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HB: Bouddhisme

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

Dieu est une essence sans dualité (adwaita), ou, comme certains le soutiennent, sans dualité mais non sans relations (vishishtâdwaita). Il ne peut être appréhendé qu’en tant qu’Essence (asti) (NA: Katha Upanishad  , VI, 13; Maitri Upanishad  , IV, 4, etc.), mais cette Essence subsiste dans une nature duelle (dwaitîbhâva) (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 1, 4, 1 ; Brihadâranyaka Upanishad, II, 3 ; Maitri Upanishad, VI, 15, VII, 11. On ne trouve aucune trace de Monophysisme ou de Patripassianisme dans le prétendu "monisme" du Vêdânta, la "non-dualité" étant celle de deux natures unies sans composition.), comme être et comme devenir. Ainsi, ce que l’on appelle la Plénitude (kritsnam, pûrnam, bhûman) est à la fois explicite et non explicite (niruktânirukta), sonore et silencieux (shabdâshabda), caractérisé et non caractérisé (saguna, nirguna), temporel et éternel (kâlâkâlâ), divisé et indivisé (sakalâkala), dans une apparence et hors de toute apparence (mûrtâmûrta), manifesté et non manifesté (vyaktâvyakta), mortel et immortel (martyâmartya) et ainsi de suite. Quiconque le connaît sous son aspect prochain (apara), immanent, le connaît aussi sous son aspect ultime (para), transcendant (NA: Maitri Upanishad, VI, 22 ; Prash. Up  ., V, 2.). Le Personnage qui se tient dans notre coeur, mangeant et buvant, est aussi le Personnage dans le Soleil (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 22, 24; Taitt. Up., III, 10, 4 ; Maitri Upanishad, VI, 1, 2.). Ce soleil des hommes, cette Lumière des lumières (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 146, 4 ; cf. Jean, I, 4 ; Rig Vêda Samhitâ, 1, 113, I ; Brihadâranyaka Upanishad, IV, 16 ; Mund. Up.  , II, 2, 9 ; Bhagavad Gîtâ, XIII, 16.), que "tous voient mais que peu connaissent en esprit (NA: Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 14 ; cf. Platon  , Lois, 898 D.)", est le Soi Universel (âtman) de toutes les choses mobiles et immobiles (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 115, 1., 8 ; VII, 101, 6 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 44; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 4. L’autologie (âtmâ-jhâna) est le thème fondamental de l’Écriture ; mais il faut comprendre que cette connaissance du Soi diffère de toute connaissance empirique de l’objet en ce que notre Soi est toujours le sujet et ne peut jamais devenir l’objet de la connaissance ; en d’autres termes, toute définition du Soi ultime doit se faire par négation. Âtman (racine an, respirer, cf. atmos, autme) est en premier lieu l’Esprit, principe lumineux et pneumatique, et comme tel, souvent assimilé au Vent (vdyu, vâta, racine vâ, souffler) de l’Esprit qui "souffle où il veut" (yathâ vasham charati, Rig Vêda Samhitâ, X,168, 4 et Jean, III, 8). Etant l’essence ultime de toutes choses, âtman acquiert le sens secondaire de "moi", compte non tenu du plan de référence, qui peut être corporel, psychique ou spirituel, de sorte que, en face de notre Soi réel, l’Esprit en nous-mêmes et dans toutes choses vivantes, il y a le "moi", de qui nous parlons quand nous disons "je" ou "tu", signifiant cet homme ou celui-ci, Un Tel. En d’autres termes, il y a les deux en nous, l’Homme Extérieur et l’Homme Intérieur, l’individualité psychique et physique, et la Personne véritable. C’est donc en accord avec le contexte que nous devons traduire. Du fait que le mot âtman, employé en mode réfléchi, ne peut être rendu que par "soi", nous nous en sommes tenu partout à la version "soi" en distinguant le Soi du soi par une majuscule, comme on le fait communément. Mais il doit être clairement entendu que la distinction est en réalité entre "esprit" (pneuma) et "âme" (psyche) au sens paulinien. Il est vrai que ce "Soi" ultime, "ce Soi immortel du soi", est identique à l’"âme de l’âme" (psyche psyches) de Philon  , et à l’ "âme immortelle" de Platon posée comme distincte de l’"âme mortelle", et que maint traducteur rend âtman par "âme" ; mais, bien qu’il y ait des contextes où "âme" est mis pour "esprit" (cf. Guillaume de Saint-Thierry, Epistola ad Fratres de Monte Dei, ch. XV), il devient dangereusement trompeur, par suite de nos notions courantes de "psychologie", de parler du Soi ultime et universel comme d’une "âme". Ce serait, par exemple, une très grande méprise que de supposer que, quand un "philosophe" tel que Jung   parle de "l’homme à la recherche d’une âme", cela puisse avoir quelque rapport avec la recherche hindoue du Soi, ou avec ce dont il s’agit dans l’exhortation Gnothi seauton. Le "soi" de l’empiriste est, pour le métaphysicien, tout comme le reste de ce qui nous entoure, "non mon Soi". Des deux "soi" dont il s’agit, le premier est né de la femme, le second du Sein Divin, du feu sacrificiel ; et quiconque n’est pas ainsi "né de nouveau" ne possède effectivement que ce moi mortel né de la chair et qui doit finir avec elle (Jaiminîya Brâhmana, I, 17 ; cf. Jean, III, 6 ; Gal., VI, 8 ; I Cor., 15, 50, etc.). De là dans les Upanishads et le Bouddhisme les questions fondamentales : "Qui es-tu ?" et "Par quel soi" l’immortalité peut-elle être atteinte ? La réponse étant : uniquement par ce Soi qui est immortel ; les textes hindous ne tombent jamais dans l’erreur de supposer qu’une âme qui a eu un commencement dans le temps puisse être immortelle ; et, à la vérité, nous ne voyons pas que les Évangiles chrétiens aient mis nulle part en avant une doctrine aussi irrecevable.). Il est à la fois dedans et dehors (bahir   antach cha bhûtânâm) mais sans discontinuité (anantarama) ; il est donc une présence totale, indivise dans les choses divisées (NA: Bhagavad Gîtâ, XIII, 15, 16; XVIII, 20.). Il ne vient de nulle part, il ne devient qui que ce soit (NA: Katha Upanishad  , II, 18; cf. Jean, 3, 18.), mais il se prête seulement à toutes les modalités possibles d’existence (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 5.). 26 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Par la séparation du Ciel et de la Terre, on distingue les "Trois Mondes" ; le Monde Intermédiaire (antariksha) produit l’espace, dans lequel les possibilités latentes de manifestation formelle pourront naître selon la multiplicité de leurs natures. De la première substance, l’éther (âkâsha), dérivent successivement l’air, le feu, l’eau et la terre ; et de ces cinq éléments (bhûtâni), combinés en proportions variées, sont formés les corps inanimés des créatures (NA: Chândogya Upanishad, 1, 9, 1 ; VII, 12, 1 ; Taittirîya Upanishad, II, 1, 1. L’Éther est l’origine et la fin du "nom et de la forme", i. e. de l’existence ; les quatre autres éléments sont issus de lui et retournent à lui comme à leur principe. Quand il est tenu compte de quatre éléments seulement, comme cela arrive fréquemment dans le Bouddhisme, on a en vue les bases concrètes des choses matérielles ; cf. Saint Bonaventure  , De red. artium ad theol., 3, Quinque sunt corpora mundi simplicia, scilicet quatuor elementa et quinta essentia. Tout comme, dans l’ancienne philosophie grecque, les "quatre racines" ou "éléments" (feu, air, terre et eau d’Empédocle  , etc.) ne comprennent pas l’éther spatial, tandis que Platon mentionne les cinq (Epinomis  , 981 C) et qu’Hermès fait remarquer que "l’existence de toutes les choses qui sont eût été impossible si l’espace n’avait existé comme une condition préalable de leur être". (Ascl. II, 15). Il serait absurde de supposer que ceux qui parlaient seulement de quatre éléments n’avaient pas à l’esprit cette notion passablement évidente.), dans lesquels la Divinité entre pour les éveiller, se divisant elle-même pour remplir ces mondes et devenir la "Multitude des Dieux" (vishwê dêvâh), Ses enfants (NA: Maitri Upanishad, II, 6 ; VI, 26 ; c’est-à-dire apparemment (iva) divisé dans les choses divisées, mais en réalité non divisé (Bhagavad Gîtâ, XIII, 16 ; XVIII, 20), cf. Hermès Lib., X, 7, où "les âmes prosiennent pour ainsi dire (wsper) du morcellement et du partage de la seule Ame Totale".). Ces Intelligences (jn  ânâni, ou spirations, prânâh) (NA: Jnânâni, prajnâ-mâtrâ etc. Katha Upanishad, VI, 10 ; Maitri Upanishad, VI, 30 ; Kaush. UP., III, 8.), sont les hôtes des "êtres" (bhûtagana) ; elles opèrent en nous, unanimement, à titre d’"âme élémentaire" (bhûtâtman), ou de soi conscient (NA: Maitri Upanishad, III, 2 f.). C’est là en effet notre "soi", mais un soi pour le moment mortel, sans essence spirituelle (anâtmya, anâtmâna), ignorant du Soi immortel (âtmânam ananuvidya, anâtmajna) (NA: Shatapatha Brâhmana, II, 2, 2, 3, 6. Cf. Notes 199, 204.), et qu’il ne faut pas confondre avec les Déités immortelles qui sont déjà devenues ce qu’elles sont par leur "valeur" (arhana), et que l’on désigne sous le nom d’"Arhats" (Dignités) (NA: Rig Vêda Samhitâ, V., 86, 5 ; X, 63, 4.). Par le moyen des déités perfectibles et terrestres, tout comme un Roi reçoit le tribut (balim âhri) de ses sujets (NA: Atharva Vêda Samhitâ, X, 7, 39, XI, 4, 19 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, 23, 7 ; Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 37, 38.), le Personnage dans le coeur, l’Homme Intérieur, qui est aussi le Personnage dans le Soleil, obtient la nourriture (anna, ahara), tant physique que mentale, qui lui est nécessaire pour subsister durant sa procession de l’être vers le devenir. En raison de la simultanéité de sa présence dynamique dans tous les devenirs passés et futurs (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 90, 2 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, VIII, 1 ; Katha Upanishad, IV, 13 ; Shwêt. Up., III, 15.), on peut regarder les pouvoirs créés, à l??uvre dans notre conscience, comme le support temporel de la prosidence (prajnâna) et de l’omniscience (sarvajnâna) éternelles de l’Esprit solaire. Non que le monde sensible, avec ses événements successifs, déterminés par des causes médiates (karma, adrishta apûrva), soit pour lui source de connaissance ; mais bien plutôt parce que ce monde est lui-même la conséquence de la science qu’a l’Esprit de "cette image diverse peinte par lui-même sur le vaste canevas de lui-même (NA: Shankarâchârya, Swâtmanirûpana, 95. L’"image du monde" (jagacchitra = kosmos noetos) peut être appelée la forme de l’omniscience divine, et elle est le paradigme hors du temps de toute existence, la «création" étant exemplaire, cf. mon "Vedic Exemplarism" dans Harvard Journal of Asiatic Studies, I, 1936. "Un précurseur de l’Indo-Iranien arta et même de l’Idée platonicienne se trouve dans le sumérien gish-ghar, le contour, plan ou modèle des choses-qui-doivent-être, établi par les Dieux à la création du monde et fixé dans le ciel en vue de déterminer l’immutabilité de leur création" (Albright, dans JAOS, 54, 1934, p. 130, cf. p. 121, note 48). L’"image du monde" est la paradeigma aiona de Platon (Timée  , 29 A, 37 C), to archetypou eidas d’Hermès, et l’éternel miroir qui conduit les esprits qui regardent en lui vers la connaissance de toutes les créatures, et "mieux qu’en regardant ailleurs" de saint Augustin   (voir Bissen, L’exemplarisme divin selon saint Bonaventure, 1929, p. 39, note 5) ; cf. saint Thomas d’Aquin  , Sum. Theol., I, 12, 9 et 10, Sed omnia sic videntur in Deo sicut in quodam speculo intelligibili... non successive, sed simul. "Quand l’habitant du corps, contrôlant les facultés de l’âme qui saisissent ce qui leur appartient dans les sons, etc., s’illumine, il voit l’Esprit (âtman) dans le monde, et le monde dans l’Esprit" (Mahâbhârata, III, 210) ; "Je vois le monde comme une image, l’Esprit" (Siddhântamuktâvalî, p. 181).)". Ce n’est pas par le moyen de la Totalité qu’il se connaît lui-même : c’est par sa connaissance de lui-même qu’il devient la Totalité (NA: Brihadâranyaka Upanishad, I, 4, 10 ; Prashna Upanishad, IV, 10. L’omniscience présuppose l’omniprésence et inversement. Cf. ma "Recollection, Indian and Platonic", Journal of the American Oriental Society, Supplement, 3, 1945.). C’est le propre de notre façon inductive de connaître, que de le connaître par la Totalité. 32 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Le Bouddhisme semble différer d’autant plus du Brahmanisme, dont il est issu, qu’on l’étudie plus superficiellement ; mais plus on approfondit cette étude, plus il devient difficile de les distinguer l’un de l’autre, ou de dire sous quels rapports, s’il en est aucun, le Bouddhisme n’est pas réellement orthodoxe. La distinction la plus saillante est le fait que la doctrine bouddhique a été exposée par un fondateur d’apparence historique, qui aurait vécu et enseigné au VIe siècle avant Jésus-Christ. Hors cela, il y a seulement dans le Bouddhisme de larges différences d’accent. Ainsi, l’on tient généralement pour évident qu’il faut quitter le monde si l’on veut suivre la Voie et comprendre la doctrine. L’enseignement s’adresse, soit à des Brâhmanes sur le point de se convertir, soit à la congrégation des Moines Errants (pravrâjaka) déjà entrés dans le Sentier ; certains d’entre eux sont déjà des Arhats parfaits, devenus à leur tour les maîtres d’autres disciples. Il y a également un enseignement éthique pour les laïques, avec commandements et défenses sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire (NA: Vinaya, 1, 235 et passim ; D. I, 52, 68 f. ; Samyutta Nikâya, III, 208 ; A. 1, 62 (Gradual Sayings, p. 57, où la note 2 de Woodward est complètement erronée). Le Bouddha enseigne qu’il y a "ce qui est à faire" (kiriya) et "ce qui est à ne pas faire" (akiriya) ; ces deux termes ne se réfèrent jamais à "la doctrine du Karma (rétribution) et à son opposée". Cf. Harvard Journal of Asiatic Studies, IV, 1939, p. 119. Que le But (comme dans la doctrine brahmanique) soit d’être délivré du bien comme du mal (voir notes 54 et 55) est une tout autre question ; faire le bien et éviter le mal est indispensable au Voyageur. L’idée qu’il n’y a pas de devoir (a-kiriya), bien que parfois soutenue, est hérétique : on ne peut échapper à la responsabilité ni par l’argument d’un déterminisme fatal fondé sur l’efficacité causale des actes passés, ni par l’imputation de cette responsabilité à Dieu (issaro), ni par la négation de la causalité ou le postulat du hasard. L’ignorance est la racine de tout mal, et c’est de ce que nous faisons maintenant que dépend le "bonheur" de notre voyage (Angutara Nikâya, I, 173 f). L’homme n’est impuissant que pour autant qu’il voit le Soi dans ce qui n’est pas le Soi ; dans la mesure où il s?affranchit de l’idée "c’est moi", ses actions deviennent bonnes et non mauvaises ; aussi longtemps qu’il s’identifie lui-même avec l’âme-corps (savinnânakâya) ses actions demeurent "ego"-istes.), mais rien qui puisse être décrit comme une "réforme sociale" ou une protestation contre le système des castes. La distinction qui est faite à maintes reprises entre le "vrai Brâhmane" et le simple Brâhmane de naissance est celle qu’affirmaient déjà sans cesse les livres brahmaniques. 93 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Il est expressément déclaré d’autre part que les Brâhmanes d’aujourd’hui - bien qu’il y ait des exceptions - ont perdu les grâces qui étaient l’apanage de leurs ancêtres purs et sans ego (NA: Sutta Nipâta, 284 ff. (cf. Rig Vêda Samhitâ, X, 71, 9) ; D., III, 81, 82 et 94 f ; exceptions Samyutta Nikâya, 11, 13 ; Sutta Nipâta, 1082.). C’est de ce point de vue, et en relation avec le fait que le Bouddha est né dans un âge où la caste royale était plus en honneur que la caste sacerdotale, que l’on peut le mieux comprendre la raison de la promulgation des Upanishads et de la doctrine bouddhique à une seule et même époque. Ces deux corps de doctrine intimement liés et concordants, tous deux d’origine "sylvestre", ne s’opposent pas l’un à l’autre, mais à un adversaire commun. Leur intention est manifestement de restituer les vérités d’une antique doctrine. Non que la continuité de la transmission par les lignées érémitiques des forêts se soit jamais interrompue, mais parce que les Brâhmanes des cours et du "monde", occupés d’abord des formes extérieures du rituel, et peut-être trop intéressés à leurs émoluments, étaient alors devenus plutôt "Brâhmanes de naissance" (brahmabandhu) que Brâhmanes dans le sens des Upanishads et du Bouddhisme, à savoir "connaissants de Brahma" (brahmavit). Il y a peu de doute que la doctrine profonde du Soi ait été enseignée jusque-là par transmission magistrale (guruparamparâ) à des disciples qualifiés ; cela est pleinement évident, d’une part dans les Upanishads elles-mêmes (NA: Maitri Upanishad, VI, 29 : "Ce très profond mystère..." ; Brihadâranyaka Upanishad, VI, 3, 12 ; Bhagavad Gîtâ, IV, 3 : XVIII, 67. Pourtant les Upanishads étaient alors "publiées" ; et, de même que le Bouddha "ne cache rien", de même on nous dit que "rien n’a été omis dans ce qui fut dit à Satyakâma, homme qui ne peut prouver son lignage, mais qui est appelé brâhmane à cause de la vérité de sa parole". (Chândogya Upanishad, IV, 4, 9). Il n’y a pas d’autre secret, en sorte que quiconque comprend peut proprement être appelé brâhmane (Shatapatha Brâhmana, XII, 6, 1, 41).) (leur nom même signifie "s’asseoir auprès d’un maître"), et d’autre part dans le fait que le Bouddha parle souvent de "ne rien garder par devers soi". Il résulterait nettement de ces conditions que ceux à qui le Bouddha se réfère si souvent comme à l’"inculte multitude" doivent avoir entretenu ces fausses "théories de l’âme" et ces croyances en une réincarnation "personnelle" contre quoi il fulmine inlassablement. 97 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Les écrits où sont conservées les traditions sur la vie et les enseignements du Bouddha relèvent de deux catégories : le Petit Véhicule (Hînayâna) et le Grand Véhicule (Mahâyâna). C’est du premier, et dans ses plus anciens textes, que nous nous occuperons principalement. Les livres appartenant au Petit Véhicule sont composés en pali, dialecte littéraire étroitement apparenté au sanscrit. Les écrits palis se placent entre le IIIe siècle environ avant Jésus-Christ et le VIe siècle après Jésus-Christ. Le Canon est formé de ce que l’on appelle les "Trois Corbeilles" qui désignent respectivement la Règle monastique (Vinaya), le Discours (Sûtra) et la Doctrine Abstraite (Abhidharma). Nous nous occuperons surtout des cinq classes du» Discours", écrit où se trouve conservé ce qui est tenu pour paroles authentiques du Bouddha. D’entre les écrits extra-canoniques, les plus importants parmi les premiers textes sont les Milindapanha et le Visuddhimagga. Le grand livre de Jâtaka, largement composé d’anciens matériaux mythologiques refondus dans une forme populaire, et rapportés comme des récits des naissances précédentes, est relativement tardif, mais fort instructif, à la fois du point de vue bouddhique et comme peinture détaillée de la vie de l’Inde ancienne. Tous ces livres sont pourvus de commentaires élaborés de la façon que nous appellerions aujourd’hui "scolastique". Nous prendrons ces textes tels qu’ils sont, car nous ne nous fions pas aux corrections de textes des érudits modernes, dont les méthodes critiques relèvent principalement de leur aversion pour les institutions monastiques et de leur opinion individuelle sur ce que le Bouddha a dû dire. De fait, il est surprenant qu’un corps de doctrine tel que le Bouddhisme, avec sa marque profondément intemporelle et même antisociale, et, d’après les paroles du Bouddha lui-même, "difficile à comprendre pour vous qui êtes de perspectives différentes, qui avez d’autres capacités de compréhension, d’autres goûts, une autre obédience et une autre formation (NA: D., III, 40 ; cf. Samyutta Nikâya, 1, 136 ; D., 1, 12.)", ait pu devenir aussi "populaire" dans le milieu occidental actuel. On aurait pu supposer que des esprits modernes eussent trouvé dans le Brahmanisme, qui conçoit la vie comme un tout, une sagesse plus conforme à leur nature. Il y a lieu seulement de penser que, si le Bouddhisme a été tant admiré, c’est surtout pour ce qu’il n’est pas. Un spécialiste moderne a fait la remarque suivante : "Le Bouddhisme, dans sa pureté primitive, ignorait l’existence de Dieu ; il niait l’existence de l’âme ; il était moins une religion qu’un code de morale (NA: Winifred Stephens, Legends of Indian Buddhism, 1911, p. 7. M. V. Bhattacharya soutient pareillement que le Bouddha enseignait qu’"il n’y a pas de Soi ou Atman" (Cultural Heritage of India, p. 259). En 1925, un érudit du Bouddhisme écrivait encore "L’âme... est décrite dans les Upanishads comme une petite créature en forme d’homme... Le Bouddhisme a rejeté toutes les théories de ce genre" (PTaittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), Dictionary, attan). Il serait tout aussi raisonnable de dire que le Christianisme est matérialiste parce qu’il parle d’un "homme intérieur". Peu de savants s’exprimeraient de la sorte aujourd’hui, mais, quelque ridicules que de semblables énoncés puissent paraître (et ils supposent une ignorance aussi grande de la doctrine chrétienne que de la doctrine brahmanique), ils survivent encore dans toutes les études courantes concernant le Bouddhisme. Naturellement, il est bien vrai que le Bouddha niait l’existence de l’âme ou du "soi" au sens étroit du terme (en accord, pourrait-on dire, avec le commandement denegat seipsum, Marc, VIII, 34), mais ce n’est pas cela que nos écrivains entendent, ni que leurs lecteurs comprennent ; ce qu’ils veulent dire, c’est que le Bouddha niait le Soi Immortel, Sans-naissance et Suprême des Upanishads. Et cela est d’une fausseté flagrante. Car il parle souvent de ce Soi ou Esprit, et nulle part aussi clairement que dans la formule répétée na mê so attâ, "ceci n’est pas mon Soi" dont l’exclusion porte sur le corps et les éléments de la conscience empirique ; vérité à laquelle s’appliquent tout particulièrement ces paroles de Shankara   : "Quand nous nions quelque chose d’irréel, c’est par référence à quelque chose de réel" (Br. Sûtra, III, 2, 22). Comme le fait remarquer Mrs. Rhys Davids, "so, cela", est employé dans les Sutras pour donner le maximum de relief au problème de la personnalité (Minor Anthologies, 1, p. 7, note 2. Na mê so attâ n’est pas plus une négation du Soi que le to soma... ouk estin o anthropos ; de Socrate   (Axiochus, 365) n’est une négation de "l’Homme". Nier le Soi n’est pas le fait du Bouddha mais du natthika. Et quant à "ignorer Dieu" (car il est souvent prétendu que le Bouddhisme est "athée"), on pourrait aussi bien arguer que Maître Eckhart   ignorait Dieu lorsqu’il disait : "niht, daz, ist gote gelîch, wande beide niht sind" (Pfeiffer, p. 506).)." On discerne là un appel au rationalisme d’une part, au sentimentalisme d’autre part. Malheureusement, ces trois propositions sont fausses, au moins dans le sens où elles sont entendues. C’est à un autre Bouddhisme que va notre sympathie et à qui nous pouvons donner notre adhésion ; et c’est le Bouddhisme des textes tels qu’ils sont. 99 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

Parmi les textes du Grand Véhicule, composés en sanscrit, il en est peu - si même il y en a - qui soient antérieurs au commencement de l?ère chrétienne. Parmi les plus importants de ces textes sont le Manâvastu, le Lalita Vistara, le Divyâvadâna et le Saddnarma Pundarîka. Les deux grandes formes du Bouddhisme auxquelles nous avons fait allusion sont dites souvent, et d’une manière assez vague, respectivement du Sud et du Nord. C’est l’école du Sud qui survit à l’heure actuelle à Ceylan, en Birmanie et au Siam. Originellement les deux écoles florissaient ensemble en Birmanie, au Siam, au Cambodge, à Java et à Bali, côte à côte avec un Hindouisme auquel, souvent, elles s’unissaient. Le Bouddhisme de l’école du Nord gagna le Thibet, la Chine et le Japon, par le moyen de maîtres hindous et de disciples autochtones qui traduisirent les textes sanscrits. A cette époque on ne considérait pas que la simple connaissance des langues pût suffire à faire de quelqu’un un "traducteur" dans un sens quelque peu valable du mot ; personne n’eût entrepris de traduire un texte sans l’avoir étudié pendant de longues années aux pieds d’un interprète traditionnel et autorisé de ces enseignements. Encore moins se serait cru qualifié, pour traduire un ouvrage, quiconque n’eût pas ajouté foi à ses enseignements. Rares en vérité sont les traductions de livres hindous en langues européennes qui peuvent encore prétendre au degré de perfection que les bouddhistes thibétains et chinois exigeaient d’eux-mêmes (NA: Voir Marco Pallis  , Peaks and Lamas, 1939, p. 79-81.). 100 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

On peut observer que le Brahmanisme, alors qu’il se répandait largement, à une certaine époque, dans la "plus grande Inde" du Sud-Est asiatique, ne traversa jamais les frontières septentrionales de l’Inde proprement dite. Le Brahmanisme n’était pas, comme le Bouddhisme, ce que l’on pourrait appeler une foi missionnaire. La culture hindoue a gagné et influencé profondément l’Extrême-Orient à travers le Bouddhisme, qui tantôt s’est fondu, tantôt est demeuré côte à côte avec le Taoïsme, le Confucianisme et le Shintoïsme. Ce sont les formes contemplatives du Bouddhisme qui ont exercé la plus grande influence. Ce qui avait été Dhyâna (pali : jhâna) dans l’Inde est devenu Tcha’n en Chine et Zen au Japon (NA: Voir les divers ouvrages de T. Suzuki  .). Nous ne pouvons malheureusement décrire ici ces formes du Bouddhisme, mais nous devons affirmer que, bien qu’elles diffèrent grandement du Petit Véhicule par l’accent et par le détail, elles ne représentent rien moins qu’une dégénérescence du Bouddhisme. Les Bouddhismes du Thibet et de l’Extrême Orient sont propres à susciter notre plus profonde sympathie, tant par la profondeur de leurs doctrines que par la poignante beauté des lettres et de l’art au moyen desquels ces enseignements sont dispensés. Il nous faut seulement ajouter que le Bouddhisme est mort dans l’Inde proprement dite vers la fin du XIIe siècle. Shankarâchârya, le plus éminent interprète doctrinal du Vêdânta, a été souvent appelé un "bouddhiste déguisé". Le terme Vêdânta («Fin du Vêdâ", dans le sens où le Nouveau Testament peut être appelé "la conclusion et l’accomplissement" de l’Ancien) se rencontre du reste déjà dans les Upanishads ; et le fait est que le Vêdânta et le Bouddhisme ont tant de points communs dès le début que tout exposé de l’un peut s’entendre comme un exposé de l’autre. C’est pourquoi une fusion de l’Hindouisme et du Bouddhisme s’est faite au moyen âge hindou, et c’est pourquoi le Bouddhisme à cessé d’exister comme doctrine distincte dans l’Inde même. Si le Bouddhisme à pu émigrer et survivre ailleurs plutôt que l’Hindouisme, c’est principalement pour la raison suivante : alors que l’Hindouisme s’accomplit à la fois dans la vie active et dans la vie contemplative, c’est la vie de contemplation qui importe d’abord au Bouddhisme, et, pour cette raison, il peut beaucoup plus aisément s’enseigner en tant que Voie d’évasion hors des liens formels de n’importe quel ordre social. 101 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Introduction

En nous demandant : qu’est-ce que le Bouddhisme, nous devons commencer comme auparavant par le Mythe, car celui-ci se confond désormais avec la vie même du Fondateur (quelque quatre-vingts ans), qui résume l’épopée entière de la victoire sur la mort. Mais si nous faisons abstraction, dans le récit pseudo-historique, de tous les traits légendaires ou miraculeux, le noyau résiduel que formerait le fait historiquement plausible serait à la vérité fort petit. Tout ce que l’on peut dire est qu’il à bien pu exister un maître individuel qui a donné à l’antique sagesse sa "couleur bouddhique" particulière et dont l’individualité est complètement voilée, comme il a dû le désirer (NA: Dhammapada, 74, mam’êva kata... iti bâlassa sankappo, "J’ai fait cela, idée puérile". Cf. Note 16.), par la substance éternelle (akâlika dharma) à laquelle il s’identifiait. Autrement dit, "le Bouddha a seulement la forme humaine ; ce n’est pas un homme (NA: Kern, Manual of Indian Buddhism, p. 65. Cf. Angutara Nikâya, II, 38, 39, où le Bouddha dit qu’il a détruit toutes les causes par lesquelles il pouvait devenir un dieu ou un homme, etc., et n’est pas contaminé par le monde, "c’est pourquoi je suis Bouddha" (tasmâ buddho’ smi), f. Sutta Nipâta, 558, abhinnêyam abhinnatam, bhâvêtabbam cabhâvitam, pahâtabbam pahînam mê, tasmâ buddho’ smi.)". 106 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

Il explique que cela signifie en pratique une vie d’incessant rappel (smriti) (NA: Sur sati (smriti) comme "être attentif à son pas", cf. I Cor., 10, 31 ; cf. D., I, 70 ; Sacred Books of the Buddhists, III, 233, etc. Ainsi un péché d’inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Mais, comme la smriti brahmanique, la sati bouddhique signifie plus que la seule vigilance, le padasannam de J., VI, 252. La réminiscence est pratiquée en vue d’accéder à l’omniscience ou gnose supérieure (abhinnâ, pajânanâ, pannâ, promhdeia, pronoia). L’exposé le plus complet en est donné dans Visuddhi Magga, 407 f. Dans Milinda Panho, 77-79, il est question soit de gnose intuitive, spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika spontanée et directe, soit de gnose produite (katumika = kritima) ; dans ce dernier cas les signes extérieurs ne font que nous rappeler ce dont nous avons déjà la connaissance potentielle. Si l’on compare cela avec Prash. Up., IV, 5 ; Chândogya Upanishad, VII, 13 ; VII, 26, 1 et Maitri Upanishad, VI, 7 ("le Soi connaît toute chose"), et si l’on tient compte de l’épithète Jâtavêdas = pali jâtissaro, il apparaît que la doctrine hindoue du Souvenir coïncide avec celle de Platon dans Ménon  , 81 (madhsiV = anamnhsiV). Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", Journal of the American Oriental Society, Supplément 3, 1944.). L’accent mis par le Bouddhisme sur la présence d’esprit peut difficilement être exagéré ; on ne doit rien faire avec un esprit absent ; on ne doit rien faire dont on pourrait dire : "Je n?avais pas l’intention de faire cela" ; car un péché commis par inadvertance est pire qu’un péché délibéré. Cela veut dire que l’on ne doit pas simplement "se comporter", d’une façon instinctive ; comme le dit Platon, "ne fais rien si ce n’est selon l’ordre du Principe immanent, rien contre la Loi commune qui régit le corps entier, ne cédant jamais à l’entraînement des affections, soit au bien, soit au mal et c’est là ce que signifie la Maîtrise de soi (NA: Lois, 644, 645.)". On ne doit pas perdre de vue, en même temps, que, derrière cette application éthique de l’attention à la conduite, se trouve une doctrine métaphysique ; car le Bouddhisme, comme les Upanishads, regarde toute réminiscence, non comme une acquisition de choses nouvelles, mais comme le recouvrement d’une latente omniscience. De même, dans la doctrine platonicienne, tout enseignement et toute expérience doivent être considérés simplement comme des rappels de ce qui était connu mais a été oublié (NA: Ménon, 81, 82 ; République  , 431 A, B ; 604 B ; Lois, 959 B ; Phédon  , 83 B, etc. Cf. mon "Recollection, Indian and Platonic", JAOS, Suppl. 3, 1945.). 126 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: Le Mythe

L’individualité empirique de tel ou tel étant un simple processus, ce n’est pas "ma" conscience ou mon individualité qui peut franchir la mort et renaître (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 (l’hérésie concernant Sati).). Il est impropre de demander : "De qui est-ce la conscience ?»; on pourrait demander seulement : "Comment cette conscience surgit-elle (NA: Samyutta Nikâya, II, 13 ; II, 61, etc.) ?" Et voici l’antique réponse (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 1, 3 : "L’homme est le produit d??uvres" (karmakritam ayam purushah), c’est-à-dire de choses qui ont été accomplies jusqu’au moment où nous parlons. Cf. Samyutta Nikâya, I, 38, satto samsâam âpâdi kammam asya parâyanam ; et notes 53, 17 et 31.) : "Ce corps n’est pas le mien, mais le résultat des ?uvres passées (NA: Samyutta Nikâya, II, 64.). Il n’y a pas d’"essence" passant d’un habitacle à un autre ; comme une flamme s’allume d’une autre flamme, ainsi se transmet la vie, mais non une vie, ni ma vie (NA: Milinda Panho, 71-72. Cette parole, selon laquelle rien n’est transmis sinon le "feu" de la vie, est en parfait accord avec la parole védantique : "Le Seigneur seul transmigre", et avec Héraclite  , pour lequel il n’est d’autre flux que celui du feu jaillissant et courant en nous, pyr aionios = Agni, vishwâyus. Elle ne contredit donc pas Platon et al., dont la doctrine ne rejetait certainement pas le "flux", mais présuppose un Être de qui tout devenir procède, un Être qui n’est pas lui-même une "chose", nais de qui toutes "choses" incessamment découlent.). Les êtres sont les héritiers des actes (NA: Majjhima Nikâya, I, 390 ; Samyutta Nikâya, 11, 64 ; Atharva Vêda Samhitâ, 88 : "Ma nature est faite d’actes (kammassako’mhi), j’hérite les actes, je nais des actes, je suis parent des actes, je suis quelqu’un sur qui les actes reviennent ; de tout acte, bon ou mauvais, que je fais, j’hériterai". On ne doit pas, bien entendu, prendre cette dernière parole comme se rapportant à un "Je" incarné, mais seulement comme signifiant qu’un "Je" futur héritera et éprouvera, tout comme "Je" le fais, sa nature propre et déterminée suivant l’ordre des causes.); mais l’on ne saurait dire avec exactitude que "je" recueille la rétribution de ce que "je" fis dans un habitacle précédent. Il y a une continuité causale, mais il n’y a pas une conscience (vijnâna) ou une essence (sattwa) faisant l’expérience actuelle des fruits de ses bonnes ou mauvaises actions passées, et devant en outre revenir et se réincarner (sandhâvati samsarati) sans altérité (ananyam) pour éprouver dans le futur les conséquences de ce qui a lieu maintenant (NA: Majjhima Nikâya, I, 256 f. ; Milinda Panho, 72, n’atthi kochi satto yo imamhâ kâyâ annam kâyam sankamati. "Il va sans dire que le penseur bouddhiste rejette la notion d’un ego passant d’une incarnation à une autre" (13. C. Law, Concepts of Buddhism, 1937, p. 45). "L’idée n’est pas que l’âme vit après la mort du corps et passe dans un autre corps. Samsâra veut dire manifestation d’une nouvelle existence sous l’influence de l’être vivant antérieur" (J. Takakusu, dans Philosophy, East and West, 1944, p. 78-79).). La conscience, en vérité, n’est jamais la même d’un jour à un autre (NA: Samyutta Nikâya, II, 95. Cf. notes 16 et 17.). Comment pourrait-elle survivre et passer d’une vie à une autre ? C’est ainsi que le Vêdânta et le Bouddhisme s’accordent entièrement pour affirmer que, s’il y a bien transmigration, il n’y a pas d’individu qui transmigre. Tout ce que nous voyons est l’opération des causes ; tant pis pour nous si, dans ce n?ud fatalement déterminé, nous voyons notre Soi". On trouve la même chose dans le Christianisme, où la question : "Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle?" reçoit cette remarquable réponse : "Ni lui ni ses parents n’ont péché ; mais c’est afin que les ?uvres de Dieu soient manifestées en lui (NA: Jean, IX, 2.)". En d’autres termes, la cécité est survenue du fait de ces causes médiates dont Dieu est la Cause Première, et sans lesquelles le monde eût été privé de la perfection de la causalité (NA: La Fortune n’est rien autre que la série ou l’ordre des causes secondes ; elle réside dans ces causes elles-mêmes et non en Dieu (sauf à titre prosidentiel, c’est-à-dire de la manière même où le Bouddha "connaît tout ce qu’il y a à connaître, ce qui a été et ce qui sera", Sn, 558, etc., cf. Prash. Up., IV, 5). Dieu ne gouverne pas directement, mais par l’intermédiaire de ces causes auxquelles il ne se mêle jamais (Saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 22, 3 ; I, 103, 7 ad 2 ; I, 116, 2, 4, etc.). "Rien n’arrive dans le monde par hasard" (Saint Augustin, QQ., LXXXIII, qu. 24) ; "Comme une mère est grosse de sa progéniture non née, ainsi le monde lui-même des causes des choses non nées (De Trin., III, 9), affirmations auxquelles saint Thomas souscrit. "Pourquoi alors ces hommes misérables se permettraient-ils de tirer gloire de leur libre arbitre avant que d’être libres ?" (Saint Augustin, De spir. et lit., 52). Le Bouddha démontre clairement que nous ne pouvons être ce que nous voulons ni quand nous le voulons, et que nous ne sommes pas libres (Samyutta Nikâya, III, 66, 67), bien "qu’il y ait une voie" pour le devenir (D., I, 156). C’est la prise de conscience de ce fait que nous sommes des mécanismes, soumis au déterminisme causal (comme l’énonce la formule répétée hêtuvâda, aitiatos : "Ceci étant, cela arrive ; ceci n’étant pas, cela n’arrive pas". Samyutta Nikâya, II, 28, etc., comme Aristote  , Met., VI, 3, 1, poteron gar esta todi h ou ; ean ge todi genhtai eidemh, ou), - terrain véritable du "matérialisme scientifique" - c’est cette prise de conscience qui fait apercevoir le Chemin de l’évasion. Tout notre trouble vient de ce que, selon les paroles de Boèce  , "nous avons oublié qui nous sommes", et que, par ignorance, nous voyons notre Soi dans ce qui n’est pas le Soi (anattani attânam), mais un simple processus. "La volonté est libre pour autant qu’elle obéit à la raison, et non quand nous faisons ce qui nous plaît" (Saint Thomas d’Aquin, Sum. Theol., I, 26, 1) - cette Raison (logos) "dont le service est liberté parfaite".). 135 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

En faisant de l’ignorance la racine de tout mal, le Bouddhisme rejoint toutes les doctrines traditionnelles (NA: Angutara Nikâya, IV, 195 : Dhammapada, 243, avijjâ param malam ; cf. Majjhima Nikâya, I, 263. Avec D., I, 70, sur l’engouement fatal qui résulte de la complaisance de la vue et des autres sens, cf. Platon, Protagoras, 356 D, "c’est la puissance de l’apparence (to phainomenon = pali : rûpa) qui nous égare" ; 357 E : "être dominé par le plaisir constitue l’ignorance à son plus haut degré" ; 358 C : "Cet abandon à soi-même est exactement l’"ignorance", et la maîtrise de soi est tout aussi sûrement la "sagesse" (sophia = pali : kusalatâ). Cf. Lois, 389. De même Hermès, Lib., X, 8, 9 : "Le vice de l’âme est l’ignorance, la connaissance est sa vertu, Lib., XIII, 7 B, où l?"ignorance" est le premier des douze tourments de la mati  ère" (comme dans la Chaîne des Causes bouddhiste, cf. Hartmann   dans Journal of the American Oriental Society, 60, 1940, 356-360) et Lib., I, 18 : "La cause de la mort est le désir". Cf. Cicéron, Acad., II, 29 : "Nul homme ne pouvait être un sage (sapiens) s’il ignorait le commencement de la connaissance ou la fin du désir, et si, par suite, il ne savait ni d’où il devait partir, ni à quoi il devait arriver".). Mais nous devons nous garder de supposer qu’il s’agit ici de l’ignorance de choses particulières, et surtout de confondre l’ignorance traditionnelle avec le fait d’être illettré ; tout au contraire, notre connaissance empirique des faits est un élément essentiel de cette ignorance, qui rend possible le désir. D’ailleurs, une autre erreur ne doit pas moins être évitée : il faut se garder de supposer que la sagesse traditionnelle s’oppose à la connaissance utilitaire des faits positifs ; ce qu’elle demande, c’est que l’on reconnaisse dans ce qu’il est convenu d’appeler les "faits" ou les "lois scientifiques", non des vérités absolues, mais des formules statistiques de probabilité. La recherche de la connaissance scientifique n’implique pas nécessairement l’ignorance ; c’est seulement lorsque son motif est la curiosité, lorsque la science est poursuivie pour elle-même, ou l’art pour lui-même, que l’on se conduit comme un ignorant. En termes brahmaniques, c’est l’ignorance de Celui que nous sommes ; en langage bouddhique, c’est l’ignorance de ce que nous ne sommes pas. Il y a là simplement deux façons de dire la même chose, ce que nous sommes véritablement ne pouvant se définir que par ce que nous ne sommes pas. 140 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

C’est seulement en nous servant de notre soi détruit comme d’un passage pour la réalisation qu’il n’y a littéralement rien à quoi nous puissions identifier notre Soi, c’est ainsi seulement que nous devenons ce que nous sommes. De là l’accent mis par le Bouddhisme sur ce que le Christianisme appelle la négation de soi, expression tirée du denegat seipsum du Christ. "Considère la béatitude des Arhats. On ne trouve en eux aucun désir ; ayant extirpé le penser "je suis", immuables, inengendrés, sans souillure, Personnalités véritables, changés en Dieu (brahma bhûtâ), grands héros, fils directs de l’Éveil ; imperturbables en toute situation, délivrés de tout devenir ultérieur (punar bhava), ils sont debout sur leur soi dompté, ils ont gagné dans le monde leur bataille ; ils rugissent du "rugissement du Lion" ; incomparables sont les Éveillés" (buddhâh) (NA: Samyutta Nikâya, III, 83, 84.). Il ne s’agit pas ici d’une délivrance après la mort, mais de "Personnalités" ici même et maintenant triomphantes. On ne perdra pas de vue non plus que le mot "Bouddha" est employé au pluriel, et qu’il est appliqué à tous ceux qui ont atteint leur but. 141 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Il est souvent dit d’eux qu’ils sont "éteints» (nirvâta). Le mot Nirvâna, "extinction", qui joue un si grand rôle dans notre conception du Bouddhisme, où il est l’un des plus importants parmi les nombreux termes qui se réfèrent à la fin suprême de l’homme, appelle quelques explications supplémentaires. Le verbe nirvâ signifie littéralement "s’éteindre", comme un feu cesse de tirer (to draw), c’est-à-dire de respirer (NA: Dans Aitarêya Brâhmana, III, 4, Agni, quand il "tire et brûle" (pravân dahati) est identifié à Vâyu. Dans Kaushîtaki Brâhmana, VII, 9, les Souffles vont (blow, vânti) dans des directions variées, mais ils ne "s’éteignent pas" (blow out, nirvânti). Dans Jaiminîya Upanishad Brâhmana, 12, IV, 6 . "Agni, devenant le Souffle, brille" (prâno bhûtwâ agnir dîpyatê). Dans Rig Vêda Samhitâ, X, 129, 2, avâtam, "ne soufflant pas", est très proche par son sens de nirvâtam (ânîd avâtam correspond au "gegeistet und engeistet" de Maître Eckhart, "également spirant et despiré"). Cf. Brihadâranyaka Upanishad, III, 8, 8 avâyu... aprâna. Le mot nirvâna ne se rencontre pas dans la littérature brahmanique avant la Bhagavad-Gîtâ  .) (to draw breath). Des textes plus anciens emploient le verbe à peu près synonyme udwâ, "s’éteindre" ou "s’en aller (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 2, 4, 7, udwâyêt, "si le feu s’éteint" ; Kaushîtaki Brâhmana, VII, 2, udwâtê’ nagnau "dans ce qui n’est pas du feu, mais est éteint".)" ; quand le Feu s’éteint (udwâyati), c’est dans le Vent qu’il expire (NA: Chândogya Upanishad, IV, 3, 1, yadâ agnir udwâyati vâyum apyêti. Étant ainsi "parti au vent" le feu est "retourné dans sa demeure" (Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1-7), cf. note 112.)" ; dépourvu d’aliment, le feu de la vie est "pacifié", c’est-à-dire éteint (NA: Prash. Up., III, 9 ; Maitri Upanishad, VI, 34.). Quand le mental a été réprimé, on atteint la "paix du Nirvâna", l’"extinction en Dieu (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 15 ; Bhagavad Gîtâ, 11, 72, brahma-nirvânam ricchati.)". Le Bouddhisme souligne pareillement l’extinction du feu ou de la lumière de la vie par manque d’aliment (NA: Majjhima Nikâya, I, 487, etc., et comme dans Maitri Upanishad, VI, 34, 1, cf. Rûmî  , Mathnawî, I, 3705.); c’est en cessant de nourrir notre feu que l’on atteint à cette paix dont il est dit dans une autre tradition qu’elle "passe l’entendement" ; notre vie présente est une suite continue d’arrivées et de départs, d’existences et d’immédiates renaissances, semblable à une flamme qui brûle et qui n’est plus celle qu’elle était et n’est pas encore une autre. Il en est de même pour la renaissance après la mort : elle est comme une flamme qui s’allume à une autre flamme ; rien de concret ne franchit le passage : il y a continuité, mais non identité (NA: Milinda Panho, 40, 47, 71, 72.). Mais "les contemplatifs s’éteignent comme cette lampe" qui, une fois éteinte, "ne peut plus transmettre sa flamme (NA: Sutta Nipâta, 135, nibbanti dhîrâ yathâyam padîpo ; Sutta Nipâta, 19, vivatâ kuti, nibbuto gini. "L’homme, comme une lumière dans la nuit, est allumé et éteint" (Héraclite, fr. LXXVII).)". Le Nirvâna est une sorte de mort, mais, comme toute mort, une renaissance à quelque chose d’autre que ce qui était. Pari, dans parinirvâna, ajoute simplement la valeur suprême à la notion d’extinction. 142 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine

Il est tout à fait contraire au Bouddhisme, aussi bien qu’au Vêdânta, de penser à "nous-mêmes" comme à des êtres errant au hasard dans le tourbillon fatal du flot du monde (samsâra). Notre Soi immortel est tout, sauf une "individualité qui survit". Ce n’est pas cet homme, un tel ou un tel qui réintègre sa demeure et disparaît à la vue (NA: Sutta Nipâta, 1074-1076, nâmakâya vimutto, attham palêti, na upêti sankham... attham gatassa na pamânam atthi. Mund. Up., III, 2, 8, 9, nâmarûpâd vimuktah... ahrito bhavati ; Bhagavad Gîtâ, XV, 5, dwandwair vimuktâh.), mais le Soi prodigue qui se souvient de lui-même. Celui qui fut multiple est de nouveau un et indiscernable, Deus absconditus. "Nul homme n’est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel", c’est pourquoi "si quelqu’un veut me suivre, qu’il se nie lui-même (NA: Jean, XIII, 36 ; Marc, XIII, 34. Qui veut le suivre doit pouvoir dire avec saint Paul   : "Je vis, toutefois non pas moi, mais Christ en moi" (Cal., II, 20). Il ne peut y avoir de retour en Dieu que comme du Même au Même, et cette identité, selon les paroles de Nicolas de Cuse, demande une abtatio omnis alteritatis et diversitatis, suppression de toute altérité et de toute diversité.)". "Le royaume de Dieu n’est à personne, si ce n’est au mort parfait (NA: Maître Eckhart.)". La réalisation du Nirvâna est le "Vol du Solitaire vers le Solitaire (NA: Ennéades, VI, 9, 11.)". 157 Hindouisme et Bouddhisme II Le Bouddhisme: La Doctrine