Vallin (EI:30-34) – Le dogmatisme temporaliste et l’expérience de l’individualité.

(VallinEI)

Les structures temporelles de la conscience

A) Description générale des structures temporelles

Ce qui nous permet avant tout de distinguer le dogmatisme ontothéologique et le dogmatisme temporaliste1, c’est leur attitude respective à l’égard du Temps. L’ontothéologie substantialiste demeure tributaire de cette Transcendance qu’elle n’a reniée qu’à demi : aussi le temps y reste-t-il toujours plus ou moins semblable à « l’image mobile de l’éternité immobile » dont parlait Platon. Les inévitables concessions au « cosmologisme » résultant du renversement des relations métaphysiques entre l’Essence et la Substance semblent se concentrer dans le passage de l’Idée divine à la substance créée, c’est-à-dire du métaphysique au cosmologique : la substance créée comporte un « plus » par rapport à l’essence qui est comprise dans l’Entendement divin, mais si la substance est inconcevable, chez un Leibniz, sans son extériorisation sur le plan des phénomènes qui se déroulent dans le temps, par contre le temps n’a ici pour rôle que d’actualiser des virtualités qui étaient éternellement comprises dans l’essence elle-même. Cette actualisation n’aboutit pas à un enrichissement des déterminations qualitatives de la substance mais à un enrichissement existentiel qui équivaut à un accroissement de type « quantitatif », pour reprendre le langage leibnizien.

Par contre, dans la perspective temporaliste qui a coupé toutes les relations avec la Transcendance, la temporalité acquiert une autonomie qui va lui donner relief et réalité. Le devenir apparaîtra désormais pour les êtres, du moins au niveau de certaines structures temporelles, comme un principe d’enrichissement qualitatif. Le temps circulaire, comme on pouvait s’y attendre après le renversement des relations métaphysiques ou normales entre l’Essence et la Substance, a tendance à faire place au temps linéaire, facteur de progrès indéfini. Nous verrons d’ailleurs que, si le Temps auquel on refuse la participation à l’Éternité n’apparaît pas nécessairement, au niveau de chacune des structures fondamentales que nous aurons à distinguer, comme création enrichissante et continuelle d’une prévisible ou imprévisible nouveauté, il semble toujours mordre et avoir prise sur la réalité intime et profonde des êtres.

Il est remarquable que les philosophes qui, de Kant à Heidegger nous ont parlé de notre « être-pour-le-temps », ont identifié de façon arbitraire l’aspect du temps qu’ils ont mis en lumière avec l’essence même du temps.

Du point de vue de la perspective métaphysique que nous avons adoptée pour décrire cette expérience immanente, il nous semble qu’on peut distinguer dans la réalité du temps divers étages qui correspondent d’ailleurs aux divers aspects injustement et inconsciemment systématisés par des philosophes tels que Kant, Hegel, Bergson ou Sartre. Nous verrons qu’on peut établir entre ces structures une certaine hiérarchie qui n’implique aucune exclusion et qui se fonde sur leur degré respectif de proximité par rapport au pôle essentiel et métaphysique ou d’éloignement par rapport au pôle substantiel et cosmologique du Manifesté.

Signalons d’abord un premier plan de clivage selon lequel les structures de type panthéistique s’opposent à la structure que nous appellerons négative à cause de la place qu’elle accorde au « Néant ».

Les structures panthéistiques ne parviennent qu’à justifier une temporalité cosmologique à l’exclusion d’un devenir concernant les êtres individuels. Dans chacune des structures panthéistiques où nous distinguerons la temporalité logique ou objectivante et la temporalité esthétique, nous verrons qu’il est impossible d’accéder à une expérience véritable de l’être individuel : elles aboutissent l’une et l’autre à la détermination de totalités cosmologiques dans lesquelles se trouvent intégrés les êtres individuels (totalités en mouvement, créations continuelles d’une nouveauté prévisible (sphère logique) ou imprévisible (sphère esthétique), telles que l’espèce, l’humanité, la Vie, etc.).

Par contre, au niveau de la structure négative, nous verrons s’opérer un véritable retournement par rapport aux structures précédentes. L’intégration panthéistique s’y avère impossible : la subjectivité qu’on y atteint se pose comme effectivement irréductible à des totalités cosmologiques, et il semble possible d’y justifier la réalité d’un devenir proprement individuel des êtres. La subjectivité y réalise l’expérience d’une sorte d’isolement radical par rapport à un monde qui a perdu son sens et sa densité existentielle. Mais nous aurons à remarquer que cette expérience échoue dans la mesure où l’irréductible singularité de l’être individuel tient au fait que la subjectivité s’identifie à un néant, à un vide, qui traduisent une nostalgie ou un refus du monde, bien plus qu’un authentique détachement. Et nous verrons que l’idée d’un devenir individuel à qui l’on refuse toute participation de type vertical (métaphysique) ou horizontal (cosmologisme ontologique ou temporaliste) est une pure impossibilité philosophique.

D’où ce dilemme qui s’imposera à notre réflexion : au niveau d’une expérience « immanente » :

— ou bien l’être individuel possède une structure véritable mais à la condition de se nier comme individualité singulière, et de trouver son essence dans une totalité cosmologique dans laquelle il s’intègre et avec laquelle il s’identifie ;

— ou bien l’être individuel se trouve posé comme individualité irréductible, mais en perdant toute réalité effective et toute structure, c’est-à-dire en s’identifiant avec le néant.

Il y a donc discontinuité entre les perspectives panthéistiques et la structure négative, qui répondent l’une et l’autre à deux exigences apparemment contradictoires, du moins sur le plan de l’immanence temporaliste : l’exigence de plénitude ontologique qui se trouve satisfaite au niveau des structures panthéistiques et l’exigence d’intimité subjective qui semble trouver un écho dans la structure de la temporalité négative.

Si nous considérons l’ensemble des structures panthéistiques, nous y découvrons de même une solution de continuité entre la temporalité esthétique et la temporalité objectivante.

Au niveau de la structure objectivante nous voyons dominer ce qu’on pourrait nommer une volonté de puissance et de possession à l’égard du réel.

La temporalité objectivante est structurée par une essence (cosmologique, et non métaphysique) qui ne se conçoit qu’engagée dans une existence temporelle. Le devenir y est posé à la fois comme enrichissant et prévisible parce que conforme à une dialectique rationnelle qu’illustre assez bien le système hégélien. Les êtres individuels se trouvent ici intégrés, selon que leur degré d’existence les fait ou non participer au temps, à des totalités cosmologiques, immobiles (espèces chimiques) ou en mouvement (Vie, Humanité), mais le mouvement lui-même a reçu le baptême de la raison.

L’intentionnalité qui détermine ici la connaissance du réel tend à poser, selon la formule de Hegel, comme irréel tout ce qui n’est pas rationnel, en enfermant la totalité de l’être dans une systématisation conceptuelle qui expulse délibérément l’individuel, le mystère, l’imprévisible, etc.

Dans la temporalité esthétique par contre, la volonté de puissance fait place à une attitude d’accueil, où le concept est rejeté au profit d’une intuition qui prétend nous faire pénétrer dans l’intimité existentielle des êtres et des choses. La saisie du réel se veut immédiate, la subjectivité prétend s’ouvrir à l’individualité mystérieuse des choses, en deçà de toutes les relations conceptuelles artificiellement tissées par l’intelligence. Discontinuité et immédiateté de la sensation pure, intuition ineffable, étonnement perpétuel, contingence radicale, voilà quelques-uns des aspects de cette vision du monde qui s’incarne notamment dans le temporalisme bergsonien.

Le refus des essences et du concept se traduit sur le plan du devenir par une temporalité linéaire qui a chassé les derniers vestiges d’une temporalité circulaire qui pouvaient encore subsister au niveau de la structure objectivante.

Nous verrons toutefois cette structure, qui cherche aussi délibérément à cerner l’individuel que la structure logique tendait à le dépasser, manquer finalement son but : la durée individuelle se confond avec le devenir universel (Élan vital bergsonien) et les êtres individuels se trouvent intégrés à une totalité cosmologique de type « vital » ou « existentiel ». La temporalité esthétique se révélera une structure panthéistique au même titre que la temporalité logique.


  1. Dans une première rédaction de ce travail, nous avons employé l’adjectif phénoménologique auquel nous avons préféré par la suite le terme temporaliste, afin d’éviter l’ambiguïté inhérente au premier terme. 

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