Vallin (EI:22-25) – Revolta antiplatônica de Aristóteles

(VallinEI)

La révolte antiplatonicienne du Stagyrite nous paraît la première expression décisive de ce refus explicite de la perspective métaphysique qui conditionne le dogmatisme de la métaphysique occidentale qu’on retrouve indistinctement à travers tous les systèmes philosophiques d’Aristote à Sartre.

Le refus de la transcendance intégrale de l’ « Idée », de l’ « Essence », et partant de l’Essence hyperessentielle des essences (le Bien, l’Un, le Soi) s’exprime assez nettement chez Aristote dans la doctrine de la substance 1.

Alors que l’ousia, c’est-à-dire ce qui fonde la réalité véritable d’un être, se situe chez Platon du côté de ce que nous avons nommé l’Essence, et se dévoile au terme de cette transascendance intériorisante que constitue l’ « intuition intellectuelle » ou la « réminiscence », l’ouaia, aristotélicienne, du moins en ce qui concerne les réalités du « monde sublunaire », c’est l’Idée en tant qu’elle se trouve incarnée dans les conditions individuantes, et qui concerne non pas la « forme » séparée, mais la forme immanente à la « matière ». Elle est constituée par le composé « hylémorphique ». La traduction classique de l’ousia ainsi conçue par « substance » nous paraît très légitime dans la mesure où ce terme désigne essentiellement 2 une réalité qui se situe du côté de la « Matière » qui « nourrit » et qui sert de « substrat » ainsi que Platon nous l’indique dans le Timée, ou du côté de ce que la doctrine taoïste appelle la « Terre » qui « supporte » par opposition au « Ciel » qui « couvre », etc., c’est-à-dire du côté de ce que nous appelons avec Guénon 3 le pôle « substantiel » du manifesté ou la Substance, par opposition au pôle « essentiel » ou Essence. De même, l’emploi constant, dans le cadre de l’ontothéologie classique, du terme « substance » pour désigner aussi bien le Dieu de saint Thomas ou de Spinoza que la « chose pensante » de Descartes et la « monade » de Leibniz nous semble aussi justifié que caractéristique, puisque l’être en général y est conçu exclusivement en fonction de ses déterminations « substantielles » ou « cosmologiques », qu’il s’agisse de l’aspect « dynamique » (volonté, énergie) ou de l’aspect « statique » ou « passif » (potentialité) de la Substance ou de la Matière.

La théorie aristotélicienne de la « substance individuelle » se pose comme une revendication des droits du « concret » contre la soi-disant « abstraction » de l’Idée platonicienne. L’être véritable de la réalité sensible n’est plus à chercher du côté de la forme « séparée », mais du côté de « l’individu que voici ». Or on sait qu’Aristote reste platonicien en tant qu’il cherche du côté de la « forme » le principe de la « réalité » ou de l’ « actualité » des choses. Mais refusant la transascendance intériorisante qui conduirait jusqu’à l’essence « individuelle », il est condamné à s’arrêter à l’essence « spécifique » c’est-à-dire à un « universel » abstrait qui ne prend consistance et densité ontologique que par son actualisation dans les existences singulières. Le principe d’individuation revêt chez lui un double aspect que nous retrouverons dans l’ontologie thomiste. Ce qui fait d’un être une « réalité » et non une abstraction, ce qui l’individualise ou le détermine, ou le délimite, à l’intérieur d’un « genre » ou d’une « essence » d’extension plus vaste, c’est la « forme » ou différence spécifique, c’est l’essence spécifique. L’équivalent de l’individuation d’intériorité ou qualitative se situe ici sur le plan de la « forme » spécifique, c’est-à-dire d’une condition cosmologique déterminée, que l’on n’envisage que sur le seul plan de son actualité cosmologique ou de son morcellement dans des individualités singulières. L’essence n’est réelle qu’en tant qu’elle est existentialisée. En d’autres termes nous rencontrons ici une individuation « positive » ou « qualitative » par la forme spécifique. Ce qui fait de l’ « individu que voici » un être réel au lieu d’une abstraction c’est la forme spécifique.

Mais cette individuation positive par la forme spécifique est corrélative d’une individuation négative par la matière qui lui donne son sens et sa portée ontologiques. Le classique principe d’individuation par la matière doit donc être conçu comme enveloppant deux formes d’individuation différentes :

1° Une individuation qualitative qui en raison du refus de la transascendance intériorisante reste bloquée au niveau d’une essence de type « cosmologique », c’est-à-dire existentialisée.

2° L’individuation au sens strict qui se réfère au nécessaire morcellement existentiel sans lequel cette essence resterait une abstraction.

C’est la convergence de ces deux formes d’individuation complémentaires qui détermine la structure de la substance individuelle chez Aristote.

La différenciation qualitative ne porte que sur les espèces, et non sur les individus proprement dits. L’individu singulier ne se distingue pas d’un autre individu en vertu d’une essence qui serait autre que celle de l’espèce. L’individuation de l’individu singulier ne se fait que par la matière. Ce n’est que l’individuation de « l’individu spécifique » qui s’opère en vertu de la « forme ».

La substance de l’individu que voici c’est l’espèce en tant qu’elle se manifeste par essence dans des individus en général (l’individuation par la matière ou l’existentialisation de l’essence s’avère ici une nécessité ontologique inéluctable), mais seulement par accident dans tel ou tel individu singulier que voici. L’individuation qualitative ne réussit donc pas à pénétrer la sphère de cette ultime détermination que peut sembler constituer l’individu singulier comme tel. La détermination qualitative s’arrête devant les « individus » qui nous introduisent dans le royaume de l’ « indéfini ». L’individu singulier n’est individué en tant que tel que par la « matière ». L’existentialisation nécessaire de l’essence ne parvient donc pas à justifier ni à intégrer ici la réalité de ce dernier.

Les conséquences de ce dogmatisme antimétaphysique de la substance individuelle s’avèrent particulièrement importantes sur le plan de l’anthropologie. L’homme aristotélicien s’oppose à l’homme platonicien qui appartient effectivement au « monde intelligible » et qui apparaît par conséquent identique au Soi qu’il atteint au terme d’une transascendance intériorisante vraiment intégrale.

L’homme aristotélicien s’identifie avec l’animal raisonnable : réduction cosmologique de l’essence à certaines conditions limitatives. L’essence de l’homme c’est l’espèce humaine, c’est l’essence spécifique en tant qu’elle se manifeste dans les individualités humaines. L’individualité humaine qui ne s’intériorise que jusqu’à l’essence spécifique ne trouve pas ici le fondement d’une différence essentielle qui permettrait de distinguer qualitativement deux individus singuliers. L’essence de Socrate c’est l’humanité en tant qu’elle se manifeste nécessairement dans des individus, mais par accident en « Socrate » ou « Coriscos ».

 

  1. Dont il traite surtout au livre Z de la Métaphysique.[]
  2. Analogiquement, il pourra servir évidemment à désigner une réalité « essentielle », voire même « métaphysique ».[]
  3. Cf. R. Guénon, L’homme et son devenir selon le Vêdanta (Etudes traditionnelles), et id., Le règne de la quantité et les signes des temps (Gallimard).[]

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