Vallin (EI:34-39) – Le dogmatisme temporaliste et l’expérience de l’individualité.

(VallinEI)

B) Problèmes posés par les structures temporelles

Après cette esquisse des caractères essentiels des structures temporelles, nous voudrions évoquer divers problèmes soulevés par notre description.

1) La dialectique des structures temporelles

Une question préalable qui s’offre nécessairement à la réflexion est celle de la hiérarchie des structures ou du moins de l’ordre que nous avons choisi pour les décrire ; nous signalions plus haut que cette hiérarchie pourrait se fonder sur la proximité respective de ces structures par rapport au pôle « essentiel » ou « métaphysique » de la manifestation. A cet égard, il est évident que la sphère logique occupe le premier rang et la structure négative le dernier, la structure esthétique se situant dans l’intervalle.

Par ailleurs nous rappellerons que l’ordre suivi par notre description des structures est également celui de leur succession historique, tout se passant comme si l’histoire de la philosophie impliquait, du moins dans ses grandes lignes, une « désessentialisation » progressive de l’être, une affirmation de plus en plus accentuée du « cosmologique pur » au détriment du « métaphysique » ; les systèmes axés sur la « sphère négative » révèlent, selon nous, les possibilités ultimes de ce qu’on pourrait appeler le cycle actuel de l’histoire des idées philosophiques.

Nous avons envisagé dans un précédent ouvrage les divers moments de cette dialectique historique1. C’est la dialectique individuelle qui retiendra ici notre attention.

La structure logique apparaît comme la sphère la plus « solide » et la plus habituelle de la subjectivité et correspond dans une certaine mesure à ce que l’existentialisme a nommé la « banalité quotidienne » : telle est la deuxième raison qui justifie sa place au début de notre description. Les temporalités « esthétique » et « négative » sont des structures beaucoup plus fugitives et difficiles à cerner, ainsi que l’attestent les exhortations de Bergson à remonter la pente de nos habitudes intellectuelles et celles de Sartre nous demandant de nous arracher à la « mauvaise foi ».

Tout se passe comme si la subjectivité, après avoir coupé toutes relations de participation avec la Transcendance, avait tendance à se replonger sans cesse dans l’univers « désindividualisé » de la structure logique, à fuir l’expérience aiguë de l’individualité qui s’offre à elle dans la sphère négative : telle est la dialectique bien mise en lumière par Pascal et les existentialistes (divertissement, mauvaise foi, etc.). Mais nous verrons que la sphère négative, sur le plan individuel comme sur le plan historique est la vérité (au sens hégélien) des structures panthéistiques c’est-à-dire la conséquence nécessaire de la « désessentialisation » impliquée par la vision « ordinaire », « habituelle » de la sphère logique. Sans doute l’un des mérites de l’existentialisme, sur le plan historique, est-il de dévoiler, avec une extrême lucidité les ultimes conséquences du refus implicite de la transcendance qui caractérisait V « essentialisme » antimétaphysique (Leibniz, Kant, Hegel).

1) La dialectique historique. — Sur le plan d’une « dialectique historique » c’est-à-dire des systèmes philosophiques, il est facile de montrer un processus irréversible allant de la sphère logique à la structure négative. La sphère esthétique joue ici un rôle intermédiaire mais sans établir pour autant une continuité logique et rigoureuse, à la manière de la dialectique hégélienne, entre la structure logique et la sphère négative. (La discontinuité des structures nous apparaîtra en effet comme une donnée irréductible aussi bien sur le plan historique que sur le plan subjectif.) Il est bien évident toutefois qu’il ne s’agit ici que d’un schéma très général, déterminant les possibilités caractéristiques d’un moment du processus évolutif, ce qui n’empêche pas la survivance des autres possibilités à côté des premières. D’autre part, c’est à la structure négative que s’arrêtera notre examen de la dialectique « historique » des structures temporelles, le renversement total conduisant au dévoilement des structures métaphysiques ne pouvant être qu’un objet de conjectures incontrôlables. Le problème se trouvera pourtant implicitement posé : les philosophies du « néant » qui semblent l’un des apports les plus caractéristiques de la pensée contemporaine, du moins en tant que celle-ci s’interroge sur l’essence et le destin de l’homme, ne sont-elles pas les signes d’une époque qui semble paradoxalement capable de renouer avec la pensée métaphysique conçue non comme une timide philosophie des valeurs ou une laborieuse théorie de la connaissance, mais comme une ouverture authentique et intégrale à l’Universel ?

2) La dialectique individuelle. — Sur le plan de la dialectique individuelle, le processus des structures temporelles n’est certes pas irréversible, et ce n’est donc qu’ici que l’emploi du terme de « dialectique » se trouve pleinement justifié. Bien que la sphère négative se trouve « logiquement » au terme du processus dialectique — puisque après la mise en lumière de cette structure temporelle la conscience ne saurait « logiquement » revenir en arrière, mais ne peut alors que s’avancer dans des voies nouvelles qui l’orienteront précisément vers la découverte des structures métaphysiques — en fait ce dévoilement de la structure négative n’est généralement que partiel et fragmentaire, ce qui explique la réversibilité du passage des structures panthéistiques à la sphère négative.

On peut envisager deux aspects essentiels dans la dialectique individuelle des structures temporelles, d’une part une dialectique inhérente aux structures panthéistiques, d’autre part une dialectique opposant les structures panthéistiques à la structure négative.

a) Dialectique inhérente aux structures panthéistiques. — Nous savons déjà que chaque structure apparaît comme un point de vue limité sur l’être, complet à sa manière, mais excluant par essence les points de vue impliqués dans chacune des autres structures. C’est cette exclusion réciproque qui explique et justifie en général le passage d’une structure à l’autre, la conscience individuelle ou historique ayant tendance à passer, après les excès propres à l’exclusivisme d’un point de vue déterminé à l’affirmation d’un « système » opposé.

La structure logique et la sphère négative sont liées à deux visions du monde qui s’excluent en fait, mais qui reposent pourtant sur deux exigences complémentaires et d’ailleurs conciliables sur un plan plus universel tout en demeurant contradictoires sur le plan de l’immanence temporaliste. Tandis que la sphère logique ou objectivante correspond à une exigence d’unité, d’intelligibilité, de clarté, la structure esthétique implique une exigence d’intimité, de profondeur qui comporte un certain sens du mystère et de l’irréductible singularité des êtres et des choses. Ces deux tendances demeurent inconciliables sur le plan de l’immanence temporaliste : on ne saurait imaginer leur synthèse mais seulement leur juxtaposition et leur coexistence.

La sphère objectivante nous installe dans l’univers transparent de l’habitude, de la science triomphante (plutôt que militante il est vrai), de la technologie industrielle et politique, où les réalités sont maniables et transparentes, mais où les êtres singuliers s’avèrent interchangeables et leurs tendances secrètes escamotées au profit d’une universalité tout extérieure.

La sphère esthétique, à l’opposé, nous offre la vision rafraîchissante de la singularité et de la beauté des choses qui s’épanouit dans l’attitude contemplative ou créatrice de l’artiste. Elle nous dévoile un aspect du réel totalement refoulé sinon détruit par l’habitude, la science et la technique. Nous aurons à nous demander si la vie de l’homme moderne ne nous offre pas un exemple très valable de la dialectique de ces deux structures. L’homme moderne en effet, pour échapper à l’univers monotone et désindividualisé de la science aussi bien que de sa vie ordinaire, va chercher un refuge et même une évasion dans l’art ou dans la nature non domestiquée (de l’usine quotidienne au cinéma hebdomadaire, de l’atelier à l’excursion dominicale, de la philosophie des sciences au surréalisme, etc.). Aucune de ces deux sphères ne lui suffit à elle seule : chacune appelle l’autre comme son complément, mais comme un complément contradictoire, parce qu’incapable de s’harmoniser avec la sphère opposée. En toute rigueur, le monde de la science et de la technique n’est pas beau, le monde de l’art n’est pas vrai : il y a un divorce des valeurs qui se manifeste le plus visiblement dans les produits de la technique : l’objet utile tend à exclure la beauté, l’art tend vers la pure gratuité d’une activité de luxe. D’ailleurs le monde de l’art est implicitement posé comme irréel, imaginaire, à côté du sérieux et de la pesanteur du monde « ordinaire ».

Ces deux univers semblent imperméables l’un à l’autre, et l’on passe de l’un à l’autre non par osmose, mais par un processus de rupture, par un véritable renversement : il y a discontinuité profonde, quoique passage possible et même nécessaire entre ces deux sphères. Les intentionnalités qui président à leur dévoilement respectif du réel ne se recoupent pas. La subjectivité qui demeure au niveau de l’immanence temporaliste se trouve ici comme écartelée et déchirée, même si elle n’est pas consciente de cette contradiction et de ce déchirement.

b) Passage des structures panthéistiques à la structure négative. — Mais il est une dialectique qui nous retiendra davantage en raison du rôle capital qu’elle va jouer dans la détermination d’une expérience valable de l’être individuel : c’est celle qui conduit des structures panthéistiques à la structure négative et vice versa.

Le passage à la structure négative marque à la fois l’échec et la limite de la vision du monde inhérente aux structures panthéistiques, ou plus précisément nous verrons qu’il résulte de la conscience de l’échec de l’intégration panthéistique. La structure temporelle de la sphère négative se révélera comme la vérité des autres structures et ceci de deux manières : d’abord comme le terme ultime d’un processus évolutif, individuel ou historique ; ensuite comme la structure fondamentale par référence à laquelle les structures panthéistiques prendront leur signification, du moins dans le cadre de l’immanence temporaliste. Nous avons esquissé plus haut la première perspective ; examinons rapidement la seconde. Si la sphère négative se trouve être la « vérité » des autres structures, elle prend par là même une valeur provisoire de pôle et de fondement par rapport à ces dernières ; elle apparaît comme une structure plus intime et plus profonde dont la négativité menace sourdement l’équilibre fragile des totalités panthéistiques. C’est dans ces dernières structures que la conscience cherche normalement à s’établir ou à se réfugier en raison de la double forme de plénitude qu’elle comporte : on peut affirmer qu’elle refuse l’expérience du réel qui s’offre à elle au niveau de la sphère négative. En effet, la subjectivité humaine tend naturellement à se détourner de la vision d’un monde désintégré par le néant, découronné de son sens et réduit à l’absurde. C’est cette attitude que nous nommerons « divertissement » avec Pascal.

De même qu’il y avait une dialectique intra-panthéistique consistant dans le passage réciproque de la structure objectivante à la structure esthétique, il y aura une dialectique du divertissement entre les sphères panthéistiques et la structure négative.

Du point de vue de « l’instant négatif », l’identification de la subjectivité avec l’une ou l’autre des sphères panthéistiques apparaîtra comme divertissement au sens fort et étymologique d’ « acte de se détourner de ».

Nous verrons que la « sphère négative », en fait, n’est jamais qu’entrevue : l’échec fondamental de nos projets et l’effondrement des valeurs qui se profilent comme des ombres menaçantes derrière chacun des échecs particuliers de nos démarches empiriques est toujours vaincu, refoulé, oublié. La structure négative — différant en ceci des structures panthéistiques — est semblable au « soleil et à la mort » qui selon La Rochefoucauld, « ne se peuvent regarder en face » et apparaît comme un terme idéal ou comme un pôle de signification, mais qui n’est jamais atteint en lui-même et dans la totalité de ses implications. Elle est « dialectique », en ce sens qu’elle renvoie nécessairement à d’autres structures qui refoulent ou subliment son inquiétante négativité, qu’il s’agisse des structures panthéistiques dont elle constitue la vérité et l’essence profonde, quoique jamais pleinement manifestée, ou des structures métaphysiques, à l’égard desquelles elle apparaîtra comme un moyen d’approche privilégié pour la conscience qui a perdu toute relation effective avec la Transcendance. Ce caractère « dialectique » nous semble avoir été quelque peu oublié ou escamoté par l’existentialisme dit « athée » qui, s’il a eu le mérite d’attirer l’attention sur cette structure, a tenté dans un projet héroïque et absurde d’en faire une vision du monde viable et se suffisant à elle-même. Or, nous remarquions qu’un échec de l’attitude « temporaliste » à l’égard du monde renvoyait à la structure négative comme à la vérité de cet échec, mais sitôt entrevue, la structure négative à son tour renvoie à l’illusoire sécurité et à la plénitude précaire des sphères panthéistiques.

On peut esquisser deux moments caractéristiques de ce « divertissement » correspondant à chacune des structures panthéistiques :

— d’une part le divertissement de l’habitude, de la « banalité » quotidienne, qui correspond à la sphère logique et qui consiste pour la conscience temporaliste à fuir la révélation de la contingence de ses projets et de son irrémédiable solitude en se plongeant dans la sphère des valeurs anonymes des conduites automatisées et désindividualisées (primat de la fonction sur l’être).

— d’autre part le divertissement esthétique qui caractérise le

type spirituel de l’esthète, et non plus celui du « bourgeois » (comme c’était le cas dans le moment précédent) et qui correspond à la structure esthétique. La conscience pour fuir l’expérience aiguë de sa solitude se plonge dans les valeurs de l’immédiat et part en quête de sensations inédites.

 


  1. Cf. La perspective métaphysique, op. cit., IIIe Partie, chap. II. Esquisse d’une philosophie de l’histoire de la métaphysique systématique. 

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