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Bréhier-Plotin: intelligence

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

À quel sujet appartiennent le plaisir et la peine, la crainte et la confiance, le désir et l’aversion ? Est-ce à l’âme ? Est-ce à l’âme usant du corps ? Est-ce à un troisième être composé de l’âme et du corps ? Et cette dernière question se dédouble — est-ce au mélange lui-même ? Est-ce à une chose différente résultant du mélange ? Les mêmes questions se posent pour les actions et les opinions qui résultent de ces passions. Pour les réflexions et les opinions, on doit chercher si toutes ou seulement certaines d’entre elles appartiennent au même sujet que les passions. Il nous faut encore considérer la nature des actes de l’intelligence et le sujet auquel elles appartiennent ; enfin, il faut voir ce qu’est cette partie de nous-mêmes qui fait cet examen, pose toutes ces questions et les résout. ENNÉADES - Bréhier  : I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 1

Quant aux actes de l’intelligence, si nous les laissons à l’âme, nous avons à examiner comment ils existent en elle ; il en est de même du plaisir pur, au cas où il peut exister dans l’âme toute seule. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 2

— Quel rapport avons-nous avec l’intelligence, en entendant par ce mot non pas la disposition que l’âme tient de l’intelligence, mais l’intelligence elle-même ? (Pourtant, même l’intelligence que nous possédons est au-dessus de nous.) La possédons-nous tous en commun, ou chacun en particulier ? — À la fois en commun et en particulier ; en commun, parce qu’elle est une et indivisible, et partout la même ; en particulier, parce que chacun de nous la possède tout entière dans sa première âme. Nous possédons aussi les idées de deux manières : dans l’âme, elles sont développées et séparées l’une de l’autre ; dans l’intelligence, elles sont toutes ensemble. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

— Cette âme immobile est donc affranchie de toute responsabilité dans les fautes que l’homme commet et dans les maux qu’il subit ; car ces maux et ces fautes ne se trouvent, a-t-on dit, que dans l’animal et le composé. Pourtant, puisque l’opinion et la réflexion appartiennent à l’âme, comment dire qu’elle est impeccable ? Car il y a des opinions fausses, qui font bien du mal. — Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la partie la plus mauvaise de l’être multiple que nous sommes, je veux dire le désir, la colère ou une imagination vicieuse. Quant au prétendu raisonnement faux, c’est en réalité une image qui n’attend pas le jugement de la réflexion. Nous faisons donc le mal en cédant aux pires éléments de notre nature. De même, avant de soumettre les sensations à la critique de la réflexion, il nous arrive, avec le seul sens commun, d’avoir des illusions visuelles : l’intelligence nous avaitelle alors touchés ? Non ; elle reste donc impeccable. Il faut dire aussi que nous sommes impeccables dans la mesure où nous touchons l’objet intelligible qui est dans l’intelligence ou, plutôt, non pas dans l’intelligence, mais en nous ; car on peut bien posséder l’intelligible, sans l’avoir actuellement à sa disposition. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

Nous distinguons par conséquent des faits communs à l’âme et au corps et des faits propres à l’âme. Les uns sont corporels ou du moins n’existent pas sans le corps ; les autres n’ont pas besoin du corps pour être en acte ; ce sont les faits propres à l’âme ; telle est la pensée discursive. Cette pensée, qui soumet à la critique les images dérivées de la sensation, contemple déjà des idées, et les contemple en les sentant en quelque sorte ; j’entends, du moins, la pensée discursive au sens propre, qui appartient à l’âme véritable. Cette pensée discursive véritable est l’acte de comprendre par l’intelligence ; elle est souvent l’assimilation et le lien des choses extérieures avec nos idées internes. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

— Quel est enfin le sujet qui fait toutes ces recherches ? Est-ce nous, ou bien notre âme ? — C’est nous, au moyen de l’âme. — Au moyen de l’âme ? En quel sens ? Est-ce par le seul fait de la posséder que ces recherches ont lieu ? — Non, c’est parce que nous sommes nous-mêmes notre âme. — Ne sera-t-elle pas mue dans ce cas ? — Certes, il faut lui donner un mouvement qui n’est point celui des corps et qui constitue sa vie propre. L’acte d’intelligence est notre acte, parce que l’âme est intelligente et parce que l’acte d’intelligence est sa vie la plus parfaite. Cet acte a lieu, lorsque l’âme pense les objets intelligibles et lorsque l’intelligence agit sur nous ; car l’intelligence est à la fois une partie de nous-mêmes et un être supérieur auquel nous nous élevons. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 13

l’eau..................13

Disons d’abord ce qu’est l’être en puissance. Le terme en puissance ne doit pas se prendre absolument ; on ne peut être en puissance de rien. Par exemple, l’airain est la statue en puissance ; si rien ne venait de lui ou en lui, s’il ne devait rien y avoir après lui, si rien ne pouvait venir de lui, l’airain serait simplement ce qu’il est ; or ce qu’il est existait déjà, et n’était pas à venir ; pourquoi serait-il en puissance, dès maintenant qu’il est là ? L’airain, pris absolument, n’est donc pas un être en puissance. Le terme en puissance doit se dire de l’être qui est déjà autre que lui-même, parce qu’un autre être peut venir après lui, soit que le premier continue à exister après avoir produit cet être différent, soit qu’il se détruise lui-même en se donnant à l’être qu’il est en puissance ; au premier sens, l’airain est statue en puissance ; au second sens, l’eau est neige en puissance et l’air est feu en puissance. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

Lorsque de l’eau coule à travers de la laine, ou filtre goutte à goutte à travers un papier, pourquoi le corps liquide tout entier ne traverse-t-il pas la feuille ? Et lorsque l’eau ne coule plus, comment admettre que la mati  ère de l’eau ne fasse que toucher à celle du papier et la masse de l’une à celle de l’autre, et que leurs qualités seules se mélangent ? Car la matière de l’eau n’est pas seulement juxtaposée de l’extérieur à celle du papier, et elle n’est pas davantage dans les intervalles du papier ; car la feuille est tout entière humide, et, en aucun point, sa matière n’est exempte de cette qualité ; et, puisque cette qualité est partout accompagnée de sa matière, il n’y a pas de point du papier où il n’y ait de l’eau. - Non pas de l’eau, dit-on, mais la qualité de l’eau. - Mais alors où est l’eau, et pour quoi la masse du papier n’est-elle pas restée la même ? - C’est l’eau qui, en s’ajoutant, a augmenté le papier ; il s’est accru des dimensions de l’eau qui s’y est introduite. S’il s’est accru, c’est qu’un volume d’eau s’est ajouté au sien ; s’il s’y est ajouté, c’est qu’il n’y a pas été absorbé. La matière de l’eau et celle du papier sont donc en des endroits différents. - Mais de même qu’un corps donne une qualité à un autre ou reçoit une qualité d’un autre, qui empêche que ce corps donne ou reçoive une grandeur ? [ - Le cas est différent ; car] si une qualité se joint à une autre, elle n’est plus ce qu’elle était ; jointe à l’autre, elle perd sa pureté, elle n’est plus elle-même, et elle s’affaiblit ; mais une grandeur, jointe à une autre grandeur, ne disparaît pas. ENNÉADES - Bréhier: II, 7 [37] - Du mélange total 2

cet univers donc, nous accordons que son être et ses propriétés lui viennent d’un autre être ; mais allons-nous penser que son créateur a imaginé en lui-même la terre, en se disant qu’il fallaitt la placer an centre du monde, puis l’eau à placer sur la terre, puis les autres éléments dans leur ordre jusqu’au ciel, puis les animaux, avec des l’ormes pour chacun, tous autant qu’ils sont, avec leurs parties internes, et que, ensuite, chaque chose ainsi disposée dans sa pensée, il entreprend de les réaliser effectivement ? Qu’il imagine ainsi, ce n’est pas possible ; d’où lui viendraient les images de choses qu’il n’a jamais vues? Et, s’il les reçoit d’un autre, il ne pouvait travailler comme font maintenant les artisans, avec des mains et des instruments; les mains et les pieds ne viennent qu’ensuite. Reste donc que la totalité des êtres existe d’abord ailleurs [dans le monde intelligible] ; puis, sans aucun intermédiaire, par le seul voisinage [de cette totalité qui est] dans l’être intelligible avec autre cliose, il apparaît une copie, une image de cet être, que ce soit spontanément, ou que l’âme s’y emploie (cela n’importe pas pour le moment), je dis l’lmc en général, ou bien une certaine âme. Alors, tout ce qui est ici vient de là-bas, mais tout était bien plus beau là-bas ; car ici tout est mélange, là-bas tout est sans mélange. Donc, du début jusqu’à la fin, tout ici est occupé par des formes, la matière, d’abord, par les formes des éléments ; puis, à celles-ci, se superposent d’autres formes, puis d’autres encore, si bien qu’il n’est pas facile de découvrir la matière, cachée sous tant dé formes. Aussi bien, puisqu’elle est elle-même la dernière des formes, telle chose que ce soit sera tout entière forme et elle sera une totalité de formes; car son modèle est une forme ; et il produit son objet dans le silence, parce que tout ce qui produit est essence et forme; aussi, pour cette raison encore, la création se fait sans fatigue ; et elle est création du tout, parce que tout ensemble produit : elle ne rencontre donc pas d’obstacle; maintenant même elle domine; sans doute les êtres se font obstacle les uns aux autres mais non pas à elle, et pas même maintenant; toujours elle subsiste, parce qu’elle est tout. Et je crois bien que, si nous étions nous-mêmes modèle, essence, toutes les formes à la fois, forme productrice, si ici-bas c’était notre être, notre art dominerait sans peine la matière (pourtant tout homme qu’il est, il fabrique une forme différente de ce qu’il est lui-même) ; car, devenu homme, on cesse d’être tout ; et il faut cesser d’être homme pour « s’élever, comme dit [I’laton], et gouverner tout l’univers ; » devenu souverain de l’univers, on crée l’univers. Tout ce que nous disons, c’est pour montrer que vous pouvez bien expliquer pourquoi la terre est au centre, pourquoi elle est sphérique, pourquoi l’écliptique est ainsi disposé : mais là-bas, ce n’est pas parce qu’il fallait que les choses fussent ainsi, qu’on s’est décidé, après délibération, à les faire ainsi, mais c’est parce qu’elles sont comme elles sont, qu’elles sont bien ; c’est comme si, dans le syllogisme causal, la conclusion devançait les prémisses, au lieu de venir d’elles ; ici rien ne vient d’une conséquence logique, d’une réflexion ; tout se fait avant qu’on tire des conséquences, avant qu’on réfléchisse car toutes ces opérarations viennent après, ainsi que le raisonnement, la dmonstration et la preuve. Puisque c’est le principe, c’est encore un motif pour que tout en vienne ; et l’on a raison de dire de ne pas chercher les causes du principe, surtout d’un principe aussi parfait, qui est identique à la fin ; principe et fin, il est tout à la fois, et rien ne lui manque. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 7

Mais puisque Platon   indique que la ressemblance avec Dieu est d’une autre espèce, en tant qu’elle appartient aux vertus supérieures, il nous faut parler de cette autre ressemblance ; ainsi nous verrons plus clairement quelle est l’essence de la vertu civile et celle de la vertu supérieure et, d’une manière générale, nous verrons qu’il existe une vertu différente de la vertu civile. Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste à fuir d’ici-bas ; ensuite il appelle les vertus dont il parle dans la République   non pas simplement vertus, mais vertus civiles ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des purifications ; tout cela fait voir qu’il admet deux genres de vertus et qu’il ne met pas dans la vertu politique la ressemblance avec Dieu. En quel sens disons-nous donc que les vertus sont des purifications et que par la purification, surtout, nous devenons semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet accord n’a plus lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est plus en sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée, pense l’intelligible et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu car l’être divin est pur de tout corps et son acte également ; l’être qui l’imite possède donc la prudence. - Mais, dira-t-on, de telles dispositions existent-elles dans l’être divin ? - Non certes, il n’a pas de dispositions du tout ; on ne trouve de dispositions que dans l’âme. - De plus, l’âme a des pensées changeantes ; elle pense un même être intelligible sous des aspects différents et sans penser du tout aux autres. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? - Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme, se fragmente en mots, le langage de l’âme, qui traduit le Verbe divin, est fragmentaire si on le compare au Verbe. Oui, la vertu appartient à l’âme et non pas à l’Intelligence, ni au principe supérieur à l’Intelligence. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 3

La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. - Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. - Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? - Non, elle est chose faite après la purification. - La vertu est-elle donc cette conversion ? - Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. - Qu’est-ce donc ? - C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la vision de l’oeil est produite par l’objet visible. - N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? - Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une région obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 4

Voyons ce qu’est chacune des vertus dans une âme de ce genre. La sagesse et la prudence consistent à contempler les êtres que possède l’Intelligence et qu’elle possède par un contact ; sagesse et prudence sont de deux sortes ; tantôt dans l’Intelligence, tantôt dans l’âme. Dans l’Intelligence, elles ne sont point des vertus ; mais, dans l’âme, elles sont des vertus. Que sont-elles donc dans l’Intelligence ? Simplement, l’acte et l’essence de l’Intelligence. Mais, dans l’âme venant de l’Intelligence et résidant en un être différent d’elles, elles sont des vertus. La justice en soi, par exemple, comme toute vertu en soi, n’est pas une vertu, mais l’exemplaire d’une vertu ; ce qui vient d’elle en l’âme, voilà la vertu ; et en effet la vertu se dit d’un être ; mais la vertu en soi ou idée de la vertu se dit d’elle-même et non d’un être différent d’elle. La justice, par exemple, consiste en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-telle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui est dans les êtres qui ont plusieurs parties distinctes ; non pas la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un être simple accomplissement de sa fonction ; la Justice en vérité, la Justice en soi est alors dans le rapport de cet être à lui-même, qui n’a pas de parties distinctes. Pour l’âme même, la justice sous sa forme supérieure n’est-elle pas une activité tendue seulement vers l’intelligence, la tempérance un retrait intérieur vers l’intelligence, le courage une impassibilité qui imite l’impassibilité naturelle de l’intelligence vers laquelle elle dirige ses regards ? Ainsi, dans cette forme supérieure de la vertu, l’âme est simplement elle-même et n’a plus de relation avec le principe inférieur qui réside en elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 6

Le musicien peut se transformer en amant et, après cette transformation, il peut rester à ce niveau ou bien le dépasser. L’amant, lui, a quelque réminiscence de la beauté ; mais, séparé d’elle, il est incapable de comprendre ce qu’elle est ; il lui faut des beautés visibles pour être ému et transporté. Il faut donc lui apprendre à ne pas s’extasier devant un seul corps ; il faut le faire penser à tous les corps, en lui montrant que la beauté, qui est identique en tous, est différente d’eux, que cette beauté leur vient d’ailleurs, et qu’elle se manifeste davantage dans des sortes d’êtres différents des corps, tels que les belles occupations et les belles lois ; on l’accoutume désormais à mettre en des êtres incorporels l’objet de son amour ; et on lui montre la beauté dans les arts, les sciences et les vertus. Il faut ensuite lui montrer l’unité du beau et lui apprendre comment il se produit. Alors, il faut monter graduellement des vertus à l’intelligence et à l’être ; et, arrivé là, il faut suivre la voie supérieure. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 2

D’où la dialectique tire-t-elle ses principes ? C’est l’intelligence qui donne des principes évidents, à condition que l’âme puisse les recevoir ; de là, la série de ses opérations ; elle compose, combine et divise, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’intelligence complète. La dialectique, dit Platon, est le plus pur de l’intelligence et de la prudence. Étant la plus précieuse de nos facultés, elle se rapporte par conséquent à l’être et à la réalité la plus précieuse, à savoir la prudence à l’être, et l’intelligence à ce qui est au-delà de l’être. Quoi donc ! la philosophie n’est-elle pas précieuse entre tout ? Oui, mais la dialectique lui est identique, ou du moins en est la partie précieuse ; n’allons pas croire en effet qu’elle est un simple organe du philosophe, qu’elle soit simplement un ensemble de théorèmes et de règles ; elle porte sur des réalités, et sa matière, ce sont les êtres ; mais c’est qu’elle a une méthode pour aller jusqu’aux êtres, et elle possède, en même temps que les théorèmes, les réalités elles-mêmes. Elle ne connaît que par accident l’erreur et le sophisme ; quand un autre les commet, elle les discerne comme une chose qui lui est étrangère ; elle connaît l’erreur par la vérité qui est en elle, lorsqu’on lui présente une affirmation contraire à la règle du vrai. Elle ignore la théorie des propositions (qui sont à elle comme les lettres sont à un mot) ; mais connaissant la vérité, elle sait ce qu’on appelle une proposition et, d’une manière générale, elle connaît les opérations de l’âme ; la proposition affirmative et la négative ; la règle : Si on nie [le conséquent], on pose [le contraire de l’antécédent], et autres règles analogues ; elle sait si des termes sont différents ou identiques, mais elle a toute ces connaissances d’une manière aussi immédiate que la sensation perçoit les choses, et elle laisse à ceux qui ont le goût de cette étude le soin d’en parler avec minutie. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 5

On a souvent dit que la vie parfaite, véritable et réelle existe en cette nature de l’intelligence, que toutes les autres vies sont imparfaites, qu’elles sont des images de la vie parfaite, qu’elles ne sont pas la vie dans sa plénitude et sa pureté, qu’elles sont aussi bien le contraire de la vie ; disons maintenant pour résumer que, puisque tous les êtres vivants dérivent d’un principe unique et puisqu’ils ne possèdent pas la vie à un degré égal, il faut que ce principe soit la vie première et la vie complète. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 3

Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). - Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? - Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? - Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 4

Cette action lui échappe sans doute, parce qu’elle ne se rapporte pas à un objet sensible ; car ce n’est que par l’intermédiaire de la sensation qu’il peut rapporter son activité à des objets intellectuels. Mais pourquoi l’intelligence et l’âme intellectuelle n’agiraient-elles pas par elles-mêmes, puisqu’elles sont antérieures à la sensation et à l’impression qu’on en a ? Il faut bien alors qu’il y ait un acte antérieur à cette impression, puisque, pour l’intelligence, penser est la même chose qu’exister. L’impression en a lieu, semblet-il, lorsque la pensée se replie sur elle-même et lorsque l’être en action dans la vie de l’âme est en quelque sorte renvoyé en sens inverse ; telle l’image dans un miroir, quand sa surface polie et brillante est immobile ; le miroir est là, une image se produit ; s’il n’y en a pas ou s’il n’est pas immobile, l’objet qui pourrait s’y refléter n’en est pas moins actuel. Il en est de même dans l’âme ; si cette partie de nous-même dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et de l’intelligence n’est point agitée, ces reflets y sont visibles ; alors non seulement l’intelligence et la raison connaissent, mais en outre l’on a comme une connaissance sensible de cette action. Mais si ce miroir est en pièces à cause d’un trouble survenu dans l’harmonie du corps, la raison et l’intelligence agissent sans s’y refléter, et il y a alors une pensée sans image (d’ailleurs on ne pourrait concevoir que la pensée est accompagnée de l’image, si la pensée était elle-même une image). On peut trouver, même dans la veille, des activités, des méditations et des actions très belles que la conscience n’accompagne pas au moment même où nous méditons ou agissons : ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ; celui qui agit avec courage n’a pas conscience qu’il agit courageusement, tant qu’il exécute son acte ; et il y a mille autres faits du même genre. C’est à tel point que la conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force et de vie ; oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ; cette vie ne se disperse pas dans les sensations et se rassemble en elle-même et au même point. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 10

Le beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe, dans la combinaison des paroles et la musique de tout genre ; car les mélodies et les rythmes sont beaux ; il y a aussi, en montant de la sensation vers un domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières d’être qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus. Y-a-t-il une beauté antérieure à celle-là ? C’est la discussion qui le montrera. Qu’est-ce donc qui fait que la vue se représente la beauté dans le corps, et que l’ouïe se prête à la beauté dans les sons ? Pourquoi tout ce qui se rattache immédiatement à l’âme est-il beau ? Est-ce d’une seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles, ou bien y-a-t-il une beauté différente dans les corps et dans les autres êtres ? Et que sont ces beautés ou bien qu’est cette beauté ? Certains êtres, comme les corps, sont beaux en eux-mêmes, comme la vertu. Car il est manifeste que les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté, comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté. Qu’est cette beauté présente dans les corps ? C’est là la première chose à rechercher. Qu’est ce donc qui tourne et attire les regards des spectateurs, et leur fait éprouver la joie dans la contemplation ? Si nous découvrons cette beauté de corps, peut-être pourrions-nous nous en servir comme d’un échelon pour contempler les autres beautés. Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau. Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage, avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien proportionné est beau ? Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on veut voir encore dans la symétrie la cause de cette beauté, que vient-on parler de symétrie dans de belles occupations, dans des lois, dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont symétriques les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise, est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties symétriques ? Il n’y a pas de partie symétriques, à la manière dont les grandeurs ou les nombres sont symétriques, quelque vrai qu’il soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi consistera sa beauté ? ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 1

Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans l’Hadès, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est, pour l’âme, une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est alors réellement isolée. C’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le Beau et toute ce qui constitue le domaine de la réalité. Mais la beauté est une réalité vraie, et la laideur une nature différente de cette réalité. C’est la même chose qui, primitivement, est bonne et belle, ou qui est le bien et la beauté. Il faut donc rechercher, par des moyens analogues, le beau et le bien, le laid et le mal. Il faut poser d’abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien, l’intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l’âme est belle par l’intelligence : les autres beautés, celles des actions et des occupations, viennent de ce que l’âme y imprime sa forme ; l’âme fait aussi tout ce qu’on appelle les corps ; et, étant un être divin et comme une part de la beauté, elle rend belles toutes les choses qu’elle touche et qu’elle domine, pour autant qu’il leur est possible de participer à la beauté. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 6

Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 7

Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 8

Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté [à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés]. Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9

Peut-on dire que, pour chaque être, le bien est autre chose que l’activité d’une vie conforme à la nature ? Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est l’acte propre, naturel et non déficient de la meilleure de ces parties. Donc le bien naturel, pour l’âme, c’est sa propre activité. Mais voici une âme qui tend son activité vers le parfait, parce qu’elle est elle-même parfaite ; son bien n’est plus seulement relatif à elle, il est le Bien pris absolument [NT: Et non point le bien humain ; Plotin   vise Aristote  .]. Soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle est même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les autres ; c’est évidemment le Bien, grâce à qui les autres êtres ont leur part de bien. Et tous les êtres qui participent ainsi au Bien le font de deux manières différentes, ou bien en devenant semblables à lui, ou bien en dirigeant leur activité vers lui. Si donc le désir et l’activité se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit viser à rien et ne rien désirer ; immobile, il est le principe et la source des actes conformes à la nature ; il donne aux choses la forme du bien, mais non pas en dirigeant son action vers elles ; ce sont elles qui tendent vers lui ; le Bien n’est point ce qu’il est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au delà de l’acte, de l’intelligence et de la pensée. Encore une fois, c’est la chose à laquelle tout est suspendu, mais qui n’est suspendue à rien [NT: L’expérience de l’écran, indiquée à la fin du chapitre, se retrouve chez Galien, in Hipp. et Plat., 617,5, Müller.] ; il est ainsi la réalité à laquelle tout aspire. Il doit donc rester immobile, et tout se tourne vers lui comme les points d’un cercle se tournent vers le centre d’où partent tous les rayons. Le soleil en est une image ; il est comme un centre pour la lumière qui se rattache à lui ; aussi est-elle partout avec lui ; elle ne se coupe pas en tronçons ; voulez-vous couper en deux un rayon lumineux [par un écran], la lumière reste d’un seul côté, du côté du soleil. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 1

Donc l’être qui vit a pour bien la vie ; l’être qui participe à l’Intelligence a pour bien l’intelligence ; celui qui a à la fois vie et intelligence tend vers le Bien de deux manières. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 2

Pourquoi le ciel se meut-il d’un mouvement circulaire ? - Parce qu’il imite l’intelligence. - À quel sujet appartient ce mouvement ? Est-ce à l’âme du ciel ou à son corps ? - Et pourquoi ? Est-ce parce que l’âme est en elle-même, et parce qu’elle fait toujours effort pour aller vers elle-même ? Est-ce parce qu’elle est en elle-même, sans y être continuellement ? D’ailleurs, estce en se mouvant d’un mouvement local qu’elle meut le corps avec elle ? S’il en était ainsi, il faudrait qu’elle cessât de le transporter, et que ce transport arrivât à sa fin ; elle devrait rendre les sphères immobiles, et non pas les faire éternellement tourner. L’âme est immobile, ou du moins, si elle se meut, ce n’est pas d’un mouvement local. - Comment alors produit-elle le mouvement local, puisqu’elle est mue d’une autre espèce de mouvement ? - Mais peut-être le mouvement circulaire n’est-il pas un mouvement local. - S’il n’est un mouvement local que par accident, qu’est-il donc ? - C’est un mouvement qui revient sur lui-même, mouvement de la conscience, de la réflexion et de la vie ; jamais il ne sort de son cercle, et il n’y fait rien entrer d’ailleurs, pour cette raison aussi qu’il doit embrasser toutes choses ; la partie principale de l’animal universel [le ciel] embrasse toutes les choses et les unifie. Mais s’il restait immobile, il n’embrasserait pas toutes les choses à la manière d’un être vivant ; s’il a un corps, il ne maintiendrait pas ce qui est en ce corps ; car la vie d’un corps, c’est le mouvement. Si donc ce mouvement est aussi un mouvement local, le ciel aura le mouvement qu’il peut avoir, et il sera mû non seulement comme se meut une âme, mais comme se meuvent un corps animé et un être vivant. Le mouvement circulaire est donc composé du mouvement du corps et du mouvement de l’âme : le corps se meut par nature en ligne droite, et l’âme retient le corps ; des deux ensemble, du corps mobile et de l’âme immobile, vient le mouvement circulaire. Dit-on en effet que le mouvement circulaire ne vient que du corps ? Comment est-ce possible, puisque tous les corps, et même le feu, se meuvent en ligne droite ? Il se meut en ligne droite jusqu’au lieu propre qui lui est assigné ; mais, arrivé à sa place, il semble qu’il est naturel qu’il s’arrête et qu’il se meuve seulement jusqu’au lieu où il est au rang qui lui convient. Pourquoi donc le feu, arrivé là, ne reste-t-il pas immobile ? Est-ce parce que la nature du feu est d’être toujours en mouvement ? Par conséquent, s’il n’était pas animé d’un mouvement circulaire, il se dissiperait par un mouvement rectiligne. Il doit donc être animé d’un mouvement circulaire. Mais c’est alors le résultat de la providence ; ce mouvement vient en lui de la providence ; le feu, arrivé au ciel, doit se mouvoir de luimême d’un mouvement circulaire, à moins qu’on ne dise que le feu, tendant toujours à se mouvoir en ligne droite, mais n’ayant plus de place où monter, glisse le long de la sphère, et se recourbe sur lui-même à l’endroit où il peut ; car il n’y a plus de région supérieure après lui ; la région du ciel est la dernière. Il circule dans la région qu’il occupe ; il est à lui-même son propre lieu, non pas pour y rester immobile, une fois arrivé, mais pour s’y mouvoir. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1

  •  Tout être réel est en acte ; mais est-il aussi un acte, et en quel sens ? - Si l’on a dit avec raison que « cette nature intelligible est sans sommeil », qu’elle est une vie et la meilleure des vies, c’est là-bas qu’on trouve les plus beaux des actes. Tout être est donc en acte, et il est acte ; tout être est une vie ; le lieu intelligible est le lieu de la vie, le principe et la source véritables de l’âme et de l’intelligence. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    Puisque nous avons fait mention de la corporéité, demandons-nous si elle est un composé résultant de toutes les propriétés d’un corps, ou bien si elle est une forme ou une raison qui produit le corps en venant dans la matière. Si le corps est fait de toutes les qualités plus la matière, la corporéité est bien une forme. Et si elle est une raison qui produit le corps en s’ajoutant au reste, il est évident que cette raison a, incluses en elle, toutes les qualités. Cette raison, si elle ne se réduit pas à une formule qui définit la quiddité d’un objet, mais si elle est raison productrice de l’objet, ne doit pas comprendre en elle la matière ; elle est une raison qui est dans la matière et qui produit le corps en venant en elle. Le corps, c’est la matière plus la raison qui est en elle ; mais cette raison est en elle-même une forme sans matière que l’on peut considérer isolément, même si elle n’est jamais en fait séparée de la matière. Il y a d’ailleurs, dans l’intelligence, une autre raison qui en est séparée ; elle est dans l’intelligence parce qu’elle est elle-même intelligence. Mais c’est là une question à traiter ailleurs. ENNÉADES - Bréhier: II, 7 [37] - Du mélange total 3

    Pourtant je suis maître de choisir tel ou tel parti. - Mais ton choix se trouve dans l’ordre universel, tu n’es pas un hors-d’oeuvre introduit après coup dans l’univers ; tel que tu es, tu y fais nombre. - Mais d’où vient que je suis tel ? - Il y a, sur ce point, deux questions à résoudre : faut-il rapporter la cause du caractère particulier de chacun de nous à l’être qui nous a produits, s’il y en a un, ou à nous-mêmes qui sommes produits ? Ou plutôt d’une manière générale il ne faut accuser personne, pas plus qu’on n’accuse personne de n’avoir pas donné la sensation aux plantes, ni la raison humaine aux bêtes ; autant vaut demander pourquoi les hommes ne sont pas des dieux. Pourquoi, dans ces derniers cas, n’est-il pas raisonnable d’accuser les êtres eux-mêmes ou leur auteur, et pourquoi serait-il raisonnable, dès qu’il s’agit de l’homme, de se plaindre qu’il n’est pas mieux qu’il n’est ? Est-ce parce qu’il aurait pu être mieux ? Mais, ou ce bien additionnel dépendait de lui, et alors il est responsable de ne pas se l’être donné, ou il ne dépendait pas de lui, mais de son auteur qui aurait dû le lui adjoindre ; mais il est aussi absurde d’exiger pour l’homme plus qu’il ne lui a été donné que d’avoir pareille exigence pour les bêtes ou pour les plantes. Il ne faut pas demander si un être est inférieur à un autre, mais si, tel qu’il est, il est complet par lui-même; il ne faut pas que tous les êtres soient égaux. Cette inégalité résulte-t-elle de la volonté de celui qui a proportionné toutes choses ?-Nullement ; il est conforme à la nature que les choses soient ainsi. La raison de l’univers suit de l’âme universelle, et cette âme suit de l’intelligence ; or l’intelligence n’est pas un seul être ; elle est tous les êtres, et par conséquent plusieurs êtres ; s’il y a plusieurs êtres, ils ne sont pas les mêmes, et il doit y avoir des êtres de premier rang, de second rang et ainsi de suite selon leur dignité. De plus les êtres vivants engendrés ne sont pas simplement des âmes, mais des diminutifs des âmes, dont les traits s’effacent en quelque sorte, à mesure qu’elles procèdent. La raison spermatique de l’être vivant, en effet, bien qu’elle soit douée d’une âme, est une âme différente de celle dont elle procède ; l’ensemble de ces raisons s’amoindrit, à mesure qu’elles tendent vers la matière, et leur produit est de moins en moins parfait. Considérez à quelle distance ce produit est de son principe ; et pourtant, c’est une merveille ! Donc, si le produit est imparfait, il ne s’ensuit pas que son auteur est aussi imparfait ; il est bien supérieur à tout ce qu’il produit ; ne l’accusons donc pas, et admirons plutôt les dons qu’il a faits aux êtres qui viennent après lui, et les traces de luimême qu’il y a laissées. Et s’il leur a donné plus qu’ils ne peuvent posséder, soyons encore plus satisfaits. Ainsi la responsabilité semble bien retomber sur les créatures ; ce qui leur vient de la providence est trop bon pour elles. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 3

    Ainsi, du début à la fin de la période, la providence nous vient d’en haut ; elle est égale, non parce qu’elle fait à tous des dons numériquement égaux, mais parce qu’elle les proportionne aux diverses régions de l’univers. De même, dans un animal, tout est lié du commencement à la fin ; mais chaque partie a sa fonction propre ; la plus noble fait l’acte le meilleur ; la plus basse a une fonction inférieure ; et l’animal lui même agit et pâtit de la manière qui lui est propre selon ce qu’il est et selon sa place dans le reste des êtres. Frappez-le, il pousse un cri ; mais le reste du corps pâtit en silence, et il exécute les mouvements qui sont la conséquence de cette passion ; tous les sons réunis font un chant ; ainsi de toutes les passions et de tous les actes de l’animal, se compose le chant de l’être vivant, qui est sa vie et sa conduite. Les différents organes ont une fonction différente ; les pieds et les yeux, la réflexion et l’intelligence agissent chacun à leur façon. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 5

    L’âme, en sortant du corps, devient celle de ces fonctions qui avait en elle le plus de développement. C’est pourquoi il faut nous enfuir là-haut, afin de ne pas nous transformer en une puissance purement sensitive, par l’assujettissement aux images sensitives ou en une puissance végétative par l’assujettissement aux désirs sexuels et à la gloutonnerie, mais en un être intelligent, en une intelligence, en un dieu. « Ceux qui ont conservé intacte en eux l’humanité redeviennent des hommes ; ceux qui n’ont vécu que par les sens deviennent des bêtes et des bêtes féroces, si cette vie des sens s’accompagne d’un caractère emporté ; aux proportions différentes de ces facultés correspond la différence des bêtes où ils se réincarnent. Si la vie des sens s’accompagnait de désirs et de plaisirs, ils deviennent des animaux lascifs et gloutons. Si, avec les mêmes penchants, ils n’ont eu qu’une sensibilité émoussée et inerte, ils deviennent des plantes ; car, lorsque ces penchants sont isolés ou prépondérants, c’est la puissance végétative qui agit, et l’homme s’est préparé à devenir un arbre. Les amis de la musique, dont l’âme est restée pure, se transforment en oiseaux chanteurs ; les rois, qui n’ont pas été guidés par la raison, en aigles, s’ils n’ont pas eu d’autres vices ; les astronomes qui observent sans s’aider de l’intelligence, les regards toujours levés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent dans les hautes régions. Celui qui a pratiqué les vertus civiles reste un homme ; et s’il les a moins observées, il devient un animal sociable, tel que l’abeille. » ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 2

  •  Qu’est-ce donc que le sage ? - Celui qui agit par la meilleure partie de lui-même ; il ne serait pas un sage, s’il avait un démon qui collaborât à son action ; en lui, c’est l’intelligence qui est active. Donc ou bien le sage est lui-même un démon, ou bien il agit suivant un démon, et ce démon, pour lui, est un Dieu. - Il y aurait donc un démon même au-dessus de l’intelligence ? - Oui, puisque la réalité supérieure à l’intelligence est un démon pour lui. - Pourquoi n’a-t-il pas la sagesse dès le début de sa vie ? - C’est à cause du « trouble » qui résulte de la génération. Pourtant, même avant d’exercer sa raison, il a un mouvement intérieur qui tend à ce qui lui est propre. - Son démon le dirige-t-il complètement ? - Non ; car l’âme est constituée de telle manière que, avec telle nature, dans telles circonstances, elle ait telle vie et telle volonté. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette vision, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la vision se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 2

    Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). [D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.] Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 3

    Tels doivent être tous les autres démons, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres démons, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des substances ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Enfin qui est Zeus ? Qu’est ce jardin de Zeus, où, nous dit Platon, est entré Poros ? Aphrodité, disions-nous, est l’âme, et Poros est la raison universelle. Mais que fautil entendre par Zeus et son jardin ? Par Zeus, il ne faut pas entendre l’âme, puisque l’âme selon nous, c’est Aphrodité. Ce passage comme dans tous les autres cas, doit être interprété d’après Platon lui-même, d’après le Phèdre   d’abord qui dit de Zeus que ce dieu est un grand souverain ; ailleurs, c’est à lui, je pense, qu’il donne le troisième rang ; et plus clairement, il dit dans le Philèbe   qu’il y a en Zeus une âme royale et une intelligence royale. Zeus est à la fois une intelligence et une âme ; il est mis ainsi au rang des causes ; mais comme il faut lui assigner son rang d’après ce qu’il y a de meilleur en lui, parce que (entre autres motifs) il est cause à titre de roi et de chef, Zeus correspond donc à l’Intelligence, Aphrodité qui est de lui, qui vient de lui et s’unit à lui, correspond à l’âme ; et on l’appelle Aphrodité parce qu’elle a la beauté, l’éclat, l’innocence et la grâce (abron) d’une âme. Les divinités masculines correspondent à l’intelligence, et les divinités féminines aux âmes ; comme à chaque intelligence est unie une âme, Aphrodité est l’âme unie à Zeus. De plus nous avons pour nous le témoignage des prêtres et des théologiens, qui assimilent Aphrodité à Héra et qui disent que l’astre d’Aphrodité est dans le ciel d’Héra. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 8

    Poros est la raison venue des êtres intelligibles et intelligents, quand elle s’épanche et en quelque sorte se déploie ; alors elle s’approche de l’âme et vient en elle. Car, tant que la raison est dans l’intelligence, elle reste enroulée sur elle-même et ne laisse entrer en elle rien d’étranger ; or, puisque Poros s’enivre, c’est que sa plénitude lui vient d’ailleurs. Et qu’est-ce qui rassasie Poros de nectar, sinon la raison, quand elle déchoit d’un principe supérieur à un principe inférieur ? Cette raison passe alors de l’intelligence à l’âme ; c’est ce que signifie : Poros pénétra dans le jardin de Zeus, à l’époque où Aphrodité naquit. Un jardin, c’est l’éclat et la splendeur de la richesse. Le jardin doit son éclat à la raison de Zeus ; sa parure, c’est la lumière éclatante qui, partie de l’intelligence, pénètre dans l’âme. Que serait le jardin de Zeus s’il n’était la splendeur et l’éclat du dieu ? Que pourraient être cet éclat et ces parures, sinon les raisons qui émanent de lui ? Donc, en même temps que les raisons, se révèle Poros, qui est l’abondance et la richesse en beauté ; c’est ce que veut dire l’ivresse de Poros par le nectar. Qu’est-ce en effet que le nectar pour les dieux, sinon ce qu’obtient l’être divin ? Or, en descendant de l’intelligence, l’être divin emporte avec lui la raison. L’intelligence, elle, qui est dans un état d’entière satiété, ne s’enivre pas ; elle possède ce qu’elle a et ne reçoit rien d’étranger. Mais la raison, qui est un produit de l’intelligence et une hypostase postérieure à elle, n’est plus alors la raison de l’intelligence ; elle est en autre chose, dans le jardin de Zeus, nous dit Platon, où Poros est couché au moment même où Aphrodité vient à l’existence. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    Les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou par leurs puissances ; (d’ailleurs, même où [Platon] raisonne, il fait naître des êtres qui n’ont pas été engendrés, et il sépare des êtres qui n’existent qu’ensemble). Mais, après nous avoir instruits comme des mythes peuvent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données éparses -. Voici comment nous en faisons la réunion : l’âme unie à l’intelligence, tirant d’elle son existence, comblée par elle de raisons, belle de toutes les parures qu’elle en reçoit, comblée de richesse, laissant voir en elle l’éclat et l’image de toutes les beautés intelligibles, voilà Aphrodité dans son ensemble. Poros ou la richesse, ce sont toutes les raisons qui sont en elle, quand le nectar a coulé d’en haut. L’éclat dont l’âme resplendit, cette splendeur de vie, c’est le jardin de Zeus, où dort Poros, appesanti par le nectar dont il s’est gorgé. Le festin des dieux, c’est la vie qui se montre et persiste éternellement chez les êtres réels, la félicité dont ils jouissent. Quant à Éros, il a toujours été ce qu’il est, puisqu’il résulte de l’aspiration de l’âme au meilleur et au bien ; il existe toujours, dès le moment où l’âme existe. C’est un être mixte ; il y a en lui de l’ indigence, puisqu’il aspire à se rassasier ; mais il n’est pas sans ressources, puisqu’il cherche le complément de ce qu’il possède ; il ne chercherait pas le bien, s’il n’avait absolument aucune part au bien. Il est né de Poros et de Pénia, ce qui veut dire : le besoin et le désir, en se rencontrant dans l’âme avec le souvenir des raisons, produit en elle une activité, orientée vers le bien, qui est Éros. Sa mère est Pénia, parce que c’est toujours le besoin qui fait que l’on désire ; Pénia est la matière parce que la matière est besogneuse en tout, et parce que ce qu’il y a d’indéterminé dans le désir du bien (qui désire le bien n’a en effet en lui ni forme ni raison) rapproche de la matière l’être qui désire en tant qu’il désire. La forme ne visant qu’à ellemême a sa propre permanence en soi. Dès qu’un être désire recevoir, il s’offre comme matière à ce bien qui survient en lui. Éros est donc un être matériel, un démon né de l’âme, en tant que l’âme manque du bien et aspire à lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    L’âme est comme la vue, et l’intelligence comme l’objet visible ; indéterminée avant d’avoir vu l’intelligence, l’âme a une disposition naturelle à penser ; et elle est à l’intelligence comme la matière à la forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 5

    La procession se fait donc ainsi du premier au dernier ; chaque chose reste toujours à sa place propre ; la chose engendrée a un rang inférieur à celui de son générateur ; et chaque chose devient identique à son guide, tant qu’elle suit ce guide. Lorsque l’âme vient dans la plante, c’est une partie d’elle-même qui est dans la plante ; c’est sa partie la plus audacieuse et la plus imprudente, puisqu’elle s’est avancée jusque-là. Lorsque l’âme est dans une bête, c’est la prédominance de la puissance sensitive qui l’y a conduite. Lorsqu’elle entre dans l’homme, son activité ou bien se borne au raisonnement, ou bien procède de l’intelligence : car l’âme a une intelligence propre et a d’elle-même la volonté de comprendre et de se mouvoir. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    A l’endroit d’où elle est venue ; car elle n’en était séparée par aucune distance ; elle ne fait qu’un avec son principe. - Mais, si l’on coupe ou si l’on brûle la racine, où est la portion d’âme qui était en elle ? - Elle est dans une âme qui ne s’était pas déplacée, et même si cette portion n’était pas au même endroit, mais ailleurs, elle serait dans l’âme en y remontant ; si elle n’y remontait pas, elle deviendrait la puissance d’une autre plante ; car elle ne se rétracte pas sur elle-même ; et, si elle remontait, elle serait dans la puissance supérieure de l’âme. - Et celle-là, où est-elle ? - Dans la puissance encore supérieure à elle ; cette dernière puissance confine à l’intelligence, mais non pas localement (car rien de ce dont nous parlons ici n’est dans un lieu ; c’est encore beaucoup plus vrai de l’Intelligence, et, par voie de conséquence, c’est vrai de l’âme). Donc l’âme n’est nulle-part ; elle est en un être qui, n’étant nulle part, est partout. Que si l’âme dans son progrès vers la région supérieure s’arrête à mi-chemin, avant d’être arrivée tout en haut, elle mène une vie intermédiaire, et s’arrête dans la partie d’elle-même qui est intermédiaire. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    Si le principe générateur était lui-même intelligence en soi, ce qui vient après serait inférieur à l’Intelligence, mais devait être contigu et semblable à elle. Mais puisque le générateur est au delà de l’Intelligence, l’être engendré doit être l’Intelligence. Mais pourquoi le générateur n’est-il pas l’Intelligence ? Parce que la pensée est l’acte de l’Intelligence ; or la pensée qui voit l’intelligible, qui est tourné vers lui et qui reçoit de lui son achèvement est en elle-même indéfinie comme la vision, et n’est définie que par l’intelligible. C’est pourquoi l’on dit que « les idées et les nombres sont faits de la dyade indéfinie et de l’Un », et les idées et les nombres c’est l’intelligence. L’Intelligence n’est donc pas simple mais multiple ; elle manifeste une composition, intelligible, il est vrai ; elle voit déjà une multiplicité de choses. Elle est elle-même objet de pensée et aussi pensante ; la voilà donc déjà double ; mais après elle viennent tous les autres objets de sa pensée. ENNÉADES - Bréhier: V, 4 [7] - Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2

    Mais comment l’Intelligence vient-elle de l’intelligible ? De la manière suivante : L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien ; il n’en est pas de même de l’être qui voit et qui pense (car je disque l’ètre pensant est dans le besoin, eu égard à l’intelligible) ; mais l’Un n’est pas en quelque sorte privé de sentiment ; tout lui appartient ; tout est en lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même; la vie est en lui et tout est en lui ; la conception qu’il a de luimême, par une sorte de conscience, conception qui est luimême, consiste en un repos éternel et une pensée différente de la pensée de l’Intelligence. Si donc il reste en lui-même et si un être se produit, cet être vient de lui, alors qu’il est au plus haut point ce qu’il est. C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui ; c’est grâce à sa permanence qu’il y a un devenir. Puisqu’il persiste comme objet de pensée, ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née (car elle n’a pas d’autre objet), devient une intelligence ; elle est différente de l’intelligible, mais semblable à lui. Elle en est une mitation et une image. - Mais comment, s’il reste en lui-même, se produit-il un acte ? - Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même Ainsi dans le feu, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la perfection et de l’acte qui sont en lui vient un acte engendré qui dérivant d’une grande puissance et même de la plus grande de toutes va jusqu’à l’être et à l’essence. Car le principe est au delà de l’essence. - Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il est au delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une essence ; il est donc au delà de l’Intelligence. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas à ses objets comme la sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intelligence est identique à ses objets, s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ? Elle est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres immatériels est identique à ses objets. ENNÉADES - Bréhier: V, 4 [7] - Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2

    Il y a donc deux sortes d’êtres pensants : l’être pensant au sens primitif du terme, et l’être pensant en un autre sens. Mais ce qui est au delà de l’être pensant pris au premier sens, ce n’est plus un être qui pense ; car pour penser, il faut d’abord une intelligence qui pense, il faut ensuite que cette intelligence ait un objet intelligible, et enfin, s’il s’agit de l’être pensant au premier sens, qu’elle ait cet objet en elle-même. En revanche, si une chose est tout entière intelligible, il n’est pas nécessaire qu’elle ait en elle-même une intelligence qui pense et qu’elle soit elle-même un être qui pense; sinon, elle ne se bornerait pas à être une chose intelligible, elle serait aussi un être qui pense ; de plus, elle ne serait pas première, puisqu’elle serait double. Or l’intelligence qui possède un objet intelligible ne pourrait exister, si l’on n’admettait l’existence d’une chose purement intelligible ; je veux dire intelligible, en tant qu’elle est l’objet de l’intelligence, bien que, en elle-même, elle ne soit pas plus, primitivement, un être intelligible qu’un être qui pense. Elle n’est objet intelligible que pour autre chose qu’elle, à savoir pour l’intelligence, qui appliquerait sa pensée à vide, si elle n’avait à comprendre et à saisir une chose intelligible. L’intelligence ne pourrait pas penser sans cette chose intelligible ; et sa pensée se parfait, lorsqu’elle la possède. Mais il faut bien que, avant qu’on ne la pense, cette chose soit parfaite de par sa propre essence. Si la perfection lui appartient, elle est parfaite avant qu’il existe une pensée ; elle n’a nullement besoin que la pensée existe ; avant toute pensée, elle se suffit à elle-même. Donc elle ne pense pas. Il y a donc une chose qui ne pense pas, un être pensant primitif, et un être pensant postérieur. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 2

  •  Dira-t-on que rien n’empêche qu’une seule et même chose ait des attributs multiples ? - Le sujet de ces attributs, à tout le moins, est un ; pas de multiplicité, s’il n’y a une unité dont elle dérive et en laquelle elle est, s’il n’y a au moins une de ces choses multiples qui est comptée la première, et que l’on peut isoler et saisir en elle-même. - Dira-t-on que ce premier terme est simultané aux autres ? - Alors il faut le réunir avec les autres, et bien qu’il soit différent d’eux tous, l’abandonner puisqu’il ne se sépare pas des autres. Il faut, en revanche, postuler un sujet, sujet qui n’est plus un terme parmi les autres, mais qui existe en lui-même. - Ce sujet, dira-t-on, est au sein même des autres termes. - Oui, un sujet qui lui ressemble, mais non ce sujet lui-même ; car, pour qu’il apparaisse dans le multiple, il faut que, en lui-même, il soit isolé. - Dira-t-on qu’il n’a d’existence que dans son union aux autres termes ? - Donc il n’existera pas à l’état simple. Mais alors il n’y aura pas non plus de composé ; car s’il ne peut être à l’état simple, il n’aura aucune existence substantielle ; et si le simple n’existe pas, le composé n’existera pas non plus. Car chacun de ces termes ne peut être un terme simple, puisqu’il n’y a pas de terme simple doué d’une existence substantielle ; et aucun d’eux ne pouvant avoir en lui-même d’existence substantielle ne peut se lier à un autre, puisqu’aucun d’eux absolument n’existe. Comment alors un composé pourrait-il exister ? Comment naîtrait-il de choses qui n’ont pas l’être, je ne dis pas de choses qui n’ont pas tout l’être, mais de choses qui n’ont pas d’être du tout ? S’il y a une multiplicité, il faut, avant cette multiplicité, une unité. Si donc l’être pensant est une multiplicité, il ne faut pas que la pensée soit en ce qui n’est pas une multiplicité. Or tel est le Premier. La pensée et l’intelligence sont donc en des êtres postérieurs à lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 3

    En outre, l’intelligence est autre chose que le Bien ; elle est image du Bien, parce qu’elle pense le Bien. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 4

    On peut comparer le Premier à la lumière, l’être qui vient après lui au soleil, et le troisième à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. L’âme a une intelligence d’emprunt qui l’éclaire à la surface, lorsqu’elle est intelligente. L’intelligence a en elle-même une lumière propre, bien qu’elle ne soit pas de la lumière pure, mais un être illuminé jusqu’au fond de sa substance. L’Un lui fournit la lumière ; il est lumière ; il est une lumière simple qui donne à l’intelligence le pouvoir d’être ce qu’elle est. Pourquoi donc aurait-il besoin de quoi que ce soit ! Car il n’est pas en lui-même une chose qui est en autre chose ; être en autre chose, c’est très différent d’exister par soi-même. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 4

    Puisque, selon nous, celui qui est arrivé a la contemplation de l’intelligible et qui comprend la beauté de l’intelligence véritable est capable aussi de faire entrer dans sa pensée l’idée du père de l’intelligence, de celui qui est au delà d’elle, essayons de bien voir et de formuler pour nous, autant que pareille chose peut se formuler, comment on peut contempler l’intelligence et le monde intelligible. Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. Si l’art rend son produit pareil à ce qu’il est et à ce qu’il possède (il le rend beau en le conformant à l’idée de ce qu’il veut créer), il est lui-méme d’une beauté bien supérieure et bien plus réelle ; il possède la beauté de l’art, beauté bien plus grande que toute celle qui est dans l’objet extérieur. Car plus elle va vers la matière en s’étendantdans l’espace, plus elle s’affaiblit,plus elle est au-dessous de celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la chaleur, de la force en général et aussi de la beauté; et le premier agent, pris en lui-même, doit toujours être supérieur au produit: ce n’est pas l’absence de musique, c’est la musique qui fait le musicien ; et la musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure. Mépriset-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 1

    Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc  , et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 3

    Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédés du dieu, nous produisons en nous sa vision ; si, alors, nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie ; mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nousmêmes, saris plus scinder davantage cette unité qui est tout, unis au dieu présent dans le silence ; si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : noirs commençons à avoir conscience de nous-rnèmes, tant que nous sommes différents du dieu ; puis revenant en nous-mèmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du dieu ; nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant : mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité; il nous faut, au lieu d’être un voyant, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. - Comment donc sommes-nous dans le beau, si nous ne le voyons pas ? - Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille vision, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. Il faut songer que, chez les malades, les sensations produisent des chocs beaucoup plus forts, au point de diminuer la connaissance intellectuelle, en la heurtant; la maladie nous frappe et nous abat ; la santé, nous laissant au calme, permet bien plus la connaissance de son propre état ; c’est qu’elle préside à notre vie comme un état naturel et qu’elle s’unit à nous ; mais la maladie nous est une chose étrangère, non naturelle, et elle se fait connaître par là même qu’elle apparaît fort différente de nous. Or de ce qui est à nous, nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mèmes. Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence, que nous croyons être dans l’ignorance: c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela : car elle ne voit point, elle ne peut voir pareilles choses : voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant; et, pour ce voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même; car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-mème, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 11

    Ces mouvements de la sensibilité ne sont pas des fautes morales ; l’homme est pleinement corrigé. Mais son effort vise non pas à ne pas faillir, mais à être Dieu ; et tant que ces mouvements involontaires se produisent, il est encore un être démoniaque et un démon, puisqu’il est double ; ou plutôt il a en lui un être différent de lui et dont la vertu est différente de la sienne. Si ces mouvements ne se produisent plus, il est purement et simplement un dieu, un de ces dieux qui viennent à la suite du Premier. Car c’est un de ces dieux qui lui-même est venu d’en haut ; pour lui-même, s’il devient tel qu’il est venu, il est en haut ; mais, venu ici-bas, il réside en notre intelligence et la rend semblable à lui, autant qu’elle peut y être semblable ; et, si c’est possible, elle ne subit plus les chocs extérieurs et ne fait aucune des actions qui déplaisent au dieu, son maître. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 6

    Mais si on ne l’accorde pas aux plantes, sous prétexte qu’elles ne sentent pas, on risque de la refuser aussi à tous les êtres vivants. Définit-on en effet la sensation par la conscience d’une impression ? Il faut alors, si la sensation est un bien, que l’impression soit bonne en elle-même et avant d’être consciente ; il faut qu’elle soit conforme à la nature, même si elle est inconsciente ; il faut qu’elle corresponde à nos fonctions propres, même si nous l’ignorons ; et puisque cette impression est bonne et puisqu’elle existe, l’être qui la possède possède déjà le bien. Pourquoi donc ajouter qu’elle doit encore être sentie ? C’est sans doute parce que l’on place le bien non pas dans l’impression et l’état qui en résulte, mais dans la connaissance et la sensation. Mais alors il faudra dire que le bien est la sensation prise en elle même, qu’il est l’acte de l’âme sensitive, et cela, quel que soit l’objet de la sensation. - Dira-t-on que le bien est composé des deux choses, de la sensation et de l’état senti ? - D’abord, si chacune des deux est indifférente, comment peut-on dire que le bien est la combinaison des deux ? Et si l’on répond que l’impression, avec l’état de bien-être qui l’accompagne, n’est un bien que parce que nous connaissons la présence de ce bien en nous, nous demanderons si le bonheur suit immédiatement la connaissance de cette présence, ou s’il faut encore, après en avoir ressenti le plaisir, connaître que le plaisir est un bien. Mais cette dernière connaissance est l’oruvre non plus de la sensation, mais d’une faculté supérieure à la sensation : dans ce cas donc, le bonheur appartient non pas à l’être qui sent le plaisir, mais à celui qui est capable de connaître que le plaisir est un bien ; et la cause du bonheur sera non pas le plaisir, mais la faculté de juger que le plaisir est un bien ; or ce jugement vaut mieux que l’impression ; il est raison et intelligence ; et jamais ce qui est sans raison ne vaut mieux que la raison. Comment donc la raison s’abandonnerait-elle au point de juger qu’une chose d’espèce contraire à la sienne lui est supérieure ? Il s’ensuit que ceux qui refusent le bonheur à la plante et ne l’accordent qu’à l’être sentant recherchent à leur insu un bien supérieur à la sensation, et le placent dans une vie plus claire. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 2

    Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 2

  •  En quel sens être en acte se dit-il de l’intelligible ? Est-ce au sens où la statue, comme couple de forme et de matière, est un être en acte ? Est-ce parce que chaque intelligible a reçu une forme ? - Non, c’est que chacun d’eux est une forme et qu’il est parfaitement ce qu’il est. L’intelligence ne passe pas de la puissance à l’acte, d’un état où elle est capable de penser à un état où elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle une autre intelligence qui ne fût pas passée de la puissance à l’acte) ; mais le tout de son être est en elle. L’être en puissance ne consent à passer à l’acte que par l’intervention d’un autre terme, nécessaire à la génération d’un être en acte ; mais l’être qui tire de lui-même et garde éternellement ses manières d’être, est un être en acte. Donc tous les êtres premiers sont des êtres en acte ; car ils possèdent d’eux-mêmes et toujours ce qu’ils doivent posséder. Il en est ainsi également de l’âme qui n’est pas dans la matière mais dans l’intelligible. Quant à l’autre âme, celle qui est dans la matière, comme l’âme végétative, elle est aussi en acte ; elle aussi, elle est ce qu’elle est, parce qu’elle est en acte. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    De toutes les choses se forme un être unique ; et il n’y a qu’une seule providence ; à commencer par les choses inférieures, elle est d’abord le destin ; en haut, elle n’est que providence. Tout, dans le monde intelligible, est ou bien raison, ou même, au-dessus de la raison, intelligence et âme pure. Tout ce qui descend de là-haut est providence, c’est-à-dire tout ce qui est dans l’âme pure, et tout ce qui vient de l’âme aux animaux. En descendant, la raison se partage ; ses parties ne sont pas égales ; elles ne produisent donc pas des êtres égaux, pas plus que les parties de la raison séminale dans un animal particulier. Puis viennent les actions des êtres ; ces actions sont conformes à la providence, quand les êtres agissent d’une manière agréable aux dieux (car la loi de la providence est aimée des dieux). Donc ces actes sont liés au reste ; ils ne sont pas l’oeuvre de la providence ; ils ont pour auteurs soit des hommes, soit des êtres quelconques, vivants ou inanimés, mais, dès qu’il en résulte quelque bien, la providence les en;lobe, de manière à faire triompher partout le mérite, à changer les âmes et à corriger les fautes. C’est ainsi que, dans le corps d’un animal, la santé est un don de la providence qui veille sur lui ; survient-il une coupure ou une blessure quelconque, immédiatement la raison séminale qui administre le corps de cet animal rapproche et réunit les bords de la plaie, et guérit ou améliore la partie malade. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 5

    Comme une science unique et totale se divise en théorèmes particuliers sans se dissiper ni se fragmenter (car chaque théorème contient en puissance la totalité de la science où le principe est identique à la fin), ainsi chacun de nous doit se disposer, de manière que, en lui, le commencement soit aussi la fin, et que l’être entier et toutes ses parties rentrent dans la faculté supérieure de son être ; devenu intelligence, il réside là-bas ; car lorsqu’on possède cette faculté supérieure, on est, par elle, en contact avec l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 2

    En nous pensant nous-mêmes, nous contemplons évidemment une nature qui pense ; sans quoi cette pensée serait une illusion. Donc en pensant et en nous pensant nousmêmes, nous pensons une nature intelligente ; donc, avant la pensée par laquelle nous nous pensons-nous mêmes, il y a une pensée en quelque sorte immobile. En outre, il y a une pensée qui est pensée de l’être et pensée de la vie ; donc antérieurement à cette vie et à cet être [qui est pensée de la vie et pensée de l’être], il y a une autre vie et un autre être ; et ces choses, qui sont des choses en actes, sont vues par la pensée. Mais, si l’être en acte que nous pensons lorsque nous nous pensons nous-mêmes, est une intelligence, nous-mêmes, nous sommes au fond un intelligible. La pensée que nous avons de nous-mêmes présente l’image [de cet intelligible]. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 6

    L’Un est toutes les choses et il n’est aucune d’entre elles ; principe de toutes choses, il n’est pas toutes choses ; mais il est toutes choses ; car toutes font en quelque sorte retour à lui : ou plutôt, à son niveau, elles ne sont pas encore, mais elles seront. - Comment viennent-elles de l’Un, qui est simple et qui ne montre, dans son identité, aucune diversité et aucun repli ? - C’est parce qu’aucune n’est en lui, que toutes viennent de lui ; pour que l’être soit, l’Un n’est pas lui-même l’être, mais le générateur de l’être. Et l’être est comme son premier né. L’Un est parfait parce qu’il ne cherche rien, ne possède rien et n’a besoin de rien ; étant parfait, il surabonde, et cette surabondance produit une chose différente de lui. La chose engendrée se retourne vers lui, elle est fécondée, et tournant son regard vers lui, elle devient intelligence ; son arrêt, par rapport à l’Un, la produit comme être ; et son regard tourné vers lui, comme Intelligence. Et puisqu’elle s’est arrêtée pour le regarder, elle devient à la fois intelligence et être. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1

    Mais l’Ame, elle, ne reste pas immobile en produisant ; elle se meut pour engendrer une image d’elle-même ; en se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée ; et, en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation, et dans les plantes, la nature. Pourtant rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède ; c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes ; elle s’y avance en un sens, puisque le principe végétatif appartient à l’âme ; mais elle ne s’y avance pas tout entière ; elle vient dans les plantes, parce qu’en descendant jusque là dans la région inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par bienveillance envers les êtres inférieurs ; mais pour cette partie supérieure d’elle-même qui se rattache à l’Intelligence et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en elle-même. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1

    Si j’ai raison, il n’y a pas de place pour la pensée dans le Bien ; pour qui pense, il faut autre chose qui soit son bien. - Le Bien n’agit donc pas ? - Et comment le Bien, s’il est acte, aurait-il à agir ? D’une manière générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Et si l’on peut donner des attributs aux autres actes, parce qu’ils se rapportent à autre chose qu’à eux-mêmes, le premier de tous les actes du moins, celui dont tous les autres dépendent, doit être ce qu’il est, sans rien de plus. L’acte premier n’est donc pas la pensée ; il n’a rien à penser, puisqu’il est premier. De plus, serait-il la pensée, il ne penserait pas ; ce qui pensé, c’est ce qui a la pensée, et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pensant ; or la pensée, toute seule, n’est pas ces deux choses. On le verra mieux, si l’on saisit plus clairement en quel sens le sujet pensant a une nature double. Si nous disons que les êtres en tant qu’êtres, les êtres en soi, les êtres véritables sont dans la région intelligible, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont une essence permanente et identique, tandis que les choses sensibles s’écoulent et ne sont pas permanentes ; car il y a peut-être, même dans les choses sensibles, des êtres permanents ; c’est parce qu’ils possèdent d’eux-mêmes la perfection de leur être. L’essence, au sens primitif du terme, n’est pas l’ombre de l’être mais elle possède l’être accompli. Or l’Être est accompli, lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. Donc en ce qui est, il y a à la fois pensée, vie et être. S’il est être, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Qui n’est point multiple ne doit point posséder la pensée. Parcourez les êtres un à un : l’homme et la pensée de l’homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la notion du juste, tous sont doubles ; un fait deux, mais deux qui reviennent à un. Ce qui n’est point parmi ces êtres, n’est pas non plus chacune de ces unités, n’est pas fait de toutes ces dualités, et n’est pas du tout une dualité (Comment la dualité vient de l’unité, c’est ce que nous verrons ailleurs). D’ailleurs ce qui est au delà de l’essence est aussi au delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui, puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses ; il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que la connaissance qu’il pourrait en prendre ; il est le bien des autres choses ; que dis-je ? autres ; elles ont l’identité avec lui dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 6

    Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 4