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Fussler : L’inscription de l’ordre humain dans l’ordre naturel renvoie à la puissance abyssale de Dieu

sexta-feira 25 de julho de 2014, por Cardoso de Castro

  

Cette inscription est possible parce que, pour Paracelse  , l’ordre de l’univers et l’ordre éthique renvoient à Dieu. Celui-ci est présenté comme le souverain maître (Herr, Oberherr) de tout ce qui existe. Il règne également sur le monde naturel, sur l’univers et sur l’homme. Cette conjonction est omniprésente dans les textes que nous avons étudiés, notamment dans l’Auslegung des Psalters Davids. Dieu a créé le ciel et la terre. Il recrée continuellement la nature dans son changement. Tout étant révèle, manifeste sa puissance et y renvoie. Il a fixé l’ordre auquel tout étant doit se conformer :

« chaque chose doit rester en son lieu comme Dieu l’a ordonné. La terre ne doit pas tomber, le ciel ne doit pas s’effondrer».

Il a fixé leur règle (mass) aux cours du soleil et des saisons, et aussi à l’homme. La loi déterminant l’essence et le déploiement particulier de chaque chose a sa source dans le commandement divin :

« comme il l’a ordonné (geboten), ainsi cela doit rester et il doit en être ainsi et non autrement... Car la justice de Dieu consiste en ce qu’il montre seul à son œuvre (Werk) le chemin à suivre... Il n’y a pas de justice dans les œuvres de Dieu, si ce n’est la sienne. Et les œuvres n’ont pas de pouvoir, elles sont uniquement liées et contraintes de respecter les commandements qui s’expriment dans chaque loi particulière, ainsi qu’il l’a ordonné».

C’est pourquoi la liberté, pour l’homme, ne peut consister qu’à choisir de

« suivre la voie pour laquelle nous avons été créés. Comme le soleil et la lune suivent leurs cours, nous devons aussi, nous hommes, obéir à Dieu ; et de même que le soleil ne peut par lui-même modifier son cours, ni la lune, ni les étoiles, nous ne pouvons agir ou nous comporter en déviant. Nous devons suivre le courant... Il n’y a qu’une seule voie et aucune autre, celle tracée par Dieu... Nous devons la prendre et la suivre comme toutes les créatures; nous ne pouvons faire exception».

Si la nature est soumise à la volonté de Dieu, l’homme l’est a fortiori, car il a été créé avec une âme lui permettant d’être conscient de son devoir :

« le feu, la grêle, l’éclair, la neige suivent la volonté de Dieu : ce qu’il ordonne, ils le font ; ce pour quoi ils ont été créés au départ constitue pour eux la voie à suivre... Si ces choses obéissent à Dieu, à plus forte raison devons-nous, nous autres hommes, accomplir sa Parole... Il nous a créés et nous a commandé de suivre sa Parole. Nous devons le faire et ne pas agir autrement... Car toutes les créatures agissent selon sa volonté et suivent sa Parole ; aussi devons-nous la suivre avec plus d’empressement encore. Parce que les bêtes et créatures brutes agissent selon sa Parole, à plus forte raison devons-nous, nous humains créés par lui et doués d’une âme, suivre son commandement».

L’ordre humain et l’ordre naturel, au fond, ne diffèrent pas :

« Toutes les montagnes suivent la volonté du Seigneur, ainsi que tous les arbres, c’est-à-dire ils portent leurs fruits... comme Dieu le leur a ordonné. De même, nous devons résolument suivre son commandement sans dévier et ne pas en inventer d’autres».

L’homme n’a pas plus de liberté qu’un arbre qui ne peut se changer de lui-même. L’ordre voulu par Dieu est intangible, il nous dépasse et s’impose catégoriquement. Le devoir moral est assimilé par Paracelse à la «nécessité» naturelle procédant de Dieu. L’homme étant un animal, l’âme lui permet simplement de prendre conscience de sa détermination :

« Qu’il ait une âme, cela ne change rien : il n’est pas lié (gefangen) autrement par le commandement de Dieu que les oiseaux, tous les animaux... Nous devons progresser (dans la voie tracée par Dieu) comme l’oiseau doit voler en avant sans pouvoir voler en arrière».

La nature, en un sens, fournit une leçon de sagesse en témoignant (zeugen) de la puissance et de la volonté de Dieu. Nous ne devons pas mésuser de ses œuvres. La nature et sa lumière font signe vers Dieu. Nos besoins, nos sens nous renvoient à lui. Par nos sens, l’expérience et le savoir, «les merveilles du ciel nous apparaissent » et nous connaissons Dieu qui, par ailleurs, se révèle aussi dans le cœur des croyants. Les étants naturels renvoient à un ordre qui ne procède pas d’eux. Les normes éthiques sont lues par l’homme dans le « livre de la nature » qui doit cependant être correctement interprété, c’est-à-dire conformément à la volonté de son auteur. La Révélation comme seconde lumière peut rectifier la lumière naturelle, éventuellement la suppléer, mais elle ne l’écarté pas. En ce sens, «la vérité jaillit sur terre». L’ordre naturel apparaît comme étant la ratio cognoscendi de l’ordre éthique ; « la nature nous sert de modèle et... nous apprend l’ordre en toutes choses». Mais ce n’est pas elle — du moins en tant qu’on la considère simplement comme la totalité de ce qui nous apparaît — qui est productrice des normes. Elle renvoie à la volonté de Dieu comme à sa ratio essendi qui est en même temps celle de l’ordre éthique. De là cette proposition cardinale de Paracelse affirmant que Dieu seul est maître et qu’il ne peut être représenté. Aucun étant ne peut être pris pour modèle absolu. En soi et du point de vue de leur provenance, devoir et nature ne s’opposent pas.


La subordination stricte de la politique à la morale trouve son fondement dans ces idées. Il est remarquable que, dans les textes cités un peu plus haut, Paracelse soit toujours amené à étendre sa réflexion au domaine politique. Parce que Dieu a fixé un ordre intangible, ajoute-t-il,
« il ne peut y avoir parmi nous de justice que celle provenant de Dieu, et aucun prince, aucun roi ne peut se l’approprier».

L’ordre politique et social doit être conforme à l’ordre voulu par Dieu :

« Cet impératif que nous avons reçu lorsque nous avons été créés, nous devons le suivre, ainsi que tous les rois et tous les princes, tous les peuples et tous les juges. Cela signifie : vous les rois, devez décider conformément à la volonté de Dieu et non à la vôtre ; vous les princes, vous devez gouverner comme Dieu l’ordonne et non selon votre bon plaisir; et tous les magistrats doivent juger conformément à la volonté divine... Ainsi nous sommes obligés de ne suivre qu’un seul chemin».

La puissance de Dieu fonde l’espoir. Car, dit Paracelse, s’il a en son pouvoir la mer, il pourra, à plus forte raison, dominer les «menteurs, trompeurs, princes, seigneurs, riches». Il peut ramener dans le droit chemin les pouvoirs qui s’égarent. Notre auteur se représente aussi le royaume de Dieu sur terre comme incluant non seulement un ordre éthico-social et politique rénové, mais aussi une nature transfigurée car rendue plus clémente par Dieu ; après l’état présent du monde, écrit-il,

«le royaume de Dieu subsistera éternellement... ; la terre.... ne sera plus chargée comme maintenant de maladies et de misères, et c’est cependant sur la terre que nous vivrons et habiterons, mais sous le règne (Herrschaft) de Dieu. Ce dernier ne gouvernera pas seulement notre corps et notre âme, mais aussi l’hiver, l’été, la neige, la pluie, l’averse, la grêle, afin que le soleil durant le jour ne nous brûle pas et que la lune, la nuit, ne nous laisse pas mourir de froid, afin que nos fruits ne soient pas piqués des vers et ne pourrissent pas, afin que d’autres catastrophes semblables ne se produisent pas; ainsi Dieu veut gouverner l’homme et le bétail, les récoltes et les eaux de la mer afin que notre vie ne soit pas mise en danger».

L’espoir de l’avènement du royaume de Dieu est aussi celui de la possibilité d’une harmonie totale entre l’homme et la nature, de l’adéquation de l’ordre humain et de l’ordre naturel au terme d’une double transfiguration installant l’homme dans la proximité du divin.

L’ordre humain, comme celui que manifeste tout étant naturel, est donc « pris » dans la volonté divine qui le dépasse et lui assigne son sens. C’est cela que l’homme peut lire dans le « livre de la nature » parce que « tout ce qui existe est inclus dans un ordre dont la source est le commandement divin». La nature éclaire l’homme pour le renvoyer au devoir. Mais ce n’est pas elle, dans ses productions particulières, qui fournit le modèle, l’impératif ou la norme. Ou plutôt : elle le révèle tout en faisant signe vers ce dont cet impératif procède. Il faut ajouter, toutefois, que cette révélation n’est possible que si l’homme peut encore se déprendre d’un ordre socio-politique qui, pour réduire l’obligation morale à l’obligation prudentielle, a mis la nature à distance.

L’idée selon laquelle l’homme, en se laissant interpeller par la nature, s’ouvre en même temps à la dimension sacrée de l’impératif moral, constitue donc un aspect décisif de ce que Paracelse appelle sa «(philosophie) à la manière allemande».

Il faut approfondir cette idée en essayant de préciser la vision de la nature qui traverse la philosophie de Théophraste von Hohenheim et lui confère son originalité. On peut à cet effet commencer par constater que, pour lui, toute chose se caractérise par le déploiement, s’inscrivant entre une naissance et une fin, qui la fait apparaître. La nature est à la racine de tous ces processus de fructification et de maturation ; elle est « l’ensemble des forces qui se développent, à travers les êtres visibles, sans être elle-même directement visible : une réalité de forces et de luttes qui connaît des naissances, des progrès, des morts ; où jamais rien ne demeure en l’état, où tout devient, où rien jamais ne revient, où ne règne ni repos, ni identité ». Que toute chose ait une fin cela signifie en premier lieu que son développement a un terme, mais cela signifie aussi que l’accession à sa plénitude révèle son sens. « Le processus démontre et révèle la vertu des choses » dit Paracelse. La loi de chaque être se manifeste dans l’assujettissement de sa maturation à un temps particulier, «inégal (ungleich», différencié :

«Chaque être croît selon son rythme propre, selon l’espèce à laquelle il appartient. Comme sont multiples les espèces, ainsi se trouvent répartis les temps : de telle manière ici, d’une manière différente là. Le temps ne suit donc pas une seule voie mais emprunte des milliers de chemins. Vous voyez bien que le thym fleurit en été et le crocus en automne. Selon les moments de l’année il y a un temps pour chaque nouvelle floraison»

Cela explique que Paracelse répète souvent qu’en toutes choses il faut considérer le début et la fin, c’est-à-dire le processus qui va révéler la finalité et la destination de chaque étant. C’est la fameuse théorie des « signatures » qui explicite cette idée sous un double aspect : elle consiste à dire d’abord que le visible révèle l’invisible vertu de chaque chose, sa destination pour nous ; en effet,

« la nature imprime une marque à chaque être qui en procède, pour en manifester l’utilité et la bonté. C’est pourquoi si l’on désire acquérir une connaissance authentique des êtres que la nature a ainsi marqués, il convient d’en repérer les signes pour découvrir les vertus qu’ils recèlent. Chaque médecin doit savoir que les vertus et les forces qui sont contenues dans les êtres de la nature sont décelables grâce à des signes».

Mais cette théorie dit aussi que chaque étant comme tel et leur totalité renvoient à la puissance insondable de Dieu qui a créé la nature et qui la domine :

« car le monde entier est-il autre chose qu’un signe montrant qu’il vient de Dieu et que Dieu l’a créé ? Tout comme une statue sculptée est un signe du sculpteur de la pierre ou du bois, de la même manière toutes les oeuvres créées par Dieu avec tous les autres matériaux aussi signifient qu’elles proviennent de l’activité de Dieu».

Mais la comparaison ne doit pas nous abuser. Elle ne rend pas intelligible le mode d’action de Dieu qui fait apparaître toutes choses. Son utilisation montre plutôt la fragilité et les limites de toute approche humaine. « Dieu est au-dessus de notre entendement» parce qu’il est l’invisible fond dont procède toute chose :

« Toutes les choses naturelles ont leur source (fliessen) en Dieu et ne renvoient à aucun autre fond (Grund)».

Dieu est la profondeur toujours présente mais insaisissable de la nature. A la fois connue par ses œuvres qui font signe et mystérieuse dans son activité, la déité de Dieu (Gottes Gottheit n’est pas déterminable. Dieu n’est pas chose parmi les choses. C’est pourquoi il n’y a aucune théologie rationnelle chez Paracelse. La déité est ce qui fait qu’il y a déploiement, maturation, fructification à tous les niveaux. Elle est aussi ce qui fait que l’homme est installé dans le devoir, dans l’obligation morale.

Pour penser cela, toutes les comparaisons sont également autorisées et également insuffisantes. Ce que nous pensons être des modes de la révélation de la déité ne sont que des modes d’approche de celle-ci. Dieu est dans le monde à la fois comme l’auteur est dans son œuvre et comme l’esprit ou l’âme est dans le corps.

La «philosophie de la nature» de Paracelse est, comme l’a montré Lucien Braun, la découverte de la distinction entre nature et étant naturel. « Ce qui fait signe dans la chose... n’est pas lui-même une chose, mais la trace de la puissance de transmutation qui installe toutes les choses dans une ambiguïté foncière qui fait que tout est soi-même et, en même temps, autre chose ». C’est pourquoi le terme de nature sans cesse utilisé est toujours déterminé provisoirement ou négativement, lorsque Paracelse ne refuse pas tout simplement la détermination.

Nous ajouterons que la correspondance entre les prédicats qui qualifient la nature et ceux qui qualifient Dieu est remarquable. «Dieu est indicible (unaussprechlich), merveilleux (wunderbarlich)», «Dieu a des centaines de milliers de visages». Dieu est, en un sens, un autre nom pour cette invisible force qui habite toutes les formes visibles. Mais il n’habite pas seulement les étants naturels, il habite aussi l’homme. Et il est au-delà de ce qu’il habite.

Les formulations d’allure panthéiste doivent être lues dans la perspective qui a été tracée. Dire de Paracelse qu’il est panthéiste, c’est réduire sa philosophie. Certes, «(Dieu) est... en tous les lieux», sa maison est la terre entière; ou encore :

« il n’y a jamais eu de force qui n’ait été Dieu lui-même ; pas Dieu en personne, certes, mais sa force. C’est pourquoi Dieu le Père, dans ses forces, a été naturel, c’est-à-dire : dans la nature».

Mais Paracelse ajoute à cela un « panthéisme éthique » : « Dieu est en nous », il ne demeure pas dans les temples de pierre : le cœur de l’homme est le tabernacle dans lequel il séjourne. Cette affirmation, cependant, est conditionnelle et nous renvoie immédiatement à la pratique, car notre auteur précise que Dieu n’est pas en nous si nous suivons les «loups» et si nous acceptons la « mauvaise autorité », le pouvoir pervers.

Par ailleurs, on ne peut séparer les formules panthéistes de celles qui sont panenthéistes : «tout est en Dieu», ou, pour l’aspect éthique : «celui qui agit, fait ou œuvre selon la volonté de Dieu, celui-là demeure en Dieu», nous devons «avoir notre demeure en Dieu pendant la vie».

Enfin, Dieu reste puissance absolue. Il est éternel et immuable. L’éternité n’appartiendra d’ailleurs, dit souvent Paracelse, qu’à ceux qui vivent et agissent selon la volonté divine. Il reste en retrait par rapport à tout ce qui procède de lui. Il est présent et absent ; mieux : sa présence est tâche, tâche infinie qui est signifiée par le décalage entre panthéisme et panenthéisme car « il est vrai que Dieu est en nous et il est vrai qu’il est en-dehors de nous». Le Christ, pour Paracelse, figure ce décalage et l’ouverture qu’il instaure. C’est « le fils (qui) est en nous, le père qui est au-delà de nous ». Il nous montre le chemin à suivre et nous donne le courage de le suivre; depuis sa mort, par les sacrements, il est réellement dans notre cœur, même s’il n’est plus devant nos yeux. Il est ce qui rend possible la non-réduction de l’homme à ce qu’il est et l’avènement de ce qu’il n’est pas encore. Mais ce n’est qu’une possibilité : le diable, le mal est aussi présent, notamment dans les sociétés qui détournent les hommes de l’essentiel. C’est dire finalement que l’être de l’homme se révèle dans son histoire. Dieu désigne le fond duquel procède le sens de l’action morale, donc l’épiphanie du sacré ; dans les processus de la nature il veut nous voir lire les signes qui autorisent l’espoir de la reconnaissance de cette épiphanie.

D’où les multiples métaphores et comparaisons qui veulent rendre compte de la parenté profonde qui unit la fructification naturelle, la maturation morale et les progrès socio-politiques vers l’ordre voulu par Dieu. Car à tous les niveaux, en définitive, on peut discerner un grand mouvement de perfection pour Paracelse. C’est ainsi que l’on peut lire l’histoire individuelle et l’histoire collective, la maturation morale et le mûrissement des conditions socio-politiques, processus qui autorisent l’espoir de l’avènement d’un monde plus humain.

Voilà pourquoi nous devons être dans le souverain bien, dit Théophraste, « comme un poisson dans l’eau, une racine dans la terre, l’or dans le minerai». L’homme progresse moralement comme le poisson vit et multiplie, comme la racine se développe, comme le métal croît ou fleurit. Le Christ qui est le souverain bien enrichit la terre que nous sommes, y dépose le bon germe.

« Comme un arbre se conserve grâce à la terre, verdit, croît et donne ses fruits, ainsi nous devons agir... de sorte que rien ne procède de nous ni ne croisse en nous qui ne soit enraciné dans le souverain bien et conservé par lui. Ce qui sera planté là, personne ne pourra le déraciner, aucune intempérie ne pourra lui nuire».

C’est dire que la moralité est un résultat qui se révèle non seulement dans la maturation de l’individu, mais aussi dans l’histoire collective; la Parole de Dieu ne peut « être reconnue et trouvée d’un coup, mais seulement avec le temps ». En ce qui concerne la personnalité, elle doit « verdir comme les hêtres et les chênes», «comme un cèdre du Liban». C’est cette croissance qui atteste ici la présence du Paradis. Les fruits sont les actions des hommes qui déploient généreusement leurs dons dans l’amour des autres, « comme la terre au printemps fait pousser et fleurir arbres et jardins ». Cette «régénération» représente le processus intérieur par lequel les hommes doivent retrouver l’esprit conforme à l’ordre voulu par Dieu.


Les progrès vers les conditions extérieures qui définissent cet ordre sont eux aussi pensés dans leur parenté avec les processus naturels. En effet, toutes choses périclitent et passent. L’homme, par exemple, vieillit. De la même manière voit-on dans l’histoire vieillir et mourir certaines institutions, certains ordres — « des gouvernements sataniques » par exemple — qui peuvent constituer des obstacles à l’ordre voulu par Dieu. « Chaque chose croît et décline selon son rythme : il en va de même du pouvoir ». Mais le printemps et l’été succèdent à l’hiver : ainsi la société juste succédera aux injustices présentes. Elle peut être pensée comme une « étable », « un troupeau de brebis » si l’on entend par là une société unie, où règne l’égalité entre les hommes et les peuples. On voit que le rapprochement entre phénomènes sociaux et phénomènes naturels montre que, comme il y a toujours du nouveau sous le soleil, le temps passé ne peut fonder ou limiter le droit présent qui doit procéder de la volonté divine. Elle exprime la nécessité d’un changement permanent ayant un sens. En effet, la disparition des obstacles est interprétée par notre auteur comme un processus irréversible. Une fois de plus les phénomènes naturels fournissent le modèle permettant de penser les progrès socio-politiques. Ecoutons Paracelse :
«Voyez comme le lait caille et comment il se transforme en une masse de fromage blanc. David   utilise ici métaphoriquement l’image de ce fromage... Ce dernier ne se transformera plus en lait, mais il restera fromage et petit-lait. Comprenez par là que les impies... ne se relèveront plus et resteront au contraire figés comme une masse. Car ces êtres impies sont aussi inutiles que du lait caillé. Cela signifie : le fromage blanc doit être mangé et digéré, c’est-à-dire finir en excréments. De la même manière tout ce qu’ils font n’est que du fromage blanc qui ne peut servir qu’à être digéré, entendez par là : toutes leurs lois disparaîtront comme des excréments».

Les processus de dégradation et de digestion des produits organiques doivent rassurer l’homme sur le caractère nécessaire et inéluctable des transformations historiques rapprochant la société présente de l’ordre souhaitable. Mais en même temps, on voit qu’est à nouveau souligné le temps propre, spécifique de chaque transformation. « Chaque chose s’en va lorsque le temps de sa fin arrive. La fin a son heure propre, et ni avant ni après cette heure on ne peut changer quoi que ce soit».

Ainsi, l’histoire dans sa totalité est « temps et mûrissement (Reifigung) de la parole divine» et elle débouchera — dit Paracelse en des termes qui rappellent Joaquim de Flore — sur le royaume de l’Esprit Saint après celui du Père et celui du Fils. Nous serons totalement éclairés. Du même coup, le temps révèle progressivement le sens des prophéties comme il révèle la forme de l’arbre issu d’une graine indifférenciée : il faut donc interpréter les textes bibliques comme on interprète la nature, en tenant compte du temps avec lequel se révèle ce qui était celé. Si Dieu s’est caché dans le monde en laissant croire qu’il ignorait le mal ou même qu’il le voulait, c’est parce que l’épiphanie divine, pour l’homme, est inséparable du temps. Celui-ci procède de Dieu, mais ce dernier est ce qui, dans le temps, dépasse le temps. Si Dieu enfin est le dynamisme qui est au principe de tout déploiement, de toute maturation, mettant sans cesse et à tous les niveaux (nature, morale, politique) tout étant à distance de lui-même, alors, pour l’homme qu’est le « philosophe à la manière allemande », l’histoire est nature parce que la nature est histoire et que le temps est le champ du développement divin ; et cela autorise, si le « livre de la nature » est correctement interprété, l’espoir d’une déification du monde humain. L’existence morale et politique de l’homme occupe une place décisive dans ce développement qui dépasse le caractère éphémère de l’étant naturel.