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Javary: Le Tétragramme

domingo 20 de julho de 2014, por Cardoso de Castro

  

Les quatre lettres Iod, He, Vav, He se trouvent en compétition dans les textes de l’Ecriture Sainte avec le mot Elohim. On distingue donc une tradition dite elohiste et une tradition dite yahviste. Mais cette vocalisation de Y H W H est conjecturale, car le Tétragramme est imprononçable, puisque sa vocalisation est inconnue et que nous ne possédons que quatre consonnes. Ce fait correspond donc à l’idée que, avant la création, Dieu est ineffable.

Ce nom ineffable aurait été révélé à Moïse :

"Dieu dit en effet à Moïse (Exod. XXXIII, 19) : Tu ne pourras voir ma face. (...) Mais je prononcerai le Nom Tétragramme devant toi, ce que les kabbalistes expliquent : Je prononcerai devant toi ce grand Nom que tu ne pourras voir. (...) Il apparaît clairement par là que selon Ramban, Dieu, conformément à lui-même est son Tétragramme, et que Moïse ne le vit pas..." (La Kabbale  , p. 218)

Pour les kabbalistes, le Tétragramme c’est donc Dieu qui ne s’est pas encore manifesté dans sa création :

"Donc avant qu’il y eut créature quelconque, il n’y avait rien que Dieu, son Nom Tétragramme et sa Sagesse, selon l’enseignement de la Kabbale. (La Kabbale, p. 219)"

Si le Tétragramme est non prononçable, c’est que « ne peut être composé par aucun vocable humain un nom qui puisse égaler la nature de la divinité » (Ibidp. 231). L’utilisation de ce nom, non prononçable, se justifie par la faiblesse de l’esprit humain ; il faut nous servir de nombres et de figures, car nous ne pouvons pas découvrir le véritable nom de Dieu, pas plus que nous ne pouvons comprendre sa véritable nature. Le problème est le même pour les noms des anges et Reuchlin analyse ainsi le mécanisme :

"Ces noms sont de la sorte comme des moyens de notation. Ils incitent nos sens par leur forme (...) Nos sens à leur tour mettent en branle l’imagination, l’imagination la mémoire, la mémoire la raison, la raison l’intellect, l’intellect la Mens, la Mens l’âme." (Ibid., p. 232)

Le Tétragramme est donc un « charagma » [1]. Ce caractère abstrait du Tétragramme a donc incité les kabbalistes à le rapprocher de la Tetractys de Pythagore   (Ibid., p. 239). Mais les chrétiens ont essayé d’expliquer pourquoi Dieu, qui est représenté par la quaternité chez les kabbalistes et les pythagoriciens, est Trinité dans la théologie chrétienne. Nous reviendrons sur ce problème dans la deuxième partie de cet article.

Puisqu’il représente l’essence divine, le Tétragramme est représenté par Aleph, la première lettre de l’alphabet hébreu (Ibid., p. 260). Il est principe. Les exégètes modernes admettent, comme les kabbalistes, que l’origine de ce nom serait le verbe être en hébreu. Il signifierait donc « Je suis », ou « qui est ». Mais dans leur recherche les kabbalistes ont distingué trois essences :

"Le Nom ineffable, notre première essence, Ehieh, l’essence dans les choses, et Iah, l’essence dans les mérites." (Ibid., p. 261)

Parce qu’il commence par Yod (le « i » hébreu, la plus petite lettre de l’alphabet), « nous devons (...) saisir qu’il est le point infini et le complément de tout nombre, c’est-à-dire de toutes choses » (Ibid., p. 261). De plus Yod a pour équivalence numérique 10.

Mais le Tétragramme est à la fois être et non-être, comme il est un et non-un :

"Et peut-être n’est-il pas dit Un, de même qu’il n’est pas dit Être (Ens), puisqu’il est au-dessus de tout être, et que de lui émane tout ce qui est. Aussi a-t-il été appelé par les plus contemplatifs Ain, c’est-à-dire Non-Être (Non Ens), comme on lit dans Exode 17 : (...) Or on lit dans le Livre de la voie de la foi et de l’expiation qu’il est les deux, être et non-être, puisque les choses qui sont et celles qui ne sont pas viennent de lui et sont après lui (Ibid.)."

C’est pourquoi Reuchlin évoque le mystère de l’Être en termes lyriques :

"Quand ayant écarté toutes les créatures, je serai monté au-dessus de tout être, je ne trouverai autre chose que la mer infinie de la Nihilitude et la source de toute entité découlant de l’abîme des ténèbres éternellement. Ô hauteur, ô profondeur, ô notre faiblesse." (Ibid., p. 260)


Les kabbalistes ont travaillé sur le Tétragramme et en ont tiré d’autres noms. Ainsi par « révolution alphabétique » on peut obtenir le nom Mazpaz : selon le 22e alphabet du Sepher Iesirah « le Iod se permute en Mem, le He en Zade, le Vau en Pe, pour faire Mazpaz, Adonai Iod He Vau He » (Ibid., p. 256). Ce nom ne se trouve pas dans la Bible  , il est « le symbole et le sceau du Tétragramme ineffable » et « doit être rapporté au règne de David   » (Ibid.).

Par développement on peut obtenir les « 72 noms sacrés qu’on appelle Schemhamphoras formant un seul nom, c’est-à-dire le nom qui développe le très saint Tétragramme » (Ibid.).

Voici comment on procède pour trouver 72 à partir de YHWH :

"Vous aurez soin de vous souvenir que de même que le nombre de 72 provient, par proportion arithmétique, du nombre du Tétragramme, ainsi (...) En effet, comme n’importe quelle lettre hébraïque a sa valeur numérique particulière, de Iod He Vau He se produisent 72 de cette manière : Iod vaut 10, He 5, Vau 6, He 5 encore. Par l’art de l’arithmétique le tout se réunit ainsi : Iod = 10, Iod He = 15, YHW = 21, YHWH = 26. Réunissez maintenant chacun de ces nombres : 10, 15, 21, 26, vous aurez 72." (Ibid., p. 232)

On peut aussi travailler sur le Tétragramme de la façon suivante :

"Car si à partir de ces quatre lettres YHWH vous placez quatre fois Yod, et ainsi en descendant trois fois He, deux fois Vau, une fois He, vous obtiendrez la somme de 72, qui développe le nom de Dieu inénarrable et incompréhensible." (Ibid., p. 239)

On peut aussi partir des 50 portes auxquelles on ajoute les 22 lettres de l’alphabet hébreu : et l’on trouve alors la « série des 72 anges, dont on rapporte que se compose le Schem hamphorasch, c’est-à-dire ce grand nom du Dieu suprême développé » (Ibid., p. 226). Entre le Nom ineffable et sa création les kabbalistes ont placé des intermédiaires. On se sert « d’espèces nombreuses et variées d’anges », pour « désigner le seul Dieu très bon et très grand », « tout comme nous désignons un prince par ses courtisans ou un général par son armée » (Ibid., p. 240). On trouve dans La Kabbale les 72 versets de psaumes (cf. p. 229, 241-246) dans lesquels on peut lire le Tétragramme et le nom d’un des 72 anges. Ce sont ces 72 anges qui assistèrent Moïse au moment de la sortie d’Egypte ; il faut compter parmi eux les deux anges préposés aux colonnes de nuée et de feu. Cet « ange de la nuée », parfois assimilé à la Sekina, représente en fait « maints autres anges princes de l’univers » (p. 229).

Une multiplication, bien kabbalistique, permet encore de trouver ce nombre de 72 anges :

"Etant donné que l’ange est l’altérité, comme Dieu est l’identité, et que la première altérité est le binaire, nous conjecturerons justement que de la multiplication du binaire est né le nombre des anges. La multiplication cubique du binaire se fait ainsi : 2 fois 2 au carré, le produit est 8, premier cube. Si vous distribuez les 8 anges en 9 chours, vous aurez 72, autant que 8 multiplié par 9." (Ibid., p. 239)

Il existe aussi un nom de 42 lettres. Les 42 caractères « sont dits un seul Nom, parce qu’ils ne signifient finalement qu’une seule chose » (Ibid., p. 288). Il s’agit d’un assemblage de plusieurs noms « qui s’embrassent entre eux » (Ibid.). Reuchlin nous propose cette fois une division « pour découvrir ce Nom à la façon des kabbalistes » : il faut répartir « les 42 lettres en 7 mots, puis chacun d’eux en deux petits mots » de 3 lettres chacun. En multipliant 6 par 7 on retrouve effectivement 42 ! (Ibid., p. 291.) Voici quelques-uns de ces mots : SGTBMA, SGTTKZ, MYTAZB, etc. Craignant d’être soupçonné de magie, Reuchlin nous avertit qu’en définitive la puissance de ce nom n’est pas différente de celle de Dieu : « la vertu de ce présent Nom de 42 lettres, son action, sa vigueur, son efficace, son achèvement, sa perfection dépendent de la voix de Dieu » (Ibid., p. 293). Sa recherche se poursuit « par toutes les connexions des alphabets », et il prend pour exemple le premier alphabet de permutation du Iezirah, ce qui donne TDL, GNB, TDL, LAQ, etc.

On peut aussi pratiquer 12 transpositions à partir du Tétragramme, sans porter atteinte à la stabilité de ce dernier. Mais on ne saurait aller au-delà, « car tout ce qu’on trouverait ne désignerait rien d’autre que l’essence. En voici les symboles : YHWH, YHHW, YWHH » etc. (Ibid., p. 265). « Ces douze noms sont tenus pour un seul nom chez les kabbalis-tes et comme signifiant une seule chose, quoiqu’ils soient 12 moyens pour l’exposer » (Ibid.).

Il y a un autre nom de 12 lettres, qui est une substitution d’origine rabbinique et n’est pas à proprement parler dû à des calculs kabbalisti-ques, c’est le fameux Ha Qadosh Baruk Hu, c’est-à-dire le Saint béni soit-il, plus généralement écrit en abrégé HQBH. Il fallait éviter de profaner le Tétragramme et de s’en servir à des fins magiques (Ibid., p. 295).


Certains des Noms de Dieu ne sont pas en relations arithmétiques avec le Tétragramme, mais ils se trouvaient déjà dans le texte de la Bible, associés ou non avec YHWH. Deux sont des mots simples Iah et El, deux sont dérivés de El : Elohim et Eloha. Adonai n’est qu’un nom commun sacralisé et signifie seigneur. On peut ajouter Sadai, Shadai et Sabbaoth, qui signifient la puissance du Dieu des armées. L’exégèse kabbalistique, qui ne se soucie pas des raisons probables pour l’emploi de ces noms divers, est d’une extrême richesse.

Le nom Iah, qui signifie Dieu, ne se trouve guère qu’en composition, en particulier dans les noms propres. Les kabbalistes l’ajoutent à Ben, fils en hébreu, pour former le mot Binah, Intelligence, la troisième des Sefirot, dont nous reparlerons.

Le mot El, de la même racine que Allah, est le mot sémitique pour signifier Dieu. Comme Iah, qui représente la première partie du Tétragramme vocalisée Yahve, Reuchlin relie El au Tétragramme, mais par une démonstration bien déroutante pour nos esprits :

"...El, Elohim, Eloha. Chacun d’eux tire son origine du Tétragramme ineffable, qui contient quatre lettres, voici le 4, qui désigne 26 [2], voici le 26, qui sont tous un seul symbole de Dieu, et voici le Un ; joignez chacun, le 4, le 26, et le 1, vous obtenez El [3]. Si vous ajoutez à ce nom la terminaison du Tétragramme WH vous aurez Eloha. Pour Elohim maintenant on dira que son Mem n’a pas de signification réelle, ce n’est qu’une inflexion grammaticale. (...) Si vous ajoutez au début du Tétragramme Iah El en ordre inversé, vous aurez Elohi, qu’on prononcera Elohim avec la flexion du Mem. Ce mot qui est écrit souvent avec les lettres du Nom ineffable a les voyelles d’Elohim. En Kabbale, on use souvent en effet de l’ordre inverse (Ibid., p. 264)."

Iah et El s’opposent ; Iah c’est Dieu dans sa clémence, El Dieu dans sa puissance et dans sa force : et Reuchlin compare l’appellation de Jupiter capitolin, très bon, très grand, à celle que la nation des juifs donne à son Dieu, qui a nom Iah pour ses bienfaits, et pour sa puissance et sa force El (Ibid., p. 237).

"Iah s’oppose aussi à Adonai, comme la clémence au monde de la sévère justice. Les kabbalistes s’appuient sur le Ps. CXXIX, 3 : Si tu gardes le souvenir des iniquités, ô Iah Seigneur, qui pourra subsister ? (Ibid., p. 237)."

On peut aussi combiner Iah ou El avec l’un des 72 noms et l’on obtient « un nom particulièrement remarquable avec l’accent sur la dernière syllabe » (Ibid.). Ces noms doivent être prononcés « avec crainte et tremblement par les hommes dévots et dédiés à Dieu » (Ibid., p. 238).

Mais l’opposition la plus fréquemment évoquée par les kabbalistes est celle Adonai/Elohim :

"Dieu ineffable avant la création, fut appelé pendant la création Elohim, et après la création habitant dans le monde comme dans son Temple Adonai (Ibid., p. 265)."

Dieu Tétragramme devient donc quand il crée Elohim, puis quand il règne sur le monde créé Adonai. Mais la relation entre le Tétragramme et Adonai est plus subtile encore, puisque Reuchlin continue :

"On lit ainsi Psaume 11 (XI, 4) : Tétragramme dans son saint Temple, Tétragramme qui a son trône dans les cieux, qui domine dans ses oeuvres. (...) Aussi en Kabbale le Temple est le symbole d’Adonai et réciproquement par égalité numérique. De même que l’ineffable Tétragramme doit être adoré dans Adonai comme dans son HYKL, temple, Dieu doit être aimé en Dieu selon le triple monde, en Jérémie (VII, 4) : Temple du Seigneur, Temple du Seigneur, Temple du Seigneur (Ibid., p. 265)."

Mais d’autres combinaisons restent possibles, toujours riches d’enseignement, entre ces trois noms principaux de Dieu. Si durant la création Dieu est bien Elohim seul, après la création, c’est « Elohim Tétragramme, Roi des rois, Seigneur des seigneurs » qui « fait son entrée. (...) Ici le Tétragramme retentit ouvertement aux oreilles de toutes créatures pour la première fois, pour que nous comprenions la Clémence de Dieu avec sa justice » (Ibid., p. 262). Si le Tétragramme est placé avant Adonai « nous comprenons que la puissance du Tétragramme descend jusqu’au mot Adonai proféré » (Ibid.). Dans l’ordre inverse, Adonai Tétragramme, « nous concevons alors par la Mens que les numérations, c’est-à-dire les propriétés divines montant de bas en haut, appréhendent la lumière (lux) suprême » (Ibid., p. 263). Parfois aussi c’est la propriété de jugement qui est suggérée en associant le Tétragramme à Sabbaoth, des armées.


Quelques expressions, de par leur sens même, sont souvent jointes à des noms de Dieu et peuvent servir à le nommer : Shadai et Saday (puissant), Elyon, très haut, Kados, saint, Haï, vivant : l’expression El Haï sert à évoquer l’âme du Messie [4] :

"Il n’y a en effet aucun intervalle entre l’âme du Messie et El Haï. Mais El Haï est la source des eaux de la vie, et l’âme du Messie le ruisseau de vie (Ibid., p. 97)."

Nous omettons des expressions comme ha-Maqom, le lieu, ou ha-Shem, le nom : ces substituts du nom divin ont été créés pour remplacer des mots trop chargés de sacralité. Mais avant d’aborder brièvement l’étude des Sefirot, ou Numérations, nous pouvons dire avec Reuchlin :

"Combien il faudrait d’études et de mots à celui qui voudrait publier tous les mystères du Nom Tétragramme, dont on ne trouve jamais nulle fin, comme il n’en est pas pour la substance de Dieu (Ibid., p. 263)."

Mais le Tétragramme, le « quadrilittéré ineffable Y H W H » (Ibid., p. 261), est bien au cour du débat, puisque Paul Rici dans son Agriculture Céleste a pu écrire que « tous les autres noms de Dieu s’insèrent sur le nom Tétragramme comme les branches et les feuilles d’un arbre s’insèrent dans le tronc » (p. 175).


Parce qu’il fut l’un des premiers esprits de son temps, Jean Reuchlin, l’humaniste de Pforzheim, se montra particulièrement sensible à la distance qui sépare l’homme dans sa faiblesse, de l’infini de Dieu. Aussi accorda-t-il une large place, dans La Kabbale, aux 50 portes et aux 32 sentiers qui jalonnent notre route vers la connaissance de Dieu.

Les 50 portes de l’intelligence « ont été reçues par Moïse », mais il ne put franchir la dernière :

"Certains des nôtres ont estimé, dit le juif Simon, que cette cinquantième porte était la résurrection. (...) Je pense que c’est plutôt l’essence de Dieu dont le Tétragramme est le symbole... (Ibid., p. 218)."

De savantes acrobaties arithmétiques permettent à Reuchlin, partant du nombre dénaire, d’arriver à l’infini (Ibid., p. 216 sq.). Ces portes devaient permettre, par une initiation progressive, de parcourir successivement « les éléments, les composés d’éléments, les âmes, les corps célestes et les incorporels supracélestes » (Ibid., p. 216). Et la porte la plus haute ne peut être connue que par le Messie, car « c’est Dieu unique, créateur de toutes choses » (Ibid., p. 221).

A l’inverse, « les 32 sentiers sont dirigés du faîte le plus haut vers le point le plus bas de la base » (Ibid., p. 222). Reuchlin les énumère : « Le premier est l’intelligence miraculeuse. (...) Le second sentier, intelligence sanctifiante, est le fondement de la Sagesse éternelle, qui est appelée foi » (Ibid., p. 223 sq.). Le dernier est P« intelligence naturelle, par laquelle la nature des choses matérielles sous la sphère de la lune accomplit sa perfection » (Ibid.).


Mais plus que sur ces catalogues des diverses manières de connaître, les kabbalistes chrétiens ont porté leur intérêt sur les Sefirot, qui sont au nombre de dix. « Ce sont les dix noms divins que nous mortels concevons de Dieu. Ce sont noms d’essence, de personne... » (Ibid., p. 246). Certains ont voulu y voir des attributs de Dieu « qu’ils soient négatifs, positifs, absolus, relatifs ou connotatifs » (Ibid., p. 247). Ces dix Sefirot, ou numérations, ou mesures sont généralement divisées en deux séries : la première, qui comprend les trois Sefirot supérieures, Keter, la Couronne, Hokma, la Sagesse, Bina, la Prudence ou l’Intelligence, a souvent, comme nous le verrons, été comparée à la Trinité des chrétiens. La deuxième série, appelée « édifice », évoque davantage les attributs de Dieu : Clémence, Sévérité, Beauté, Triomphe, Louange, Fondement, Royaume (Ibid., p. 246) [5]. « Au-dessus de la Couronne (Keter) se situe l’En-Sof (Infinitude) et c’est l’abîme » (Ibid.).

Or, cette partition de Dieu en dix Mesures, si paradoxal que cela paraisse, ne rompt pas l’unité de Dieu ; car comme pour les autres noms de Dieu, tout, en fin de compte, revient à nommer le Tétragramme, donc à affirmer que Dieu est Un et son Nom Un :

"Ils (les kabbalistes) exposent cette question compliquée, et ils ramènent et réduisent presque tout l’Ancien Testament à ces dix Sefirot, puis au moyen de ces dix numérations aux dix noms de Dieu et à l’unique Tétragramme (Ibid.)."

Pour préserver cette unité ils utilisent d’ailleurs souvent deux images : celle de l’arbre séfirotique, et celle de l’homme : les Sefirot devenant, selon le cas, membres du corps humain ou branches de l’arbre.

En ce qui concerne l’En-Sof, certains pensent qu’il fait partie de l’arbre séfirotique, d’autres qu’il le domine. Voici la solution proposée par Reuchlin, qui suit le Bahir  , sur ce difficile problème :

"Il est écrit en effet dans le Bahir : il n’y a pas de principe, si ce n’est la Sagesse. A quoi il me semble avoir bien répondu en disant que l’Infinitude elle-même des trois plus hautes numérations de l’arbre de la Kabbale, que vous avez l’habitude d’appeler les trois personnes divines, est essence absolue, puisqu’elle est retirée dans l’abîme des ténèbres, immanente et en repos, ou comme on dit n’ayant égard à rien. Aussi l’appelle-t-on Rien, ou Non-Être et Sans Fin, c’est-à-dire En-Sof, parce que nous, qui sommes frappés d’une telle pauvreté d’intelligence à l’égard des réalités divines, nous ne jugeons de ces réalités qui n’apparaissent pas, pas autrement que de celles qui ne sont pas. Mais quand il se présente en sorte qu’il est quelque chose et subsiste réellement, alors VAleph ténébreux se change en Aleph lumineux (Ibid., p. 248)."

Ces trois premières Sefirot, que, dit le juif Simon s’adressant au chrétien Reuchlin, « vous avez l’habitude d’appeler les trois personnes divines », ont particulièrement retenu l’attention de Reuchlin.

La première Sefira, Keter, souvent symbolisée par Aleph, la première lettre de l’alphabet, en s’associant à Beth, la deuxième lettre, celle qui lui est la plus proche, devient AB, mot hébreu qui signifie père, père de toute génération et production :

"...Keter, c’est-à-dire la Couronne du règne de tous les mondes, est la source sans fond et Ab ha-Rahamim, le père des miséricordes, dont le mystère est qu’il scelle Ehieh par Emeth, c’est-à-dire l’essence par la vérité (Ibid., p. 247)."

Si Keter peut évoquer le Père, Hokma présente bien des analogies avec le Fils (Ben en hébreu) ; Beth s’associe à la lettre Nun et « engendre ainsi Ben, le Fils, qui est la première production de la Déité » (Ibid., p. 249). Le Fils, qui est « principe de l’altérité », est donc celui « par qui toutes choses ont été faites ». Comme le Verbe, de la Trinité chrétienne,

Hokma, la Sagesse, est à la fois premier-né et principe, même si cela peut paraître étonnant au premier abord.

La troisième des Sefirot supérieures, Binah, l’Intelligence, est souvent assimilée au Saint-Esprit de la Trinité chrétienne. Nous reviendrons sur cette Sefira dans la deuxième partie de cet article, car elle a souvent été nommée Sekina par les kabbalistes, et l’étude de la Sekina dans la Kabbale chrétienne fera l’objet de cette deuxième partie.

De même que les chrétiens affirment que Dieu est Un et Trois, les kabbalistes « affirment que les trois premières numérations kabbalistiques Keter, Hokma et Binah sont une seule couronne du plus grand Roi... » (Ibid., p. 297).


Cet exposé de la Kabbale juive, faite par un chrétien, est remarquable par son effort d’objectivité : il est vrai que le procédé du dialogue permettait à Reuchlin de présenter à Léon X les principaux thèmes kabbalistiques, sans faire chaque fois les rapprochements, auxquels il devait penser, avec le christianisme. Le juif Simon se contente d’initier ses deux interlocuteurs, le pythagoricien Philolaus et le chrétien Marrane ; c’est ce dernier qui exposera l’exégèse du Nom de Jésus, où le Shin, lettre de la miséricorde, a été ajouté au Tétragramme. Car la Kabbale, pour un chrétien du seizième siècle, ne serait pas achevée si on ne pouvait grâce à elle prouver la divinité de Jésus-Christ, c’est-à-dire, montrer d’une certaine façon, même un peu appuyée, l’équivalence entre le Nom de Jésus et le Nom de Dieu. Il part d’un passage du Raziel où, à Adam accablé par sa faute, est annoncé que de sa descendance « naîtra un homme juste et pacifique, un héros, dont le nom contiendra dans les commisérations ces quatre lettres IHUH » (Ibid., p. 54). Puis après quelques développements un peu longs, un verset de la Genèse (IV, 26) est interprété par guématrie [6]. Si bien qu’au lieu de la lecture traditionnelle : « Celui-ci commença à invoquer le nom du Seigneur (YHWH) », on peut lire : « On s’attendait alors à ce qu’il fut appelé par Sin du milieu de IHUH. » L’adjonction de ce Shin permet alors de retrouver le Tétragramme dans le Nom hébreu de Jésus, qui signifie Sauveur : Y S U A (Ibid., p. 54 et sq.). Cette exégèse a souvent été trouvée peu convaincante et un peu forcée, ce n’est certes pas la partie la plus intéressante de l’ouvre de Johann Reuchlin.

Toute la Kabbale exposée par Reuchlin apparaît donc comme une inspiration, suivie d’une expiration : le Nom de Dieu, le Tétragramme, se développe presque à l’infini, puis par un mouvement inverse du multiple l’on revient à l’un. Cette dynamique de la Kabbale, cette respiration cosmique, semble l’un des traits essentiels de toutes ces spéculations. Nous conclurons donc cette première partie en citant ce beau vers de Georges de Venise :

Ch’ogni numero in Dio sol un diventa (Car chaque nombre en Dieu seul devient un)

Car toute cette arithmétique sacrée n’est finalement qu’un moyen de prouver l’unité de Dieu.


[1Tel qu’il se présente, le Tétragramme est donc un « charagma » de quatre lettres sans vocalisation : l’ancienne vocalisation Jehovah est une confusion due au fait que les juifs indiquent sous les quatre lettres du Tétragramme les voyelles du mot Adonai, Seigneur, qu’ils lisent à la place du Tétragramme. La vocalisation Yahvé est conjecturale et récente. Elle n’est pas employée par les juifs.

[2En additionnant la valeur numérique des quatre lettres : 10 + 5 + 6 + 5 = 26.

[3En additionnant 4 + 26 + 1 =31 ou la valeur de L = 30 et de E (Aleph) = 1, donc 30 + 1 = 31.

[4Voir ce que Reuchlin dit de Metatron dans La Kabbale.

[5Les noms en hébreu sont Hesed, Gebura, Tiferet, Nezah, Hod, Iesod, Malkuth (Ibid., p. 246-247).

[6Procédé qui consiste à tirer des conclusions en partant de la valeur numérique des mots.