’ailleurs de tout ouvrage. Le penseur en train de noircir une page sans destinataire se croit, se sent l’arbitre du monde. Ecrit-il des lettres ? il y exprime, au contraire, ses projets, ses faiblesses et ses déroutes, il y atténue les outrances de ses livres et s’y repose de ses excès. La correspondance de Maistre était celle d’un modéré. D’aucuns, heureux d’y trouver un autre homme, le rangèrent vite parmi les libéraux, oubliant qu’il ne fut tolérant dans sa vie que parce qu’il l’était si peu dans ses œuvres, dont les meilleures pages sont justement celles où il magnifie les abus de l’Eglise et les rigueurs du Pouvoir.

Sans la Révolution qui, en l’arrachant à ses habitudes, en le brisant, l’éveilla aux grands problèmes, il eût mené à Chambéry une vie de bon père de famille et de bon franc-maçon, et continué à mêler à son catholicisme, à son royalisme et à son martinisme ce rien de phraséologie rousseauiste qui dépare ses premiers écrits. L’armée française, envahissant la Savoie, l’en chassa ; il prit le chemin de l’exil : son esprit y gagna, son style aussi. On s’en avise lorsqu’on compare ses Considérations sur la France à ses productions déclamatoires et diffuses d’avant la péi )de révolutionnaire. Le malheur, affermissant ses goûts et ses préjugés, le sauva du flou, tout en le rendant à jamais incapable de sérénité et l’objectivité, vertus rares chez l’émigré. Maistre en fut un, et cela même pendant ces années (1803-1817) où il remplit à Saint-Pétersbourg les fonctions d’ambassadeur du roi de Sardaigne. Toutes ses pensées allaient porter la marque de l’exil. « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes gâtés par la philosophie moderne, qui dit que tout est bien, tandis que le mal a tout souillé, et que, dans un sens très vrai, tout est mal, puisque rien n’est à sa place ».

« Rien n’est à sa place », — refrain des émigrations, en même temps que point de départ de la réflexion philosophique. L’esprit s’éveille au contact du désordre et de l’injustice : ce qui est « à sa place », ce qui est naturel, le laisse indifférent, l’engourdit, tandis que la frustration et la dêpossession lui conviennent et l’animent. Un penseur s’enrichit de tout ce qui lui échappe, de tout ce qu’on lui dérobe : s’il vient à perdre sa patrie, quelle aubaine ! Aussi l’exilé est-il un penseur au petit pied ou un visionnaire de circonstance, balloté entre l’attente et la peur, à l’affût d’événements qu’il escompte ou redoute. A-t-il du génie ? il s’élève, comme Maistre, au-dessus d’eux et les interprète : « ...la première condition d’une révolution décrétée, c’est que tout ce qui pouvait la prévenir n’existe pas, et que rien ne réussisse à ceux qui veulent l’empêcher. Mais jamais l’ordre n’est plus visible, jamais la Providence n’est plus palpable que lorsque l’action supérieure se substitue à celle de l’homme et agit seule : c’est ce que nous voyons en ce moment ».

Aux époques où nous prenons conscience de la nullité de nos initiatives, nous assimilons le destin, soit à la Providence, déguisement rassurant de la fatalité, camouflage de l’échec, aveu d’impuissance à organiser le devenir, mais volonté d’en dégager les lignes essentielles et d’y déceler un sens, soit à un jeu de forces mécanique, impersonnel, dont l’automatisme règle nos actions et jusqu’à nos croyances. Cependant ce jeu, si impersonnel, si mécanique soit-il, nous l’investissons malgré nous de prestiges que sa définition même exclut, et le ramenons — conversion des concepts en agents universels — à une puissance morale, responsable des événements et de la tournure qu’ils doivent prendre. En plein positivisme  , n’évoquait-on pas, en termes mystiques, /’avenir, auquel on prêtait une énergie d’une efficace guère moindre que celle de la Providence ? Tant il est vrai que se glisse dans nos explications un brin de théologie, inhérent, voire indispensable à notre pensée, pour peu qu’elle s’astreigne à donner une image cohérente du monde.

Attribuer au processus historique une signification, la fît-on surgir d’une logique immanente au devenir, c’est souscrire, plus ou moins explicitement, à une forme de providence. Bossuet, Hegel et Marx  , du fait même qu’ils assignent aux événements un sens, appartiennent à une même famille, ou, du moins, ne diffèrent pas essentiellement les uns des autres, l’important n’étant pas de définir, de déterminer ce sens, mais d’y recourir, de le postuler ; et ils y recourent, ils le postulent. Passer d’une conception théologique ou métaphysique au matérialisme historique, c’est changer simplement de providentialisme. Si nous prenions l’habitude de regarder par-delà le contenu spécifique des idéologies et des doctrines, nous verrions que, se réclamer de telle d’entre elles plutôt que de telle autre, n’implique nullement quelque dépense de sagacité. Ceux qui adhèrent à un parti croient se distinguer de ceux qui en suivent un autre, alors que tous, dès l’instant qu’ils choisissent, se rejoignent en profondeur, participent d’une même nature et se différencient seulement en apparence, par le masque qu’ils assument. C’est folie d’imaginer que la vérité réside dans le choix, quand toute prise de position équivaut à un mépris de la vérité. Pour notre malheur, choix, prise de position est une fatalité à laquelle personne n’échappe ; chacun de nous doit opter pour une non-réalité, pour une erreur, en convaincus de force que nous sommes, en malades, en fiévreux: nos assentiments, nos adhésions sont autant de symptômes alarmants. Quiconque se confond avec quoi que ce soit fait preuve de dispositions morbides : point de salut ni de santé hors de l’être pur, aussi pur que le vide. Mais revenons à la Providence, à un sujet à peine moins vague... Veut-on savoir jusqu’où une époque a été frappée, et quelles furent les dimensions du désastre dont elle eut à pâtir ? Que l’on mesure l’acharnement que les croyants y déployèrent pour justifier les desseins, le programme et la conduite de la divinité. Rien d’étonnant que l’oeuvre capitale de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, soit une variation sur le thème du gouvernement temporel de la Providence : ne vivait-il pas en un temps où, pour faire discerner aux contemporains les effets de la bonté divine, il fallait les ressources conjuguées du sophisme, de la foi et de l’illusion ? Au Ve siècle, dans la Gaule ravagée par les invasions barbares, Salvien, en écrivant « De Gubernatione Dei », s’était, lui aussi, évertué à une tâche semblable : combat désespéré contre l’évidence, mission sans objet, effort intellectuel à base d’hallucination... La justification de la Providence, c’est le donquichottisme de la théologie.

Pour dépendante qu’elle soit des divers moments historiques, la sensibilité au destin n’en est pas moins conditionnée par la nature de l’individu. Quiconque s’engage en des entreprises importantes, se sait à la merci d’une réalité qui le dépasse. Seuls les esprits futiles, seuls les « irresponsables » croient agir librement ; les autres, au coeur d’une expérience essentielle, se soustraient rarement à la hantise de la nécessité ou de « l’étoile ». Les gouvernants sont des administrateurs de la Providence, remarque Saint-Martin   ; de son côté, Friedrich Meinecke observait que, dans le système de Hegel, les héros font figure de simples fonctionnaires de l’Esprit absolu. Un sentiment analogue fit dire à Maistre que les meneurs de la Révolution n’étaient que des « automates », des « instruments », des « scélérats », qui, loin de conduire les événements, en subissaient au contraire le cours.

Ces automates, ces instruments, en quoi étaient-ils plus coupables que la force « supérieure » qui les avait suscités et dont ils exécutaient fidèlement les décrets ? Ne serait-elle pas, cette force, elle aussi « scélérate » ? Comme elle représentait pour Maistre le seul point fixe au milieu du « tourbillon » révolutionnaire, il ne la mettra pas en accusation, ou, du moins, se comportera-t-il comme s’il en acceptait sans discussion la souveraineté. Dans sa pensée, elle n’interviendrait pourtant effectivement qu’aux moments de trouble et s’effacerait dans les périodes de calme, en sorte qu’il l’assimile implicitement à un phénomène d’époque, à une providence de circonstance, utile à l’explication des catastrophes, superflue dans l’intervalle des malheurs et lorsque les passions s’apaisent. En la circonscrivant dans le temps, il en réduit le poids. Elle n’a pour nous une pleine justifia cation que si elle se manifeste partout et toujours, que si elle veille sans arrêt. Que faisait-elle avant 1789 ? sommeillait-elle ? n’était-elle pas au poste tout au long du XVme siècle, et ne le voulut-elle pas, ce siècle, que Maistre, nonobstant sa théorie de l’intervention divine, rend principalement responsable de l’avènement de la guillotine ?

Elle prend pour lui un contenu, elle devient vraiment la Providence, à partir d’un miracle, de la Révolution ; « que dans le coeur de l’hiver, un homme commande à un arbre devant mille témoins de se couvrir subitement de feuilles et de fruits, et que l’arbre obéisse, tout le monde criera au miracle, et s’inclinera devant le thaumaturge. Mais la révolution française et tout ce qui se passe dans ce moment est tout aussi merveilleux, dans son genre, que la fructification instantanée d’un arbre au mois de janvier... »

Devant une force qui opère de tels prodiges, le croyant s’interrogera sur la manière de sauvegarder sa liberté, d’éviter la tentation du quiétisme, et celle, plus grave, du fatalisme. Ces difficultés posées au début même des Considérations, l’auteur essaie de les tourner par des subtilités ou l’équivoque : « Nous sommes tous attachés au trône de l’Etre suprême par une chaîne souple, qui nous retient sans nous asservir. Ce qu’il y a d’admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux.»

« Chaîne souple », esclaves qui agissent « librement », ce sont là incompatibilités qui trahissent l’embarras du penseur devant l’impossibilité de concilier l’omnipotence divine et la liberté humaine. Et c’est sans doute pour sauver cette liberté, pour lui laisser un champ d’action plus vaste, qu’il postule l’effacement de l’intervention divine dans les moments d’équilibre, intervalles courts à la vérité, car la Providence, répugnant à s’éclipser longtemps, ne sort de son repos que pour frapper, pour manifester son inclémence. La guerre sera son « département », dans lequel elle ne permettra à l’homme d’agir « que d’une manière à peu près mécanique, puisque les succès y dépendent presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui ». La guerre sera donc « divine », « une loi du monde », « divine » surtout par la manière dont elle éclate. « Au moment précis amené par les hommes et prescrit par la justice, Dieu s’avance pour venger l’iniquité que les habitants du monde ont commise contre lui ».

« Divin », il n’est pas d’adjectif dont Maistre use si volontiers : la constitution, la souveraineté, la monarchie héréditaire, la papauté sont, selon lui, oeuvres « divines », comme l’est toute autorité consolidée par la tradition, tout ordre dont l’origine remonte à une époque lointaine ; le reste, — misérable usurpation, partant oeuvre « humaine ». En somme, « divin n se rapporterait à l’ensemble des institutions et des phénomènes qu’exècre la pensée libérale. Pour ce qui est de la guerre, l’adjectif semble, à première vue, malheureux ; remplacez-le par « irrationnel », et il ne l’est plus. Ce genre de substitution, pratiqué sur maint propos de Maistre, en atténuerait le caractère scandaleux ; mais, à y recourir, ne finirait-on pas par affadir une pensée dont la virulence fait le charme ? Il reste que nommer et invoquer Dieu à tout instant, le mêler et l’associer à l’horrible, a de quoi faire frémir le croyant quelque peu équilibré, réticent et raisonnable, à l’inverse du fanatique qui, vrai croyant lui, se délecte aux frasques sanguinaires de la divinité.

Divine ou non, la guerre, telle qu’elle ressort des Soirées, ne laisse pas d’exercer sur nous une certaine fascination. Il n’en va pas de même lorsqu’elle préoccupe un esprit de second ordre, tel ce Donoso Cortès, disciple espagnol de Maistre. « La guerre, oeuvre de Dieu, est bonne comme ses oeuvres sont bonnes ; mais une guerre peut être désastreuse et injuste, parce qu’elle est l’oeuvre du libre arbitre de l’homme ». — « ...je n’ai jamais pu comprendre ceux qui anathématisent la guerre. Cet anathème est contraire à la philosophie et à la religion : ceux qui le prononcent ne sont ni philosophes ni chrétiens ».

La pensée du maître, déjà installée dans une position extrême, ne supporte guère le supplément d’exagération qu’y apporte l’élève. Les mauvaises causes exigent du talent ou du tempérament. Le disciple, par définition, ne possède ni l’un ni l’autre.

L’agressivité est chez Maistre inspiration ; l’hyperbole, science infuse. Porté aux extrêmes, il ne songe qu’à nous y entraîner ; et c’est ainsi qu’il arrive à nous réconcilier avec la guerre, comme il nous réconcilie avec la solitude du bourreau, sinon avec le bourreau lui-même. Chrétien par persuasion plutôt que par sentiment, assez étranger aux personnages du Nouveau Testament, il aime secrètement le faste de l’intolérance et il lui sied d’être intraitable : est-ce pour rien qu’il a si bien saisi l’esprit de la Révolution ? et serait-il parvenu à en décrire les vices, s’il ne les eût retrouvés en soi ? En ennemi de la Terreur, et l’on ne s’insurge jamais impunément contre un événement, une époque ou une idée, il dut, pour la combattre, s’en pénétrer, se l’assimiler. Son expérience religieuse allait s’en ressentir : l’obsession du sang y domine. Aussi fut-il plus séduit par l’ancien Dieu (« le Dieu des armées »), que par le Christ dont il parle toujours en des phrases conventionnelles, « sublimes », et le plus souvent pour justifier cette théorie, intéressante sans plus, de la réversibilité des douleurs de l’innocence au profit des coupables. Le seul Christ d’ailleurs qui eût pu lui convenir eût été celui de la statuaire espagnole, sanguinolent, défiguré, convulsif, et satisfait jusqu’au délire de son crucifiement.

A reléguer Dieu hors du monde et des affaires humaines, à le déposséder des vertus et des facultés qui lui eussent permis d’y faire sentir sa présence et son autorité, les déistes l’avaient rabaissé au niveau d’une idée et d’un symbole, à une figuration abstraite de la bonté et de la sagesse. Il s’agissait de lui conférer de nouveau, après un siècle de « philosophie », les anciens privilèges, le statut de tyran dont il fut si impitoyablement dépouillé. Bon et correct, il cessait d’être redoutable, il perdait tout empire sur les esprits. Danger de taille, dont Maistre fut plus conscient qu’aucun de ses contemporains et auquel il ne pouvait parer qu’en luttant de son mieux pour le rétablissement du « vrai » dieu, du dieu terrible. On n’entend rien aux religions si l’on croit que l’homme fuit une divinité capricieuse, mauvaise et même féroce, ou si l’on oublie qu’il aime la peur jusqu’à la frénésie.

Le problème du mal ne trouble véritablement que quelques délicats, quelques sceptiques, révoltés par la manière dont le croyant s’en accommode ou l’escamote. C’est donc à eux que s’adressent en premier lieu les théodicées, tentatives d’humaniser Dieu, acrobaties désespérées qui échouent et se compromettent sur le terrain, démenties qu’elles sont à chaque instant par l’expérience. Elles ont beau s’évertuer à les persuader que la Providence est juste, elles n’y parviennent pas ; ils la déclarent suspecte, ils l’incriminent et lui demandent des comptes, au nom d’une évidence : celle du mal, évidence qu’un Maistre essaiera de nier. « Tout est mal », nous apprenait-il ; le mal pourtant, s’empresse-t-il d’ajouter, se ramène à une force « purement négative », qui n’a rien de « commun avec l’existence », à un « schisme de l’être », à un accident. D’autres au contraire penseront que, tout aussi constitutif de l’être que le bien, et tout aussi véritable, il est nature, ingrédient essentiel de l’existence et nullement phénomène accessoire, et que les problèmes qu’il soulève deviennent insolubles dès l’instant qu’on se refuse à l’introduire, à le placer dans la composition de la substance divine. Comme la maladie n’est pas une absence de santé, mais une réalité aussi positive et aussi durable que la santé, de même le mal vaut le bien, le dépasse même en indestructibilitê et plénitude. Un principe bon et un principe mauvais coexistent et se mêlent en Dieu, comme ils coexistent et se mêlent dans le monde. L’idée de la culpabilité de Dieu n’est pas une idée gratuite, mais nécessaire et parfaitement compatible avec celle de sa toute-puissance : elle seule confère quelque intelligibilité au déroulement historique, à tout ce qu’il contient de monstrueux, d’insensé et de dérisoire. Attribuer à l’auteur du devenir la pureté et la bonté, c’est renoncer à comprendre la majorité des événements, et singulièrement le plus important : la Création. Dieu ne pouvait se dérober à l’influence du mal, ressort des actes, agent indispensable à quiconque, exaspéré de reposer en soi, aspire à sortir de lui-même, pour se répandre et s’avilir dans le temps. Secret de notre dynamisme, le mal se retirerait-il de notre vie que nous végéterions dans cette perfection monotone du bien, qui, à en juger d’après la Genèse, excédait l’Etre même. Le combat entre les deux principes, bon et mauvais, se dispute à tous les niveaux de l’existence, éternité comprise. Nous sommes plongés dans l’aventure de la Création, exploit des plus redoutables, sans « fins morales », et peut-être sans signification ; et quoique l’idée et l’initiative en reviennent à Dieu, nous ne saurions lui en vouloir, tant est grand à nos yeux son prestige de premier coupable. En faisant de nous ses complices, il nous associa à cet immense mouvement de solidarité dans le mal, qui soutient et affermit la confusion universelle.

Sans doute Maistre ne verserait pas dans une doctrine à ce point fondée en raison : ne se propose-t-il pas de prêter quelque vraisemblance à une théorie aussi téméraire que l’est celle d’une divinité essentiellement et uniquement bonne ? Entreprise difficile, voire irréalisable, dont il espère s’acquitter en accablant la nature humaine : « ...nul homme n’est puni comme juste, mais toujours comme homme, en sorte qu’il est faux que la vertu souffre dans ce monde : c’est la nature humaine qui souffre et toujours elle le mérite ».

Comment exiger du juste qu’il fasse le départ entre sa qualité d’homme et sa qualité de juste ? Nul innocent n’ira jusqu’à affirmer : « Je souffre en tant qu’homme, et non en tant qu’homme de bien ». Réclamer une telle dissociation, c’est commettre une erreur psychologique, c’est se tromper sur le sens de la révolte d’un Job et n’avoir pas compris que le pestiféré céda devant Dieu, moins par conviction que par lassitude. Rien ne permet de considérer la bonté comme l’attribut majeur de la divinité. Maistre lui-même semble parfois tenté de le penser : « Qu’est-ce qu’une injustice de Dieu à l’égard de l’homme ? Y aurait-il par hasard quelque législateur commun au-dessus de Dieu qui lui ait prescrit la manière dont il doit agir envers l’homme ? Et quel sera le juge entre lui et nous ? » — « Plus Dieu nous semblera terrible, plus nous devrons redoubler de crainte religieuse envers lui, plus nos prières devront être ardentes et infatigables : car rien ne nous dit que sa bonté y suppléera » — Et il ajoute, dans un des passages les plus significatifs des Soirées, ces considérations d’une imprudente franchise : « La preuve de Dieu précédant celle de ses attributs, nous savons qu’il est avant de savoir ce qu’il est. Nous voici donc placés dans un empire dont le souverain a publié une fois pour toutes les lois qui régissent tout. Ces lois sont, en général, marquées au coin d’une sagesse et même d’une bonté frappante : quelques-unes néanmoins (je le suppose en ce moment) paraissent dures, injustes même si Von veut : là-dessus, je le demande à tous les mécontents, que faut-il faire ? sortir de^l’empire peut-être ? impossible : il est partout, et rien n’est hors de lui. Se plaindre, se dépiter, écrire contre le souverain ? C’est pour être fustigé ou mis à mort. Il n’y a pas de meilleur parti à prendre que celui de la résignation et du respect, je dirai même de l’amour ; car, puisque nous partons de la supposition que le maître existe, et qu’il faut absolument servir, ne vaut-il pas mieux (quel qu’il soit) le servir par amour que sans amour ? »

Aveu inespéré qui eût ravi un Voltaire. La Providence est dévoilée, dénoncée, rendue suspecte, par celui-là même qui s’était attaché à en célébrer la bonté et l’honorabilité. Admirable sincérité dont il dut comprendre les dangers. Par la suite, il s’oubliera de moins en moins, et, comme à l’accoutumée, remettant l’homme en cause, il fera fi du procès intenté à Dieu par la révolte, le ricanement ou le désespoir. Pour mieux blâmer la nature humaine des maux qu’elle endure, il forgera cette théorie, éminemment insoutenable, de l’origine morale des maladies. « S’il n’y avait point de mal moral sur la terre, il n’y aurait point de mal physique ». — « ...toute douleur est un supplice imposé pour quelque crime actuel ou originel ». — « Si je n’ai fait aucune distinction entre les maladies, c’est qu’elles sont toutes des châtiments ».

Cette doctrine, il la fait dériver de celle du péché originel, sans laquelle, nous dit-il, « on n’explique rien ». Mais il se trompe lorsqu’il ramène le Péché à une transgression primitive, à une faute immémoriale et concertée, au lieu d’y voir une tare, un vice de nature ; il se trompe également quand, après avoir parlé à juste titre d’une « maladie originelle », il l’attribue à nos iniquités, alors qu’elle était, ainsi que le Péché, inscrite dans notre essence même : dérèglement primordial, calamité affectant indifféremment le bon et le méchant, le vertueux et le vicieux.

Tant qu’il se borne à décrire les maux qui nous accablent, il est dans le vrai ; il se fourvoyé dès qu’il essaie d’en expliquer et justifier la distribution sur terre. Ses constatations nous semblent exactes ; ses théories et ses jugements de valeur, inhumains et non avenus. Si, comme il se plaît à le penser, les maladies sont des châtiments, il en résulte que les hôpitaux regorgeraient de monstres, et que les incurables seraient de loin les plus grands criminels qui existent. Ne poussons pas l’apologétique dans ses derniers retranchements, montrons quelque indulgence à l’égard de ceux qui, empressés d’innocenter Dieu, de le mettre hors de cause, réservent à l’homme seul l’honneur d’avoir conçu le mal... Comme toutes les grandes idées, celle de la Chute rend compte de tout et de rien, et il est tout aussi difficile de s’en servir que de s’en passer. Mais, enfin, qu’elle soit imputable à une faute ou à une fatalité, à un acte d’ordre moral ou à un principe métaphysique, il demeure qu’elle explique, tout au moins en partie, nos errements, notre inaboutissement, nos infructueuses recherches, la terrible singularité des êtres, le rôle de perturbateur, d’animal détraqué et inventif qui fut départi à chacun de nous. Et si elle comporte nombre de points sujets à caution, il en est un cependant dont on ne contestera pas l’importance : c’est celui qui fait remonter notre déchéance à notre séparation d’avec le tout. Il ne pouvait échapper à Maistre ; « Plus on examine l’univers, et plus on se sent porté à croire que le mal vient d’une certaine division qu’on ne sait expliquer et que le retour au bien dépend d’une force contraire qui nous pousse sans cesse vers une unité aussi inconcevable ».

Comment en effet expliquer la division ? L’attribuer à l’insinuation du devenir dans l’être ? à l’infiltration du mouvement dans l’unité primordiale ? à un branle fatal donné à l’indistinction heureuse d’avant le temps ? On ne sait. Ce qui semble certain, c’est que « l’histoire » procède d’une identité brisée, d’une déchirure initiale, source du multiple, source du mal.

L’idée du péché, solidaire de celle de la division, ne satisfait l’esprit que si l’on en use avec précaution, à l’encontre d’un Maistre qui, tout à fait arbitrairement, en vient à imaginer un péché originel du second ordre, responsable, selon lui, de l’existence du sauvage, ce « descendant d’un homme détaché du grand arbre de la civilisation par une prévarication quelconque », être déchu qu’on ne saurait regarder « sons lire l’anathème écrit, je ne dis pas seulement dans son âme, mais jusque sur la forme extérieure de son corps », « frappé dans les dernières profondeurs de son essence morale », nullement semblable à l’homme primitif, car « avec notre intelligence, notre morale, nos sciences et nos arts, nous sommes précisément à l’homme primitif ce que le sauvage est à nous ».

Et notre auteur, prompt à se porter aux confins d’une idée, de soutenir que « l’état de civilisation et de science dans un certain sens est l’état naturel et primitif de l’homme », que les premiers humains, êtres « merveilleux », ayant commencé par une science supérieure à la nôtre, apercevaient les effets dans les causes et se trouvaient en possession de « précieuses communications » dispensées par des « êtres d’un ordre supérieur », et qu’en outre certains peuples réfractaires à notre mode de pensée semblent conserver encore le souvenir de la « science primitive » et de « l’ère de l’intuition ».

Voilà la civilisation placée avant l’histoire ! Cette idolâtrie des commencements, du paradis déjà réalisé, cette hantise des origines est la marque même de la pensée « réactionnaire », ou, si l’on préfère, « traditionnelle ». On peut assurément concevoir une « ère de l’intuition », à condition toutefois de ne la point assimiler à la civilisation même, laquelle — rupture avec le mode de connaissance intuitif — suppose des rapports compliqués entre l’être et le connaître, ainsi qu’une inaptitude de l’homme à sortir de ses propres catégories, le « civilisé » étant par définition étranger à l’essence, à la perception simultanée de l’immédiat et de l’ultime. C’est jouer sur les mots que de parler d’une civilisation parfaite avant l’apparition des conditions susceptibles de rendre toute civilisation possible, c’est élargir abusivement la sphère du concept de civilisation que d’y inclure l’âge d’or. L’histoire, suivant Maistre, doit nous faire revenir — par le détour du mal et du péché ¦— à l’unité de l’âge paradisiaque, à la civilisation « parfaite », aux secrets de la « science primitive ». En quoi consistaient ces secrets, n’ayons pas l’indiscrétion de le lui demander : il les a décrétés impénétrables, apanages d’hommes « merveilleux », non moins impénétrables. Il n’émet jamais une hypothèse qu’il ne la traite aussitôt avec les égards dus à la certitude : comment mettrait-il en doute l’existence d’une science immémoriale, quand, sans elle, il ne réussirait pas à nous « expliquer » la première en date de nos catastrophes ? Les châtiments étant proportionnés aux connaissances du coupable, le déluge, nous certifie-t-il, suppose des « crimes inouïs », et ces crimes supposent à leur tour « des connaissances infiniment au-dessus de celles que nous possédons ». Belle et improbable théorie, à rapprocher de celle sur les sauvages, dont voici les termes : « Un chef de peuple ayant altéré chez lui le principe moral par quelques-unes de ces prévarications qui, suivant les apparences, ne sont plus possibles dans l’état actuel des choses, parce que nous n’en savons heureusement plus assez pour devenir coupables à ce point : ce chef de peuple, dis-je, transmit l’anathème à sa postérité ; et toute force constante étant de sa nature accélératrice, puisqu’elle s’ajoute continuellement à elle-même, cette dégradation pesant sans intervalle sur les descendants, en a fait à la fin ce que nous appelons les sauvages. »

Nulle espèce de précision sur la nature de cette prévarication. Nous n’en saurons guère plus long lorsqu’on nous dira qu’elle est imputable à un péché originel du second ordre. N’est-ce point trop commode, pour blanchir la Providence, que de mettre sur le compte de la créature seule les anomalies qui abondent sur terre ? Que si l’homme est dégradé dès le principe, sa dégradation, pas plus que celle du sauvage, n’a pu commencer par une faute commise à un moment donné, par une prévarication inventée, somme toute, pour consolider un système et soutenir une cause des plus douteuses.

La doctrine de la Chute exerce une forte séduction sur les réactionnaires, de quelque nuance qu’ils soient ; les plus endurcis et les plus lucides d’entre eux savent, en outre, quel recours elle offre contre les prestiges de l’optimisme révolutionnaire : ne postule-t-elle pas l’invariabilité de la nature humaine, vouée sans remède à la déchéance et à la corruption ? En conséquence, point d’issue, point de solution aux conflits qui désolent les sociétés, ni possibilité d’un changement radical qui viendrait en modifier la structure : l’histoire, temps identique, cadre où se déroule le processus monotone de notre dégradation ! Toujours le réactionnaire, ce conservateur qui a jeté le masque, empruntera-t-il aux sagesses ce qu’elles ont de pire, et de plus profond : la conception de l’irréparable, la vision statique, du monde. Toute sagesse et, à plus forte raison, toute métaphysique, sont réactionnaires, ainsi qu’il sied à toute forme de pensée qui, en quête de constantes, s’émancipe de la superstition du divers et du possible. Contradiction dans les termes qu’un sage, ou un métaphysicien, révolutionnaire. A un certain degré de détachement et de clairvoyance, l’histoire n’a plus cours, J’homme même cesse de compter : rompre avec les apparences, c’est vaincre l’action et les illusions qui en découlent. Quand on s’appesantit sur la misère essentielle des êtres, on ne s’arrête pas à celle qui résulte des inégalités sociales, ni on ne s’efforce d’y remédier. (Imagine-t-on une révolution puisant ses slogans dans Pascal   ?).

Souvent le réactionnaire n’est qu’un sage habile, un sage intéressé, qui, exploitant politiquement les grandes vérités métaphysiques, scrute sans faiblesse ni pitié les dessous du phénomène humain pour en publier l’horreur. Un profiteur du terrible et dont la pensée — figée par calcul ou excès de lucidité — minimise ou calomnie le temps. Autrement généreuse, car autrement naïve, la pensée révolutionnaire, elle, associant à l’effilochement du devenir l’idée de substantialité, discerne dans la succession un principe d’enrichissement, une féconde dislocation de l’identité et de la monotonie, et comme une perfectibilité jamais démentie, toujours en marche. Défi lancé à l’idée du péché originel, tel apparaît le sens dernier des révolutions. Avant de procéder à la liquidation de l’ordre établi, elles veulent délier l’homme du culte des origines à quoi le condamne la religion ; elles n’y parviennent qu’en sapant les dieux, qu’en affaiblissant leur pouvoir sur les consciences. Car ce sont, eux, les dieux, qui, en nous enchaînant à un monde d’avant l’histoire, nous font mépriser le Devenir, fétiche de tous les novateurs, du simple rouspéteur à l’anarchiste. Nos conceptions politiques nous sont dictées par notre sentiment, ou notre vision, du temps. Si l’éternité nous hante, que nous importent les changements qui s’opèrent dans la vie des institutions ou des peuples ? Pour s’en préoccuper, pour s’y intéresser, il faudrait croire, avec l’esprit révolutionnaire, que le temps contient en puissance la réponse à toutes les interrogations et le remède à tous les maux, que son déroulement comporte l’élucidation du mystère et la réduction de nos perplexités, qu’il est l’agent d’une métamorphose totale. Mais voilà le plus curieux : le révolutionnaire n’idolâtre le devenir que jusqu’à l’instauration de l’ordre pour lequel il avait combattu ; — se dessine ensuite pour lui la conclusion idéale du temps, le toujours des utopies, moment extra-temporel, unique et infini, suscité par l’avènement d’une période nouvelle, entièrement différente des autres, éternité ici-bas, qui clôt et couronne le processus historique. L’idée d’âge d’or, l’idée de paradis tout court, poursuit également croyants et incroyants. Cependant, entre le paradis primordial des religions et celui, final, des utopies, il y a tout l’intervalle qui sépare un regret d’un espoir, un remords d’une illusion, une perfection atteinte d’une perfection accomplie. De quel côté se trouvent l’efficacité et le dynamisme, on s’en aperçoit aisément : plus un moment sera marqué par l’esprit utopique (qui peut très bien affecter un déguisement « scientifique », plus il aura chance de triompher et de durer. Ainsi qu’en témoigne la fortune du marxisme, on gagne toujours, sur le plan de l’action, à placer l’absolu dans le possible, non point au début mais au terme du temps. A l’instar de tous les réactionnaires, Maistre le situa dans le révolu. Le qualificatif de satanique qu’il décernait à la Révolution française, il eût pu aussi bien l’étendre à l’ensemble des événements : sa haine de toute innovation équivaut à une haine du mouvement comme tel. Ce à quoi il vise, c’est river les hommes à la tradition, les détourner du besoin qu’ils ont de s’interroger sur la valeur et la légitimité des dogmes et des institutions. « S’il (Dieu) a placé certains objets au-delà des bornes de notre vision, c’est sans doute parce qu’il serait dangereux pour nous de les apercevoir distinctement ». — « J’ose dire que ce que nous devons ignorer est plus important que ce que nous devons savoir ».

Partant de l’idée que, sans l’inviolabilité du mystère, l’ordre s’écroule, il oppose aux indiscrétions de l’esprit critique les interdits de l’orthodoxie, au foisonnement des hérésies, la rigueur d’une vérité unique. Mais il va trop loin, il déraisonne lorsqu’il veut nous faire admettre que « toute proposition métaphysique, qui ne sort pas comme d’elle-même d’un dogme chrétien, n’est et ne peut être qu’une coupable extravagance ». En fanatique de l’obéissance, il accuse la Révolution d’avoir mis à nu le fond de l’autorité et d’en avoir révélé le secret aux non-initiés, aux foules. « Lorsqu’on donne à un enfant un de ces jouets qui exécutent des mouvements, inexplicables pour lui, au moyen d’un mécanisme intérieur, après s’en être amusé un moment, il le brise, pour voir dedans. — C’est ainsi que les Français ont traité le gouvernement. Ils ont voulu voir dedans : ils ont mis à découvert les principes politiques, ils ont ouvert l’oeil de la foule sur des objets qu’elle ne s’était jamais avisé d’examiner, sans réfléchir qu’il y a des choses qu’on détruit en les montrant... »

Propos d’une insolente, d’une agressive lucidité, qui pourraient être tenus par le représentant de n’importe quel régime, de n’importe quel parti. Jamais cependant un libéral (ni un « homme de gauche » n’oserait les faire siens. L’’autorité, pour se maintenir, doit-elle reposer sur quelque mystère, sur quelque fondement irrationnel ? La « droite » l’affirme, la « gauche » le nie. Différence purement idéologique ; en fait, tout ordre qui veut durer n’y réussit que par une certaine obscurité dont il s’entoure, par le voile qu’il jette sur ses mobiles et sur ses actes, par un rien de « sacré » qui le rend impénétrable aux masses. C’est là une évidence dont les gouvernements « démocratiques » ne sauraient se prévaloir, mais qui, en revanche, est proclamée par les réactionnaires, lesquels, insoucieux de l’opinion et du consentement des foules, profèrent sans vergogne des truismes impopulaires, des banalités inopportunes. Les « démocrates » s’en scandalisent, tout en sachant que la « réaction » traduit souvent leurs arrière-pensées, qu’elle donne expression à certains de leurs mécomptes intimes, à mainte certitude amère dont ils ne peuvent faire publiquement état. Acculés à leur programme « généreux », il ne leur sera pas permis d’afficher le moindre mépris pour le « peuple », ni même pour la nature humaine ; n’ayant pas le droit et le bonheur d’invoquer h Péché originel, force leur est de ménager et de flatter l’homme, de vouloir le « libérer » .- des optimistes la mort dans l’âme, tiraillés au milieu de leurs ferveurs et de leurs rêves, emportés et paralysés tout ensemble par un idéal inutilement noble, inutilement pur. Combien de fois, dans leur for intérieur, ne doivent-ils pas envier le sans-gêne doctrinal de leurs ennemis ! Le désespoir de l’homme de gauche est de combattre au nom de principes qui lui interdisent le cynisme.

Ce genre de tourment fut épargné à un Maistre, qui, redoutant avant tout la libération de l’individu, s’employait à asseoir l’autorité sur des bases assez solides pour qu’elle pût résister aux principes « dissolvants » promulgués par la Réforme et l’Encyclopédie. Afin de mieux affermir l’idée d’ordre, il tâchera de minimiser la part de la préméditation et de la volonté dans la création des institutions et des lois ; les langues mêmes, il niera qu’elles aient été inventées, tout en concédant qu’elles ont pu commencer ; la parole néanmoins précède l’homme, car, ajoute-t-il, elle n’est possible que par le Verbe. Le sens politique d’une telle doctrine, c’est Bonald qui nous le révélera dans le Discours préliminaire de sa Législation primitive. Si le genre humain a reçu la parole, il a nécessairement reçu avec elle « la connaissance de la vérité morale ». Il existe en conséquence une loi souveraine, fondamentale, de même qu’un ordre de devoirs et de vérités. « Mais si l’homme, au contraire, a fait lui-même sa parole, il a fait sa pensée, il a fait sa loi, il a fait la société, il a tout fait, il peut tout détruire, et c’est avec raison que dans le même parti qui soutient que la parole est d’institution humaine, on regarde la société comme une convention arbitraire... »

La théocratie, idéal de la pensée réactionnaire, se fonde tout à la fois sur le mépris et la peur de l’homme, sur Vidée qu’il est trop corrompu pour mériter la liberté, qu’il ne sait pas en user, et que, lorsqu’on la lui accorde, il s’en sert contre lui-même, en sorte que, pour remédier à sa déchéance, on doit faire reposer les lois et les institutions sur un principe transcendant, de préférence sur l’autorité du vieux « dieu terrible », toujours prêt à intimider et à décourager les révolutions.

La nouvelle théocratie sera hantée par l’ancienne : la législation de Moïse est la seule, suivant Maistre, à avoir bravé le temps, elle seule sort « du cercle tracé autour du pouvoir humain » ; Bonald, de son côté, y verra « la plus forte de toutes les législations », puisqu’elle a produit le peuple le plus « stable », destiné à conserver le « dépôt de toutes les vérités ». Si les Juifs doivent leur réhabilitation civile à la Révolution, il appartenait à la Restauration de reconsidérer leur religion et leur passé, d’exalter leur civilisation sacerdotale, qu’avait bafouée Voltaire.

Le chrétien, cherchant les antécédents de son dieu, bute tout naturellement sur Jêhovah ; du même coup, le sort d’Israël l’intrigue. L’intérêt qu’y portaient nos deux penseurs n’était pourtant pas exempt de calculs politiques. Ce peuple « stable », hostile, croyaient-ils, à la manie d’innovation qui dominait le siècle, quel reproche aux nations versatiles, tournées vers les idées modernes ! Enthousiasme passager : quand Maistre s’avisa que les Juifs, infidèles à leur tradition théocratique, se faisaient en Russie l’écho des idéologies venues de France, il se dressa contre eux, les traita d’esprits subversifs et, comble d’abomination à ses yeux, les compara aux protestants. On n’ose imaginer les invectives qu’il leur eût réservées, s’il eût pressenti le rôle que, par la suite, ils allaient jouer dans les mouvements d’émancipation sociale, tant en Russie qu’en Europe. Trop requis par les tables de Moïse, il ne pouvait prévoir celles de Marx... Ses affinités avec l’esprit de l’Ancien Testament étaient si profondes, que son catholicisme en paraît, si l’on peut dire, judaïque, tout empreint de cette frénésie prophétique dont il ne trouvait qu’une faible trace dans la douce médiocrité des Evangiles. En proie au démon de la vaticination, il cherche partout des signes, des présages, annonciateurs du retour à l’Unité, du triomphe final des ...origines, de la fin du processus de dégradation inauguré par le Mal et le Péché ; signes, présages qui l’occupent au point qu’il en oublie Dieu, ou qu’il y songe moins pour en pénétrer la nature que les manifestations, non pas l’être mais les reflets ; et ces apparences par quoi Dieu s’extériorise ont nom Providence, — visées, voies, artifices de l’effarante, de l’inqualifiable stratégie divine.

Parce que l’auteur des Soirées ne cesse d’invoquer le « mystère », parce qu’il s’y rapporte toutes les fois qu’il se heurte par le raisonnement à quelque frontière infranchissable, on a insisté, au mépris de l’évidence, sur son mysticisme, alors que le mystique véritable, loin de s’interroger sur le mystère, de le ravaler à un problème, ou de s’en servir comme d’un moyen d’explication, s’y installe au contraire d’emblée, en est indistinct, y vit comme on vit dans une réalité, son dieu n’étant pas, à l’égal de celui des prophètes, absorbé par le temps, traître à l’éternité, tout extérieur et superficiel, mais bien ce dieu de nos soliloques et de nos déchirements, dieu profond en qui se rassemblent nos cris.

Maistre, visiblement, a opté pour celui des prophètes, « souverain » contre lequel il est vain de se « plaindre » ou de se « dépiter », préposé aux églises, incurieux des âmes, comme il avait opté pour un mystère abstrait, annexe de la théologie ou de la dialectique, concept bien plus qu’expérience. Indifférent à la rencontre de la solitude humaine avec la solitude divine, autrement ouvert aux problèmes de la religion qu’aux drames de la foi, enclin à établir entre Dieu et nous des rapports plutôt juridiques que confidentiels, il mettra de plus en plus l’accent sur les lois (ne parle-t-il pas du mystère en magistrat ?) et réduira la religion à un simple « ciment de l’édifice politique », à la fonction sociale qu’elle remplit, — synthèse hybride de préoccupations utilitaires et d’inflexibilité théocratique, mélange baroque de fictions et de dogmes. S’il préférait le Père au Fils, il préférera encore le Pape à l’un et à l’autre, j’entends que, esprit positif malgré tout, il réservera à leur délégué le plus clair de ses flatteries. « Il a reçu un coup de catholicisme », — ce mot que lui inspire la conversion de Werner lui convient aussi bien ; car ce n’est pas Dieu qui l’a frappé, mais une quelconque forme de religion, une expression institutionnelle de l’absolu. Un coup semblable avait également atteint Bonald, penseur soucieux avant tout de construire un système de théologie politique. Dans une lettre du 18 juillet 1818, Maistre lui écrivait : « Est-il possible, Monsieur, que la nature se soit amusée à tendre deux cordes aussi parfaitement d’accord que votre esprit et le mien c’est l’unisson le plus rigoureux, c’est un phénomène unique ». On regrette cette conformité de vues avec un écrivain terne et volontairement borné — dont Joubert disait : « C’est un gentillâtre de beaucoup d’esprit et de beaucoup de savoir, érigeant en doctrines ses premiers préjugés » —, mais enfin elle jette une certaine lumière sur la direction où inclinait la pensée de Maistre, comme sur la discipline qu’il s’était imposée pour éviter l’aventure et le subjectivisme en matière de foi. De temps en temps pourtant, le visionnaire en lui triomphe des scrupules du théologien, et, le détournant du pape et du reste, l’élève jusqu’à la perception de l’éternité : « Quelquefois je voudrais m’élancer hors des limites étroites de ce monde ; je voudrais anticiper sur le jour des révélations et me plonger dans l’infini. Lorsque la double loi de l’homme sera effacée, et que ces deux centres seront confondus, il sera UN : car n’y ayant plus de combat dans lui, où prendrait-il l’idée de duité ? Mais si nous considérons les hommes, les uns à l’égard des autres, qu’en sera-t-il d’eux, lorsque le mal étant anéanti, il n’y aura plus de passion ni d’intérêt personnel ? Que deviendra le MOI, lorsque toutes les pensées seront communes comme les désirs, lorsque tous les esprits se verront comme ils sont vus ? Qui peut comprendre, qui peut se représenter cette Jérusalem céleste, où tous les habitants, pénétrés par le même esprit, se pénétreront mutuellement et se réfléchiront le bonheur ? »

« Que deviendra le MOI ? » — ce souci n’est pas d’un mystique, pour qui le moi précisément est un cauchemar dont il entend se délivrer par l’évanouissement en Dieu, où il connaît la volupté de l’unité, objet et terme de ses quêtes. L’unité, jamais Maistre ne semble l’avoir atteinte par la sensation, par le bond de l’extase, par cette ivresse où se dissolvent les contours de l’être : elle demeura chez lui obsession de théoricien. Attaché à son « moi », il se représentait mal la « Jérusalem céleste », le retour à l’identité bienheureuse d’avant la division, mal aussi la nostalgie du paradis qu’il devait cependant éprouver, ne fût-ce qu’à titre d’état-limite. Pour concevoir comment cette nostalgie peut constituer une expérience quotidienne, il faut se tourner vers un esprit dont Maistre subit fortement l’influence, vers ce Claude de Saint-Martin, qui avouait posséder seulement deux choses ou, pour employer son langage, deux « postes » : le paradis et la poussière. « En 1817, j’ai vu, en Angleterre, un vieillard nommé Best, qui avait la propriété de citer, à chacun, très à propos des passages de l’Ecriture, sans qu’il vous eût jamais connu. En me voyant, il commença par dire de moi : il a jeté le monde derrière lui ». — A un âge où l’idéologie triomphait, où Von entreprenait à grand fracas la réhabilitation de l’homme, personne autant que lui ne fut plus ancré dans l’au-delà, ni plus qualifié pour prêcher la Chute : il représentait l’autre visage du X VIIIe siècle. L’hymne était son élément, que dis-je ? il était hymne. A parcourir ses écrits, nous avons la sensation de nous trouver en présence d’un initié à qui furent transmis de grands secrets et qui, chose rare, n’y perdit pas son ingénuité. Mystique véritable, lui, il répugnait à l’ironie ; anti-religieuse par définition, elle ne prie jamais : comment y eût recouru celui qui avait jeté le monde derrière soi, et qui ne connut peut-être qu’un seul orgueil : celui du soupir ? — « Toute la nature n’est qu’une douleur concentrée ». — « Si je n’avais pas trouvé Dieu, jamais mon esprit n’eût pu se fixer à rien sur la terre. » — « J’ai eu le bonheur de sentir et de dire que je me croirais bien malheureux si quelque chose ne prospérait dans le monde ». Relevons encore cette grandiose déception métaphysique ; « Salomon   a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrais citer quelqu’un qui ne mentirait point, quand il dirait avoir vu quelque chose de plus : c’est-à-dire, ce qu’il y a au-dessus du soleil, et ce quelqu’un est bien loin de s’en glorifier ».

Aussi discrètes que profondes, ces notations (extraites principalement des Oeuvres posthumes^ ne sauraient nous rendre indulgents à l’intolérable lyrisme de L’Homme de Désir, où tout irrite, sauf le titre, et où, pour le malheur du lecteur, Rousseau   est présent à chaque page. Curieux destin, remarquons-le par parenthèse, que celui de Rousseau, n’agissant sur les autres que par ses côtés douteux, et dont l’emphase et le jargon ont nui aussi bien au style d’un Saint-Martin qu’à celui d’un... Robespierre. Le ton déclamatoire avant, pendant et après la Révolution, tout ce qui annonce, révèle et disqualifie le romantisme, l’affreux de la prose poétique en général, émanent de cet esprit paradoxalement inspiré et faux, responsable de la généralisation du mauvais goût vers la fin du XVIIIe siècle et vers le début du suivant. Influence néfaste qui marqua un Chateaubriand et un Sénancour, et à laquelle seul un Joubert réussit à se soustraire. Un Saint-Martin y céda d’autant plus que son instinct littéraire ne fut jamais très sûr. Quant à ses idées, cantonnées dans le vague, elles avaient de quoi exaspérer un Voltaire, qui, après la lecture du livre « Des erreurs et de la vérité », devait écrire à d’Alembert : « Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou et de plus sot ». Il est fâcheux que Maistre eût un goût assez prononcé pour cet ouvrage ; c’était, il est vrai, à une époque où il sacrifiait et au rousseauisme et à la théosophie. Mais, dans le temps même qu’il reniait l’un et l’autre, qu’il s’éloignait de l’illuminisme et, dans un mouvement d’ingratitude et d’humeur, taxait la franc-maçonnerie de « niaiserie », il conservait toute sa sympathie au Philosophe inconnu dont il avait adopté et développé les thèses sur la « science primitive », la matière, le sacrifice et le salut par le sang. L’idée même de la Chute, eût-elle pris chez lui une telle importance, si elle n’avait été affirmée avec vigueur par Saint-Martin ? L’idée était assurément banale, usée ; mais, en la rajeunissant, en la repensant en esprit libre dégagé de toute orthodoxie, notre théosophe lui conférait ce supplément d’autorité que seuls les hétérodoxes savent dispenser aux thèmes religieux trop rebattus. Il fit de même pour l’idée de providence, qui, prônée, grâce à lui, dans les loges d’alors, acquérait une séduction qui n’eût pu lui venir d’aucune église. C’est encore un des mérites de Saint-Martin d’avoir, en plein « progrès indéfini », prêté un accent religieux au malaise de vivre dans le temps, à l’horreur d’y être enfermé. Sur cette voie, Maistre allait le suivre, avec toutefois moins d’exaltation et d’ardeur. Le temps, nous dit-il, est « quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir ». — « L’homme est assujetti au temps ; et, néanmoins, il est par nature étranger au temps, il l’est même au point que l’idée du bonheur éternel, jointe à celle du temps, le fatigue et l’effraie ».

Dans sa pensée, l’entrée dans l’éternité s’effectue, non point par l’extase, par le saut individuel dans l’absolu, mais par l’entremise d’un événement extraordinaire, à même de clore le devenir ; nullement par la suppression instantanée du temps opérée dans le ravissement, mais par la fin des temps, — dénouement du processus historique dans son ensemble. C’est —faut-il le répéter ? — en prophète et non en mystique qu’il envisage nos rapports avec l’univers temporel. « Il n’y a plus de religion sur la terre : le genre humain ne peut demeurer dans cet état. Des oracles redoutables annoncent d’ailleurs que « les temps sont arrivés ».

Chaque époque incline à penser qu’elle est en quelque sorte la dernière, qu’avec elle se ferme un cycle ou tous les cycles. Aujourd’hui comme hier, nous concevons plus aisément l’enfer que l’âge d’or, l’apocalypse que l’utopie, et Vidée d’une catastrophe cosmique nous est aussi familière qu’elle l’était aux bouddhistes, aux présocratiques ou aux stoïciens. La vivacité de nos terreurs nous maintient dans un équilibre instable, propice à l’éclosion du don prophétique. Cela est singulièrement vrai pour les périodes consécutives aux grandes convulsions. La passion de prophétiser s’emparant alors de tous, les sceptiques comme les fanatiques jubilent à l’idée du désastre, et se livrent de concert à la volupté de l’avoir prévu et claironné. Mais ce sont surtout les théoriciens de la Réaction qui exultent, tragiquement sans doute, devant la réalité ou l’imminence du pire, — du pire qui est leur raison d’être. « Je meurs avec l’Europe », écrivait Maistre en 1819. Deux ans plus tôt, dans une lettre à Maistre lui-même, Bonald avait donné expression à une certitude analogue. « Je ne vous donne point de nouvelles ; vous êtes en mesure de juger ce que nous sommes et où nous allons. D’ailleurs, il y a pour moi des choses absolument inexplicables, et dont l’issue ne me paraît pas au pouvoir des hommes, en tant qu’ils agissent par leurs lumières et sous la seule influence de leurs volontés ; et en vérité, ce que je vois de plus clair dans tout ceci... est l’Apocalypse ».

Après avoir pensé la Restauration, ils furent déçus, l’un et Vautre, de voir que, devenue enfin réalité, elle n’arrivait pas à effacer les traces que la Révolution avait laissées dans les esprits. Déception qu’ils escomptaient peut-être, à en juger d’après l’empressement qu’ils mirent à s’y abandonner. Quoi qu’il en soit, le cours assigné par eux à l’histoire, l’histoire n’en tenait aucun compte : elle déjouait leurs projets, elle infirmait leurs systèmes. Les propos les plus sombres de Maistre, et qui trahissent une complaisance, si on veut, romantique, datent de l’époque où ses idées semblaient avoir triomphé. Dans une lettre du 6 septembre 1817, il écrivait à sa fille Constance : « ... un bras de fer invisible a toujours été sur moi, comme un effroyable cauchemar qui m’empêche de courir et même de respirer ».

Ses déboires avec le roi Victor-Emmanuel entraient sans doute pour beaucoup dans ces crises d’abattement ; mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était la perspective de nouveaux bouleversements, le spectre de la démocratie. Ne voulant pas se résigner à la forme d’avenir qui s’ébauchait sous ses yeux et qu’il avait pressentie pourtant, il espérait, incurable optimisme des vaincus, que, son idéal étant menacé, tout l’était, qu’avec la forme de civilisation qui lui agréait disparaissait la civilisation elle-même. Illusion aussi fréquente qu’inévitable. Comment se désolidariser d’une réalité historique qui se disloque, surtout quand naguère elle s’accordait avec le plus profond de vous-même ? Dans l’impossibilité où vous êtes de souscrire au futur, vous vous laissez tenter par Vidée de décadence, qui, sans être vraie ni fausse, explique du moins pourquoi cliaque époque en essayant de s’individualiser n’y parvient qu’en sacrifiant certaines valeurs antérieures très réelles et irremplaçables.

L’ancien régime devait périr : un principe d’épuisement le minait bien avant que la Révolution vînt l’achever et détruire. Faudrait-il en conclure à la supériorité du tiers état ? Nullement, car la bourgeoisie, malgré ses vertus et ses réserves en vitalité, ne marquait, par la qualité de ses goûts, aucun « progrès » sur la noblesse déchue. Les relèves qui s’effectuent au long de l’histoire révèlent moins l’urgence que l’automatisme du changement. Si, dans l’absolu, rien n’est périmé, tout risque de l’être dans le relatif, dans l’immédiat, où le nouveau constitue le seul critère, la métamorphose la seule morale. Pour saisir le sens des événements, envisageons-les comme une matière offerte à l’oeil de l’observateur revenu de tout. Qui fait l’histoire ne la comprend guère, et qui y participe d’une façon ou d’une autre en est la dupe ou le complice. Seul le degré de notre désabusement garantit l’objectivité de nos jugements ; mais, la « vie » étant partialité, erreur, illusion et volonté d’illusion, porter des jugements objectifs, n’est-ce point passer du côté de la mort ?

Le tiers état, en s’affirmant, devait nécessairement être imperméable à l’élégance, au raffinement, au scepticisme de bon aloi, aux manières et au style qui définissaient l’ancien régime. Tout progrès implique un recul, toute ascension une chute ; mais si Von déchoit en avançant, cette déchéance se borne à un secteur circonscrit. L’avènement de la bourgeoisie libéra les énergies qu’elle avait accumulées pendant son éloignement forcé de la vie politique ; sous cet angle, le changement provoqué par la Révolution représente sans conteste un pas en avant. Ainsi en est-il de l’apparition, sur la scène politique, du prolétariat destiné à son tour à relever une classe stérile et ankylosée ; mais ici même le principe de rétrogradation devra jouer, puisque les derniers venus ne sauraient sauvegarder certaines des valeurs qui rachètent les vices de l’ère libérale : horreur de l’uniformité, sens de l’aventure et du risque, passion du débraillé en matière intellectuelle, appétit impérialiste au niveau de l’individu, bien plus qu’à celui de la collectivité.

Une loi inexorable frappe et dirige sociétés et civilisations. Quand, faute de vitalité, le passé fait faillite, s’y cramponner ne sert à rien. Et pourtant, c’est cet attachement à des formes de vie désuètes, à des causes perdues ou mauvaises, qui rend pathétiques les anathèmes d’un Maistre et d’un Bonald. — Tout semble admirable et tout est faux dans la vision utopique ; tout est exécrable, et tout a l’air vrai, dans les constatations des réactionnaires.

Il va sans dire qu’en établissant jusqu’ici une distinction si tranchée entre Révolution et Réaction, nous avons nécessairement sacrifié à la naïveté ou à la paresse, au confort des définitions. On simplifie toujours par facilité ; d’où l’attraction de l’abstrait. Le concret, venant heureusement dénoncer la commodité de nos explications et de nos concepts, nous apprend qu’une révolution qui a abouti, qui s’est installée, devenue le contraire d’une fermentation et d’une naissance, cesse d’être une révolution, qu’elle imite et doit imiter les traits, l’appareil et jusqu’au fonctionnement de l’ordre qu’elle a renversé ; plus elle s’y emploie (et elle ne peut faire autrement), plus elle détruira ses principes et son prestige. Désormais conservatrice à sa façon, elle se battra, non point pour défendre le passé, mais le présent. Rien ne l’y aidera tant que de suivre les voies et les méthodes dont usait, pour se maintenir, le régime qu’elle aura aboli. Aussi, afin d’assurer la durée aux conquêtes dont elle s’enorgueillit, se détournera-t-elle des visions exaltées et des rêves dont jusque-là elle avait tiré les éléments de son dynamisme. N’est véritablement révolutionnaire que l’état pré-révolutionnaire, celui où les esprits souscrivent au double culte de l’avenir et de la destruction. Tant qu’une révolution n’est qu’une possibilité, elle transcende les données et les constantes de l’histoire, elle en dépasse pour ainsi dire le cadre ; mais, dès qu’elle s’instaure, elle y rentre et s’y conforme, et, prolongeant le passé, en suit l’ornière ; elle y parvient d’autant mieux qu’elle utilisera les moyens de la réaction qu’elle avait auparavant condamnés. Il n’est pas jusqu’à l’anarchiste qui ne dissimule, au plus profond de ses révoltes, un réactionnaire qui attend son heure, l’heure de la prise du pouvoir, où la métamorphose du chaos en... autorité pose des problèmes qu’aucune utopie n’ose résoudre ni même envisager sans tomber dans le lyrisme ou le ridicule.

Point de mouvement de rénovation qui, au moment même où il approche du but, où il se réalise à travers l’Etat, ne glisse vers l’automatisme des vieilles institutions et ne prenne le visage de la tradition. A mesure qu’il se définit et se précise, il perd en énergie ; ainsi en est-il des idées elles-mêmes : plus elles seront formulées, explicites, plus leur efficacité diminuera : une idée nette est une idée sans lendemain. Au delà de leur stade virtuel, pensée et action se dégradent et s’annulent : l’une aboutit au système ; l’autre, au pouvoir. Deux formes de stérilité et de déchéance. On peut discourir indéfiniment sur le destin des révolutions, politiques ou autres : un seul trait leur est commun, une seule certitude se dégage de l’examen qu’on en fait : la déception qu’elles suscitent chez tous ceux qui y ont cru avec quelque ferveur.

Que le renouvellement foncier, essentiel, des réalités humaines soit concevable en soi, mais irréalisable en fait, cela suffirait à nous rendre plus compréhensifs à l’égard d’un Maistre. Nous avons beau abhorrer telle de ses opinions, il n’en est pas moins le représentant de cette philosophie immanente à n’importe quel régime figé dans la terreur et les dogmes. Où trouver un théoricien plus acharné contre la naissance de toute chose, contre le faire ? Il haïssait Pacte en tant que préfiguration de rupture, que chance d’avènement, car, pour lui, agir c’était refaire. La révolutionnaire lui-même en use ainsi avec le présent où il s’installe, et qu’il voudrait éterniser ; mais son présent sera bientôt du passé, et, à s’y accrocher, il finit par rejoindre les tenants de la tradition.

Le tragique de l’univers politique réside dans cette force cachée qui amène tout mouvement à se nier lui-même, à trahir son inspiration originelle et à se corrompre au fur et à mesure qu’il s’affirme et qu’il avance. C’est qu’en politique, comme en tout, on ne s’accomplit que sur sa propre ruine. Les révolutions s’ébranlent pour donner un sens à l’histoire ; ce sens lui a été déjà donné, il faut s’y plier et le défendre, réplique la réaction. C’est exactement ce que soutiendra une révolution qui aura triomphé, de sorte que l’intolérance résulte d’une hypothèse dégénérée en certitude et imposée comme telle par un régime, d’une vision promue au rang de vérité. Chaque doctrine contient en germe des possibilités infinies de désastre : l’esprit n’étant cons-tructif que par inadvertance, la rencontre de l’homme et de l’idée comporte presque toujours une suite funeste.

Pénétrés de la futilité des réformes, de la vanité et de l’hérésie d’un mieux, les réactionnaires voudraient épargner à l’humanité les déchirements et les fatigues de l’espoir, les affres d’une quête illusoire : qu’elle se satisfasse de l’acquis, qu’elle abdique, lui intiment-ils, ses inquiétudes, pour se prélasser dans la douceur de la stagnation et, optant pour un état de choses irrévocablement officiel, qu’elle choisisse enfin entre l’instinct de conservation et le goût de la tragédie. Mais l’homme, ouvert à tous les choix, répugne précisément à celui-ci. Dans ce refus, dans cette impossibilité s’épuise son drame. De là vient qu’il est à la fois ou tour à tour animal réactionnaire et révolutionnaire. Si fragile que soit au reste la distinction classique entre le concept de révolution et celui de réaction, nous devons néanmoins la conserver, sous peine de désarroi ou de chaos dans la considération du phénomène politique. Elle constitue un point de repère aussi problématique qu’indispensable, une convention suspecte, mais fatale et contraignante. Et c’est elle encore qui nous oblige à parler sans arrêt de « droite » et de « gauche », termes qui ne correspondent nullement à des données intrinsèques et irréductibles, termes si sommaires que nous voudrions laisser au démagogue seul la faculté et le plaisir de s’en servir. Il arrive quelquefois à la droite (que Von pense aux soulèvements nationaux) de l’emporter sur la gauche en vigueur, force et dynamisme ; épousant les caractères de l’esprit révolutionnaire, elle cesse alors d’être l’expression d’un monde ossifié, d’un groupe d’intérêts ou d’une classe en déclin ; inversement, la gauche, empêtrée dans le mécanisme du pouvoir ou prisonnière de superstitions désuètes, peut très bien perdre ses vertus, s’ankyloser, et connaître les tares qui affectent communément la droite. La vitalité n’étant le privilège de personne, il s’agit, pour l’analyste, d’en démêler la présence et l’intensité, sans se soucier du vernis doctrinal de tel ou tel mouvement, de telle et telle réalité politique ou sociale. Songeons ensuite aux peuples : certains font leur révolution à droite ; d’autres, à gauche. Bien que celle des premiers ne soit souvent qu’un simulacre, elle existe néanmoins, et cela seul dévoile l’inanité de toute détermination univoque de l’idée de révolution. « Droite » et « gauche », simples approximations dont malheureusement on ne peut se , dispenser. Ne pas y recourir, ce serait renoncer à prendre parti, suspendre son jugement en matière politique, s’affranchir des servitudes de la durée, exiger de l’homme qu’il s’éveille à l’absolu, qu’il devienne uniquement animal métaphysique. Un tel effort d’émancipation, un tel bond hors de nos vérités de dormeurs, peu en sont susceptibles. Assoupis, nous les sommes tous ; et, paradoxalement, c’est pour cela que nous agissons. Continuons donc comme si de rien n’était, pratiquons toujours nos distinctions traditionnelles, heureux d’ignorer que les valeurs surgies dans le temps sont, en dernière instance, interchangeables.

Les raisons qui poussent le monde politique à se forger des concepts et des catégories sont bien différentes de celles qu’invoque une discipline théorique : si elles apparaissent aussi nécessaires à l’un et à l’autre, celles du premier recouvrent cependant des réalités moins honorables : toutes les doctrines d’action et de combat, avec leur appareil et leurs schémas, ne furent inventées que pour donner aux hommes bonne conscience, en leur permettant de se haïr... noblement, sans gêne ni remords. A y bien regarder, ne serait-il pas légitime de conclure que, devant les événements, il ne reste à l’esprit libre, rebelle au jeu des idéologies, mais asservi encore, au temps, que le choix entre le désespoir et l’opportunisme ?

Opportuniste, pas plus que désespéré, Maistre ne pouvait l’être : sa religion, ses principes le lui interdisaient. Mais, ses humeurs remportant sur sa foi, il connut souvent des accès de découragement, surtout au spectacle d’une civilisation sans lendemain. A preuve son propos sur l’Europe. Il ne fut pas le seul à croire mourir avec elle... Au siècle dernier et au nôtre, plus d’un se persuada qu’elle était sur le point d’expirer ou qu’elle n’avait qu’une unique ressource : dissimuler par coquetterie sa décrépitude. Qu’elle fût à l’article de la mort, l’idée s’en répandit et acquit quelque vogue à l’occasion des grandes défaites, en France après 1814, 1870, 1940, en Allemagne après l’effondrement de 1918 ou celui de 1945. Cependant l’Europe, indifférente aux Cassandres, persévère allègrement dans son agonie, et cette agonie, si obstinée, si durable, équivaut peut-être à une nouvelle vie. Tout ce problème qui se ramène à une question de perspective et d’idéologie, s’il est dénué de sens pour le marxiste, préoccupe en revanche le libéral et le conservateur, atterrés qu’ils sont l’un et l’autre, bien qu’en défenseurs de positions différentes, d’assister à l’évanouissement de leurs raisons de vivre, de leurs doctrines et de leurs superstitions. Qu’aujourd’hui une forme d’Europe se meure, on n’en disconviendra pas, encore qu’il ne faille voir là qu’une simple étape d’un immense déclin. Avec Bergson   disparaissait, au dire de Valéry  , « le dernier représentant de l’intelligence européenne ». La formule pourra servir à d’autres hommages ou discours, car on trouvera pendant longtemps encore quelque « dernier représentant » de l’esprit occidental... Celui qui proclame la fin de la civilisation » ou de « l’intelligence », le fait par rancune contre un avenir qui lui apparaît hostile, et par vengeance contre l’histoire, infidèle qui ne daigne pas se conformer à l’image qu’il s’en était formée. Maistre mourait avec son Europe à lui, avec celle qui refusait l’esprit d’innovation, « le plus grand fléau », comme il rappelait. C’était sa conviction que, pour sauver les sociétés du désordre, une idée universelle, reconnue de gré ou de force, était nécessaire, qui éliminât le danger d’accueillir, en religion et en politique, la nouveauté, l’approximation, les scrupules théoriques. Qu’elle s’incarnât, cette idée, dans le catholicisme, il n’en doutait pas, la diversité des régimes, des moeurs et des dieux ne le troublant aucunement. Au relativisme de l’expérience, il opposera l’absolu du dogme ; qu’une religion cesse de s’y soumettre, qu’elle permette le jugement particulier et le libre examen, il la déclarera nuisible et n’hésitera pas à lui retirer le titre de religion. « Le mahométanisme, le paganisme même auraient fait politiquement moins de mal, s’ils s’étaient substitués au christianisme avec leur espèce de dogmes et de foi ; car ce sont des religions, et le protestantisme n’en est point une ». — Tant qu’il conserva quelque fidélité aux principes de la franc-maçonnerie, il resta assez ouvert à un certain libéralisme ; dès que, par haine de la Révolution, il se livra corps et âme à l’Église, il glissa vers l’intolérance.

Qu’ils s’inspirent de l’utopie ou de la réaction, les absolutismes se ressemblent et se rejoignent. Indépendamment de leur contenu doctrinal, qui les différencie seulement en surface, ils participent d’un même schéma, d’une même démarche logique, phénomène propre à tous les systèmes qui, non contents de poser un principe inconditionné, en font encore un dogme et une loi. Un mode identique de pensée préside à l’élaboration de théories, matériellement dissemblables, mais formellement analogues. Quant aux doctrines de l’Unité, elles sont si apparentées, qu’en étudier une, quelle qu’elle soit, c’est du même coup se pencher sur tous les régimes qui, refusant la diversité en idée et en pratique, dénient à l’homme le droit à l’hérésie, à la singularité ou au doute.

Obsédé par l’Unité, Maistre se déchaîne contre toute tentative susceptible de la briser, contre la moindre velléité d’innovation ou seulement d’autonomie, sans s’aviser que l’hérésie représente l’unique possibilité de revigorer les consciences, qu’en les secouant, elle les préserve de l’engourdissement où les plonge le conformisme, et que, si elle affaiblit l’Eglise, elle renforce en revanche la religion. Tout dieu officiel est un dieu seul, abandonné, aigri. On ne prie avec ferveur que dans les sectes, parmi les minorités persécutées, dans l’obscurité et la frayeur, conditions indispensables au bon exercice de la piété. Mais, pour un Maistre, la soumission, je dirais la rage de la soumission, prime les effusions de la foi. Les luthériens, les calvinistes, les jansénistes, n’étaient, à l’en croire, que des rebelles, des conspirateurs, des traîtres ; il les honnit, et préconise, pour leur anéantissement, l’emploi de tous les moyens qui ne sont pas des « crimes ». Ce dernier recours pourtant, à lire son apologie de l’Inquisition, nous avons bien l’impression qu’il n’y répugne pas. Maistre est le Machiavel de la théocratie.

L’unité, telle qu’il la conçoit, se présente sous un double aspect : métaphysique et historique. D’une part, elle signifie triomphe sur la division, le mal et le péché ; de Vautre, instauration définitive, apothéose finale du catholicisme par la victoire sur les tentations et les erreurs modernes. Unité au niveau de l’éternité ; unité au niveau du temps. Si la première nous dépasse, si elle échappe à nos possibilités de contrôle, la seconde, nous pouvons l’envisager et en traiter. Disons-le d’emblée : elle nous semble illusoire, elle nous laisse sceptiques. Car nous ne discernons guère quelle idée religieuse serait aujourd’hui capable de réussir l’unification spirituelle et politique du monde. Le christianisme étant trop débile pour séduire ou pour mater les esprits, une idéologie ou un conquérant devra s’y employer. La tâche incombera-t-elle au marxisme ou à un césarisme de type nouveau ? ou aux deux à la fois ? La synthèse en parait déconcertante : pour la raison seulement, mais nullement pour l’histoire, règne de l’anomalie.

Que le catholicisme, plus encore que la religion chrétienne dans son ensemble, soit en pleine déliquescence, l’expérience de tous les jours nous en instruit : tel qu’il se montre maintenant, prudent, accommodant, mesuré, il ne tolérerait pas un apologiste aussi farouche, aussi magnifiquement débridé que Maistre, lequel n’eût dénoncé avec tant de fureur « l’esprit de secte » chez les autres, s’il n’en eût été imprégné lui-même plus que personne. L’homme qui maudit la Terreur ne trouve pas un mot pour flétrir la Révocation de l’édit de Nantes, il y applaudit même : « A l’égard des manufactures portées par les réfugiés dans les pays étrangers, et du tort qui en est résulté pour la France, les personnes pour qui ces objections boutiquières signifient quelque chose... » Objections boutiquières! Insurpassable, sa mauvaise foi participe du jeu ou de l’insanité : « Louis XIV foula au pied le protestantisme, et il mourut dans son lit, brillant de gloire et chargé d’années. Louis XVI le caressa, et il est mort sur l’échafaud ».

En un autre endroit, dans un accès de... modération, il reconnaît que l’esprit critique, l’esprit protestataire, se dessine bien avant Luther, et il le fait avec raison remonter à Celse, aux commencements mêmes de l’opposition au christianisme. Pour le patricien romain, en effet, le chrétien était une apparition déroutante, un phénomène proprement inconcevable, un sujet de stupeur. Dans son Discours véritable — texte pathétique s’il en fut — il se déchaîne contre les agissements de la nouvelle secte venue, par ses intrigues et ses folies, aggraver la situation de l’empire investi par les Barbares. Il ne comprenait pas qu’on pût préférer à la philosophie grecque un enseignement suspect et nébuleux qui le révoltait et l’écoeurait et dont, non sans un certain désespoir, il pressentait la force de contagion et les terribles chances. Seize siècles plus tard, son argumentation et ses invectives furent reprises par Voltaire qui, rempli de stupeur lui aussi devant l’ahurissante carrière du christianisme, fit de son mieux pour en signaler les abus et les ravages. Qu’une telle oeuvre, dont la salubrité éclate à la vue, soit à l’origine de la Terreur, c’est là une autre exagération de Maistre pour qui irréligion et échafaud sont termes corrélatifs. « II faut absolument tuer l’esprit du XVme siècle », nous presse-t-il, oubliant que cet esprit qu’il hait n’eut qu’un seul fanatisme : celui de la tolérance. Et puis de quel droit condamner la guillotine lorsqu’on a été assez tendre pour le bûcher ? La contradiction ne semble pas inquiéter le complaisant de l’Inquisition qu’il fut ; serviteur d’une cause, il en légitimait les excès, tout en exécrant ceux commis au nom d’une autre. Le paradoxe de l’esprit partisan est là, et il est de tous les temps.

Considérer le XVme siècle comme le moment privilégié, comme l’incarnation même du mal, c’est se plaire aux aberrations. A quelle autre époque les injustices furent-elles dénoncées avec plus de rigueur ? Oeuvre salutaire dont la Terreur fut la négation, et non point le couronnement.

« Jamais, dit Tocqueville, la tolérance en fait de religion, la douceur dans le commandement, l’humanité et même la bienveillance n’avaient été plus prêchées et, il semblait, mieux admises qu’au XVme siècle ; le droit de guerre, qui est comme le dernier asile de la violence, s’était lui-même resserré et adouci. Du sein de moeurs si douces allait cependant sortir la révolution la plus inhumaine ».

En réalité, l’époque, trop « civilisée », avait atteint à un raffinement qui la condamnait à la fragilité, à une durée brillante et éphémère. « Moeurs douces » et moeurs dissolues vont de pair, témoin la Régence, le moment le plus agréable et le plus lucide, donc le plus corrompu, de l’histoire moderne. Le vertige d’être libre commençait à peser sur les esprits. Déjà Madame du Deffand, plus représentative du siècle que Voltaire lui-même, remarquait que la liberté n’était pas « un bien pour tout le monde », que rares sont ceux qui puissent en supporter « le vide et l’obscurité ». Et c’est, nous semble-t-il, pour fuir ce « vide » et cette «obscurité», que la France se lança dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, où elle sacrifia de bon gré ces habitudes d’indépendance, de défi et d’analyse que lui avaient fait acquérir cent ans de conversation et de scepticisme. Menacée de désagrégation par débauche d’intelligence et d’ironie, elle devait se ressaisir par l’aventure collective, par un désir de soumission à l’échelle nationale. « Les hommes, nous apprend Maistre, ne peuvent être réunis pour un but quelconque sans une loi ou une règle qui les prive de leur volonté : il faut être religieux ou soldat. »

Ce vice de notre nature, loin de l’attrister, le réjouit, et il s’en prévaut pour porter aux nues la royauté, la papauté, les tribunaux espagnols et tous les symboles de l’autorité. Les Jésuites, ces complices des autocraties, il en fut d’abord l’élève, ensuite le porte-parole ; et telle était son admiration et sa reconnaissance pour eux, qu’il avoue leur être redevable « de n’avoir point été un orateur de l’Assemblée constituante ». Les jugements qu’il émet sur soi ont presque toujours trait à la Révolution, à ses relations avec elle ; et c’est encore par rapport à elle qu’il défend ou dénigre la France. Ce Savoyard qui se disait lui-même « l’étranger le plus français » est un de ceux qui ont le mieux pénétré le génie du « peuple initiateur », destiné — par sa qualité dominante : l’esprit de prosélytisme — à exercer sur l’Europe une « véritable magistrature ». La Providence ayant, nous dit-il, décrété l’ère des Français, il cite à leur propos le mot d’Isaïe : « Chaque formule de ce peuple est une conjuration ». Appliqué à la France d’alors, le mot était vrai ; il le sera moins par la suite, pour cesser d’avoir un sens après la guerre de 1914.

Si la Révolution fut présente dans toutes les secousses du XIXe siècle, aucune d’entre elles ne put l’égaler. Hantés par les figures de 89, les insurgés de 48, paralysés par la peur de trahir leurs modèles, étaient des épigones, prisonniers d’un style de révolte qu’ils n’avaient pas créé et qui leur fut, pour ainsi dire, infligé. Une nation ne produit jamais deux grandes idées révolutionnaires, ni deux formes de messianisme radicalement différentes. Elle donne sa mesure une seule fois, à une époque circonscrite, définie, moment suprême de son expansion, où elle triomphe avec toutes ses vérités et tous ses mensonges ; elle s’épuise ensuite, comme s’épuise la mission dont elle fut investie.

Depuis la Révolution d’Octobre, la Russie exerce le même genre d’influence, de terreur et de fascination qu’exerça la France à partir de 1789. A son tour elle impose ses idées à l’univers qui les accueille, soumis, tremblant ou empressé. La force de prosélytisme dont elle dispose est plus grande encore que ne l’avait été celle de la France ; Maistre, aujourd’hui, soutiendrait, avec plus d’à propos, que la Providence a, cette fois-ci, décrété l’ère des Russes, il leur appliquerait même le mot d’Isaïe, et peut-être dirait-il d’eux aussi qu’ils sont un « peuple initiateur ». Du reste, dans le temps même qu’il vécut parmi eux, il fut loin d’en sous-estimer les capacités : « Il n’y a point d’homme qui veuille aussi passionnément que le Russe ». — « ... si l’on pouvait enfermer un désir russe sous une citadelle, il la ferait sauter. » — La nation qui, à l’époque,, était réputée indolente, apathique, lui apparut comme « la plus mobile, la plus impétueuse, la plus entreprenante de l’univers ». Le monde ne commença à s’en apercevoir qu’après l’insurrection des Décembristes (1825), événement capital à partir duquel réactionnaires et libéraux, les uns par appréhension, les autres par désir, s’employèrent à prédire des bouleversements en Russie : c’était là l’évidence de l’avenir, qui n’exigeait, pour être proclamée, aucune faculté prophétique. Jamais on ne vit une révolution aussi sûre, aussi attendue que la révolution russe : les réformes les plus poussées, l’humanisation du régime, la meilleure volonté, les plus larges concessions, rien n’aurait pu l’arrêter. Elle n’eut aucun mérite à éclater, puisqu’elle existait, pour ainsi dire, avant de paraître et qu’on a pu la décrire dans ses moindres détails (que Von songe aux Possédés^) avant qu’elle se manifestât.

Comme les seuls garants du « bon ordre » étaient, aux yeux de Maistre, l’esclavage ou la religion, il souhaitait, pour la consolidation du pouvoir des tsars, le maintien de la servitude, l’église orthodoxe qu’il dédaignait lui apparaissant adultérée, faussée, contaminée par le protestantisme et, de toute manière, inapte à faire contrepoids aux idées subversives. Mais l’église catholique, au nom de la vraie religion, réussit-elle à empêcher la révolution en France ? La question, il ne se la pose même pas ; ce qui l’intéresse c’est le gouvernement absolu, et, à son avis, tout gouvernement l’est, car, prétend-il, « du moment où l’on peut lui résister sous prétexte d’erreur ou d’injustice, il n’existe plus. »

Que, de temps en temps, on rencontre chez lui des poussées de libéralisme — échos de sa première formation ou expressions d’un remords plus ou moins conscient ¦—, loin de nous de le nier. Cependant, le côté « humain » de ses doctrines ne présente qu’un intérêt médiocre. Ses dons ne s’épanouissant, ne se faisant valoir que dans ses débordements anti-modernes et ses outrages au bon sens, il est naturel que ce soit le réactionnaire en lui qui nous requière et nous passionne. Toutes les fois qu’il insulte à nos principes, ou qu’il écrase nos superstitions au nom des siennes, nous avons lieu de nous en féliciter : l’écrivain excelle alors et se surpasse. Plus sa vision sera sombre, plus il l’enveloppera d’une apparence légère, transparente. L’impulsif de goût qu’il était se penchait, au milieu même de ses grandes colères, sur les minuscules problèmes du langage ; il fulminait en littérateur, voire en grammairien, et ses frénésies, non seulement ne nuisaient pas à sa passion du tour correct et élégant, mais l’augmentaient encore. Un tempérament épileptique entiché des futilités du verbe. Transes et boutades, convulsions et vétilles, bave et grâce, tout se mêlait chez lui pour composer cet univers du pamphlet du sein duquel il pourchassait « l’erreur » à coups d’invectives, ces ultimatums de l’impuissance. Ses préjugés et ses lubies, ce fut son humiliation de ne pouvoir les ériger en lois. Il s’en vengea par la parole, dont la virulence entretenait en lui l’illusion de l’efficacité. Sans jamais se mettre en quête d’une vérité pour elle-même, mais pour s’en faire un instrument de combat, hors d’état de s’incliner devant l’absolu des autres ou d’y être indifférent, se définissant par ses refus et, plus encore, par ses aversions, il avait besoin, pour l’exercice de son intelligence, d’exécrer toujours quelqu’un ou quelque, chose, et d’en méditer la suppression. C’était là un impératif, une condition indispensable à la fécondité de son déséquilibre ; sans quoi il fût tombé dans la stérilité, malédiction des penseurs qui ne daignent pas cultiver leurs désaccords avec autrui ou avec soi. L’esprit de tolérance, s’il y eût cédé, n’eût pas manqué d’étouffer son génie. Notons encore que, pour quelqu’un de si sincèrement épris de paradoxe, le seul moyen d’être original, après tout un siècle de déclamations sur la liberté et la justice, était d’embrasser des opinions opposées, de se précipiter sur d’autres fictions, sur celles de l’autorité, de changer, en somme, d’égarements.

Quand, en 1797, Napoléon lisait à Milan les Considérations sur la France, peut-être y voyait-il la justification de ses ambitions et comme l’itinéraire de ses rêves : il n’avait qu’à interpréter à son avantage le plaidoyer pour le roi qu’y faisait Maistre. Les discours et les écrits des libéraux (ceux de Necker, de Mme de Staël et de Benjamin Constant) devaient l’irriter au contraire, puisqu’il y trouvait, selon l’expression d’Albert Sorel, « la théorie des obstacles à son règne ». Répudiant le concept de destin, la pensée libérale ne saurait séduire un conquérant, lequel, non content de méditer sur le destin, aspire encore à l’incarner, à en être l’image concrète, la traduction historique, porté qu’il est par nature à miser sur la Providence et à s’en estimer l’interprète. Les Considérations révélaient Bonaparte à lui-même.

On insiste trop sur l’amour-haine, et on oublie qu’il existe un sentiment plus trouble encore et plus complexe : l’admiration-haine, celui-là même que nourrissait Maistre pour Napoléon. Quelle chance que d’avoir pour contemporain un tyran digne d’être abhorré, auquel vouer un culte à rebours et à qui, secrètement, on voudrait ressembler ! En obligeant ses ennemis à se hisser à sa hauteur, en les contraignant à la jalousie, Napoléon fut pour eux une vraie bénédiction. Sans lui, ni Chateaubriand, ni Constant, ni Maistre, n’eussent pu si facilement résister à la tentation de la mesure : le cabotinage de l’un, la versatilité de Vautre, les colères du dernier, participaient de son cabotinage à lui, de sa versatilité, de ses colères. Dans l’horreur qu’il leur inspirait entrait une bonne part de fascination. Combattre un « monstre » c’est nécessairement posséder quelques mystérieuses affinités avec lui, c’est aussi lui emprunter certains traits de caractère. Maistre rappelle Luther, qu’il insulta tant, et, mieux encore, Voltaire, l’homme qu’il attaqua le plus, de même le Pascal des Provinciales, l’ennemi des Jésuites, c’est-à-dire le Pascal qu’il exécrait. En bon pamphlétaire il s’en prenait aux pamphlétaires de l’autre bord, qu’il comprenait bien, car, tout comme eux, il avait le goût de l’inexactitude et du parti pris. Quand il fait résider la philosophie dans l’art de dédaigner les objections, il définit sa propre méthode, son propre « art ». Cependant, si outrée qu’elle semble, l’assertion ne laisse pas d’être vraie, ou presque : qui défendrait une position, qui soutiendrait une idée, s’il lui fallait multiplier ses scrupules, peser sans cesse le pour et le contre, conduire avec précaution un raisonnement ? Le penseur original fonce plutôt qu’il ne creuse : c’est un Draufgänger, un emballé, un casse-cou, en tout cas un esprit décidé, combatif, un frondeur dans le domaine de l’abstraction, et dont l’agressivité, pour être parfois voilée, n’en est pas moins réelle et efficace. Sous ses préoccupations d’apparence neutre, camouflées en problèmes, s’agite une volonté, s’active un instinct, aussi indispensables à la génération d’un système que l’est l’intelligence : sans le concours de cet instinct et de cette volonté, comment triompher des objections, et de la paralysie à quoi elles condamnent l’esprit ? Point d’affirmation que ne puisse annuler une affirmation contraire. Pour émettre la moindre opinion sur quoi que ce soit, un acte de bravoure et une certaine capacité d’irréflexion sont nécessaires, ainsi qu’une propension à se laisser emporter par des raisons extra-rationnelles. « Tout le genre humain, dit Maistre, vient d’un couple. On a nié cette vérité comme toutes les autres : eh ! qu’est-ce que cela fait ? » — Cette manière d’expédier l’objection est pratiquée par quiconque s’identifie à une doctrine ou adopte seulement un point de vue bien défini sur n’importe quel sujet; mais rares sont ceux qui osent en convenir, qui aient assez de probité pour divulguer le procédé dont ils usent et doivent user, sous peine de se figer dans Va peu près ou le silence. Par une de ces inhabiletés qui l’honorent, Maistre, s’enorgueillissant de l’emploi abusif du « qu’est-ce que cela fait ? », nous livre implicitement le secret de ses outrances.

Nullement exempt de cette naïveté propre au dogmatisme, il se fera l’interprète de tous les détenteurs d’une certitude, et proclamera son bonheur et le leur : « Nous, heureux possesseurs de la vérité », — langage triomphal qui, pour nous autres, demeure inconcevable, mais qui réjouit et fortifie le croyant. Une foi qui en admet une autre, qui ne pense pas qu’elle dispose du monopole de la vérité, est vouée à la ruine, abandonne l’absolu qui la légitime, pour se résigner à n’être qu’un phénomène de civilisation, un épisode, un accident. Le degré d’inhumanité d’une religion en garantit la force et la durée : une religion libérale est une moquerie ou un miracle. Réalité, constatation terrible et exacte, vraie en tout point pour le monde judéo-chrétien ; poser un dieu unique, c’est faire profession d’intolérance et souscrire, qu’on le veuille ou non, à l’idéal théocratique. Sur un plan plus général, les doctrines de V Unité relèvent du même esprit ; lors même qu’elles se prévalent d’idées anti-religieuses, elles suivent le schéma formel de la théocratie, elles se ramènent même à une théocratie sécularisée. Le positivisme tira le plus grand parti des systèmes « rétrogrades », dont il ne rejeta le contenu et les croyances que pour en mieux adopter l’armature logique, le contour abstrait. Auguste Comte en usa avec les idées de Maistre, comme Marx avec celles de Hegel.

Différemment curieux du sort de la religion, mais également asservis à leurs systèmes respectifs, positivistes et catholiques exploitèrent au mieux de leurs intérêts la pensée de l’auteur Du Pape ; autrement libre, un Baudelaire y puisa, par simple nécessité intérieure, quelques thèmes, tels ceux du mal et du péché, ou certains de ses « préjugés » contre les idées démocratiques et le « progrès ». Lorsqu’il fait consister la « vraie civilisation » dans la « diminution des traces du péché originel », ne s’inspire’ t-il pas de ce passage des Soirées où « l’état de civilisation » parfait nous était présenté comme une réalité située hors de l’empire de la Chute ? « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner ». Peut-être eût-il été plus exact de sa part d’avouer que le penseur ultra-mondain l’avait fourni en obsessions. Quand il invoque une « providence diabolique » ou professe le « satanisme », il retourne, il renverse des motifs maistriens, en les aggravant et en leur prêtant un caractère de négativité vécue. La philosophie de la Restauration eut des prolongements littéraires assez inattendus : l’influence de Bonald sur Balzac   fut aussi puissante que celle de Maistre sur Baudelaire. Sondez le passé d’un écrivain, et surtout d’un poète, examinez en détail les éléments de sa biographie intellectuelle, vous y démêlerez toujours quelques antécédents réactionnaires... La mémoire est la condition de la poésie ; le révolu, sa substance. Et qu’affirme la Réaction, sinon la valeur suprême du révolu ?

« Ce qu’on croit vrai, il faut le dire et le dire hardiment ; je voudrais, m’en coutât-il grand’chose, découvrir une vérité faite pour choquer tout le genre humain : je la lui dirais à brûle-pourpoint ». Le Baudelaire de la «franchise absolue », des Fusées et de Mon coeur mis à nu est contenu et comme annoncé dans ce propos des Soirées, qui nous donne la formule de cet incomparable art de la provocation où Baudelaire allait se distinguer presque autant que Maistre. S’y distinguent au reste tous ceux qui, soit clairvoyance, soit aigreur, rejettent les féeries habiles du Progrès. Pourquoi les conservateurs manient-ils si bien l’invective, et écrivent-ils en général plus soigneusement que les fervents de l’avenir ? C’est que, furieux d’être contredits par les événements, ils se précipitent, dans leur désarroi, sur le verbe dont, à défaut d’une plus substantielle ressource, ils tirent vengeance et consolation. Les autres y recourent avec insouciance et même avec mépris : complices du futur, assurés du côté de « l’histoire », ils écrivent sans art, voire sans passion, conscients qu’ils sont que le style est la prérogative et comme le luxe de l’échec. Quand nous parlons d’échec, nous ne pensons pas seulement à Maistre, mais aussi à Saint-Simon. Chez l’un et l’autre, un même attachement, exclusif, borné, à la cause de l’aristocratie, une foule de préjugés défendus avec une rage continue, l’orgueil de caste poussé jusqu’à l’ostentation, et une égale incapacité d’agir qui explique pourquoi ils furent si entreprenants comme écrivains. Que l’un se penche sur des problèmes, que Vautre décrive des événements, la moindre idée, le moindre fait éclatent sous la passion qu’ils y mettent. Vouloir disséquer leur prose, autant vaut analyser une tempête. Loin de nous cependant de mettre le duc et le comte sur le même plan : le premier a restitué et recréé une époque : il travaillait à même la vie, alors que le second s’est contenté d’animer des idées ; or, avec des concepts, comment atteindre à la plénitude du génie ? Point de vraie création en philosophie ; à quelque profondeur et originalité qu’elle atteigne, la pensée se maintient toujours sur un plan dérivé, en deçà du mouvement et de l’activité de l’être ; l’art seul s’y hausse, lui seul imite Dieu ou s’y substitue. Le penseur épuise la définition de l’homme incomplet.

Saint-Simon, à en croire Sainte-Beuve, ferait songer à un mélange de Shakespeare   et de Tacite ; Maistre, lui, évoquera pour nous — mélange moins heureux — un Bellarmin et un Voltaire, un théologien et un littérateur. Si nous citons le nom du grand controversiste, de ce professionnel de la chicane, qui, au XVIe siècle, sévissait contre le protestantisme, c’est que Maistre, avec plus de fougue et de verve, devait mener la même campagne : ne fut-il pas, en quelque sorte, le dernier représentant de la Contre-Réforme ?

A contempler son emportement contre les nouvelles « sectes », on en vient à se demander s’il n’y aurait pas une part d’humour dans tout ce déploiement de rage : peut-on concevoir qu’en rédigeant certaines diatribes, il n’ait pas été conscient des énormités qu’il y débitait ? Et pourtant, nous ne le répéterons jamais assez, ce sont ces énormités qui relèvent ses ouvrages et nous les font lire encore. Quand, au sujet d’une affirmation de Bacon, il s’exclame : « Non, jamais depuis qu’il fut dit : Fiat Lux ! l’oreille humaine n’entendit rien d’égal », cette extravagance nous enchante ; de même cette autre : « Les prêtres ont tout conservé, ont tout ranimé, et nous ont tout appris ». Propos insensé dont on ne niera pas la saveur : en le tenant, l’auteur se fait-il le complice de notre sourire ? Et quand il nous assure que le pape est le « démiurge de la civilisation », veut-il nous divertir, ou le pense-t-il véritablement ? Le plus simple serait d’admettre qu’il était sincère ; aussi bien ne décelons-nous dans sa vie la moindre trace de charlatanisme : la lucidité n’alla jamais chez lui jusqu’à l’imposture ou à la farce... C’est là l’unique défaillance de son sens de la démesure.

II y avait chez ce démolisseur au nom de la tradition, chez ce fanatique par discipline et méthode, un désir de posséder des convictions inébranlables, un besoin d’être tout d’une pièce. « Je tombe dans une idée comme dans un précipice », se plaignait un malade ; Maistre aurait pu en dire autant, avec cette différence toutefois que, lui, il voulait y tomber, qu’il brûlait de s’y engouffrer, et que, à l’égal des penseurs agressifs, des penseurs en furie, il était impatient de nous y entraîner, — prosélytisme abyssal qui est la marque du fanatisme inné ou acquis. Le sien, bien qu’acquisition, résultant de l’effort et de la délibération, il se l’assimila parfaitement, et en fit sa réalité organique. Cramponné à l’absolu par haine d’un siècle qui avait tout remis en question, il devait aller trop loin dans l’autre sens, et, par peur du doute, ériger l’aveuglement en système. N’être jamais à court d’illusions, s’obnubiler, tel fut son rêve. Il eut le bonheur de le réaliser.

Clairvoyant à ses heures, il s’est trompé pourtant dans maintes de ses prévisions. La France, se figurait-il, avait pour mission la régénération religieuse de l’humanité. Elle versa dans la laïcité... Il escomptait la fin des schismes, le retour au catholicisme des églises séparées, la reconquête par le Souverain Pontife de ses anciens privilèges. Rome, abandonnée à elle-même, est plus modeste, plus timide que jamais. S’il a pressenti quelques-unes des convulsions qui allaient agiter l’Europe, il ne devina pas celles dont nous sommes la proie. Mais la caducité de ses prophéties ne doit pas nous faire perdre de vue les mérites ni l’actualité du théoricien de l’ordre et de l’autorité, lequel, s’il avait eulachance d’être plus connu, eût été l’inspirateur de toutes les formes d’orthodoxie politique, le génie et la providence de tous les despotismes de notre siècle. Vivante, sa pensée l’est sans conteste, mais dans la mesure seulement où elle rebute ou déconcerte : plus on la fréquente, plus on songe aux délices du scepticisme ou à l’urgence d’un plaidoyer pour l’hérésie.

E. M. CIORAN  .