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Schürmann: Le concept causal d’arché

sexta-feira 25 de novembro de 2022, por Cardoso de Castro

  
« Le concept d’arche n’est probablement pas un concept " archaïque ". Au contraire, il a été replacé à l’aurore de la philosophie grecque depuis Aristote   seulement. » (Heidegger  , Questions II, 190)

Anaximandre   aurait dit que « l’origine (arché) et l’élément de toutes choses, c’est l’illimité» (ou l’indéterminé, ou l’infini). Du moins les aristotéliciens ont opposé là-dessus Anaximandre aux autres « philosophes de la nature» milésiens et pythagoriciens qui enseignaient, disent-ils, que l’élément composant premier de toutes choses est l’eau, le feu, l’air, ou la terre. La question philologique est de savoir si Théophraste présente Anaximandre comme le premier penseur de l’arché ou plutôt comme le premier penseur de l’apeiron : si Théophraste a voulu dire qu’Anaximandre fut le premier à appeler arché le substrat des opposés» ou plutôt qu’il «fut le premier à identifier le substrat des opposés comme leur cause matérielle». Si c’est la seconde lecture qui est correcte, il n’est pas certain qu’Anaximandre ait employé le mot arché. Celui-ci appartiendrait alors en propre au vocabulaire aristotélicien. Si arché est ainsi le concept métaphysique d’un commencement qui en même temps «commande», qu’est-ce que les aristotéliciens, en employant le mot, font dire à Anaximandre ? D’abord ils font de lui un philosophe. Selon Aristote, en effet, le métier du philosophe est d’enquêter au sujet des archai kai aitiai, qu’on traduit : «des principes et des causes». Puis ils lui font tenir des propos sur la genèse et la corruption des choses, c’est-à-dire sur le devenir. Ils le lisent comme philosophe de la nature. Son concept Marché serait un concept physiciste. Selon eux, les choses deviennent à partir d’un élément constitutif qu’Anaximandre appelle l’illimité. Cet élément est bien une arché parce que le substrat permanent, irréductible des choses : elles en émergent et restent régies par lui. Ainsi, pour un esprit formé à l’école d’Aristote, arché veut dire ce à partir de quoi le devenir se fait, et ce qui le régit. Tout cela nous en apprend certes beaucoup sur la notion classique d’arché — mais nous rend Anaximandre presque inaccessible.

Quelle est maintenant la signification directrice d’arché dans les trois domaines — être, devenir, connaître — en lesquels, selon Aristote, elle est opératoire? Dans l’être, c’est la substance qui commence et commande tout ce qui lui «advient». Aristote établit explicitement l’équivalence entre ousia et arché. Dans le devenir, les archai sont les causes. Dans la connaissance, enfin, ce sont les prémisses dont dépend le savoir. Si la philosophie première est possible, elle procède d’une prescience des conditions universelles d’où les syllogismes tirent la science. D’une façon générale, toute connaissance suppose une connaissance plus originaire. Toute démonstration part d’une hypothèse. Et quel est le présupposé ultime? L’origine de la philosophie première serait la science de l’universel, une science «recherchée», mais impossible à établir6.

Or, chez Aristote, l’analyse de l’être comme celle de la connaissance dérivent de l’observation du changement dans la substance sensible. On l’a vu, ce qui frappe l’esprit à l’âge classique de la Grèce, c’est qu’il y ait du devenir, et d’abord un devenir dont l’homme soit l’auteur et le maître. La métaphysique comme la logique dérivent de cet étonnement devant ce que nos mains peuvent faire d’un matériau. Aux yeux de Heidegger, la signification directrice dans la compréhension de l’origine chez Aristote ne résulte donc ni de la spéculation sur l’être, ni de la logique de la connaissance, mais de l’analyse du devenir qui affecte les choses matérielles. Voilà pourquoi, dans le Grundbuch qu’est la Physique, les penseurs antérieurs ne peuvent apparaître autrement que comme des physiciens. « Aristote lui-même est, à proprement parler, l’auteur du procédé qui consiste à aller chercher la façon métaphysique de penser — qui pourtant commence avec Platon   et avec lui seulement — déjà dans la pensée des penseurs " pré-platoniciens ". »

Les formulations des milésiens et des pythagoriciens apparaissent alors comme autant de tâtonnements pour découvrir la notion que l’hylémorphisme a enfin pu identifier dans des termes appropriés : l’origine des choses qu’Anaximandre avait appelée «illimitée», la science de la nature sait désormais la nommer «cause matérielle». Ainsi se comprend que Simplicius   puisse parler de l’apeiron comme hypokeimenon : la doctrine de l’origine, telle que les aristotéliciens croient la trouver chez Anaximandre, est la doctrine d’un substrat matériel dont les choses naissent pour y retourner comme à leur élément. Ce même substrat, pendant qu’elles durent, les régit : la limite les loge dans l’illimité. On touche bien là le double sens aristotélicien d’arché, commencement et commandement, tel que la tradition l’applique «en avant et en arrière» de Platon et d’Aristote. Il est décisif pour notre propos général d’avoir établi que ce concept d’arché, comme terme philosophique, n’est pas plus ancien que la philosophie attique.

Quelle est la part d’attention au phénomène, et quelle est la part de construction métaphysique, dans cette notion aristotélicienne d’arché? Si l’origine apparaît d’emblée comme arche tès kinéseôs, origine du mouvement, alors elle désigne essentiellement le trait commun aux quatre causes. L’alliance des deux notions de début et de domination n’est possible que si au préalable s’est constituée la métaphysique des causes. Une fois qu’il est entendu que l’ensemble des phénomènes est connaissable à condition de les considérer du point de vue de la causalité, alors on peut dire que seule est cause véritable celle qui commence son action « et n’en finit jamais de commencer», c’est-à-dire qui commande aussi. Heidegger lie ainsi la fortune du concept d’arché à la constitution de la métaphysique des causes. Il est vrai que, parallèlement à la théorie des quatre causes, Aristote reconnaît diverses régions phénoménales en développant une triple causalité dans l’être, le devenir et le connaître. Néanmoins, c’est toujours l’arché, dit Heidegger, qui constitue «le lien interne de la triple et quadruple division de l’aitia, ainsi que la raison pour laquelle le fondement de ces divisions différentes fait défaut ».

Quel est le champ de phénomènes auxquels la causalité est appropriée comme à son lieu propre, quel est le lieu de compétence de la causalité ? Nous avons dit, avec Heidegger : la catégorie de la causalité est compétente pour produire l’intelligibilité des choses en mouvement, qu’elles soient « mues » par l’homme ou par la nature. Selon le langage d’Être et Temps, le champ de phénomènes où la causalité est le schème directeur approprié, ce sont les étants immédiatement donnés, les objets. Or, il y a d’autres champs : les ustensiles, autrui, les ouvres d’art, etc. Ceux-ci, nous dit la phénoménologie issue de l’herméneutique, se laissent «interpréter», mais non pas «expliquer» par les causes. L’explication causale n’est qu’un mode parmi d’autres de la compréhension, bien que ce mode-là ait exercé son hégémonie sur la philosophie occidentale. Pour libérer alors le noyau phénoménologique de la conception aristotélicienne de l’origine, il s’agira de penser le commencement et le commandement autrement que comme le seul trait essentiel des causes et de la causalité ; de dissocier, autrement dit, l’arché des représentations causales.

La déconstruction phénoménologique de l’origine signifie donc d’abord le démantèlement du discours sur l’arché entendu comme la recherche prédominante des causes. Cette déconstruction de la physique aristotélicienne permettra, du même coup, de comprendre la pensée d’un Anaximandre autrement qu’à travers la problématique physiciste. Si une telle déconstruction révèle qu’Anaximandre, Héraclite   et Parménide   ne pensent pas l’origine comme arche, comme incipit et regimen d’un mouvement qui tombe sous l’observation, alors nous aurons recueilli un premier indice pour une pensée non métaphysique de l’origine. Et il sera possible de ressaisir, par ricochet, les éléments plus primitifs qui sont fusionnés dans le concept classique d’arché.

Selon la Physique d’Aristote, les choses matérielles en devenir sont de deux espèces : celles qui portent en elles-mêmes l’origine de leur mouvement, et celles qui sont mues par un autre. Les premières sont appelées « choses de la nature » au sens strict, les secondes, les choses faites par l’homme. Mais d’où procède une telle distinction? Quel est le principe qui préside à cette opposition «mues par elles-mêmes — mues par l’homme»? Le tertium comparationis est le mouvement, le changement, comme tels. «Comme tels» ? Est-ce l’en-soi d’une notion pure qui a fait de la recherche de l’origine une recherche des causes ? N’est-ce pas plutôt une expérience très précise, à savoir celle du mouvement et du changement dont nous sommes l’auteur, qui a aiguillé la pensée classique sur la voie des explications causales? En ce cas, c’est seulement parce que l’homme se saisit d’abord lui-même comme architecte, commenceur de fabrication, que la nature, elle aussi, peut lui paraître mue par des mécanismes de cause et effet; que la croissance «commence» et «fait», elle aussi. Parce que l’artisan éprouve l’origine de la production en lui-même, qu’elle est indigène, il en retrouve une autre, concordante, dans la nature qui lui paraît alors allogène. L’expérience qui guide la compréhension de l’origine telle qu’elle est a l’oeuvre dans la «philosophie de la nature» est paradoxalement l’expérience delà fabrication d’instruments et d’oeuvres d’art, donc de la manufacture au sens littéral.

Une des façons de conduire la déconstruction de la physique d’Aristote afin de pouvoir remonter au-delà de sa notion d’arché, c’est donc de montrer que les différences spécifiques « mouvement physique » et « mouvement technique » n’épuisent pas les phénomènes qu’il appelle naturels. Quel est le facteur résiduel qui demeure? Il arrive à Aristote d’entendre physis littéralement comme éclosion, venue à la présence. Alors le point de vue du faire, du «rendre présent», s’efface derrière l’émergence à la présence — émergence des plantes aussi bien que des ouvrages. Dans ces textes, la distinction entre deux types d’arche disparaît parce que la pré-compréhension cinétique de la nature disparaît. Le mot arché ne se rencontre pas dans les passages où physis est compris à partir du verbe phyein, venir à la présence.

L’origine comme commencement et commandement n’est qu’un dérivé de cette compréhension verbale plus primitive, préservée même dans le latin (oriri — origine ; nasci — nature). Aristote, donc, parce qu’il parle grec, sauvegarde comme malgré lui une trace de la compréhension présocratique de l’origine comme phyein, comme montrer-cacher. Mais cette fidélité intermittente à ses prédécesseurs s’efface, dans les textes et plus encore dans la tradition, au profit du lien entre physique et recherche des causes, entre la découverte des choses comme constamment présentes et la fortune philosophique de la notion d’arché. «Arché n’est pas un concept directeur pour l’être, mais ce terme est seulement issu de la détermination grecque originaire de l’être.»