Página inicial > Amanda Coomaraswamy > HB: mal

HB: mal

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

Nous sommes dès lors la pierre d’où peut être tirée l’étincelle, la montagne sous laquelle Dieu gît enseveli, la peau de serpent écailleuse qui le cache, et l’huile pour sa flamme. Que sa retraite soit devenue une caverne ou une maison présuppose la montagne ou les murs qui l’enclosent, verborgen (nihito guhâyâm) et verbaut. "Tu" et "Je" sont la prison psycho-physique, le Constricteur où le Premier Principe a été absorbé afin que "nous" puissions pleinement être. Car, comme cela nous est constamment enseigné, le Tueur de Dragon dévore sa victime, l’avale et la boit jusqu’à la dernière goutte. Grâce à ce repas eucharistique il prend possession des trésors et des pouvoirs du Dragon premier-né, et il devient ce qu’il était. On peut citer, de fait, un texte remarquable où notre âme composite est appelée la "montagne de Dieu", et où il est dit que celui qui comprendra cette doctrine absorbera de la même façon son propre mal, son adversaire haïssable (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 1, 8. Cf. Platon  , Phèdre  , 250 C ; Plotin  , Ennéades, IV, 8, 3 ; Maître Eckhart   ("hat gewonet in uns verborgenliche", Pfeiffer, p. 593) ; Henry Constable ("Enseveli en moi, jusqu’à ce qu’apparaisse mon âme"). Saint Bonaventure   assimilait de même mons et mens (De dec, preceptiis, II, ascendere in montem, id est, in eminentiam mentis) ; cette image traditionnelle, que l’on doit, comme beaucoup d’autres, faire remonter au temps où "caverne" et "habitation" étaient une seule et même chose, est sous-entendue dans les symboles familiers de la mine et de la recherche du trésor enfoui (Maitri Upanishad  , VI, 29, etc.). Les pouvoirs de l’âme (bhutâni, terme qui signifie également "gnômes") au travail dans la montagne-esprit, sont les prototypes des nains mineurs qui protègent la "Blanche-Neige"-Psyché quand elle a mordu dans le fruit du bien et du mal et tombe dans son sommeil de mort, où elle demeure jusqu’à ce que l’Éros divin la réveille, et que le fruit tombe de ses lèvres. Qui a jamais compris le Mythe scripturaire en reconnaîtra les paraphrases dans tous les contes de fées du monde, qui n’ont pas été créés par le "peuple", mais hérités et fidèlement transmis par lui à ceux à qui ils étaient originellement destinés. L’une des erreurs majeures de l’analyse historique et rationnelle est de supposer que la "vérité" et la "forme originale" d’une légende peuvent être séparés de ses éléments miraculeux. C’est dans le merveilleux même que réside la vérité : to thaumazein, ou gar alle arche philosophias he auto, Platon, Théétète  , 155D. Même pensée chez Aristote  , qui ajoute, dio kai philomethos philosophos pos estin o gar mythos sugkeitai ek thaumasion "Ainsi l’amoureux des mythes, qui sont des concentrés de prodiges, est du même coup un amoureux de sagesse". (Métaphysique, 982 B). Le Mythe incarne la plus haute approximation de la vérité absolue qui puisse se traduire en paroles.). Cet "adversaire" n’est, bien entendu, rien d’autre que notre moi. On saisira la pleine signification du texte lorsque nous aurons dit que le mot giri, "montagne", dérive du mot gir, engloutir. Ainsi Celui en qui nous étions prisonniers est devenu notre prisonnier ; il est l’Homme Intérieur submergé et caché par notre Homme Extérieur. C’est à Lui maintenant de devenir le Tueur de Dragon. Dans cette guerre de la Divinité et du Titan, livrée désormais en nous, où nous sommes "en guerre avec nous-mêmes (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 6 ; cf. Samyutta Nikâya, 1, 57 = Dhammapada, 66 ; Angutara Nikâya, 1, 149; Rûmî  , Mathnawî, 1, 267, f.)", sa victoire et sa résurrection seront également les nôtres, si nous savons Qui nous sommes. C’est à Lui maintenant de nous boire jusqu’à la dernière goutte, et à nous d’être son vin. 19 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

On a compris que la déité est implicitement ou explicitement une victime volontaire. Ceci est reflété dans le Rite humain, où le consentement de la victime, qui a dû être humaine à l’origine, est toujours assuré suivant les formes. Dans l’un ou l’autre cas, la mort de la victime est aussi sa naissance, en accord avec la règle infaillible qui veut que toute naissance ait été précédée d’une mort. Dans le premier cas il y a naissance multiple de la déité dans les êtres vivants, dans le second ils renaissent en elle. Mais, même ainsi, il est reconnu que le sacrifice et le démembrement de la victime sont des actes de cruauté, voire de perfidie (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 1, 2 ; II, 5, 3, 6 ; cf., VI, 4, 8, 1 ; Shatapatha Brâhmana, I, 2, 3, 3 ; III, 9, 4, 17 ; XII, 6, 1, 39, 40 ; Panchavimsha Brâhmana, XII, 6, 8, 9 ; Kaus. Up., III, 1, etc. ; cf. Bloomfield dans Journal of the American Oriental Society, XV, 161.). C’est là le péché originel (kilbisha) des Dieux, auquel tous les hommes participent du fait même de leur existence distincte et de leur façon de connaître en termes de sujet et d’objet, de bien et de mal, et auquel l’Homme Extérieur doit d’être exclu d’une participation directe (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 4, 12, 1, Aitarêya Brâhmana, VII, 28.) à "ce que les Brâhmanes entendent par Soma". Les formes de notre "connaissance", ou plutôt de notre "opinion" (avidyâ) ou de notre "art" (mâyâ), le démembrent chaque jour. Une expiation pour cette ignorantia divisiva est fournie dans le Sacrifice, où, par le renoncement à lui-même de celui qui l’offre, et par la restitution de la déité démembrée dans son intégrité et sa plénitude premières, la multitude des "soi" est réduite à son Principe unique. Il y a ainsi multiplication incessante de l’Un inépuisable et unification incessante de l’indéfinie Multiplicité. Tels sont les commencements et les fins des mondes et des individus, produits d’un point sans lieu ni dimensions, d’un présent sans date ni durée, accomplissant leur destinée, et, après leur temps achevé, retournant "chez eux", dans la Mer ou le Vent où leur vie prit origine, affranchis par là de toutes les limitations inhérentes à leur individualité temporelle (NA: Pour le retour des "Fleuves" vers la "Mer" où leur individualité se perd, de sorte que l’on parle seulement de la mer : Chândogya Upanishad, VI, 10, 1 ; Prashna UP., VI, 5, Mund. Up.  , IlI, 2, 8 ; Angutara Nikâya, IV, 198 ; Udâna, 55, et de même Lao Tseu, Tao Te King  , XXXII ; Rûmî, Mathnawî, VI, 4052, Maître Eckhart (dans Pfeiffer, p. 314), tout à l’effet que "Wenn du das Tröpflein wist im grossen Meere nennen, Den wirst du meine Seel’im grossen Gott erkennen" (Angeles Silesius  , Cherubinische Wandersmann, II, 15) ; "e la sua volontate è nostra pace ; ella è quel mare, al quai tutto se mose" (Dante  , Paradiso III, 85, 86). Pour le "retour" (en Agni), Rig Vêda Samhitâ, I, 66, 5, V, 2, 6) ; (en Brahma), Maitri Upanishad  , VI, 22: (dans la "Mer"), Prashna Up., VI, 5 ; (dans le Vent), Rig Vêda Samhitâ, X, 16, 3 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 16 (ainsi que Katha Up., IV, 9 ; BU  , I, 5, 23) ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1, 2, 3, 12 ; Chândogya Upanishad, IV, 3, 1-3 ; (vers le summum bonum, fin dernière de l’homme), Samyutta Nikâya, IV, 158 ; Sutta Nipâta, 1074-6 ; Mil. 73 ; (vers notre Père), Luc, 15, 11 f.). 20 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

Ce n’est pas seulement notre nature passible qui est engagée, mais aussi la Sienne. Dans cette compatibilité de nature, Il sympathise avec nos misères et nos délices, et Il est soumis aux conséquences des choses autant que "nous". Il ne choisit pas le sein où il va naître ; Il accède à des naissances qui peuvent être élevées ou médiocres (sadasat) (NA: Maitri Upanishad, III, 2 ; Bhagavad Gîtâ, XIII, 21. Paradiso, VIII, 127, non distingue l’un dall’ altro ostello.), où sa nature mortelle goûte le fruit (bhoktri) du bien comme du mal, de la vérité comme de l’erreur (NA: Maitri Upanishad, II, 6, VI, 11, 8.). Dire qu’"Il est seul voyant, oyant, pensant, connaissant et fructifiant (NA: Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4 ; Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 11, IV, 5, 15.)" en nous, dire que "quiconque voit, voit par Sa lumière (NA: Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 28, 8 et semblablement pour les autres facultés de l’âme.)", car Il est dans tous les êtres Celui qui regarde, c’est dire que "le Seigneur est le seul qui transmigre (NA: Shankarâchârya, Sur les Brahma-Sûtras   I, 1, 5, Satyam, nêshwarâd anyah samsârî : cette affirmation très importante est largement appuyée par les textes primitifs e. g. Rig Vêda Samhitâ, VIII, 43, 9, X, 72, 9 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 13; Brihadâranyaka Upanishad, III, 7, 23, III, 8 11, IV, 3, 37, 38 ; Shwêt. Up., II, 16, IV, 11 ; Maitri Upanishad, V, 2. Il n’y a pas d’essence individuelle qui transmigre. Cf. Jean, III, 13. "Personne n’est monté au ciel si ce n’est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’Homme qui est dans le ciel". Le symbole de la chenille dans Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 3, n’implique pas le passage d’un corps à un autre, d’une vie individuelle distincte de l’Esprit Universel, mais d’une "part pour ainsi dire" de cet Esprit enveloppée dans les activités qui occasionnent la prolongation du devenir (Shankarâchârya, Br. Sûtra, II, 3, 43; III, 1, 1). En d’autres termes, la vie est renouvelée par l’Esprit vivant dont la semence est le véhicule, alors que la nature de cette vie est déterminée par les propriétés de la semence elle-même (Brihadâranyaka Upanishad, III, 9, 28; Kaush. Up., III, 3, et également saint Thomas d’Aquin  . Sum. Theol., III, 32, 11). Blake dit de même : "L’homme naît comme un jardin tout planté et semé". Le caractère est tout ce que nous héritons de nos ancêtres ; le Soleil est notre Père réel. De même dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, 10, M. I., 265/6, et Aristote, Phys., II, 2. anqrwpos gar anqrwpon genna hlios comme l’ont bien compris saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 115, 3 ad 2 et Dante, De monarchia, IX. Cf. Saint Bonaventure, De red. artium ad theologiam, 20. (Les remarques de Wicksteed et Cornford dans la Physique de la L?b Library, p. 126, montrent qu’ils n’ont pas saisi la doctrine).)". Il s’ensuit inévitablement que, par l’acte même où Il nous doue de conscience, "Il s’emprisonne Lui-même comme un oiseau dans le filet", et s’assujettit au mal, à la Mort (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 4, 4, 1.), ou semble du moins s’emprisonner et s’assujettir ainsi. 35 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Par là Il est soumis à notre ignorance, et souffre pour nos péchés. Mais alors, qui peut être délivré ? et par qui ? et de quoi ? Il vaudrait mieux demander, eu égard à cette liberté absolument inconditionnelle, Qui est libre maintenant et à jamais des limitations que la notion même d’individualité implique ? (aham cha marna cha, "Moi et le mien" ; kartâ’ham iti, "Je suis un être agissant (NA: Bhagavad Gîtâ, III, 27; XVIII, 17 ; cf. Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 5, 2 ; Brihadâranyaka Upanishad, III, 7, 23; MU;, VI, 30, etc. Également Samyutta Nikâya, II, 252 ; Udâna, 70, etc. A l’idée du "Je suis" (asmimâna) et du "Je fais" (kartâ’ham iti) correspond le grec oiesis = doxa (Phèdre, 92 A, 244 C). Pour Philon   oiesis est à l’ignorance (I, 93) ; la pensée qui dit "Je plante" est impie (I, 53) ; "je ne trouve rien d’aussi honteux que de supposer que j’exerce mon esprit ou mes sens" (I, 78). Plutarque accouple oihma et tujos. C’est de ce même point de vue que saint Thomas dit que, "pour autant que les hommes sont pécheurs, ils n’existent pas du tout" (Sum. Theol., I, 20, 2, ad 4) ; et, en accord avec l’axiome Ens et bonum convertuntur, sat et asat ne sont pas seulement "l’être" et le "non-être", mais aussi le "bien" et le "mal" (Par ex. dans Maitri Upanishad, III, 1 et Bhagavad Gîtâ, XIII, 21). Tout ce que "nous" faisons en plus ou en moins de ce qui est juste est une faute, et doit être regardé simplement comme n’ayant pas été fait du tout. Par exemple, "Dans la louange, omettre c’est ne pas louer, en dire trop, c’est mal louer, louer exactement, c’est louer effectivement" (Jaiminîya Brâhmana, I, 356). Ce qui n’a pas été fait "en règle" pourrait aussi bien n’avoir pas été fait du tout et n’est, à strictement parler, "pas un acte" (akritam, "unthat"), c’est la raison de l’accent redoutable mis sur la notion d’un accomplissement "correct" des rites et des autres actes. Il en résulte finalement que "nous" sommes les auteurs de tout ce qui est mal fait, et qui par là même n’est pas fait du tout en réalité, tandis que, de tout ce qui est effectivement fait, l’auteur est Dieu. De même que, selon notre propre expérience, si je fais une table qui ne tient pas debout, je ne suis pas menuisier et la table n’est pas réellement une table ; tandis que, si je fais une vraie table, ce n’est pas par moi en tant qu’homme, mais par l’"art" qu’en réalité la table est faite, "Je" étant seulement une cause efficiente. De la même façon le Soi Intérieur se distingue du soi élémentaire comme le moteur (kârayitri) se distingue de l’agent (kartri, Maitri Upanishad, III, 3, etc. ). L’opération est mécanique et serve ; l’agent est libre seulement dans la mesure où sa propre volonté est à ce point identifiée à celle de son maître qu’il devient son propre "patron" (kârayitri) "Ma servitude est liberté parfaite".)"). La liberté est par rapport à soi-même, au "Je" et à ses affections. Celui-là seulement est libre des vertus et des vices et de toutes leurs fatales conséquences, qui n’est jamais devenu qui que ce soit ; celui-là seulement peut l’être qui n’est plus désormais qui que ce soit ; on ne peut être libéré de soi-même tout en demeurant soi-même. La délivrance du bien et du mal, qui semblait impossible et qui l’est en effet pour l’homme défini comme agissant et pensant, celui qui, à la question : "Qui est-ce ? répond : "C’est moi", cette délivrance n’est possible qu’à celui-là seul qui, à la Porte du Soleil, à la question : "Qui es-tu ?" peut répondre : "Toi-même (NA: Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, etc. Cf. mon "The ’E’ at Delphi", Review of Religion, nos. 1941.)". Celui qui s’est emprisonné lui-même doit se libérer lui-même, et cela ne peut se faire qu’en réalisant l’affirmation : «Tu es Cela". C’est aussi bien à nous de le libérer en connaissant Qui nous sommes, qu’à Lui de Se libérer lui-même en sachant Qui Il est. C’est pourquoi, dans le Sacrifice, celui qui l’offre s’identifie à la victime. 36 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Le Sacrifice est d’obligation : "Nous devons faire ce que les Dieux firent autrefois (NA: Shatapatha Brâhmana, VII, 2, 1, 4.)". En fait, on en parle souvent comme d’un "travail" (karma). Ainsi, de même qu’en latin operare = sacra facere = hieropoiein, de même dans l’Inde, où l’accent est mis si fortement sur l’action, bien faire signifie faire des actes sacrés. Seul le fait de ne rien faire - et mal faire revient à ne rien faire - est vain et profane. A quel point l’acte sacré est analogue à tout autre travail professionnel, on s’en rendra compte si l’on se souvient que les prêtres ne sont rémunérés que lorsqu’ils opèrent pour autrui, et que recevoir des cadeaux n’est pas licite lorsque plusieurs hommes sacrifient ensemble pour leur propre compte (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 2, 10, 2. A une telle "session rituelle" (sattra) le Soi (Âtman, l’Esprit) est la rétribution (dakshina) et c’est dans la mesure où les sacrificateurs obtiennent le Soi en récompense qu’ils gagnent le ciel (âtmâ-dakshinam vai sattram, dtmânam êva nîtwâ swargam lokam yanti, Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 4, 9, 1 ; cf. Panchavimsha Brâhmana, IV, 9, 19). "Dans une session, le Soi est le salaire... Que je saisisse ici mon Soi comme rétribution, pour ma gloire, pour le monde du ciel, pour l’immortalité" (Kaushîtaki Brâhmana, XV, 1). Par contre, dans le cas des sacrifices accomplis pour autrui, comme dans le cas d’une Messe dite pour d’autres, un salaire est dû aux prêtres, qui, en tant que pères spirituels, permettent à celui qui offre le Sacrifice de naître de nouveau du Feu sacrificiel, du sein de Dieu (Shatapatha Brâhmana, IV, 3, 4, 5 ; Aitarêya Brâhmana, III, 19, etc.). Mais, dans l’interprétation sacrificielle de la "totalité de la vie", l’ardeur, la générosité, l’innocence et la véracité sont les "salaires des prêtres" (Chândogya Upanishad, III, 17, 4).). Le Roi, comme suprême Patron du Sacrifice pour son Royaume, représente le sacrificateur in divinis, et constitue lui-même le type de tous les autres sacrificateurs. 45 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Si l’on se rappelle en outre que la vie sacrificielle est la vie active, on verra que la conception même d’opération implique le lien de l’action et de la dévotion, et que tout acte accompli parfaitement a été nécessairement accompli avec amour, de même que tout acte mal fait l’a été sans "diligence". 48 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

La "pacification" ou le meurtre du Roi Soma, le Dieu, est appelée à juste titre l’Oblation Suprême. Encore n’est-ce pas Soma lui-même qui est tué, "mais seulement son mal (NA: Shatapatha Brâhmana, III, 9, 4, 17, 18.)" ; c’est effectivement pour le préparer à son intronisation et à sa souveraineté que le Soma est purifié (NA: Shatapatha Brâhmana, III, 3, 2, 6.). C’est là un exemplaire suivi dans les rites de couronnement (râjasûya), et un modèle descriptif de la préparation de l’âme à sa propre autonomie (swarâj). Car l’on ne doit jamais oublier que "le Soma était le Dragon", et qu’il est sacrificiellement extrait du Dragon comme la sève vivante (rasa) est extraite d’un arbre décortiqué. Ce développement du Soma est décrit en accord avec la règle selon laquelle "les Soleils sont des Serpents" et qui ont abandonné leurs peaux mortes de reptiles : "Comme le serpent de sa peau tenace, le jet d’or du Soma jaillit des pousses (NA: Panchavimsha Brâhmana, XXV, 15, 4.) meurtries à la façon d’un coursier qui s’élance (NA: Rig Vêda Samhitâ, IX, 86, 44.)". Pareillement le processus de libération de notre Soi immortel hors de ses enveloppes psycho-physiques (kosha) est un dépouillement des corps (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 4, 9 ; Panchavimsha Brâhmana, IV, 9, 19-22 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 15, 3 f. ; III, 30, 2 ; Chândogya Upanishad, VIII, 13 ; cf. Brihadâranyaka Upanishad, III, 7, 3 f. ; Chândogya Upanishad, VIII, 12, 1. La conquête de l’immortalité dans le corps est impossible (Shatapatha Brâhmana, X, 4, 3, 9 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 38, 10, etc.) Cf. Phédon  , 67 C : "La catharsis (= shuddha karana) est la séparation de l’âme et du corps dans toute la mesure où cela est possible".), comme l’on tire un roseau de sa gaine, ou une flèche de son carquois pour qu’elle rejoigne sa cible, ou comme un serpent se dépouille de sa peau "comme le serpent se dépouille, ainsi se dépouille-t-on de tout son propre mal (NA: Shatapatha Brâhmana, II, 5, 2, 47., Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 7.)". 51 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

L’éthique, en tant que "prudence" ou en tant qu’art, n’est pas autre chose que l’application scientifique des normes doctrinales aux problèmes contingents. Bien agir ou bien faire n’est pas une question de volonté, mais de conscience ou de lucidité, le choix n’étant possible qu’entre l’obéissance et la rébellion. Autrement dit, les actions sont dans l’ordre ou contre l’ordre, exactement de la même façon que l’iconographie est correcte ou incorrecte, en forme ou informe (NA: En fait, de même que la forme des images est prescrite dans les Shilpa-Shâstras, celle des actes est prescrite dans les Dharma-Shâstras. Art et "prudence" sont l’un et l’autre des sciences, qui ne se distinguent de la métaphysique pure que par le fait de leur application aux factibilia et aux agibilia. Le fait qu’il s’agit d’une application à des problèmes contingents introduit un élément de contingence dans les lois elles-mêmes, qui ne sont pas les mêmes pour toutes les castes, ni tous les âges. En ce sens, la tradition est susceptible d’adaptation aux conditions changeantes, pourvu que les solutions soient toujours directement obtenues à partir des premiers principes, qui jamais ne changent. Autrement dit, alors même que la modification des lois est possible, celles-là seules pourront être dites authentiques qui restent réductibles à la Loi Éternelle. De même la variété des religions est une application nécessaire et régulière des purs principes métaphysiques correspondant à la variété des besoins humains, chacune d’entre elles pouvant être dite "la vraie religion" dans la mesure où elle réfléchit les principes éternels. En disant cela nous faisons une distinction entre la métaphysique et la "philosophie", et nous n’entendons pas suggérer que quelque philosophie systématique ou naturaliste puisse prétendre à la validité de la théologie, qu’Aristote place au-dessus de toutes les autres sciences (Métaphysique, 1, 2, 12 f. ; VI, 1, 10 f.).). L’erreur, c’est de manquer la cible ; on doit l’attendre de tous ceux qui agissent selon leurs instincts, pour se plaire en eux-mêmes. L’habileté (kaushalyâ = sophia) est vertu, dans l’agir comme dans le faire ; il est nécessaire d’insister là-dessus parce qu’on est arrivé à perdre de vue que le péché existe aussi bien en art qu’en morale. "Le yoga est habileté dans les ?uvres (NA: Bhagavad Gîtâ, II, 50 ; le Yoga est aussi le "renoncement (sannyâsa) aux oeuvres" (Bhagavad Gîtâ, VI, 2). En d’autres termes, yoga ne signifie pas faire moins ou plus qu’il ne faut, ni ne rien faire du tout, mais agir sans attachement au fruit des actes, sans penser au lendemain ; celui-là voit la vérité, qui voit l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction (Bhagavad Gîtâ, IV, 18 et passim). C’est la doctrine chinoise du wu wei. Le yoga, c’est littéralement et étymologiquement le "joug", tel celui des chevaux ; et, sous ce rapport, on ne doit pas perdre de vue qu’aux Indes, comme dans la psychologie grecque, les "chevaux" du véhicule corporel sont les facultés sensibles par quoi il est traîné ici ou là, pour le bien ou pour le mal, ou vers le but ultime si les chevaux sont sous le contrôle du conducteur, auquel ils sont joints par les rênes. L’individualité est l’attelage, le Conducteur Intérieur ou Homme Intérieur est le cavalier. L’homme, alors "s’attelle lui-même comme un cheval qui comprend" (Rig Vêda Samhitâ, V, 46, 1). En tant que discipline physique et mentale, le Yoga est Contemplation, dharana, dhyâna, et samâdhi, correspondant aux consideratio, contemplatio et excessus ou raptus chrétiens. Dans sa consommation et sa signification totale, le yoga implique la réduction des choses séparées à leur principe d’unité, et par là ce que l’on appelle parfois l’"union mystique" ; mais il doit être clairement entendu que le yoga diffère de l’"expérience mystique" en ce qu’il n’est pas une méthode passive, mais bien active et contrôlée. Le yogî parfait peut passer à volonté d’un état à un autre ; c’est le cas par exemple du Bouddha, Majjhima Nikâya, I, 249. On trouvera quelques-unes des correspondances chrétiennes les plus étroites dans The Clowde of Unknowyng et The Book of Prive Counseling ; cf. V. Elwin, Christian Dhyâna, a study of "The Cloud of Unknowing  ", Londres, 1930. Tout Hindou est dans quelque mesure un praticien du Yoga, et ce que cela signifie au juste est admirablement exposé dans Platon, République  , 671 D f., eis sunnoian autos auto aphikomenos. Toutefois, quand il est question d’exercices plus poussés de contemplation, et que l’intention est d’escalader les sommets les plus hauts, le disciple doit se préparer par des exercices physiques appropriés ; il doit en particulier avoir acquis un contrôle et une science parfaitement au point du processus entier de la respiration avant de se livrer à n’importe quel exercice mental. Aucun de ces exercices ne peut d’ailleurs être tenté avec sécurité sans la direction d’un maître. On aura quelque idée des premiers degrés à franchir, lesquels consistent à arrêter le cours vagabond de la pensée et à le faire passer sous son contrôle, si on essaie de penser à une chose donnée, n’importe laquelle, pendant un laps de temps de dix secondes ; on découvrira, non sans surprise, et embarras peut-être, que l’on ne peut même pas faire cela sans beaucoup de pratique.)." 61 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

Par cette intégration de fonctions, l’ordre social est destiné, d’une part à pourvoir à la prospérité générale, et d’autre part à rendre chaque membre de la société capable de réaliser sa propre perfection. Dans le sens où la religion peut s’identifier à la "loi" et se distinguer de l’esprit, la religion hindoue est strictement parlant, une obéissance. Cela, apparaît clairement dans le fait qu’un homme est tenu pour hindou eu égard à son bon comportement, et non par suite de ce qu’il croit ou de ce qu’il fait ; autrement dit, en raison de son "adresse" à bien agir selon la loi. Car, s’il n’y a pas de délivrance par les ?uvres, il est évident que la partie pratique de l’ordre social, même accomplie avec une fidélité parfaite, ne peut, pas plus qu’un autre rite ou que la théologie affirmative, être regardée comme quelque chose de plus qu’un moyen en vue d’une fin qui le dépasse. Il reste toujours un dernier pas où le rituel est abandonné et où les vérités relatives de la théologie sont reniées. De même que l’homme est déchu de l’élévation de son premier état par la connaissance du bien et du mal, c’est de la connaissance du bien et du mal, de la loi morale, qu’il devra être finalement délivré. Si loin que l’on soit parvenu, il reste un dernier pas à faire, qui emporte la dissolution de toutes les valeurs antérieures. Une église ou une société - un Hindou ne fait pas de distinction entre les deux - qui ne fournit pas le moyen d’échapper à ses propres institutions, qui empêche ses membres de se libérer d’elle-même réduit à néant sa suprême raison d’être (NA: Sur la loi et la Liberté, cf. Saint Augustin  , De spiritu et littera. C’est par le Pouvoir Spirituel que le pouvoir temporel est affranchi de son asservissement (brahmanaivênam dâmno’ pombhanâm munchati, Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 4, 13).). 66 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

Le Bouddhisme semble différer d’autant plus du Brahmanisme, dont il est issu, qu’on l’étudie plus superficiellement ; mais plus on approfondit cette étude, plus il devient difficile de les distinguer l’un de l’autre, ou de dire sous quels rapports, s’il en est aucun, le Bouddhisme n’est pas réellement orthodoxe. La distinction la plus saillante est le fait que la doctrine bouddhique a été exposée par un fondateur d’apparence historique, qui aurait vécu et enseigné au VIe siècle avant Jésus-Christ. Hors cela, il y a seulement dans le Bouddhisme de larges différences d’accent. Ainsi, l’on tient généralement pour évident qu’il faut quitter le monde si l’on veut suivre la Voie et comprendre la doctrine. L’enseignement s’adresse, soit à des Brâhmanes sur le point de se convertir, soit à la congrégation des Moines Errants (pravrâjaka) déjà entrés dans le Sentier ; certains d’entre eux sont déjà des Arhats parfaits, devenus à leur tour les maîtres d’autres disciples. Il y a également un enseignement éthique pour les laïques, avec commandements et défenses sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire (NA: Vinaya, 1, 235 et passim ; D. I, 52, 68 f. ; Samyutta Nikâya, III, 208 ; A. 1, 62 (Gradual Sayings, p. 57, où la note 2 de Woodward est complètement erronée). Le Bouddha enseigne qu’il y a "ce qui est à faire" (kiriya) et "ce qui est à ne pas faire" (akiriya) ; ces deux termes ne se réfèrent jamais à "la doctrine du Karma (rétribution) et à son opposée". Cf. Harvard Journal of Asiatic Studies, IV, 1939, p. 119. Que le But (comme dans la doctrine brahmanique) soit d’être délivré du bien comme du mal (voir notes 54 et 55) est une tout autre question ; faire le bien et éviter le mal est indispensable au Voyageur. L’idée qu’il n’y a pas de devoir (a-kiriya), bien que parfois soutenue, est hérétique : on ne peut échapper à la responsabilité ni par l’argument d’un déterminisme fatal fondé sur l’efficacité causale des actes passés, ni par l’imputation de cette responsabilité à Dieu (issaro), ni par la négation de la causalité ou le postulat du hasard. L’ignorance est la racine de tout mal, et c’est de ce que nous faisons maintenant que dépend le "bonheur" de notre voyage (Angutara Nikâya, I, 173 f). L’homme n’est impuissant que pour autant qu’il voit le Soi dans ce qui n’est pas le Soi ; dans la mesure où il s?affranchit de l’idée "c’est moi", ses actions deviennent bonnes et non mauvaises ; aussi longtemps qu’il s’identifie lui-même avec l’âme-corps (savinnânakâya) ses actions demeurent "ego"-istes.), mais rien qui puisse être décrit comme une "réforme sociale" ou une protestation contre le système des castes. La distinction qui est faite à maintes reprises entre le "vrai Brâhmane" et le simple Brâhmane de naissance est celle qu’affirmaient déjà sans cesse les livres brahmaniques. 93 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

La majorité des érudits modernes, evhéméristes de tempérament et de formation, s’imaginent, il est vrai, qu’il n’était pas I’Homme, mais un homme déifié par après. Nous adoptons l’opinion contraire, commandée par les textes, d’où il ressort que le Bouddha est une déité solaire descendue du ciel pour sauver à la fois les hommes et les Dieux, de tout le mal que désigne le mot "mortalité" ; et dans cette perspective sa naissance et son éveil sont perpétuels (NA: Saddharma Pundarîka, XV, 1, en réponse au trouble de ses auditeurs qui ne peuvent comprendre que le Bouddha puisse prétendre avoir été le maître de Bodhisattwas sans nombre dans les ans passés. De même Arjuna est jeté dans le trouble par l’idée de la naissance éternelle de Krishna, et les Juifs ne pouvaient comprendre la parole du Christ : "Avant qu’Abraham fût, je suis". "Le Fils de Dieu est plus ancien que toute sa création" (Shepherd of Hermas  , IX, 12, 1).). 107 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Dès lors, le Bodhisattwa étudie avec des maîtres brâhmanes et se livre aux plus dures mortifications. Il trouve cinq disciples, mais tous le quittent lorsqu’il abandonne ces jeûnes comme inefficaces. Là-dessus Sujâtâ, la fille d’un fermier, qui avait coutume de porter des offrandes à l’esprit d’un banyan, apporte ce jour-là une offrande de riz au lait où les Dieux ont mêlé de l’ambroisie. Elle trouve le Bodhisattwa assis au pied de l’arbre, et lui donne le riz dans une écuelle d’or et de l’eau dans une aiguière d’or. Elle reçoit ses bénédictions. Alors il descend se baigner à la rivière, après quoi il mange ces aliments, qui devront lui suffire pour sept semaines. Il jette l’écuelle dans la rivière, et elle flotte en remontant le courant ; par ce fait significatif, il apprend que son but sera atteint ce même jour. Il retourne à l’arbre de l’Éveil. Au même moment, Indra (le Tueur de Dragon, avec Agni, de notre précédente étude, et le type du sacrificateur in divinis) prend la forme d’un ramasseur d’herbes et offre au Bodhisattwa les huit bottes d’herbe que l’on utilise dans le sacrifice rituel. Le Bodhisattwa fait des circumambulations autour de l’arbre, et, à la fin, debout, face à l’Orient, il découvre que les cercles du monde sont immobiles autour de lui. Il répand l’herbe en jonchée, et il prend place au pied de l’arbre où se dresse un trône ou autel, résolu à ne pas se lever avant d’être parvenu à connaître la cause du mal de la mort avec son remède. C’est là, au nombril de la terre, et au pied de l’arbre de vie, que tous les Bouddhas précédents se sont éveillés. 115 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Alors Mâra paraît de nouveau et réclame le trône. Le Boddhisattwa touche la Terre, pour qu’elle témoigne que ses vertus lui confèrent le droit d’en prendre possession ; la Terre apparaît et porte témoignage. Mâra, assisté de son armée de démons, livre l’assaut au Bodhisattwa par le feu et les ténèbres, par des pluies de sable brûlant et de cendres. Mais toutes ces armes tombent aux pieds du Bodhisattwa sans lui faire aucun mal. Dès l’apparition de Mâra, les Dieux ont fui, laissant le Bodhisattwa tout seul, avec les puissances de l’âme, ses serviteurs. Enfin Mâra renonce à la lutte et les Dieux reviennent. 116 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Maintenant la nuit tombe. Dans le cours de cette nuit, jusqu’à l’aube, le Bodhisattwa franchit tous les degrés de réalisation. Ayant pleinement compris le cycle de la "production conditionnée" (pratîtya samutpâda), il parvient à l’éveil total : il est Bouddha. L’univers entier est transfiguré de joie. Alors le Bouddha entonne son fameux chant de victoire : Cherchant le bâtisseur de la maison, J’ai couru ma course dans le tourbillon Des naissances sans nombre qui jamais n’échappent à l’entrave de la mort ; Le mal, de naissance en naissance, se répète. Possesseur de la maison, je te vois. Jamais plus tu ne me bâtiras une maison. Toute ta charpente est brisée, Le faîte du toit a volé en éclats (NA: Terme technique. Voir mon "Symbolism of the Dome" (Part 3) dans Indian Historical Quarterly, XIV, 1938, et mon "Svayamâtrinnâ ; "Janua Coeli" dans Zalmoxis, II, 1939 (1941).) : Son assemblage n’est plus ; Mon esprit est parvenu à la destruction des désirs. 117 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Le Bouddha reste pendant sept semaines dans le cercle de l’arbre de l’Éveil, goûtant le bonheur de la Délivrance. Parmi les événements qui survinrent pendant ces semaines, deux sont significatifs : d’abord la tentation par les filles de Mâra, qui essaient d’obtenir par leurs charmes ce que leur père n’avait pu gagner par son pouvoir ; en second lieu, l’hésitation à enseigner. Le Bouddha hésite à mettre en mouvement la Roue de la Loi, pensant qu’elle ne sera pas comprise et que ce sera pour lui l’occasion d’une angoisse inutile. Alors les Dieux s’écrient : "Le monde est perdu". Conduits par Brahmâ, ils viennent persuader le Bouddha qu’il y a des hommes mûrs pour comprendre la Loi. Le Bouddha se rend, en conséquence, à Bénarès ; là, dans la "Première Prédication", il met en mouvement la Roue de la Loi, et dans la seconde il proclame qu’il n’y a pas d’individu permanent sous les formes de la conscience. Autrement dit, dans la doctrine du non-soi (anâtmya) il bannit, de toutes les opérations physiques et mentales, le Cogito, ergo sum courant, comme une illusion grossière et comme la racine de tout mal. Par ces sermons il convertit les cinq disciples qui l’avaient précédemment abandonné ; et il y a maintenant cinq Arhats, c’est-à-dire cinq êtres "éteints" (nirvâta) dans le monde. 118 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Il explique que cela signifie en pratique une vie d’incessant rappel (smriti) (NA: Sur sati (smriti) comme "être attentif à son pas", cf. I Cor., 10, 31 ; cf. D., I, 70 ; Sacred Books of the Buddhists, III, 233, etc. Ainsi un péché d’inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Mais, comme la smriti brahmanique, la sati bouddhique signifie plus que la seule vigilance, le padasannam de J., VI, 252. La réminiscence est pratiquée en vue d’accéder à l’omniscience ou gnose supérieure (abhinnâ, pajânanâ, pannâ, promhdeia, pronoia). L’exposé le plus complet en est donné dans Visuddhi Magga, 407 f. Dans Milinda Panho, 77-79, il est question soit de gnose intuitive, spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika = kritima) ; dans ce dernier cas les signes extérieurs ne font que nous rappeler ce dont nous avons déjà la connaissance potentielle. Si l’on compare cela avec Prash. Up  ., IV, 5 ; Chândogya Upanishad, VII, 13 ; VII, 26, 1 et Maitri Upanishad, VI, 7 ("le Soi connaît toute chose"), et si l’on tient compte de l’épithète Jâtavêdas = pali jâtissaro, il apparaît que la doctrine hindoue du Souvenir coïncide avec celle de Platon dans Ménon  , 81 (madhsiV = anamnhsiV). Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", Journal of the American Oriental Society, Supplément 3, 1944.). L’accent mis par le Bouddhisme sur la présence d’esprit peut difficilement être exagéré ; on ne doit rien faire avec un esprit absent ; on ne doit rien faire dont on pourrait dire : "Je n?avais pas l’intention de faire cela" ; car un péché commis par inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Cela veut dire que l’on ne doit pas simplement "se comporter", d’une façon instinctive ; comme le dit Platon, "ne fais rien si ce n’est selon l’ordre du Principe immanent, rien contre la Loi commune qui régit le corps entier, ne cédant jamais à l’entraînement des affections, soit au bien, soit au mal et c’est là ce que signifie la Maîtrise de soi (NA: Lois, 644, 645.)". On ne doit pas perdre de vue, en même temps, que, derrière cette application éthique de l’attention à la conduite, se trouve une doctrine métaphysique ; car le Bouddhisme, comme les Upanishads, regarde toute réminiscence, non comme une acquisition de choses nouvelles, mais comme le recouvrement d’une latente omniscience. De même, dans la doctrine platonicienne, tout enseignement et toute expérience doivent être considérés simplement comme des rappels de ce qui était connu mais a été oublié (NA: Ménon, 81, 82 ; République, 431 A, B ; 604 B ; Lois, 959 B ; Phédon, 83 B, etc. Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", JAOS, Suppl. 3, 1945.). 126 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

En faisant de l’ignorance la racine de tout mal, le Bouddhisme rejoint toutes les doctrines traditionnelles (NA: Angutara Nikâya, IV, 195 : Dhammapada, 243, avijjâ param malam ; cf. Majjhima Nikâya, I, 263. Avec D., I, 70, sur l’engouement fatal qui résulte de la complaisance de la vue et des autres sens, cf. Platon, Protagoras, 356 D, "c’est la puissance de l’apparence (to phainomenon = pali : rûpa) qui nous égare" ; 357 E : "être dominé par le plaisir constitue l’ignorance à son plus haut degré" ; 358 C : "Cet abandon à soi-même est exactement l’"ignorance", et la maîtrise de soi est tout aussi sûrement la "sagesse" (sophia = pali : kusalatâ). Cf. Lois, 389. De même Hermès, Lib., X, 8, 9 : "Le vice de l’âme est l’ignorance, la connaissance est sa vertu, Lib., XIII, 7 B, où l?"ignorance" est le premier des douze tourments de la mati  ère" (comme dans la Chaîne des Causes bouddhiste, cf. Hartmann   dans Journal of the American Oriental Society, 60, 1940, 356-360) et Lib., I, 18 : "La cause de la mort est le désir". Cf. Cicéron, Acad., II, 29 : "Nul homme ne pouvait être un sage (sapiens) s’il ignorait le commencement de la connaissance ou la fin du désir, et si, par suite, il ne savait ni d’où il devait partir, ni à quoi il devait arriver".). Mais nous devons nous garder de supposer qu’il s’agit ici de l’ignorance de choses particulières, et surtout de confondre l’ignorance traditionnelle avec le fait d’être illettré ; tout au contraire, notre connaissance empirique des faits est un élément essentiel de cette ignorance, qui rend possible le désir. D’ailleurs, une autre erreur ne doit pas moins être évitée : il faut se garder de supposer que la sagesse traditionnelle s’oppose à la connaissance utilitaire des faits positifs ; ce qu’elle demande, c’est que l’on reconnaisse dans ce qu’il est convenu d’appeler les "faits" ou les "lois scientifiques", non des vérités absolues, mais des formules statistiques de probabilité. La recherche de la connaissance scientifique n’implique pas nécessairement l’ignorance ; c’est seulement lorsque son motif est la curiosité, lorsque la science est poursuivie pour elle-même, ou l’art pour lui-même, que l’on se conduit comme un ignorant. En termes brahmaniques, c’est l’ignorance de Celui que nous sommes ; en langage bouddhique, c’est l’ignorance de ce que nous ne sommes pas. Il y a là simplement deux façons de dire la même chose, ce que nous sommes véritablement ne pouvant se définir que par ce que nous ne sommes pas. 140 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Avant de revenir à la Doctrine, nous devons mettre en garde contre l’opinion que le Bouddha attache une valeur absolue à la conduite morale. On ne doit pas supposer, par exemple, que, du fait que les moyens de réalisation sont en partie d’ordre éthique, le Nirvâna est un état moral. Bien loin de là, le désintéressement (un-selfishness), du point de vue hindou, est un état amoral, au niveau duquel aucune question d’"altruisme" ne peut se présenter, la délivrance étant aussi bien celle de la notion des «autres" que celle de la notion du "moi (NA: Udâna, 70.)" ; il n’est en aucun sens un état psychique, mais une délivrance de tout ce qu’implique la "psyché", à laquelle se réfère le mot "psychologie". "Je l’appelle en vérité Brâhmane, dit le Bouddha, celui qui est passé au-delà de l’attachement au bien et mal, celui qui est pur, auquel n’adhère aucune poussière, celui qui est a-pathique (NA: Dhammapada, 412 ; cf. Sutta Nipâta, 363 ; Milinda Panho, 383 et note suivante. "Apathique", c’est-à-dire "non pathologique", comme le sont ceux qui sont soumis à leurs propres passions ou "sympathisent" avec celles des autres.)". Dans la parabole bien connue du Radeau (de procédé éthique) avec lequel on traverse le fleuve de la vie, il demande très expressément : "Quand un homme a atteint l’autre berge du fleuve, que fait-il de l’embarcation ? L’emporte-t-il sur son dos, ou la laisse-t-il sur le rivage (NA: NI., I, 135 ; comme le radeau "doit être abandonné, bon et a fortiori mauvais". "Je n’ai plus besoin d’autres radeaux" (Su., 21). Cf. Dhammapada, 39, 267, 412 ; Sutta Nipâta, 4, 547 ; Majjhima Nikâya, II, 26, 27 ; Taittirîya Brâhmana, III, 12, 9, 8 ; Kaush. Up., III, 8 ; Katha Upanishad  , II, 14 ; Mund. Up., III, 1, 3 ; Maitri Upanishad, VI, 18, etc. Semblablement saint Augustin, De spir. et lit., 16 : "Qu’il ne se serve plus de la Loi comme d’un moyen pour arriver, quand il est arrivé" ; Maître Eckhart "Si je me propose de traverser la mer et ai besoin d’un bateau, ce besoin est une partie, une parcelle de celui que j’ai de traverser, et, une fois de l’autre côté, je n’ai plus besoin de bateau" (Evans, II, 194). De la même façon la conscience discriminante (vinnanam = sannâ, Samyutta Nikâya, III, 140, 142 = samjnâ, Brihadâranyaka Upanishad, II, 4, 12 = aisthesis, Axiochus 365, et tout à fait inférieur à pannâ, prajnâ) est un moyen très utile pour traverser, mais on doit ensuite s’en défaire (Majjhima Nikâya, I, 260, voir note 32). La conscience est une sorte d’ignorance, elle cesse avec notre mort (Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 3) ; aussi avidyayâ mrityum tîrtwa, vidyayâ’mritam ashnutê (Ishâ. Up., Il ; Maitri Upanishad, VII, 9), "le premier étant ce moyennant quoi on prend la route, le dernier ce moyennant quoi le but est atteint" (Saint Augustin, De cons. evang., I, 5, 8).) ?" La perfection est quelque chose de plus que l’innocence enfantine ; il importe de savoir ce que sont la folie et la sagesse, le bien et le mal, de savoir comment se défaire à la fois de ces deux notions, comment être "droit sans être selon le droit", ou "amoralement moral" (shîlavat no cha shîlamayah) (NA: Majjhima Nikâya, II, 27. Cf. Sutta Nipâta, 790, na sîlavatê mutê vâ, Dhammapada, 271, na sîlabata-mattêna, "non par jugement moral". Cf. Maître Eckhart : "Elle ne ferait pas seulement mettre les vertus en pratique, mais la vertu serait totalement sa vie".). Pour l’Arhat, qui a "fait ce qu’il y avait à faire" (krita-karanîyam), il ne reste rien de plus à faire, donc plus de possibilité de mérite ou de démérite ; les ordres et les défenses n’ont plus aucun sens là où il n’est plus rien qui doive être ou ne pas être fait. Car, en vérité, en ce point, comme Maître Eckhart le dit du Royaume de Dieu, "ni vice ni vertu jamais ne parvinrent" ; de même il est dit dans les Upanishads que ni vice, ni vertu ne traversent le Pont de l’Immortalité (NA: Maître Eckhart : "Ici jamais n’entrèrent ni vice ni vertu".). L’Arhat "n’est plus désormais sous la Loi" ; il n’est pas sous la Loi (NA: Gal., V, 18.), il est "Celui qui se meut comme il veut" et "Celui qui fait ce qu’il veut". Si nous trouvons, nous, qu’il agit sans égoïsme, au sens éthique du mot, c’est là notre interprétation, et il n’en est pas responsable. Seuls les Patripassianistes ou les Monophysites pourraient soulever quelque objection à cette façon de voir. 146 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Nous pensons en avoir assez dit pour montrer sans doute possible que le "Bouddha" et le "Grand Personnage", l’"Arhat", le "Devenu-Brahma" et le "Dieu des Dieux" des textes palis est l’Esprit même et l’Homme Intérieur de tous les êtres, et qu’il est "Cela" qui Se fait Soi-même multiple et en qui tous les êtres "redeviennent un" ; que le Bouddha est Brahma, Prajâpati, la Lumière (les Lumières, le Feu ou le Soleil, le Premier Principe enfin, sous quelque nom que les anciens livres s’y réfèrent, et pour montrer que, pour aussi poussée que soit la description de la "vie" et des exploits du Bouddha, ce sont les actes de Brahma en tant qu’Agni et Indra qu’ils rapportent. Agni et Indra sont le Prêtre et le Roi in divinis, et c’est avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, ce sont ces deux possibilités qu’il réalise, car, bien qu’en un sens son royaume ne soit pas de ce monde, il est également certain qu’en tant que Chakravartî il est à la fois prêtre et roi dans le sens même où le Christ est Prêtre et Roi. Nous sommes contraints par la logique des Écritures elles-mêmes de dire qu’Agnêndra, Bouddha, Krishna, Moïse et Christ sont les noms d’une seule et même "descente" dont la naissance est éternelle ; de reconnaître que toutes les Écritures sans exception exigent de nous en termes exprès la connaissance de notre Soi, et du même coup la connaissance de ce qui n’est pas notre Soi et que l’on appelle un "soi" par méprise ; que la Voie pour devenir ce que nous sommes demande l’extirpation de notre propre conscience d’être, de toute fausse identification de notre être avec ce que nous ne sommes pas, mais que nous pensons être quand nous disons "je pense" et "je fais". Être "pur" (shuddha), c’est avoir distingué notre Soi de tous ses accidents physiques et psychiques, corporels et mentaux. Identifier notre Soi avec tel ou tel de ceux-ci est la pire de toutes les sortes possibles d’illusion passionnelle, et la cause unique de "nos" souffrances et de "notre" mortalité, dont aucun de ceux qui demeurent encore "quelqu’un" ne peut être délivré. On raconte qu’un disciple de Confucius   suppliait Bodhidharma, le vingt-huitième patriarche bouddhiste, de "pacifier son âme". Le patriarche répondit : "Montre-la-moi, et je la pacifierai". Le confucianiste dit : "C’est bien là mon mal : je ne puis la trouver." Bodhidhama répondit : "Ton désir est exaucé". Le confucianiste comprit et s’en retourna en paix (NA: Suzuki   dans JPTS, 1906-7, p. 13.). 156 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine