(Richir1996)
Autrement dit, dans la pensée mythique, les protentions et rétentions de la phase de présence se faisant ne sont pas les mêmes que pour nous, elles sont toujours déjà prises, au moins pour une part, dans les codes symboliques qui cherchent à s’articuler harmoniquement dans la pensée mythique, et cela est coextensif de l’institution symbolique, au travail dans son élaboration en vue d’elle-même, d’une langue mythique, dont, si l’on veut, les «mythèmes» sont les seuls sémantèmes possibles (prépensables). C’est ce qui, encore une fois, nous donne l’impression que le sens n’est pas pris pour lui-même, ou que, s’il l’en a un (par exemple étiologique), il est «irrationnel». Quand nous cherchons à dire un sens, nous opérons aussi la transposition architectonique du langage en langue. Nous le faisons encore, quoique déjà d’une autre façon, quand nous racontons une histoire (ce sont alors les événements, supposés réels, que ce soit par hypothèse ou que ce soit en simulacre, comme dans la littérature, qui s’enchaînent, avec ce qu’ils mobilisent de «motivations»). Mais il faut comprendre que les événements du mythe sont précisément événement mythiques, et ce, en ce qu’ils ne «font» précisément événement que dans la mesure où s’y est jouée, chaque fois, en entier, la transposition architectonique comme événement de la pensée dans la pensée. Cette manière, pour la pensée, de se «surprendre» elle-même dans la plasticité d’un «événement» pour elle et en elle, «événement» où la transposition s’est opérée d’un coup, ce pourquoi elle surprend, cette manière se retrouve encore aujourd’hui, mais autrement puisque le mythe est quand même un récit en langue, dans la poésie. Non pas que la poésie soit une manière de «refaire» du mythe, mais que, le «référentiel» mythique et mythico-mythologique originel de la poésie (épique, lyrique, tragique) s’étant retiré, n’ayant été repris que sous la forme d’une poésie savante et imitatrice, ce qui fait événement pour la pensée et dans la pensée a dû être retrouvé autrement, sur le fond du corpus mythico-mythologique enfoui dans une sorte d’horizon vide. La poésie est encore une élaboration symbolique, mais elle l’est, dans les meilleurs des cas, d’une expérience» poétique, et n’a de toute manière plus pour «fonction» de «résoudre» tel ou tel problème symbolique qui se pose à la société, c’est-à-dire de fonder (et non pas d’instituer) l’ordre symbolique quant à son sens. Corrélativement, les codages symboliques de l’expérience humaine ne sont plus si prégnants qu’ils contribuent directement à la figurabilité d’un récit : du flou s’introduit en eux, ce qui rend l’invention poétique plus explicite — et ce, dès la poésie grecque classique : nous l’avons vu avec Eschyle dont l’invention poétique est encore, du même mouvement, invention mythico-mythologique —, et surtout, l’individu prend corps dans le génie du poète, qui, désormais, est un auteur explicitement reconnu comme tel. Ce qui se perd en déterminations symboliques aveugles des codes (lesquelles contribuent à ce qui fait l’anonymat des inventeurs de mythes), se regagne, au champ désormais esthétique, dans la capacité individuelle d’invention du poète. Cela veut dire aussi que l’expérience individuelle du poète commence à se travailler pour elle-même — et avec elle l’expérience individuelle de ses auditeurs ou de ses lecteurs —, que d’«expérience en pensée» de la pensée qu’est le mythe ou le récit mythico-mythologique, elle se mue en travail symbolique de l’expérience dont l’épaisseur s’est insinuée entre le mythe et les indéterminations qu’il laisse ouvertes du fait de son retrait. Le mythe est désormais «ailleurs» — et il sera, à l’époque moderne, de plus en plus profondément enfoui — et la pensée poétique ne pourra plus y retourner que par «méta-phore», comme à un champ d’imprépensable où langue et langage se retrouvent inchoativement mêlés, les significations symboliques des codages mythiques ayant été perdus. C’est en ce sens que Platon a eu raison de dire que les poètes ne savent pas ce qu’ils imitent, mais c’est en ce sens aussi que c’est pour cela même qu’ils sont des «inventeurs» ou des «créateurs», qu’ils réélaborent symboliquement l’expérience autrement, à nouveaux frais, ce que Platon avait aussi aperçu, mais pour le redouter, pensant, sans doute à tort, que la poésie ne faisait que perpétuer aveuglément ces fatales histoires de tyrannies qui échouent à se fonder en royauté — la seule manière viable étant celle qu’il a cru pouvoir élaborer avec la philosophie.