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Vallin (PM:97-102) – Absoluto em Plotino e em Shankara (2)

quinta-feira 2 de maio de 2024, por Cardoso de Castro

  

Formulation orientale et formulation occidentale : Védânta non-dualiste et Néoplatonisme (Shankara   et Plotin  )

Si Plotin ne s’est pas arrêté à une conception abstraite de la Transcendance de l’Absolu, ainsi que les philosophes et théologiens occidentaux qui ont subi l’influence d’Aristote  , il n’en a pas moins employé un langage qui suggère une transcendance abstraite : l’Un apparemment posé comme extérieur à l’Etre et à l’Intelligence semble laisser le monde et son producteur en dehors de lui. Le langage de la Transcendance n’est pas compensé par celui de l’immanence, et cela s’explique par l’attachement hellénique et occidental aux « formes », à la plénitude harmonieuse du monde intelligible. Sans doute la Nature n’est-elle qu’un reflet de l’âme, comme celle-ci n’est qu’un reflet de l’Intelligence. Mais si la « substantialité » du monde sensible d’Aristote est dépassée, c’est vers la substantialité d’un monde intelligible qui pour être intelligible n’en est pas moins « monde », c’est-à-dire unité d’une multiplicité, et non unité absolue. C’est cette halte complaisante et prolongée au niveau de la Beauté intelligible qui semble avoir limité quelque peu la profondeur de l’élan pourtant authentiquement métaphysique de Plotin. L’Un n’est plus dans la ligne de l’intériorité intellective. S’il n’y a pas vraiment dualité entre le monde intelligible et le monde sensible qui est son reflet, ni entre l’Intellect et l’âme qui est son image, il semble qu’il y ait pour le moins une apparence de dualisme entre l’Intelligence et l’Un, qui interdit précisément l’intégration totale du manifesté dans la plénitude nir-vanique de l’Absolu shankarien. La Transcendance d’extériorité de l’Un apparaît alors comme une sorte de complément de la relative positivité de ses attributs. Cet Un qui est au delà de l’Intelligence et de l’Etre et qui semble laisser pour ainsi dire le monde en dehors de lui n’apparaît précisément pas comme dépourvu de ces caractères « mondains » dont une transcendance « extérieure » semblait devoir le dépouiller. Nous avons vu que l’Un n’est pas l’Atman, le « Témoin » impassible du Védânta shankarien, mais plutôt la Cause, le Principe et l’Origine des êtres. Il ne semble pas, dans cette double caractérisation opérée par Plotin, que l’Absolu formellement visé dans son illimitation intégrale soit réellement posé et saisi comme rigoureusement infini. Il manque à Plotin d’avoir développé jusqu’à sa limite le processus d’intériorisation intellectuelle qui le conduit jusqu’à l’Intelligence. La théologie négative qui ne s’appuie pas sur l’immanence radicale du Soi dans l’âme aussi bien que dans le monde risque d’aboutir à une transcenàance abstraite, purement formelle, où l’Absolu tout en étant déclaré radicalement autre que ce qui procède de lui, se voit attribuer en fait des caractères qui le mettent ici bien plus en continuité avec le monde qu’il est censé « transcender » (il apparaît sous l’aspect relatif de Cause du monde, et origine du Multiple) que dans le cadre de l’immanence totale que nous présente le Védânta shankarien.

Si l’aspect d’intériorité absolue n’est évidemment pas absent de l’Un plotinien il reste néanmoins subordonné à son aspect de plénitude expansive et infinie qui est corrélatif de sa transcendance partiellement abstraite et extérieure, tandis que dans le Védânta shankarien, l’aspect de plénitude, qui est d’ailleurs nécessairement posé, sous peine d’introduire une trace de dualité dans la non-dualité radicale de l’Absolu transpersonnel, comme rigoureusement équivalent à l’aspect « d’intériorité » et de subjectivité, se trouve pratiquement mis en relief davantage que ce dernier. Et cette « attitude » ou ce « style » apparemment « idéaliste » permettent au Non-dualisme intégral de surmonter tous les dualismes, y compris d’ailleurs celui de l’intériorité et de l’extériorité. Shankara nous dit que le sage qui a réalisé son identification avec l’Atman « est dénué de toute notion d’intériorité ou d’extériorité » [1].

Sans doute la « via negativa » qui conduit le Sage à l’identification avec l’Atman est-elle fondée sur un « dualisme » apparent et relatif : il s’agit de « discriminer » le Non-Soi du Soi, de nier et de dépasser toutes les « surimpositions » que l’Ignorance a illusoirement projetées sur l’Unité infinie de l’Atman. Mais ce « dualisme » est provisoire, parce qu’au terme de la « discrimination » se trouve réalisée l’intuition d’identification du « moi » avec le Soi. Tant que cette identification n’est pas réalisée, le dualisme n’est pas surmonté. Mais au terme de cette intériorisation radicale, de cette « transascendance » [2] intégrale, toute trace de dualité a disparu, y compris celle du Soi et du Non-Soi : c’est alors qu’apparaît l’aspect de « plénitude » savoureuse, de « densité » ontologique, de richesse infinie qui correspond à la notion de « Brahman », de la toute puissance créatrice de l’Absolu qui est aussi totalement immanente au monde en ce sens que non seulement toute réalité possède en lui sa vie, son mouvement et son être, pour reprendre l’expression paulinienne chère à Spinoza  , mais en ce sens que toute, réalité n’est rigoureusement autre chose que Lui. C’est parce que l’Absolu transpersonnel est découvert dans la ligne d’une intériorisation subjective intégrale qu’il pourra également être posé dans son immanence rigoureuse et radicale à la totalité de YEtant, à tous les objets de l’expérience « interne » et « externe ». Il faut bien saisir ici les conditions dans lesquelles s’effectue cette mystérieuse coïncidence entre l’immanence et la transcendance intégrales : c’est au prix d’un dépassement de la causalité qui est elle-même posée dans le prolongement de l’illusion cosmique en général. Ou plus profondément il s’agit de dépasser l’aspect de Cause et de fondement en tant qu’il serait posé comme une « détermination » ultime de l’Absolu [3]. C’est à l’exigence de ce dépassement de la causalité que correspond l’insistance shankarienne sur l’intériorité et la subjectivité de l’Absolu impliquée dans la notion d’Atman, de Soi.

Cette exigence d’un dépassement rigoureux de l’Absolu posé comme Origine vers l’Absolu comme tel nous permet de comprendre pourquoi les textes shankariens nous parlent pratiquement très peu du « monde intelligible », car il ne s’agit pas tant de saisir dans ce dernier la cause et le modèle du monde sensible, conformément à l’exigence platonicienne, que de retrouver le monde « entier » à la fois sensible et intelligible comme essentiellement non différent de l’Absolu. Si l’âme et le monde tels qu’ils sont saisis dans l’expérience conditionnée par l’illusion cosmique ne peuvent manquer d’apparaître d’abord pour la conscience en quête de l’Absolu comme distinct de ce dernier, toute réalité dérivée, quelle qu’elle soit, apparaît en définitive, c’est-à-dire du point de vue de cet Absolu auquel s’est identifiée la subjectivité connaissante, rigoureusement identique à lui. Ceci nous permet de comprendre pourquoi le Sage non-dualiste selon le Védânta n’a plus besoin de rentrer en soi-même pour chercher un « contact » avec l’Un, puisque après avoir « réalisé » par son intériorisation radicale son identité avec le Soi, il est capable de voir en toute chose non seulement un effet du Brahman, mais Brahman lui-même : « Le Sage... trouve à tout instant, en son propre Soi, le parfait contentement, et en tant que Totalité, il est réellement présent en chaque être et en chaque chose », nous dit Shankara [4]. Et cela ne signifie d’ailleurs nullement que la plénitude de la beauté « cosmique » se trouve abolie ; elle semble au contraire trouver paradoxalement dans cette intériorisation préalable son véritable fondement. La beauté du monde sensible lui-même peut être alors sentie et vécue sans risque d’idolâtrie. Le sage n’a plus besoin de la dépasser vers la beauté intelligible qui serait seule véritable, comme dans l’optique plotinienne, car il découvre indifféremment à travers chaque chose un reflet de l’Absolu. Il n’y a plus alors de hiérarchie ontologique, mais l’omniprésence absolue de l’Un dans la totalité d’un monde qui lui est rigoureusement identique. C’est grâce au détachement contemplatif à l’égard des formes limitées que le Sage peut découvrir toute la plénitude dont les formes en tant que telles sont capables, au delà des distinctions entre l’unité et la multiplicité, entre l’intelligible et le sensible, etc.

L’attachement à l’égard du monde intelligible qui nous paraît déterminer chez Plotin l’aspect de transcendance d’extériorité de l’Un conduit à un langage qui n’implique pas effectivement, mais qui pourrait paraître impliquer, une sorte de mépris à l’égard du « sensible », et partant, une extériorité du sensible et de la mati  ère, corrélative de l’extériorité de l’Un. Le dualisme des gnostiques est la preuve du danger constitué par la perspective métaphysique pour une mentalité qui n’est pas assez radicalement contemplative, c’est-à-dire insuffisamment purifiée de tout attachement à l’égard de « l’Etant », insuffisamment disponible à l’égard de « l’Etre ». Le génie de Plotin nous paraît avoir surmonté ce risque, mais ce dernier n’en reste pas moins apparent dans son œuvre. La crainte, la haine, ou le mépris du multiple, apparaissent comme l’envers obligé de l’attachement au monde. C’est le dépassement de cette ambiguïté qui nous paraît constituer l’un des traits les plus significatifs de la métaphysique orientale, et notamment védantique, au delà de ce « pessimisme » que l’on nous a longtemps dressés à y voir.


[1Cf. Le plus beau fleuron de la Discrimination. Trad. Sauton, par. 435, p. 115 (Maisonneuve).

[2Pour reprendre la vigoureuse expression de Jean Wahl.

[3Cf. Commentaire à la Mandukyopanishad. Trad. Sauton (Maisonneuve), ch. 4, par. 25, p. 333 : « Du point de vue de la réalité suprême, la prétendue cause n’est pas une cause. »

[4Cf. le plus beau fleuron, o. c. par. 541, p. 138.