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Alain: Cette pensée de plusieurs est-elle elle-même plusieurs ?

sábado 29 de novembro de 2008, por Cardoso de Castro

  

Concevons le célèbre cheval de bois ; donnons-lui des yeux, des oreilles, des narines, et que les choses y fassent empreinte. Ce n’est pas ainsi que nous pensons ; l’odeur n’est pas ici et la couleur là ; mais la couleur et l’odeur sont pensées ensemble dans l’objet. Me voilà donc à rassembler mes sens en quelque sens commun, cerveau ou comme on voudra dire, où les sensations soient ensemble. Mais c’est encore cheval de bois. Les parties de ce sens commun font encore qu’une sensation n’est point où est l’autre ; ou bien, s’il n’a pas de parties, nous sommes à la pensée, à l’âme, enfin à ce qui n’est point chose. Mais ce genre d’argument ouvre le chemin à d’étonnantes remarques, qui font entrevoir l’idée. Car, s’il vous plaît, cette pensée que les sensations sont différentes, cette pensée aussi que la vue n’est point l’ouïe, où est-elle ? Et cette pensée que les sensations sont plusieurs, où est-elle ? Et cette pensée que les parties du sens commun sont plusieurs, où est-elle ? Mieux, cette pensée de plusieurs est-elle elle-même plusieurs ? Nous voilà ramenés aux cinq osselets, humble exemple. Mais Socrate   dit dans le Phédon   quelque chose qui est encore plus simple et plus désespérant, par cette évidence qu’il fait paraître et qu’aussitôt il cache. Car, dit-il, il ne savait plus comment deux et deux pouvaient faire quatre ; bien pis, il ne savait plus comment un et un pouvaient faire deux. Est-ce le premier un qui devient deux, ou le second, ou quoi ? Mais est-il possible que un devienne deux ? Et enfin, ces cinq osselets, comment sont-ils cinq ? Le cinquième fait cinq, mais ce n’est pas lui qui est cinq ; ni lui, ni aucun des autres. Le cinq est en tous et comme posé sur eux, indivisible. Le cinq est sans parties ; le cinq n’est pas une chose ; le cinq ne périt point ; il ne devient point ; il ne vieillit point. Le cinq, c’est une pensée. Mais ce n’est pas assez dire ; car ce n’est pas parce qu’on y pense que le cinq est cinq. Il était cinq avant, il est cinq encore après. Dans les nombres il a sa place éternelle, et sa nature que rien ne corrompt. C’est une idée. (Alain, Idées)