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Lavelle : La présence de l’être illumine l’apparence la plus humble.

quarta-feira 24 de dezembro de 2008, por Cardoso de Castro

  

IX La présence de l’être illumine l’apparence la plus humble.

Nulle pensée ne peut surpasser en force, nul sentiment atteindre en profondeur cette expérience parfaite où la pensée, le sentiment et l’être cessent de se distinguer parce qu’on est en face d’une présence réelle. Quand cette présence est donnée, c’est l’effort de la connaissance qui a atteint son dernier point, notre vie qui a trouvé son essence et sa signification : hors de cette présence, tout demeure pour nous en suspens, tout enfin accuse la faiblesse de notre esprit et la misère de notre état. Et si l’on prétend que ce qui nous intéresse, c’est non point cette présence pure, mais la nature de l’objet qui nous est présent, nous invoquerons le témoignage de tous ceux à qui cette expérience métaphysique essentielle est familière pour soutenir que c’est la présence seule qui relève le caractère de tout objet, que hors de cette présence l’objet n’est qu’une ombre, un rêve ou un souhait, qu’en elle au contraire tous les objets participent à la même dignité, parce que chacun d’eux révèle sa participation à l’être et que, par cette participation, nous communiquons avec l’être tout entier considéré dans son indivisible plénitude. Or, comment cette communication n’aurait-elle pas infiniment plus de valeur que la possession de tous les objets particuliers ? Comment ne donnerait-elle pas à celle-ci son point de perfection inimitable ?

On pourrait prétendre, il est vrai, que si l’expérience que nous décrivons est à la fois universelle et constante, si elle est impliquée dans l’appréhension de tout objet, et si elle est inséparable de l’opération de tout sujet, il est inutile d’insister avec tant de force et tant de-complaisance sur une démarche aussi commune, aussi primitive et aussi inévitable. Bien plus, n’est-on pas induit à penser que les différences qui existent entre les hommes au point de vue de la connaissance, de l’action ou du bonheur doivent dépendre du contenu particulier de cette expérience plutôt que de l’identité de sa forme? Nous pensons qu’il n’en est rien. Car il s’agit ici, comme partout, de l’usage que nous devons faire de notre attention naturellement mobile et dispersée. Or, bien que l’expérience dont il s’agit soit toujours actuelle, c’est le plus souvent d’une manière confuse et implicite : elle tend sans cesse à nous échapper ; et il nous appartient précisément de la rendre distincte et de la retenir.

Cependant on peut dire que les hommes font en général tout le contraire. Ils sont préoccupés surtout de remplir la présence, comme si elle était elle-même un cadre sans contenu. Ainsi ils s’attachent à l’objet présent plutôt qu’à la présence de cet objet. Or, si cet objet est seulement pour nous le moyen de jouir de la présence de l’être, il nous donne, quel qu’il soit, la réalité du tout, puisqu’il ne s’en détache que parce qu’il en est un aspect. Au contraire, si la présence n’est pour nous qu’un moyen d’obtenir la possession de tel objet, rien ne pourra plus nous satisfaire : car cet objet particulier et fugitif, en devenant pour nous une fin, ne peut manquer de nous décevoir ; aussi nous détourne-t-il immédiatement vers d’autres objets particuliers et fugitifs comme lui et nous fait-il osciller ¦ans répit de l’impatience du désir à l’amertume du regret.

C’est une observation familière qu’il n’est point de situation, si humble soit-elle, qui ne permette à l’homme de se donner à lui-même la plus haute destinée spirituelle ; d’autre part, quelle que soit l’étendue sur laquelle son action rayonne, quelle que soit même la durée de sa vie, il peut demeurer intérieurement désemparé et impuissant. C’est que ni la grandeur ni la petitesse des événements visibles auxquels il est mêlé ne contribuent à accroître ou à diminuer son véritable bien, qui réside dans l’intimité de son contact avec l’être. Bien plus, ces événements n’ont de grandeur et de petitesse que selon l’échelle de notre ambition : ils nous rendent également mécontents si nous ne nous attachons qu’à ce qui les distingue, c’est-à-dire à leur réalité apparente, et si nous sommes impropres à saisir en eux la présence du tout à l’intérieur duquel il n’en est point qui ne nous donne accès. Mais il faut alors qu’ils cessent pour nous d’être des choses pour devenir les instruments d’une opération qui nous permet d’aiguiser et d’approfondir indéfiniment le sentiment de notre communion avec l’être et pour ainsi dire de notre fixation à son égard. Ainsi comme on le voit et par une sorte de paradoxe, c’est l’indifférence à tout objet qui donne à chaque objet sa valeur absolue.


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