(Richir1995)
Un examen tant soit peu attentif des matériaux anthropologiques aujourd’hui disponibles montre une troublante corrélation entre l’apparition des dieux dans la pensée humaine et l’institution de l’État, c’est-à-dire tout d’abord du roi ou du despote exerçant un pouvoir coercitif sur l’ensemble de la société. Il montre aussi que cette institution ne va pas de soi, la figure royale étant affectée d’une instabilité immaîtrisable, entre le sage et juste gouvernement, d’une part, et la tyrannie arbitraire, destructrice de la société, d’autre part. Le pouvoir coercitif est toujours lourd de menaces, toujours plus ou moins coextensif d’une catastrophe symbolique qu’il est pourtant censé tenir en lisière, et, en ce sens, il y a toujours déjà en lui l’écart entre l’institution et la fondation, nécessairement symboliques : qu’un pouvoir s’institue d’un despote sur les autres hommes, avec le scandale de la servitude volontaire, cela reste à jamais une énigme — l’énigme même de son institution symbolique, qui distribue en termes reconnaissables toute la sphère du pensable, du vivable et du praticable -, et c’est cette énigme même qui reste à élaborer, dans les cadres de cette distribution elle-même, c’est-à-dire dans les termes livrés par cette institution symbolique elle-même, au sein d’une fondation qui est fondation de la « légitimité » du « système » despotique, de sa viabilité quant au sens.
Pour cela, nous allons le voir, la pensée recourt, qu’elle soit mythologique ou philosophique, à la seule procédure qui soit praticable : penser la société avant la société, dans un « avant transcendantal » qui n’a rien d’historique, de manière à faire surgir, et à assister au surgissement de la société telle qu’elle apparaît avec la figure du despote. Et comme la seule société politique, c’est-à-dire la seule société « tout court », qui soit concevable dans cette institution symbolique est la société gouvernée par un roi, la société d’avant la société est une « société » pré-politique, représentée depuis la société politique comme un « état de nature », chez les philosophes, ou bien, chez Hésiode et encore chez Platon, comme un « Age d’or » de l’humanité.
Cette « représentation », qui a dominé pendant deux millénaires notre pensée sociale et politique — et la domine encore le plus souvent -, consiste en somme à penser qu’il n’y pas de société possible sans pouvoir coercitif — l’anarchie étant synonyme de chaos — et à rabattre le champ du politique sur le champ d’action du pouvoir — très souvent avec un certain désenchantement. Or, ce type de représentation très exclusif a été récemment profondément remis en question par les travaux de Pierre Clastres sur les sociétés amérindiennes comme sociétés contre l’État, où toute irruption d’un pouvoir coercitif est tenue en respect par un système complexe d’échanges symboliques propres à neutraliser l’émancipation de la chefferie indienne par rapport à la société. Corrélativement, si l’on met ces travaux en rapport avec ceux de Lévi-Strauss sur les mythes améridiens, on s’aperçoit que ces sociétés, sièges, pour parler comme La Boétie, d’une pensée active du « contre Un » élaborent symboliquement leur condition dans des mythes où il n’y a pas de dieux — tout au moins au sens où il y a des dieux dans la mythologie. Et, comme l’a bien montré Lévi-Strauss, les mythes ont pour caractéristique d’être originairement multiples, et ce de manière indéfinie, renvoyant les uns aux autres, chacun proposant une réponse, locale, à une question symbolique locale (l’origine de telle ou telle pratique, de telle ou telle institution, de tel ou tel « phénomène » pour nous « naturels »), à quoi il faut encore ajouter que leur articulation en récits met toujours en jeu des métamorphoses de tel ou tel personnage en êtres pour nous « naturels » ou « célestes ». Précisons encore que c’est par un effet d’optique qui est nôtre (effet d’ethnocentrisme) que certains personnages de mythes peuvent être assimilés à des « dieux » : il s’agit de fondateurs mythiques de la civilisation, inventeurs de l’agriculture ou d’autres techniques, de « héros culturels » qui, parfois, sont d’ailleurs destinés, unë fois leur tâche accomplie, à quitter le monde des hommes. Jamais ils ne font l’objet d’un culte spécial, et leurs noms sont plus communs que personnels. À parler rigoureusement, si l’on peut y voir, pour ainsi dire, les « ancêtres » des dieux, ils ne sont pas des dieux à proprement parler. Enfin, à la question de savoir si les « sauvages » croyaient à leurs mythes, il faut répondre, comme Lévi-Strauss, que cette question est extérieure au problème et que, comme ceux, anonymes, qui les inventent, ceux qui les écoutent ont mutatis mutandis même rapport avec eux que nous avec telle ou telle pièce musicale. Non philosophique, le mythe ne vise pas à dire un être ou à exprimer une vérité. Il n’est ni vrai ni faux, il traite seulement d’une question de sens.