Galpérine (1987) – Damascius sobre o inefável

(Damascius1987)

Cette impression d’« avancer dans le vide », la pensée humaine la ressent dès qu’elle quitte le plan du discours qui est celui des pensées distinctes. La plus haute de nos pensées est à la fois distincte et indistincte, c’est pour Damascius celle du tout absolu qui comprend tout et n’exclut rien. Ce n’est pas le tout pensé dans sa relation aux parties, qu’il soit issu des parties, antérieur aux parties ou immanent à chaque partie. La dyade du tout et des parties est toujours au second rang et c’est une médiation. La langue grecque ne connaît pas l’équivoque qui se produit en français quand on parle du tout ou de la totalité. La notion dérivée et relative du tout s’exprime en grec par un neutre singulier : to holon. Et celle du tout absolu par un neutre pluriel : ta panta. Mais dire en français « les tous » ou « toutes choses » en voulant se tenir au plus près de ta panta, c’est s’en éloigner car c’est entendre la multitude illimitée des choses distinctes, non leur intégralité. La notion du tout absolu n’est pas non plus celle de système, ce n’est pas la coordination de toutes choses, leur syntaxis, car en elle, est encore pensée la distinction des parties. C’est encore moins l’univers sensible : to pan. Le neutre pluriel est antérieur au neutre singulier. L’idée pure du tout qu’exprime ta panta signifie la réalité la plus universelle et la plus enveloppante. L’un aussi y est compris, qu’il soit quelque chose du tout, par exemple le sommet de tout ou qu’il soit le tout lui-même. Le tout comprend l’étant et le non-étant, ce qui est au-delà de l’essence et ce qui est en deçà. Il inclut la matière. Le tout est avec ses limites, inférieure et supérieure. Et la totalité est elle-même une limite ; elle n’est pas infinie, elle enveloppe l’infini. C’est la plus haute des déterminations, mais c’est encore une détermination.

Il faut concevoir dans toute sa rigueur cette position initiale du tout absolu pour comprendre la première de toutes les apories : celle qui porte sur la notion même de principe.

L’un et le tout, le principe et la cause, sont pour nous des notions distinctes, comme les mots dont nous nous servons pour les désigner. Il semble que nous puissions les définir sans risquer de les confondre. Et nous n’éprouvons nul embarras à parler du principe de tout. Nous pensons le principe comme distinct du tout et antérieur à lui. Il nous semble que cette primauté implique la transcendance et que la dignité du principe exige qu’il soit séparé de tout.

Mais le tout reste-t-il encore tout s’il est après le principe et en dehors de lui ? Et le principe est-il encore principe s’il est sans relation avec ce dont il est principe ? Nous voulions penser distinctement le tout et son principe et voilà que nous avons un tout qui n’est plus absolument tout, et un principe qui n’est plus principe. Ce qui est affranchi de toute relation, ce qui ne se coordonne pas avec le tout, comment serait-il principe de tout ? Comme la cause est en relation avec son effet, comme le premier est premier par rapport à un second, tout principe est principe de… Une chose qui ne serait principe de rien ne mériterait plus d’être appelée principe. Le raisonnement a la même simplicité que celui du Banquet. Mais dire que tout amour est amour de… ne peut que déconcerter un moment celui qui faisait de l’amour un absolu. Bientôt il verra que l’essence de l’amour est dans la relation elle-même. Il ne saurait en être de même de la notion de principe. La pensée exige le caractère absolu du principe, et elle est déchirée par des exigences contradictoires. Aussi en vient-elle à penser tantôt sa transcendance, tantôt son rapport au tout, sans arriver à le penser à la fois comme absolu et comme relatif.

Dire que la perfection est de se suffire, ce fut pour la pensée grecque un axiome. Le plus parfait est celui qui n’a aucun besoin, qui est autarkestaton. Mais il est naturel d’admettre qu’une chose dépende de celle qui la précède immédiatement. La dépendance que considère Damascius est inverse, c’est celle du supérieur par rapport à l’inférieur.

Il apparaît alors que plus rien n’est sans besoin. La nécessité qui coordonne les parties du tout fait que toutes choses, même les premières, sont relatives à celles qui les suivent. Le plus parfait devrait être seul. Et le premier n’est pas seul. La transcendance absolue exigerait une solitude infinie. Pour la trouver il faut oser nous avancer en dehors du tout, oser penser ce qui n’est ni quelque chose du tout, ni le tout lui-même, ce qui n’est « rien du tout ».

Mais le langage ici se retourne contre nous. Comment parler ainsi sans se contredire ? Comment prétendre penser l’au-delà de tout ce qui d’une manière ou d’une autre peut être pensé ? Pourtant notre âme pressent (manteuetai) qu’en dehors des limites du tout qui est fini, il y a cet abîme où elle se perd et dont elle ne peut rien faire sans se contredire aussitôt. Celui-là, ou mieux cela (ekeino), c’est peu de le déclarer indicible. L’un aussi est indicible. La pensée fait plus ici que sortir des limites du discours. Elle ose sortir du tout et, jetée hors d’elle-même et hors de tout, c’est le dehors absolu qu’elle affronte. Que fera-t-elle sinon tourner sur elle-même et, si elle tente de s’exprimer, tourner dans le cercle de la contradiction ? Elle fait l’expérience du renversement absolu de la pensée et du langage. Et, pour échapper au vertige, sitôt ce gouffre entrevu, elle revient en arrière. Elle sait que le rien ne peut être pensé. Elle sait aussi qu’il lui faut nécessairement l’admettre. Il y a beaucoup plus ici que la reconnaissance de notre impuissance. L’échec ne nous éclaire pas seulement sur nous-mêmes. S’il n’y a pas de connaissance, il y a une exigence. Le premier geste de la pensée est de poser le tout. Mais sitôt qu’elle l’a posé, elle voit que la négation de tout est la condition même de l’affirmation du tout. C’est de toutes les conditions la plus originaire. C’est le premier fondement (he prote hypothesis).

A qui ne verrait pas qu’il soit nécessaire d’admettre, à l’horizon du tout, cette origine pure, on répondra que « cette exigence est, de toutes, la plus nécessaire, que, de là comme d’un sanctuaire, toutes choses procèdent, de l’indicible et selon un mode indicible ». Mais ne retrouve-t-on pas ici la contradiction initiale dont on ne peut sortir ? Cet absolu, on en fait un principe si c’est de lui que toutes choses sont nées. Et, de cette origine, elles conservent la trace. La moindre des réalités est, elle aussi, à quelque degré indicible. En chacune, il y a quelque chose d’absolu. Et d’abord en nous-mêmes. « Pourrions-nous le pressentir s’il n’y avait en nous aucune trace de lui, si rien ne nous poussait vers lui ? » D’où nous viendrait « la conscience indicible (je ne sais comment m’exprimer) de cette sublime vérité » ? Le principe indicible de tout n’est pas seulement rien, il est le rien (to ouden). En quoi diffère-t-il de « ce qui n’est absolument pas, sous aucun rapport » ? Suffit-il de dire que le premier s’entend « dans le sens de la perfection » et le second dans le sens de l’imperfection ? C’est notre âme qui sait en quoi diffèrent le « meilleur » et le « pire ». C’est pour elle qu’il y a deux néants. Elle peut s’unifier ou se disperser, se tendre ou se détendre. L’au-delà de l’un et l’en-deçà de la matière désignent deux limites du mouvement de l’âme. C’est entre elles que se situent la connaissance et le discours. Il y a deux néants comme il y a deux silences : celui d’où naît la parole et celui en qui elle vient mourir quand il n’y a plus rien à dire.

Si l’invitation à « demeurer en repos, dans le sanctuaire indicible de l’âme » semble plus mystique que métaphysique, il n’y a pas de théologie ici. Et le principe indicible n’est pas dieu. La question de l’absolu n’est pas celle des rapports de dieu et du monde. Ce jeu serré de métaphysique pure se joue, dans les premières pages du Traité des premiers principes, sur le plan des idées pures, entre le tout, le quelque chose et le rien.

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