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Bréhier-Plotin: âme

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Les voilà donc mêlés. Par cette union, l’élément pire s’améliore, et l’élément le meilleur empire : le corps s’améliore, en prenant part à la vie ; l’âme empire en participant de la mort et de la déraison. Comment une âme, à qui la vie est enlevée, s’adjoindrait-elle le pouvoir de sentir ? Au contraire, en recevant la vie, le corps prend sa part des sensations et des affections qui en dérivent. Donc, il aura le désir : car c’est lui qui jouit de choses qu’il désire. Il éprouvera de la crainte pour lui-même ; car c’est lui qui manquera le plaisir et qui sera détruit. ENNÉADES - Bréhier  : I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 4

— Quel rapport avons-nous avec l’intelligence, en entendant par ce mot non pas la disposition que l’âme tient de l’intelligence, mais l’intelligence elle-même ? (Pourtant, même l’intelligence que nous possédons est au-dessus de nous.) La possédons-nous tous en commun, ou chacun en particulier ? — À la fois en commun et en particulier ; en commun, parce qu’elle est une et indivisible, et partout la même ; en particulier, parce que chacun de nous la possède tout entière dans sa première âme. Nous possédons aussi les idées de deux manières : dans l’âme, elles sont développées et séparées l’une de l’autre ; dans l’intelligence, elles sont toutes ensemble. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

L’âme est faite, dit [Platon  ], « d’une essence indivisible qui vient d’en haut, et d’une essence qui se divise dans les corps » ; il faut entendre : « qui se divise dans les corps », de la manière suivante : elle se distribue dans toute l’étendue d’un corps, selon la grandeur de l’animal, si bien que, pour l’univers entier, il y a une âme unique. On peut encore l’entendre ainsi : on imagine qu’elle est présente aux corps, parce qu’elle les illumine ; elle ne produit pas les animaux, en les composant d’elle-même et d’un corps ; elle reste immobile, et ne donne d’elle que des reflets, qui sont comme les reflets d’un visage en plusieurs miroirs. Son premier reflet, c’est la sensation qui est dans l’animal composé ; de la sensation viennent toutes les espèces de l’âme ; elles procèdent l’une de l’autre, et aboutissent à l’âme génératrice et végétative, puis à la puissance de produire et d’exécuter une chose différente de soi, sans compter la puissance qui, pour produire, se tourne vers l’oeuvre qu’elle exécute. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

— Cette âme immobile est donc affranchie de toute responsabilité dans les fautes que l’homme commet et dans les maux qu’il subit ; car ces maux et ces fautes ne se trouvent, a-t-on dit, que dans l’animal et le composé. Pourtant, puisque l’opinion et la réflexion appartiennent à l’âme, comment dire qu’elle est impeccable ? Car il y a des opinions fausses, qui font bien du mal. — Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la partie la plus mauvaise de l’être multiple que nous sommes, je veux dire le désir, la colère ou une imagination vicieuse. Quant au prétendu raisonnement faux, c’est en réalité une image qui n’attend pas le jugement de la réflexion. Nous faisons donc le mal en cédant aux pires éléments de notre nature. De même, avant de soumettre les sensations à la critique de la réflexion, il nous arrive, avec le seul sens commun, d’avoir des illusions visuelles : l’intelligence nous avaitelle alors touchés ? Non ; elle reste donc impeccable. Il faut dire aussi que nous sommes impeccables dans la mesure où nous touchons l’objet intelligible qui est dans l’intelligence ou, plutôt, non pas dans l’intelligence, mais en nous ; car on peut bien posséder l’intelligible, sans l’avoir actuellement à sa disposition. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

Chez les enfants, les facultés qui viennent du composé sont très actives ; mais le composé reçoit fort peu la lumière d’en haut. Lorsque cette lumière n’agit pas sur nous, c’est qu’elle tourne son activité vers la région supérieure ; elle agit sur nous, lorsqu’elle descend jusqu’à la partie moyenne de l’âme. — Quoi ! ne sommes-nous pas aussi cette région supérieure ? — Oui, mais il faut encore que nous en ayons la perception ; car nous n’utilisons pas toujours ce que nous possédons ; il nous faut, pour cela, orienter la partie moyenne de notre âme vers le supérieur ou vers l’inférieur, et faire passer nos facultés de la puissance ou de la disposition à l’acte. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 11

Et les bêtes ? En quel sens ont-elles la vie ? — S’il y a en elles, comme on dit, des âmes humaines qui ont péché, la partie supérieure et séparée de ces âmes ne vient jamais jusqu’aux bêtes ; elle les assiste, sans leur être présente ; leur conscience atteint seulement le reflet de l’âme qui est uni au corps ; et leur corps reçoit ses qualités de ce reflet de l’âme. Si ce n’est point une âme humaine qui s’est introduite dans les bêtes, leur vie est alors issue de l’illumination du corps par l’âme universelle. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 11

— L’âme, dit-on, ne peut pécher. Pourquoi, alors, les châtiments ? Cette thèse est en désaccord avec l’opinion de ceux qui disent que l’âme pèche, qu’elle se corrige, et qu’elle subit des châtiments dans l’Hadès ou dans les corps où elle passe. — Que l’on donne son adhésion à l’opinion qu’on voudra ; peut-être pourraiton découvrir pourtant un terrain d’accord. La thèse qui admet que l’âme ne peut pécher voit en elle un être absolument simple, tel que l’âme soit identique à l’être de l’âme. La thèse qui admet qu’elle peut pécher ajoute à cette âme et combine avec elle une autre espèce d’âme, sujette à des passions redoutables : l’âme devient alors un composé ; c’est ce composé qui pâtit, dans son ensemble ; et c’est lui qui pèche et qui subit le châtiment ; mais ce n’est pas l’être simple dont nous parlions. C’est du composé que Platon dit : « Nous avons vu l’âme comme on voit Glaucos, le dieu marin ; si l’on veut connaître sa nature, il faut frapper fort pour enlever tout ce qui s’y est ajouté, considérer l’amour qu’elle a de la sagesse, et voir à quoi elle s’attache et quelles sont ses affinités. » L’âme vivante et agissante est donc différente de l’être qui est puni ; se recueillir et se séparer, ce n’est pas seulement s’isoler du corps, mais de tout ce qui s’est attaché à l’âme. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 12

— Quel est enfin le sujet qui fait toutes ces recherches ? Est-ce nous, ou bien notre âme ? — C’est nous, au moyen de l’âme. — Au moyen de l’âme ? En quel sens ? Est-ce par le seul fait de la posséder que ces recherches ont lieu ? — Non, c’est parce que nous sommes nous-mêmes notre âme. — Ne sera-t-elle pas mue dans ce cas ? — Certes, il faut lui donner un mouvement qui n’est point celui des corps et qui constitue sa vie propre. L’acte d’intelligence est notre acte, parce que l’âme est intelligente et parce que l’acte d’intelligence est sa vie la plus parfaite. Cet acte a lieu, lorsque l’âme pense les objets intelligibles et lorsque l’intelligence agit sur nous ; car l’intelligence est à la fois une partie de nous-mêmes et un être supérieur auquel nous nous élevons. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 13

Voyons ce qu’est chacune des vertus dans une âme de ce genre. La sagesse et la prudence consistent à contempler les êtres que possède l’Intelligence et qu’elle possède par un contact ; sagesse et prudence sont de deux sortes ; tantôt dans l’Intelligence, tantôt dans l’âme. Dans l’Intelligence, elles ne sont point des vertus ; mais, dans l’âme, elles sont des vertus. Que sont-elles donc dans l’Intelligence ? Simplement, l’acte et l’essence de l’Intelligence. Mais, dans l’âme venant de l’Intelligence et résidant en un être différent d’elles, elles sont des vertus. La justice en soi, par exemple, comme toute vertu en soi, n’est pas une vertu, mais l’exemplaire d’une vertu ; ce qui vient d’elle en l’âme, voilà la vertu ; et en effet la vertu se dit d’un être ; mais la vertu en soi ou idée de la vertu se dit d’elle-même et non d’un être différent d’elle. La justice, par exemple, consiste en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-telle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui est dans les êtres qui ont plusieurs parties distinctes ; non pas la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un être simple accomplissement de sa fonction ; la Justice en vérité, la Justice en soi est alors dans le rapport de cet être à lui-même, qui n’a pas de parties distinctes. Pour l’âme même, la justice sous sa forme supérieure n’est-elle pas une activité tendue seulement vers l’intelligence, la tempérance un retrait intérieur vers l’intelligence, le courage une impassibilité qui imite l’impassibilité naturelle de l’intelligence vers laquelle elle dirige ses regards ? Ainsi, dans cette forme supérieure de la vertu, l’âme est simplement elle-même et n’a plus de relation avec le principe inférieur qui réside en elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 6

Qu’est-ce que cette dialectique, qu’il faut enseigner aussi au musicien et à l’amant ? C’est une science qui, pour chaque objet donné, rend capable d’exprimer par un discours ce qu’est cet objet, en quoi il diffère des autres, et ce qu’il a de commun avec eux, parmi quels objets et dans quelle classe il se trouve ; elle détermine encore si l’existence lui appartient, quel est le nombre d’êtres d’un genre donné, et le nombre d’êtres qui n’appartiennent pas à ce genre mais en diffèrent. La dialectique porte encore sur le bien et son contraire, et sur toutes les espèces subordonnées au bien et à son contraire ; elle définit l’éternel et le non éternel, procédant toujours scientifiquement et non par opinion. Elle arrête nos errements à travers les choses sensibles, en se fixant dans l’intelligible, et c’est là qu’elle borne son activité5 ; elle éloigne le mensonge et nourrit notre âme, selon le mot de Platon, dans la plaine de la vérité6 ; elle use de la méthode platonicienne de division pour discerner les espèces d’un genre, pour définir, et pour arriver aux genres premiers ; par la pensée, elle fait, de ces genres, des combinaisons complexes, jusqu’à ce qu’elle ait achevé de parcourir le domaine intelligible ; puis, par une marche inverse, celle de l’analyse, elle revient au principe. À ce moment, elle est en repos et reste en repos tant qu’elle est dans le monde intelligible ; elle ne fait plus de recherche curieuse ; elle se ramasse en une unité ; de là-haut, elle considère la logique qui traite des propositions et des syllogismes, et les lui laisse comme on laisse à d’autres l’art d’apprendre à écrire. Parmi les formes de ces raisonnements, certaines s’imposent nécessairement et avant toute éducation technique. La dialectique soumet à son examen ces formes naturelles ainsi que les autres, et elle estime que les unes sont utiles, tandis que les autres sont superflues et ne sont bonnes que dans les traités techniques qui s’occupent de ces questions. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 4

Pour nous, repartons du début et disons en quoi nous faisons consister le bonheur. C’est dans la vie que nous plaçons le bonheur : si nous faisions du mot vie un terme synonyme, nous accorderions à tous les êtres vivants l’aptitude au bonheur, et nous dirions : sont heureux en acte tous les êtres auxquels appartient ce caractère identique que tous les êtres vivants sont aptes à posséder par nature ; nous n’accorderions pas aux animaux raisonnables l’aptitude au bonheur, pour la refuser aux animaux sans raison ; car la vie désignerait un caractère commun qui donnerait à tous la même aptitude au bonheur, puisque le bonheur ne serait qu’une sorte de vie. Donc, à mon avis, ceux qui mettent le bonheur dans la vie raisonnable et non dans la vie en général ne se sont pas aperçus qu’ils cessaient de supposer que le bonheur est la vie ; car ils sont forcés de dire que le bonheur existe seulement dans la faculté de la raison qui est une qualité. Mais le sujet de cette qualité est, selon eux, la vie ou âme raisonnable ; et c’est en ce tout qu’est l’âme raisonnable que le bonheur existe ; il existe donc bien, malgré qu’ils en aient, dans une des espèces de la vie. (Je parle des espèces de la vie, non au sens où des espèces sont des subdivisions d’un même genre, mais au sens où nous disons qu’un terme est antérieur et l’autre postérieur.) ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 3

Mais les souffrances ? Les maladies ? Et tous les autres obstacles qui empêchent d’agir ? Et la perte de conscience qui peut être l’effet des philtres et de certaines maladies5 ? Comment le sage atteint de tous ces maux, pourra-t-il bien vivre et être heureux, sans parler encore de la pauvreté et de l’obscurité ? Voilà bien des objections, dès que l’on envisage ces maux, et, en particulier, les fameuses infortunes de Priam. - Le sage, dit-on, les supporte et les supporte facilement ? - Oui, mais il ne les a pas voulus ; or tout doit être voulu dans la vie heureuse ; il est faux que notre sage soit une âme et que son corps ne compte pas dans son être. - Oui, pourrait-on dire, l’homme est tout disposé à prendre le corps pour une partie de lui-même, mais seulement tant que les impressions du corps montent jusqu’à lui, et, inversement, tant qu’il recherche les objets ou les fuit dans l’intérêt du corps. - Mais si le plaisir est un élément du bonheur, comment un être, qui souffre d’infortunes et de chagrins, pourrait-il être heureux, si sage qu’il soit ? Sans doute, pour les dieux, l’état dont on parle est un bonheur qui se suffit à lui-même ; mais chez l’homme, à la raison s’ajoute une partie inférieure ; et c’est dans tout l’homme que doit résider le bonheur et non pas seulement dans sa partie supérieure ; car, le mal d’une partie arrête nécessairement l’autre dans son activité propre, parce que la première ne fonctionne pas bien. Ou bien alors, il faut rompre tout lien avec le corps et la sensation du corps et chercher ainsi à se suffire à soi-même pour être heureux. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 5

Et ses souffrances personnelles ? - Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. - Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? - Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des douleurs, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait faiblesse d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre faiblesse ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. - Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. - Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des enfants les redoutent ! - Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 8

Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la sensation de percevoir, à celle que l’âme voit et sur lesquelles elle prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une joie, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 4

Il faut donc vous demander aussi ce qu’est l’œuvre de l’amour pour les choses non sensibles. Que vous font éprouver ces «belles occupations» dont on parle, les beaux caractères, les moeurs tempérantes et, en général, les actes ou dispositions vertueuses et la beauté de l’âme ? Et, en voyant vous-même votre beauté intérieure, qu’éprouvez-vous ? Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. Et à propos de quoi l’éprouvent-ils ? Non pas à propos d’une forme, d’une couleur, d’une grandeur, mais à propos de l’âme qui est sans couleur et où brille invisiblement l’écart de la tempérance et des autres vertus ; vous l’éprouvez en voyant en vous-même ou en contemplant en autrui la grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des mœurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible et, par-dessus tout, l’éclat de l’Intelligence qui est d’essence divine. Donc ayant pour toutes choses inclination et amour, en quel sens les disons-nous belles ? Car elles le sont manifestement et quiconque les voit affirmera qu’elles sont les vraies réalités. Mais que sont ces réalités ? Belles sans doutes ; mais la raison désire encore savoir ce qu’elles sont pour rendre l’âme aimable. Qu’est-ce donc qu brille sur toutes les vertus comme une lumière ? Veut-on, en s’attachant à leurs contraires, aux laideurs de l’âme, les poser par opposition ? Car il serait peut-être utile à l’objet de notre recherche de savoir ce qu’est la laideur et pourquoi elle se manifeste. Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté, envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ; il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de mati  ère et accueillant une forme différente d’elle, elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme, c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature différente d’elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 5

Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 8

Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté [à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés]. Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9

Peut-on dire que, pour chaque être, le bien est autre chose que l’activité d’une vie conforme à la nature ? Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est l’acte propre, naturel et non déficient de la meilleure de ces parties. Donc le bien naturel, pour l’âme, c’est sa propre activité. Mais voici une âme qui tend son activité vers le parfait, parce qu’elle est elle-même parfaite ; son bien n’est plus seulement relatif à elle, il est le Bien pris absolument [NT: Et non point le bien humain ; Plotin   vise Aristote  .]. Soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle est même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les autres ; c’est évidemment le Bien, grâce à qui les autres êtres ont leur part de bien. Et tous les êtres qui participent ainsi au Bien le font de deux manières différentes, ou bien en devenant semblables à lui, ou bien en dirigeant leur activité vers lui. Si donc le désir et l’activité se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit viser à rien et ne rien désirer ; immobile, il est le principe et la source des actes conformes à la nature ; il donne aux choses la forme du bien, mais non pas en dirigeant son action vers elles ; ce sont elles qui tendent vers lui ; le Bien n’est point ce qu’il est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au delà de l’acte, de l’intelligence et de la pensée. Encore une fois, c’est la chose à laquelle tout est suspendu, mais qui n’est suspendue à rien [NT: L’expérience de l’écran, indiquée à la fin du chapitre, se retrouve chez Galien, in Hipp. et Plat., 617,5, Müller.] ; il est ainsi la réalité à laquelle tout aspire. Il doit donc rester immobile, et tout se tourne vers lui comme les points d’un cercle se tournent vers le centre d’où partent tous les rayons. Le soleil en est une image ; il est comme un centre pour la lumière qui se rattache à lui ; aussi est-elle partout avec lui ; elle ne se coupe pas en tronçons ; voulez-vous couper en deux un rayon lumineux [par un écran], la lumière reste d’un seul côté, du côté du soleil. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 1

À l’âme appartient la vie ; à la première âme, celle qui vient après l’Intelligence, appartient une vie plus proche de la vérité ; par l’intermédiaire de l’Intelligence, elle a la forme du Bien ; elle possédera son bien, si elle tourne vers elle ses regards : mais l’Intelligence vient après le Bien. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 2

  •  Si la vie c’est le bien, le bien appartient à tout être vivant ? - Non ; chez le méchant, la vie est toute boiteuse ; de même l’oeil, qui ne voit pas distinctement, n’accomplit pas sa fonction. - Si la vie, même la nôtre dans laquelle le mal se trouve mélangé, est un bien, comment la mort n’est-elle pas un mal ? - Un mal pour qui ? Car le mal doit arriver à un être ; mais le mort n’est plus ou, s’il existe, il est privé de vie et souffre moins de mal qu’une pierre [NT: Idée d’origine épicurienne, qu’on retrouve aussi dans le mysticisme hermétique.]. - Mais la vie et l’âme existent après la mort. - La mort est donc un bien pour l’âme, d’autant que, sans le corps, elle exerce davantage son activité propre. Et si elle fait partie de l’âme universelle, quel mal y a-t-il pour elle quand elle existe en cette âme ? ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 3

    « Ne fais pas sortir par violence l’âme du corps, pour qu’elle ne sorte pas ainsi. » Car elle s’en ira bien si elle a la disposition qu’il faut pour s’en aller : « s’en aller », c’est passer dans un autre séjour. L’âme restera plutôt, et elle laissera le corps se détacher d’elle tout entier, quand il n’est plus besoin pour elle de changer de lieu, mais qu’elle est déjà tout à fait hors du corps. - Comment donc le corps se détache-t-il de l’âme ? Lorsque l’âme n’a plus aucun lien avec lui ; et le corps ne peut plus la maintenir dans ses liens, dès qu’il a perdu la liaison harmonique, grâce à laquelle il possédait une âme. - Qu’arrive-t-il donc si l’on emploie des moyens violents pour rompre cette harmonie du corps ? - On fait alors violence au corps pour le détacher de l’âme ; ce n’est plus lui qui laisse l’âme partir. Et c’est la passion qui fait rompre ces liens ; c’est l’ennui, le chagrin ou la colère ; il ne faut pas agir ainsi. - Mais si l’on s’apercevait que la folie va venir ? - Il est peu probable que la folie s’empare du sage ; mais si elle vient, qu’il la mette au nombre de ces événements nécessaires que nous acceptons, étant données les circonstances, bien que nous ne les voulions pas en eux-mêmes. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

    Pourquoi le ciel se meut-il d’un mouvement circulaire ? - Parce qu’il imite l’intelligence. - À quel sujet appartient ce mouvement ? Est-ce à l’âme du ciel ou à son corps ? - Et pourquoi ? Est-ce parce que l’âme est en elle-même, et parce qu’elle fait toujours effort pour aller vers elle-même ? Est-ce parce qu’elle est en elle-même, sans y être continuellement ? D’ailleurs, estce en se mouvant d’un mouvement local qu’elle meut le corps avec elle ? S’il en était ainsi, il faudrait qu’elle cessât de le transporter, et que ce transport arrivât à sa fin ; elle devrait rendre les sphères immobiles, et non pas les faire éternellement tourner. L’âme est immobile, ou du moins, si elle se meut, ce n’est pas d’un mouvement local. - Comment alors produit-elle le mouvement local, puisqu’elle est mue d’une autre espèce de mouvement ? - Mais peut-être le mouvement circulaire n’est-il pas un mouvement local. - S’il n’est un mouvement local que par accident, qu’est-il donc ? - C’est un mouvement qui revient sur lui-même, mouvement de la conscience, de la réflexion et de la vie ; jamais il ne sort de son cercle, et il n’y fait rien entrer d’ailleurs, pour cette raison aussi qu’il doit embrasser toutes choses ; la partie principale de l’animal universel [le ciel] embrasse toutes les choses et les unifie. Mais s’il restait immobile, il n’embrasserait pas toutes les choses à la manière d’un être vivant ; s’il a un corps, il ne maintiendrait pas ce qui est en ce corps ; car la vie d’un corps, c’est le mouvement. Si donc ce mouvement est aussi un mouvement local, le ciel aura le mouvement qu’il peut avoir, et il sera mû non seulement comme se meut une âme, mais comme se meuvent un corps animé et un être vivant. Le mouvement circulaire est donc composé du mouvement du corps et du mouvement de l’âme : le corps se meut par nature en ligne droite, et l’âme retient le corps ; des deux ensemble, du corps mobile et de l’âme immobile, vient le mouvement circulaire. Dit-on en effet que le mouvement circulaire ne vient que du corps ? Comment est-ce possible, puisque tous les corps, et même le feu, se meuvent en ligne droite ? Il se meut en ligne droite jusqu’au lieu propre qui lui est assigné ; mais, arrivé à sa place, il semble qu’il est naturel qu’il s’arrête et qu’il se meuve seulement jusqu’au lieu où il est au rang qui lui convient. Pourquoi donc le feu, arrivé là, ne reste-t-il pas immobile ? Est-ce parce que la nature du feu est d’être toujours en mouvement ? Par conséquent, s’il n’était pas animé d’un mouvement circulaire, il se dissiperait par un mouvement rectiligne. Il doit donc être animé d’un mouvement circulaire. Mais c’est alors le résultat de la providence ; ce mouvement vient en lui de la providence ; le feu, arrivé au ciel, doit se mouvoir de luimême d’un mouvement circulaire, à moins qu’on ne dise que le feu, tendant toujours à se mouvoir en ligne droite, mais n’ayant plus de place où monter, glisse le long de la sphère, et se recourbe sur lui-même à l’endroit où il peut ; car il n’y a plus de région supérieure après lui ; la région du ciel est la dernière. Il circule dans la région qu’il occupe ; il est à lui-même son propre lieu, non pas pour y rester immobile, une fois arrivé, mais pour s’y mouvoir. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1

    Dans un cercle, le centre est naturellement immobile ; mais si la circonférence l’était aussi, elle ne serait qu’un centre immense. Il est mieux qu’elle tourne autour de son centre, si le corps est un corps vivant et organisé par la nature. De cette manière, elle tendra vers le centre, non pas en s’infléchissant vers lui, ce qui détruirait le cercle, mais, puisque cela est impossible, en tournant autour de lui. De cette manière seulement, elle satisfera son désir ; l’âme qui la fait tourner ne se fatiguera pas ; car cette âme ne l’entraîne pas, et il n’y a là rien de contraire à la nature, la nature n’étant que l’ordonnance de l’âme universelle. En outre l’âme est tout entière partout, sans division locale ; l’âme de l’univers permet aussi au ciel d’être partout, autant qu’il le peut, et partie par partie ; il le peut, en parcourant et en traversant successivement toutes les parties du lieu. Si l’âme était immobile en un lieu, le feu resterait immobile, arrivé là-bas ; mais, comme le tout d’ellemême est partout, il désire aller partout. - Quoi donc ? Il ne l’atteindra jamais ? - Au contraire, il l’atteint toujours, ou plutôt l’âme le mène éternellement vers elle, et, en l’y amenant, elle le meut éternellement ; en le menant toujours vers elle, elle le maintient au même endroit ; en le menant non pas en ligne droite mais circulairement, elle lui permet de la posséder partout où il passe. Si l’âme était immobile, si elle était seulement dans cette région des intelligibles où tout est immobile, le ciel s’arrêterait. Si donc elle n’est pas seulement dans cette région ni dans un lieu défini, le ciel se meut à travers tout l’espace mais non pas en dehors de son cercle ; il se meut donc en cercle. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1

  •  Si le ciel possède l’âme, en quelque situation qu’il soit, pourquoi doit-il tourner sur lui-même ?- C’est que l’âme n’est pas seulement dans le monde intelligible ; et si elle a une puissance qui tourne elle-même autour d’un centre, par cette raison aussi le ciel sera animé d’un mouvement circulaire. (Il ne faut pas entendre le terme centre quand on parle du corps de la même manière que quand on parle de l’âme ; en ce dernier cas, le centre est l’origine d’où vient l’âme ; dans le premier, il a un sens local. C’est par analogie qu’on emploie le mot centre ; dans l’âme comme dans le corps du monde, il faut qu’il y ait un centre qui, dans le corps, est seulement le centre de la sphère ; comme l’âme tourne sur elle-même, la sphère tourne aussi sur elle-même.) Si l’âme universelle circule donc autour de Dieu, elle l’environne de son amour, elle se fixe, autant qu’elle peut, autour de lui ; car tout dépend de lui ; ne pouvant être dirigée vers lui, elle se meut autour de lui. - Pourquoi chaque âme n’en faitelle pas autant ? - Chacune en fait autant, selon le lieu où elle est. - Pourquoi alors nos corps ne se meuvent-ils pas comme le ciel ? - Parce que des éléments à trajectoire rectiligne se fixent à eux ; parce que nos inclinations nous portent vers des objets sans cesse différents ; parce que l’élément sphérique qui est en nous est mal arrondi ; il est terrestre et n’a pas la subtilité et la mobilité qui accompagnent les choses célestes. Sinon, pourquoi s’arrêterait-il, dès que l’âme est agitée d’une émotion quelconque ? Pourtant, il y a peut-être aussi en nous un souffle qui tourne autour de l’âme. Car si Dieu est en toute chose, l’âme qui veut s’unir à lui doit tourner autour de lui, puisqu’il n’est pas ici ou là. Platon accorde aux astres [errants] non seulement le mouvement de rotation qui leur est commun avec le ciel, mais un mouvement particulier de révolution autour de leur propre centre4. Car chaque être, où qu’il soit, embrasse Dieu avec joie non par la réflexion, mais par une nécessité naturelle. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 2
  •  Et le cas où le grammairien en puissance devient grammairien en acte ? N’y a-t-il pas alors identité entre l’être en puissance et l’être en acte ? C’est le même Socrate   qui était savant en puissance et qui est savant en acte. Est-ce que le savant est donc ignorant ? Car le savant en puissance était ignorant. - Oui, l’ignorant est savant, mais par accident ; ce n’est pas en tant qu’ignorant qu’il est savant en puissance ; il est ignorant par accident ; mais c’est par les aptitudes contenues en son âme qu’il était savant en puissance. - Est-ce qu’il conserve l’être en puissance, quand il est en acte ? Estil encore grammairien en puissance, quand il est grammairien en acte ? - Rien ne l’empêche ; mais c’est en un autre sens qu’avant ; avant, il était seulement grammairien en puissance ; maintenant cette puissance possède une forme. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 2
  •  En quel sens être en acte se dit-il de l’intelligible ? Est-ce au sens où la statue, comme couple de forme et de matière, est un être en acte ? Est-ce parce que chaque intelligible a reçu une forme ? - Non, c’est que chacun d’eux est une forme et qu’il est parfaitement ce qu’il est. L’intelligence ne passe pas de la puissance à l’acte, d’un état où elle est capable de penser à un état où elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle une autre intelligence qui ne fût pas passée de la puissance à l’acte) ; mais le tout de son être est en elle. L’être en puissance ne consent à passer à l’acte que par l’intervention d’un autre terme, nécessaire à la génération d’un être en acte ; mais l’être qui tire de lui-même et garde éternellement ses manières d’être, est un être en acte. Donc tous les êtres premiers sont des êtres en acte ; car ils possèdent d’eux-mêmes et toujours ce qu’ils doivent posséder. Il en est ainsi également de l’âme qui n’est pas dans la matière mais dans l’intelligible. Quant à l’autre âme, celle qui est dans la matière, comme l’âme végétative, elle est aussi en acte ; elle aussi, elle est ce qu’elle est, parce qu’elle est en acte. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    Dans le monde intelligible, les qualités sont-elles des différences de la substance situées dans la substance ou dans l’être, par lesquelles les substances se distinguent les unes des autres, et même par lesquelles elles sont des substances ? Cette définition est admissible, mais restreinte aux qualités du monde sensible ; parmi ces qualités, les unes sont bien en effet des différences de la substance, comme « bipède et quadrupède » ; mais les autres ne sont point des différences substantielles et ne sont que des qualités. - Pourtant la même chose peut être, dans un cas, une différence qui complète une substance, et, dans un autre cas, non pas une pareille différence, mais un simple accident. Par exemple, le blanc est un complément de la substance dans la neige ou dans la céruse ; et en toi, il est un accident. - Dans le premier cas, il est dans la raison [séminale] ; il est complément de la substance, mais il n’est pas vraiment une qualité. Dans le second cas il n’est qu’à la surface du corps et il est une qualité. À moins qu’il ne faille diviser les qualités en deux espèces : les qualités substantielles qui sont des propres de la substance, et les qualités qui sont seulement des qualités ; celles-ci qualifient la substance ; mais elles ne font pas la différence des substances entre elles, et ne proviennent pas de la substance elle-même ; dans une substance déjà entièrement constituée, elles introduisent une manière d’être purement extérieure ; elles viennent après la substance de l’être et s’ajoutent à lui, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une âme ou d’un corps. Et si le blanc que l’on voit dans la céruse était le complément de sa substance, n’en est-il pas de même dans les cygnes, sans quoi ils pourraient ne pas être blancs. La chaleur est aussi le complément de la substance du feu (ne pourrait-on pas dire que c’est l’ignéité qui est la substance du feu, et son analogue la substance de la céruse ? Il n’en resterait pas moins que, dans le feu qui tombe sous les sens, l’ignéité, c’est la chaleur qui complète la substance du feu, et que, dans la céruse, son analogue est la blancheur). Donc les mêmes choses, lorsqu’elles complètent une substance, ne sont pas des qualités, et lorsqu’elles ne la complètent pas, sont des qualités ; mais il est absurde de dire qu’elles ne sont pas les mêmes dans les êtres où elles complètent la substance, et dans les êtres où elles ne la complètent pas ; car leur nature reste la même. ENNÉADES - Bréhier: II, 6 [17] - De la qualité et de la forme 1

  •  Est-ce une âme unique, pénétrant toutes choses, qui accomplit tout ? Est-ce que chaque être est une partie qui se meut comme l’univers la mène ? Est-il nécessaire qu’il y ait, entre toutes les causes enchaînées qui en dérivent, cette continuité dans la succession et cette liaison que l’on appelle fatalité ? En est-il comme d’une plante, qui a son principe dans la racine, principe qui s’étend à travers toutes ses parties ? Il y a entre elles liaison réciproque, action et passion, et, pourrait-on dire, un gouvernement unique et comme un destin de la plante. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 4
  •  Mais peut-être n’est-ce pas ainsi que les choses se passent ; peut-être tout est-il gouverné par la translation du ciel et le mouvement des astres qui déterminent chaque chose, selon les rapports de position qu’ils ont à leur passage au méridien, à leur lever, à leur coucher et selon leurs conjonctions. De fait, c’est d’après cela que les devins prédisent les futurs événements de l’univers, et en particulier savent dire à chacun quel sera son sort et quelles seront ses pensées. On voit bien les animaux et les plantes grandir, diminuer et subir d’autres actions en sympathie avec les astres ; les régions terrestres diffèrent les unes des autres selon leur rapport à l’univers et particulièrement au soleil ; or, de la nature de ces régions résultent non seulement les plantes et les animaux, mais les hommes avec leur forme, leur taille, leur teint, leurs sentiments, leurs désirs, leurs occupations et leurs mœurs. C’est donc le mouvement de translation de l’univers, qui est maître de toute chose. -À quoi il faut répondre d’abord que cette doctrine aussi, à sa manière, attribue aux astres ce qui est à nous, nos volontés et nos passions, nos vices et nos impulsions ; ne nous donnant rien, elle nous laisse à l’état de pierres qui subissent le mouvement, et non d’hommes qui agissent par eux-mêmes et d’après leur propre nature. Mais il faut nous donner ce qui est à nous ; en ce qui est à nous, en notre être propre doivent bien pénétrer des effets issus de l’univers ; mais il faut distinguer ce qui est notre action de ce que nous subissons nécessairement, et ne pas tout attribuer aux astres. Des régions et de la différence des milieux viennent en nous un échauffement ou un refroidissement dans le mélange [qui constitue notre corps] ; mais d’autres influences viennent aussi de ceux qui nous ont engendrés ; souvent nous sommes semblables à nos parents par nos traits et aussi par des passions irrationnelles de notre âme. Des hommes que leur pays a faits de type semblable, sont pourtant tous différents de caractère et d’esprit, comme si caractère et esprit venaient d’un principe autre [que le milieu physique]. Il conviendrait de parler ici de l’opposition entre le tempérament physique et la nature des désirs. Et si, parce que l’on prédit les événements d’après le rapport de position des astres, l’on suppose que ces événements sont produits par eux, il faudrait dire de même que les oiseaux et tous les êtres grâce auxquels prédisent les devins, sont les auteurs des choses qu’ils annoncent. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 5

    Tous les événements, qui résultent de la combinaison de la volonté et du hasard, sont nécessaires ; quel autre agent pourrait en effet s’ajouter à ceux-là ? Prenez toutes les causes ; tous les événements absolument en résultent ; et dans les causes extérieures est compris le concours du mouvement du ciel. Lorsque l’âme, changée par les choses extérieures, agit ou entreprend une action, elle est mue comme d’un mouvement aveugle, et ni son action ni sa disposition ne doivent alors s’appeler volontaires ; il en est de même, lorsqu’elle empire spontanément, parce qu’elle ne suit pas toujours ses impulsions droites et essentielles. Mais lorsque, dans son élan, elle prend pour guide la raison pure et impassible qui lui appartient en propre, c’est alors seulement qu’il faut dire que cet élan dépend de nous, qu’il est volontaire, et qu’il est notre oeuvre ; il ne vient pas d’ailleurs que de l’intérieur de l’âme pure, principe premier, dominateur et souverain, et non d’une âme égarée par l’ignorance, abattue par la violence de désirs, qui en survenant la mènent, l’entraînent et ne permettent plus qu’il vienne de nous des actions, mais seulement des passions. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 9

    Que penser de ces questions ? - C’est que la raison universelle contient tout, les maux comme les biens, et que les maux eux-mêmes sont des parties de cette raison. Non pas que la raison les produise : mais elle les a avec elle. Les raisons sont l’acte d’une âme, qui est l’âme universelle ; les parties de ces raisons sont l’acte des parties de cette âme ; et comme cette âme, toute une qu’elle est, a des parties, les raisons ont aussi des parties, si bien que les ouvrages de ces raisons, qui sont leurs productions dernières, en ont également. Mais comme les âmes sont en harmonie les unes avec les autres, leurs œuvres le sont également ; cette harmonie consiste en ce qu’elles forment une unité, fussent-elles contraires les unes aux autres. Tout part d’une unité, et tout s’y ramène par une nécessité naturelle : aussi des choses différentes et même contraires sont pourtant entraînées à former un ordre unique, si elles dérivent d’une unité. Il en est ainsi en chaque espèce animale ; des chevaux ont beau se battre, se mordre et lutter jusqu’à la fureur, ils forment, comme les autres animaux pris espèce par espèce, une seule espèce. Il en est de même des hommes. Il faut rattacher à leur tour toutes ces espèces à un genre unique, celui des animaux, puis distinguer par espèces les êtres qui ne sont pas des animaux, et remonter à un genre unique, celui de non-animal, puis de ces deux genres pris ensemble remonter à l’être, et enfin à ce qui produit l’être. Après avoir tout lié dans ce principe, on descend par un mouvement inverse de division ; on voit l’un se fragmenter, parce qu’il s’étend à toutes choses et parce qu’il contient tout à la fois en un ordre unique ; l’un, ayant achevé de se diviser, est un animal multiple ; chacune des parties qu’il contient agit selon sa propre nature, bien qu’elle reste dans l’univers ; par exemple le feu brûle, le cheval accomplit ses fonctions de cheval ; les hommes ont leur office propre, chacun selon sa nature, et leurs actes sont aussi différents qu’eux-mêmes. Cette vie conforme à leur nature et à leurs fonctions a pour conséquence le bien ou le mal. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 1

    Pourtant je suis maître de choisir tel ou tel parti. - Mais ton choix se trouve dans l’ordre universel, tu n’es pas un hors-d’oeuvre introduit après coup dans l’univers ; tel que tu es, tu y fais nombre. - Mais d’où vient que je suis tel ? - Il y a, sur ce point, deux questions à résoudre : faut-il rapporter la cause du caractère particulier de chacun de nous à l’être qui nous a produits, s’il y en a un, ou à nous-mêmes qui sommes produits ? Ou plutôt d’une manière générale il ne faut accuser personne, pas plus qu’on n’accuse personne de n’avoir pas donné la sensation aux plantes, ni la raison humaine aux bêtes ; autant vaut demander pourquoi les hommes ne sont pas des dieux. Pourquoi, dans ces derniers cas, n’est-il pas raisonnable d’accuser les êtres eux-mêmes ou leur auteur, et pourquoi serait-il raisonnable, dès qu’il s’agit de l’homme, de se plaindre qu’il n’est pas mieux qu’il n’est ? Est-ce parce qu’il aurait pu être mieux ? Mais, ou ce bien additionnel dépendait de lui, et alors il est responsable de ne pas se l’être donné, ou il ne dépendait pas de lui, mais de son auteur qui aurait dû le lui adjoindre ; mais il est aussi absurde d’exiger pour l’homme plus qu’il ne lui a été donné que d’avoir pareille exigence pour les bêtes ou pour les plantes. Il ne faut pas demander si un être est inférieur à un autre, mais si, tel qu’il est, il est complet par lui-même; il ne faut pas que tous les êtres soient égaux. Cette inégalité résulte-t-elle de la volonté de celui qui a proportionné toutes choses ?-Nullement ; il est conforme à la nature que les choses soient ainsi. La raison de l’univers suit de l’âme universelle, et cette âme suit de l’intelligence ; or l’intelligence n’est pas un seul être ; elle est tous les êtres, et par conséquent plusieurs êtres ; s’il y a plusieurs êtres, ils ne sont pas les mêmes, et il doit y avoir des êtres de premier rang, de second rang et ainsi de suite selon leur dignité. De plus les êtres vivants engendrés ne sont pas simplement des âmes, mais des diminutifs des âmes, dont les traits s’effacent en quelque sorte, à mesure qu’elles procèdent. La raison spermatique de l’être vivant, en effet, bien qu’elle soit douée d’une âme, est une âme différente de celle dont elle procède ; l’ensemble de ces raisons s’amoindrit, à mesure qu’elles tendent vers la matière, et leur produit est de moins en moins parfait. Considérez à quelle distance ce produit est de son principe ; et pourtant, c’est une merveille ! Donc, si le produit est imparfait, il ne s’ensuit pas que son auteur est aussi imparfait ; il est bien supérieur à tout ce qu’il produit ; ne l’accusons donc pas, et admirons plutôt les dons qu’il a faits aux êtres qui viennent après lui, et les traces de luimême qu’il y a laissées. Et s’il leur a donné plus qu’ils ne peuvent posséder, soyons encore plus satisfaits. Ainsi la responsabilité semble bien retomber sur les créatures ; ce qui leur vient de la providence est trop bon pour elles. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 3

    Si l’homme était un être simple, si, une fois créé, il restait ce qu’il était, si ses actions et ses passions étaient toujours les mêmes, il n’y aurait pas plus lieu de l’accuser et de le blâmer qu’on ne blâme les bêtes. Mais en réalité il y a lieu de blâmer l’homme seulement quand il est méchant, et ce blâme est raisonnable. Car l’homme n’est pas resté tel qu’il a été créé, parce qu’il possède, à la différence des animaux, un principe libre. (Ce principe n’est certes pas en dehors de la providence et de la raison universelle ; mais, c’est que les choses supérieures ne dépendent pas des inférieures, au contraire elles les illuminent ; et cette lumière est la providence complète : à la raison qui produit les êtres, s’ajoute la raison qui relie les êtres supérieurs à leurs produits ; l’une est la providence d’en haut ; l’autre dérive de cette providence supérieure ; c’est la seconde raison qui est liée à la première ; de l’une et de l’autre dérive la trame de l’univers et, ensemble, elles constituent la providence complète.) Les hommes possèdent donc un autre principe ; mais ils n’usent pas tous de tout ce qu’ils possèdent ; les uns usent d’une faculté, les autres d’une ou de plusieurs autres, et souvent de facultés inférieures. Pourtant les facultés supérieures leur restent, et, bien qu’elles n’agissent pas sur eux, elles ne sont pas inactives ; chacune fait ce qu’elle a à faire. - Mais, dira-t-on, si elles n’agissent pas sur eux, bien que présentes, c’est la faute de qui ? - Serait-ce parce qu’elles ne sont pas présentes ? Pourtant, nous affirmons bien qu’elles sont partout et que personne n’en est privé. Ce serait donc parce qu’elles ne sont pas présentes aux êtres dans lesquelles elles ne sont pas en acte. - Mais pourquoi donc ne sont-elles pas en acte dans tous les hommes, puisqu’elles sont des parties de leur âme ? (Je veux parler de ce principe de liberté dont il était question ; car pour les bêtes, ce principe n’est pas une partie de leur nature ; mais il est une partie de la nature humaine, et pourtant il n’est pas chez tous les hommes.) - S’il n’est pas chez tous, n’est-ce pas parce qu’il n’est pas le seul principe ? Mais pourquoi ne serait-il pas seul chez l’homme ? Il en est chez qui il est seul, qui ne vivent que par lui, et en qui les autres parties ne persistent qu’autant qu’il est nécessaire. - S’il n’est pas chez tous, c’est donc par l’effet soit de leur organisation corporelle qui les jette dans l’impureté, soit de la domination des désirs ; en tout cas, la cause en est nécessairement dans le substrat corporel. Et alors il semble que cette cause n’est plus dans la raison séminale, mais dans la matière ; ce qui domine en ce cas, c’est non plus la raison, mais d’abord la matière, puis le substrat corporel tel qu’il en a été façonné. - Non, car ce substrat corporel c’est la raison même, ou, du moins, un produit de cette raison qui lui est conforme ; il n’est donc pas vrai de dire : c’est d’abord la matière qui domine, puis le substrat qui en est façonné. De plus, si tu es tel que tu es, on peut l’expliquer par ta conduite dans une vie antérieure ; par suite de tes antécédents, ta raison s’est obscurcie, si on la compare à ce qu’elle était avant ; ton âme s’est affaiblie ; et plus tard, elle redeviendra brillante. Enfin, répétons encore une fois que la raison séminale contient en elle-même la raison de la matière de l’animal ; elle élabore cette matière, soit qu’elle lui donne des qualités convenables, soit qu’elle la trouve conforme à sa propre nature ; car la raison séminale d’un boeuf ne peut être ailleurs que dans la matière d’un boeuf ; et si Platon dit que l’âme est entrée en des animaux différents, c’est que l’âme et la raison qui étaient précédemment celles d’un homme, se sont altérées au point de devenir celles d’un boeuf ; il est donc conforme à la justice qu’il y ait un être inférieur. - Mais, à l’origine, pourquoi l’inférieur ? Pourquoi la faute ? - Je l’ai dit souvent ; tous les êtres ne sont pas de premier rang ; or les êtres de second et de troisième rang sont de nature inférieure à ceux qui les précèdent, et la plus faible impulsion suffit à les faire dévier de la ligne droite. De plus, il y a la liaison d’une partie de l’homme (l’âme) avec une autre (le corps) ; c’est une sorte de mélange ; et des deux parties vient une chose différente qui devient mais n’est pas ; une partie amoindrit l’autre. (Pourtant, si dès le principe, cette chose naît amoindrie, c’est qu’elle est un être inférieur ; si elle est moins que sa cause, c’est en conformité avec sa propre nature ; et si elle en subit les conséquences, elle n’a que ce qu’elle mérite.) Enfin il faut remonter par la pensée aux vies antérieures, parce que les vies suivantes en dépendent. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 4

    De toutes les choses se forme un être unique ; et il n’y a qu’une seule providence ; à commencer par les choses inférieures, elle est d’abord le destin ; en haut, elle n’est que providence. Tout, dans le monde intelligible, est ou bien raison, ou même, au-dessus de la raison, intelligence et âme pure. Tout ce qui descend de là-haut est providence, c’est-à-dire tout ce qui est dans l’âme pure, et tout ce qui vient de l’âme aux animaux. En descendant, la raison se partage ; ses parties ne sont pas égales ; elles ne produisent donc pas des êtres égaux, pas plus que les parties de la raison séminale dans un animal particulier. Puis viennent les actions des êtres ; ces actions sont conformes à la providence, quand les êtres agissent d’une manière agréable aux dieux (car la loi de la providence est aimée des dieux). Donc ces actes sont liés au reste ; ils ne sont pas l’oeuvre de la providence ; ils ont pour auteurs soit des hommes, soit des êtres quelconques, vivants ou inanimés, mais, dès qu’il en résulte quelque bien, la providence les en;lobe, de manière à faire triompher partout le mérite, à changer les âmes et à corriger les fautes. C’est ainsi que, dans le corps d’un animal, la santé est un don de la providence qui veille sur lui ; survient-il une coupure ou une blessure quelconque, immédiatement la raison séminale qui administre le corps de cet animal rapproche et réunit les bords de la plaie, et guérit ou améliore la partie malade. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 5

    Les paroles de Platon : « L’âme en général prend soin de tout ce qui est inanimé, » s’appliquent surtout à l’âme universelle. Mais chaque âme le fait à sa manière. « Elle circule dans le ciel tout entier, sous des formes différentes selon les lieux », c’est-à-dire sous la forme d’âme sensitive, d’âme raisonnable, ou d’âme végétative. La partie dominante en elle remplit sa fonction propre, tandis que les autres sont inactives, car elles sont extérieures à elle. Il n’en est pas de même chez l’homme ; les fonctions inférieures ne dominent pas, mais elles sont en lui ; d’autre part, la fonction supérieure, la raison, ne domine pas toujours, et les autres occupent une place à côté d’elle ; ainsi l’homme est un être sensitif, qui possède des organes des sens ; il est sous beaucoup de rapports comme une plante ; car il a un corps qui s’accroît et qui engendre. Toutes les fonctions, en lui, agissent donc ensemble ; mais c’est par la fonction supérieure, qu’il est homme et possède sa forme totale. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 2

  •  Et les âmes qui entrent dans les corps de bêtes ? Ontelles un démon ou moins qu’un démon ? - Un démon, mais un démon méchant et stupide. - Et les âmes qui sont là-haut ? - Parmi elles, les unes sont dans le monde sensible, et les autres en dehors. Celles qui sont dans le monde sensible sont ou bien dans le soleil, ou dans une autre planète, ou dans le ciel des fixes, chacune selon le progrès de leur raison ici-bas. Car il faut savoir qu’il y a en notre âme non seulement un monde intelligible, mais une disposition analogue à celle de l’âme du monde ; celle-ci se distribue dans la sphère des fixes et les sphères des planètes selon la diversité de ses puissances ; or, les puissances qui sont en nous sont de même espèce que les puissances de l’âme universelle ; de chacune d’elles procède une activité différente ; en se séparant du corps, chacune des âmes va là-bas, dans l’astre qui correspond à la manière dont elle a agi et vécu ; elle a alors comme dieu ou comme démon soit cet astre lui-même soit l’astre qui a une puissance plus élevée. Mais cela serait à examiner de plus près. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Tant qu’ils restent tempérants, leur attachement à la beauté d’ici-bas n’est pas une faute ; mais dès qu’ils se dégradent dans le plaisir sexuel, il y a faute. Quiconque aime cette beauté d’une âme pure, a assez d’elle seule, qu’il ait bu   non le souvenir de la beauté d’en haut ; mais quiconque a mêlé à cet amour le désir de l’immortalité compatible avec la nature mortelle, cherche le beau dans la perpétuité de la génération ; selon la loi naturelle, il féconde et il engendre dans le beau ; il féconde pour assurer la perpétuité ; il engendre dans le beau à cause de son affinité pour le beau. L’éternité est en effet parente de la beauté ; la nature éternelle est le beau primitif ; et tout ce qui dérive de cette nature est beau. Ainsi celui qui n’aspire pas à engendrer est plus complètement satisfait par la beauté ; si l’on désire produire la beauté, c’est par indigence, c’est parce qu’on n’est pas satisfait et parce que l’on pense l’être en produisant la beauté et en engendrant dans la beauté. Mais quiconque veut satisfaire son désir malgré les lois et contre la nature a bien suivi sans doute, au début, les voies de la nature ; mais il s’en écarte ; il dévie du droit chemin, et fait une chute profonde, sans avoir vu vers qui l’amour le menait et sans avoir connu ni le désir d’engendrer, ni le bon usage des images de la beauté, ni la nature de la beauté elle-même. Donc les uns aiment les beaux corps, non pour s’unir à eux, mais parce qu’ils sont beaux ; les autres éprouvent un amour auquel se mélange le désir de la femme, afin d’assurer la perpétuité de l’espèce. S’ils ne s’écartent pas de ce but, ils sont tempérants tout comme les premiers ; mais les premiers leur sont supérieurs. Les uns vénèrent la beauté d’icibas et s’en contentent ; les autres ont le souvenir de la beauté d’en haut sans dédaigner pourtant celle d’ici-bas, puisqu’elle est l’effet de l’autre et l’image où elle se joue. Et tous ceux-là approchent du beau sans honte ; mais il en est d’autres que la beauté fait tomber dans la laideur ; ainsi le désir du bien fait souvent tomber dans le mal. Telle est l’amour comme passion de l’âme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1

    Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). [D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.] Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 3

  •  Est-ce que toute âme a pareillement un Éros qui soit une substance et une hypostase ? - Pourquoi l’âme universelle et l’âme du monde auraient-elles un Eros existant comme hypostase, et non pas les nôtres, ni les âmes qui sont dans les bêtes ? Oui, cet Éros, c’est le démon qui, dit-on, accompagne chacun de nous" ; c’est lui qui est notre Éros. C’est lui qui produit nos désirs instinctifs ; chaque âme prend pour elle l’Éros qui correspond à sa nature, et engendre un Éros différent selon ses mérites et selon ce qu’elle est. L’âme universelle a l’Éros universel ; les âmes individuelles ont chacune le leur. Comme l’âme individuelle est à l’âme universelle (dont elle n’est pas séparée mais où elle est si bien contenue que toutes les âmes n’en font qu’une), ainsi l’Éros individuel est à l’Éros universel. L’Éros individuel est uni à l’âme individuelle, le grand Éros, à l’âme universelle, et l’Éros cosmique, au monde tout entier dans toutes ses parties ; cet Éros, qui est un, se multiplie et se montre partout où il veut dans l’univers ; il prend des formes particulières et apparaît quand il lui plaît. Nous devons penser qu’il y a dans l’univers beaucoup d’Aphrodités, êtres démoniaques qui naissent en lui, chacun accompagné d’un Éros ; ces nombreuses Aphrodités particulières, avec leurs Éros propres, dépendent de l’Aphrodité universelle ; car l’âme est mère d’Éros ; l’âme, c’est Aphrodité ; Éros, c’est l’acte de l’âme quand elle se penche vers le bien ; Éros conduit donc toute âme au bien ; mais l’Éros de l’âme d’en haut est un dieu qui l’unit éternellement au Bien ; celui de l’âme mélangée à la matière est un démon. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 4

    Mais quelle est la nature du démon et en général des démons, dont il est parlé dans le Banquet   ? Qui sont les démons ? Qui est Éros, ce fils de Pénia et de Poros, fils de Métis, qui est né le jour de la naissance d’Aphrodité ? L’interprétation qui fait de cet Éros le monde sensible et non point quelque chose de ce monde, à savoir un Éros né en lui, est bien contraire à la vraisemblance ; car le monde est un dieu bienheureux, qui se suffit à lui-même, tandis que Platon reconnaît en Eros, non pas un dieu ou un être satisfait de lui-même, mais un être toujours besogneux. De plus, puisque le monde est fait d’une âme et d’un corps, et que l’âme du monde est l’Aphrodité du monde, il s’ensuit nécessairement qu’Aphrodité serait une partie d’Éros, et la principale (à moins que l’âme du monde ne soit le monde lui-même, au sens où l’âme de l’homme est l’homme véritable ; mais alors Éros, pour désigner le monde, devrait être Aphrodité). En outre pourquoi Eros, qui est un démon, désignerait-il le monde, tandis que les autres démons, qui sont évidemment de même essence que lui, ne le désigneraient pas aussi ? Le monde serait alors composé de démons ! Enfin comment désigneraitil le monde, celui qu’on appelle le gardien des beaux enfants ? Combien ne serait-il pas mesquin et déplacé d’appliquer au monde ce que Platon dit d’Éros : sans lit, sans chaussure et sans maison. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 5

    Que faut-il dire d’Éros et de sa naissance ? Il faut d’abord évidemment comprendre qui est Pénia, qui est Poros, et en quel sens de tels parents lui conviennent. Il faut évidemment aussi qu’ils conviennent aux autres démons, puisque les démons, comme tels, n’ont qu’une seule et même nature ou essence, à moins de n’avoir en commun que leur nom. Voyons donc comment nous distinguons les dieux des démons, lorsque du moins (car, souvent nous donnons à des démons le nom des dieux) nous les prenons comme deux espèces d’êtres différentes. Nous disons et nous croyons que le dieu est l’être impassible ; aux démons nous attribuons des passions ; ce sont des êtres éternels, placés à la suite des dieux, en relation avec nous, et intermédiaires entre les dieux et notre espèce. Pourquoi donc ne sont-ils pas restés impassibles ? Pourquoi cette déchéance de leur nature ? Autre question : est-ce qu’il n’y a pas du tout de démons dans le monde intelligible et n’y a-t-il de démons que dans le monde sensible, tandis que les dieux se limitent au monde intelligible, ou bien « y a-t-il des dieux ici aussi ? » Le monde n’est-il pas un dieu, le troisième dieu, comme on dit ordinairement ? Et les planètes, jusqu’à la lune, ne sont-elles pas chacune un dieu ? Il vaut mieux dire qu’il n’y a pas de démons dans le monde intelligible ; car le démon en soi, qu’on y trouve, est, lui, un dieu. Quant au monde sensible, les planètes jusqu’à la lune sont des dieux, les dieux visibles, qui viennent au second rang, après les dieux intelligibles et en conformité avec eux ; ils dépendent d’eux et sont autour d’eux comme la splendeur autour d’un astre. Et les démons ? De chaque âme venue dans le monde sensible dérive-t-il une forme, qui est son démon ? Mais pourquoi seulement à l’âme venue dans le monde ? - Parce que si une âme est pure, elle engendre un dieu, et parce que son Éros est un dieu. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 6

    Tels doivent être tous les autres démons, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres démons, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des substances ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Enfin qui est Zeus ? Qu’est ce jardin de Zeus, où, nous dit Platon, est entré Poros ? Aphrodité, disions-nous, est l’âme, et Poros est la raison universelle. Mais que fautil entendre par Zeus et son jardin ? Par Zeus, il ne faut pas entendre l’âme, puisque l’âme selon nous, c’est Aphrodité. Ce passage comme dans tous les autres cas, doit être interprété d’après Platon lui-même, d’après le Phèdre   d’abord qui dit de Zeus que ce dieu est un grand souverain ; ailleurs, c’est à lui, je pense, qu’il donne le troisième rang ; et plus clairement, il dit dans le Philèbe   qu’il y a en Zeus une âme royale et une intelligence royale. Zeus est à la fois une intelligence et une âme ; il est mis ainsi au rang des causes ; mais comme il faut lui assigner son rang d’après ce qu’il y a de meilleur en lui, parce que (entre autres motifs) il est cause à titre de roi et de chef, Zeus correspond donc à l’Intelligence, Aphrodité qui est de lui, qui vient de lui et s’unit à lui, correspond à l’âme ; et on l’appelle Aphrodité parce qu’elle a la beauté, l’éclat, l’innocence et la grâce (abron) d’une âme. Les divinités masculines correspondent à l’intelligence, et les divinités féminines aux âmes ; comme à chaque intelligence est unie une âme, Aphrodité est l’âme unie à Zeus. De plus nous avons pour nous le témoignage des prêtres et des théologiens, qui assimilent Aphrodité à Héra et qui disent que l’astre d’Aphrodité est dans le ciel d’Héra. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 8

    A l’endroit d’où elle est venue ; car elle n’en était séparée par aucune distance ; elle ne fait qu’un avec son principe. - Mais, si l’on coupe ou si l’on brûle la racine, où est la portion d’âme qui était en elle ? - Elle est dans une âme qui ne s’était pas déplacée, et même si cette portion n’était pas au même endroit, mais ailleurs, elle serait dans l’âme en y remontant ; si elle n’y remontait pas, elle deviendrait la puissance d’une autre plante ; car elle ne se rétracte pas sur elle-même ; et, si elle remontait, elle serait dans la puissance supérieure de l’âme. - Et celle-là, où est-elle ? - Dans la puissance encore supérieure à elle ; cette dernière puissance confine à l’intelligence, mais non pas localement (car rien de ce dont nous parlons ici n’est dans un lieu ; c’est encore beaucoup plus vrai de l’Intelligence, et, par voie de conséquence, c’est vrai de l’âme). Donc l’âme n’est nulle-part ; elle est en un être qui, n’étant nulle part, est partout. Que si l’âme dans son progrès vers la région supérieure s’arrête à mi-chemin, avant d’être arrivée tout en haut, elle mène une vie intermédiaire, et s’arrête dans la partie d’elle-même qui est intermédiaire. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    cet univers donc, nous accordons que son être et ses propriétés lui viennent d’un autre être ; mais allons-nous penser que son créateur a imaginé en lui-même la terre, en se disant qu’il fallaitt la placer an centre du monde, puis l’eau à placer sur la terre, puis les autres éléments dans leur ordre jusqu’au ciel, puis les animaux, avec des l’ormes pour chacun, tous autant qu’ils sont, avec leurs parties internes, et que, ensuite, chaque chose ainsi disposée dans sa pensée, il entreprend de les réaliser effectivement ? Qu’il imagine ainsi, ce n’est pas possible ; d’où lui viendraient les images de choses qu’il n’a jamais vues? Et, s’il les reçoit d’un autre, il ne pouvait travailler comme font maintenant les artisans, avec des mains et des instruments; les mains et les pieds ne viennent qu’ensuite. Reste donc que la totalité des êtres existe d’abord ailleurs [dans le monde intelligible] ; puis, sans aucun intermédiaire, par le seul voisinage [de cette totalité qui est] dans l’être intelligible avec autre cliose, il apparaît une copie, une image de cet être, que ce soit spontanément, ou que l’âme s’y emploie (cela n’importe pas pour le moment), je dis l’lmc en général, ou bien une certaine âme. Alors, tout ce qui est ici vient de là-bas, mais tout était bien plus beau là-bas ; car ici tout est mélange, là-bas tout est sans mélange. Donc, du début jusqu’à la fin, tout ici est occupé par des formes, la matière, d’abord, par les formes des éléments ; puis, à celles-ci, se superposent d’autres formes, puis d’autres encore, si bien qu’il n’est pas facile de découvrir la matière, cachée sous tant dé formes. Aussi bien, puisqu’elle est elle-même la dernière des formes, telle chose que ce soit sera tout entière forme et elle sera une totalité de formes; car son modèle est une forme ; et il produit son objet dans le silence, parce que tout ce qui produit est essence et forme; aussi, pour cette raison encore, la création se fait sans fatigue ; et elle est création du tout, parce que tout ensemble produit : elle ne rencontre donc pas d’obstacle; maintenant même elle domine; sans doute les êtres se font obstacle les uns aux autres mais non pas à elle, et pas même maintenant; toujours elle subsiste, parce qu’elle est tout. Et je crois bien que, si nous étions nous-mêmes modèle, essence, toutes les formes à la fois, forme productrice, si ici-bas c’était notre être, notre art dominerait sans peine la matière (pourtant tout homme qu’il est, il fabrique une forme différente de ce qu’il est lui-même) ; car, devenu homme, on cesse d’être tout ; et il faut cesser d’être homme pour « s’élever, comme dit [I’laton], et gouverner tout l’univers ; » devenu souverain de l’univers, on crée l’univers. Tout ce que nous disons, c’est pour montrer que vous pouvez bien expliquer pourquoi la terre est au centre, pourquoi elle est sphérique, pourquoi l’écliptique est ainsi disposé : mais là-bas, ce n’est pas parce qu’il fallait que les choses fussent ainsi, qu’on s’est décidé, après délibération, à les faire ainsi, mais c’est parce qu’elles sont comme elles sont, qu’elles sont bien ; c’est comme si, dans le syllogisme causal, la conclusion devançait les prémisses, au lieu de venir d’elles ; ici rien ne vient d’une conséquence logique, d’une réflexion ; tout se fait avant qu’on tire des conséquences, avant qu’on réfléchisse car toutes ces opérarations viennent après, ainsi que le raisonnement, la dmonstration et la preuve. Puisque c’est le principe, c’est encore un motif pour que tout en vienne ; et l’on a raison de dire de ne pas chercher les causes du principe, surtout d’un principe aussi parfait, qui est identique à la fin ; principe et fin, il est tout à la fois, et rien ne lui manque. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 7

    À quel sujet appartiennent le plaisir et la peine, la crainte et la confiance, le désir et l’aversion ? Est-ce à l’âme ? Est-ce à l’âme usant du corps ? Est-ce à un troisième être composé de l’âme et du corps ? Et cette dernière question se dédouble — est-ce au mélange lui-même ? Est-ce à une chose différente résultant du mélange ? Les mêmes questions se posent pour les actions et les opinions qui résultent de ces passions. Pour les réflexions et les opinions, on doit chercher si toutes ou seulement certaines d’entre elles appartiennent au même sujet que les passions. Il nous faut encore considérer la nature des actes de l’intelligence et le sujet auquel elles appartiennent ; enfin, il faut voir ce qu’est cette partie de nous-mêmes qui fait cet examen, pose toutes ces questions et les résout. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 1

    Mais au sujet de l’âme, d’abord, il faut chercher si l’âme est différente de l’être de l’âme. S’il en est ainsi, l’âme est un composé ; et il n’est pas absurde qu’elle reçoive des formes, qu’elle éprouve les passions dont j’ai parlé, au cas où la raison le lui permettra, et en général qu’elle admette des habitudes et des dispositions bonnes ou mauvaises. Mais si l’âme est identique à l’être de l’âme, elle est une forme ; elle n’admet donc en elle aucun des actes qu’elle est capable de produire en un sujet différent d’elle ; elle a un acte immanent et intérieur à elle-même ; quel qu’il soit, la raison nous le découvre. En ce cas, il est vrai de dire aussi qu’elle est immortelle ; car un être immortel et incorruptible ne doit pas pâtir ; il fait part de lui-même aux autres êtres ; mais il ne reçoit rien d’eux, sinon des êtres qui lui sont antérieurs, dont il n’est point séparé comme par une coupure et qui lui sont supérieurs. Qu’aurait à craindre un tel être, puisqu’il n’admet en lui rien d’étranger ? Réservons la crainte à l’être capable de pâtir. La confiance, non plus, n’existe pas en lui ; elle est propre aux êtres qui peuvent avoir à craindre. Les désirs non plus ; il en est qui se satisfont en remplissant ou en vidant le corps ; ce n’est point l’âme qui subit ces états de plénitude et ces évacuations. Comment éprouverait-elle le désir de se mêler à autre chose ? Une essence reste sans mélange. Pourquoi désirerait-elle introduire en elle ce qui n’y est pas ? Autant chercher à n’être pas ce qu’elle est. La souffrance est aussi bien loin d’elle. Comment et de quoi s’affligerait-elle ? Un être simple se suffit à lui-même, et il reste tel qu’il est en sa propre essence. Elle n’a pas non plus de plaisir, puisque le bien ne s’ajoute point à elle et ne survient pas en elle ; car elle est toujours ce qu’elle est. Pas de sensation non plus, ni de réflexion, ni d’opinion en elle ; car la sensation consiste à recevoir la forme ou les manières d’être d’un corps ; la réflexion et l’opinion reviennent à la sensation. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 2

    Quant aux actes de l’intelligence, si nous les laissons à l’âme, nous avons à examiner comment ils existent en elle ; il en est de même du plaisir pur, au cas où il peut exister dans l’âme toute seule. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 2

    Considérons maintenant l’âme dans le corps, qu’elle existe d’ailleurs avant lui ou seulement en lui ; d’elle et du corps se forme le tout appelé animal. Si le corps est pour elle comme un instrument dont elle se sert, elle n’est pas contrainte d’accueillir en elle les affections du corps, pas plus que l’artisan ne ressent ce qu’éprouvent ses outils : mais peut-être faut-il qu’elle en ait la sensation, puisqu’il faut qu’elle connaisse, par la sensation, les affections extérieures du corps, pour se servir de lui comme d’un instrument : se servir des yeux, c’est voir. Or, elle peut être atteinte dans sa vision, et par conséquent, subir des peines, des souffrances, et tout ce qui arrive au corps ; elle éprouve aussi des désirs, quand elle cherche à soigner un organe malade. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 3

    Mais comment ces passions viendront-elles du corps jusqu’à elle ? Un corps communique ses propriétés à un autre corps ; mais à l’âme ? Ce serait dire qu’un être pâtit de la passion d’un autre. Tant que l’âme est un principe qui se sert du corps, et le corps un instrument de l’âme, ils restent séparés l’un de l’autre ; et si l’on admet que l’âme est un principe qui se sert du corps, on la sépare. Mais avant qu’on ait atteint cette séparation par la pratique de la philosophie, qu’en était-il ? Ils sont mêlés : mais comment ? Ou bien c’est d’une des espèces de mélanges ; ou bien il y a entrelacement réciproque ; ou bien l’âme est comme la forme du corps, et n’est point séparée de lui ; ou bien elle est une forme qui touche le corps, comme le pilote touche son gouvernail ; ou bien une partie de l’âme est séparée du corps et se sert de lui, et une autre partie y est mélangée et passe elle-même au rang d’organe ; la philosophie fait alors retourner cette seconde partie à la première, et elle détourne celle-ci, autant que nos besoins le permettent, du corps dont elle se sert, pour qu’elle ne passe pas tout son temps à s’en servir. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 3

    Recherchons encore le mode d’union de l’âme et du corps. Peut-être n’est-elle pas plus possible que, par exemple, celle d’une ligne et de la couleur blanche, c’est-à-dire de deux natures différentes. Est-ce un entrelacement ? L’entrelacement ne fait pas la sympathie ; des choses entrelacées peuvent ne rien éprouver les unes des autres ; l’âme, tout en étant répandue à travers le corps, pourrait n’en pas éprouver les passions et être comme la lumière, surtout si on peut la considérer comme entrelacée au milieu qu’elle traverse. L’âme n’éprouvera pas les passions du corps, du fait qu’elle y est entrelacée ; elle sera dans le corps comme la forme est dans la matière. Mais puisqu’elle est une substance, l’âme sera une forme séparée du corps, et il sera préférable de la considérer comme se servant du corps. Est-elle comme la forme que l’on donne au fer pour fabriquer une hache ? c’est alors la hache, couple du fer et de la forme, qui agit, c’est le fer doué d’une certaine forme ; et il agit selon cette forme. C’est alors plutôt au corps qu’il faudrait attribuer les passions qu’il partage avec l’âme, mais au corps vivant, j’entends le « corps naturel, organisé et possédant la vie en puissance ». [Aristote] dit bien en effet que s’il est absurde de prétendre que c’est l’âme qui tisse, il est aussi absurde de prétendre que c’est elle qui désire et qui souffre ; c’est bien plutôt l’animal. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 4

    Mais qu’est-ce que l’animal ? Le corps vivant, l’ensemble de l’âme et du corps, ou une troisième chose issue des deux premières ? Quoi qu’il en soit, ou bien l’âme doit, en restant impassible, être, pour le corps, la cause des passions, ou bien elle doit pâtir avec lui ; et si elle pâtit avec lui, elle éprouve ou bien la même passion que lui, ou bien une passion semblable (par exemple, à un désir de l’animal correspond un acte ou une passion dans la faculté de désirer). ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 5

    Nous examinerons plus tard comment pâtit le corps organisé ; cherchons maintenant comment pâtit le composé de l’âme et du corps, et, par exemple, comment il souffre. Est-ce parce qu’il y a telle disposition du corps, puis que cette affection s’est transmise aux sens, enfin que la sensation aboutit à l’âme ? — Mais on ne voit pas encore bien comment naît la sensation. Ensuite, il y a des cas où la peine commence par une opinion ou un jugement énonçant qu’un malheur nous arrive à nousmêmes ou à quelqu’un de nos proches ; de là, vient la modification pénible qui s’étend au corps et à l’animal entier. — Mais on ne sait pas si c’est à l’âme ou au composé qu’il faut attribuer cette opinion. De plus, une opinion sur le mal ne renferme point l’émotion de la peine ; cette opinion peut exister, sans que la peine s’y ajoute du tout ; on peut aussi juger qu’on est méprisé, sans ressentir de colère, ou l’on peut penser à un bien, sans être ému de désir. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 5

    En quel sens ces passions sont-elles donc communes à l’âme et au corps ? Est-ce parce que le désir vient de la faculté de désirer, la colère de l’appétit irascible, et, en général, la tendance de la faculté des inclinations ? Mais alors, les passions ne sont plus communes à l’âme et au corps ; elles appartiennent à l’âme toute seule. Non, diton, au corps aussi ; car il faut un bouillonnement du sang et de la bile et, en général, une certaine disposition du corps pour émouvoir nos désirs, par exemple le désir sexuel. D’un autre côté, la tendance au bien n’est pas une affection commune, mais une affection propre à l’âme, et il en est ainsi de plusieurs autres tendances ; et il y a certains arguments qui ne permettent pas de rapporter toutes les tendances au composé. Enfin, quand un homme ressent les désirs de l’amour, c’est bien cet homme qui désire ; mais, en un autre sens, c’est sa faculté de désirer. En quel sens ? Est-ce l’homme qui commence à désirer, et la faculté de désirer suit-elle ? Mais comment l’homme peut-il désirer, si sa faculté de désirer n’est pas en mouvement ? C’est donc elle qui commence ; mais comment commencera-t-elle, si le corps n’a point reçu, au préalable, telle ou telle disposition ? ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 5

    Peut-être vaut-il mieux dire que ces facultés, par leur seule présence, font agir ceux qui les possèdent ; elles-mêmes, elles restent immobiles et fournissent seulement le pouvoir d’agir à ceux qui les possèdent. S’il en est ainsi, il faut admettre que quand l’animal pâtit, le principe de la vie du composé n’est pas lui-même affecté par des passions ou par des actes, qui n’appartiennent qu’à l’être qui possède la vie ; or ce n’est point l’âme, mais c’est le composé qui possède la vie (ou, du moins, la vie du composé n’est pas celle de l’âme) ; et ce n’est point la faculté sensitive qui sent, mais l’être qui possède cette faculté. — Pourtant, si la sensation, mouvement qui s’opère à travers le corps, aboutit à l’âme, comment se fait-il que l’âme ne sente pas ? — Il y a sensation, grâce à la présence de la faculté sensitive de l’âme. — Qui donc sent ? — Le composé. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 6

    — Pourtant si la faculté sensitive n’est pas mue, comment peut-on parler encore d’un composé, alors qu’on n’y fait entrer ni l’âme ni ses facultés ? ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 6

    C’est que, pour que ce composé existe, l’âme, par le seul fait de sa présence, ne se donne pas ellemême et telle qu’elle est au composé ou à l’un de ses termes ; mais, du corps vivant et d’une sorte d’illumination qu’elle lui donne, elle produit un terme nouveau, qui est la nature de l’animal ; et c’est à cette nature qu’appartiennent les sensations et les autres affections qu’on attribue à l’animal. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 7

    — Pourtant, c’est nous qui sentons. Comment est-ce possible ? — C’est que nous ne sommes point séparés de l’animal ainsi constitué, non plus que d’autres éléments plus précieux qui entrent en la substance totale de l’homme, qui est faite d’éléments nombreux. Quant à la puissance sensitive de l’âme, elle doit percevoir non pas les choses sensibles, mais les empreintes qui se produisent dans l’animal à la suite de la sensation ; et ces empreintes sont intelligibles. La sensation externe n’est que le reflet de cette sensation propre à l’âme ; celle-ci est plus vraie et plus réelle que celle-là ; et elle est une contemplation impassible des formes. De ces formes naissent les actes, dont l’âme reçoit le pouvoir directeur qu’elle a, seule, sur l’animal, à savoir la réflexion, l’opinion et les notions intellectuelles. C’est là surtout que nous sommes nous-mêmes ; sans doute, tout ce qui a lieu auparavant est à nous ; mais, ce qui a lieu à partir de ce point, constitue ce nous, qui d’en haut dirige l’animal. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 7

    Rien n’empêche de donner le nom d’animal à tout cet ensemble qui comprend les parties inférieures et mélangées au corps et, à partir de là, une partie supérieure, qui est l’homme véritable. Les parties inférieures sont, en nous, comme des lions et des bêtes de toutes sortes : l’homme véritable coïncide avec l’âme raisonnable et, quand elle raisonne, c’est nous qui raisonnons, par le fait même que les raisonnements sont des produits de l’activité de l’âme. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 7

    Nous distinguons par conséquent des faits communs à l’âme et au corps et des faits propres à l’âme. Les uns sont corporels ou du moins n’existent pas sans le corps ; les autres n’ont pas besoin du corps pour être en acte ; ce sont les faits propres à l’âme ; telle est la pensée discursive. Cette pensée, qui soumet à la critique les images dérivées de la sensation, contemple déjà des idées, et les contemple en les sentant en quelque sorte ; j’entends, du moins, la pensée discursive au sens propre, qui appartient à l’âme véritable. Cette pensée discursive véritable est l’acte de comprendre par l’intelligence ; elle est souvent l’assimilation et le lien des choses extérieures avec nos idées internes. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

    Donc l’âme reste, malgré tout, immobile et toujours intérieure à elle-même. Les modifications et les troubles que nous ressentons viennent des parties qui ont été liées à l’âme et des affections du composé, tel que nous l’avons défini plus haut. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

    — Pourtant, si l’âme c’est nous, et si nous pâtissons, il s’ensuit que l’âme pâtit, de même qu’elle agit quand nous agissons. — C’est que le mot nous désigne aussi le composé, tant que surtout nous ne sommes point séparés du corps ; et même l’on dit : nous pâtissons, lorsque notre corps pâtit. Le mot nous peut donc désigner ou bien l’âme avec la bête, ou bien ce qui est au-dessus de la bête. La bête, c’est le corps doué de vie. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 10

    Autre est l’homme véritable et pur de toute bestialité ; il possède des vertus intellectuelles, qui résident dans l’âme même qui se sépare du corps ; en notre séjour même, elle peut s’en séparer ; car lorsqu’elle abandonne tout à fait le corps, la vie du corps, qui vient de son illumination par l’âme, s’en va avec l’âme et la suit. Les vertus non intellectuelles, qui viennent de l’habitude et de l’exercice, appartiennent au composé ; les vices aussi, ainsi que l’envie, la jalousie et la pitié. Et l’amitié ? Il est une amitié que ressent le composé, et une autre qui est celle de l’homme intérieur. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 10

    Cette addition a lieu à la naissance ; ou plutôt la naissance est l’origine de l’autre espèce d’âme. Nous avons dit ailleurs comment elle s’opère : l’âme descend et, de l’âme, vient autre chose qui descend quand elle s’incline vers le bas. — C’est donc elle qui laisse échapper ce reflet. C’est elle qui s’incline. N’est-ce pas là une faute ? — S’incliner, c’est illuminer la région inférieure, et ce n’est pas plus une faute que de porter ombre. Le coupable, c’est l’objet illuminé ; s’il n’existait pas, l’âme n’aurait rien à illuminer. Sa descente et son inclinaison signifient que l’objet illuminé vit avec elle et par elle. Elle laisse donc aller son reflet, s’il n’y a rien auprès d’elle pour le recevoir ; elle le laisse aller, non parce qu’elle le retranche d’elle-même, mais parce qu’elle n’est plus là où il est ; et elle n’y est plus, parce qu’elle se donne toute à la contemplation des êtres intelligibles. Homère paraît bien admettre que l’âme se sépare de son reflet ; il dit que l’image d’Héraclès est dans l’Hadès, et que le héros lui-même est chez les dieux ; ainsi peut-il s’attacher à cette double affirmation qu’Héraclès est chez les dieux et qu’il est dans l’Hadès. C’est qu’il l’a divisé en deux parts. Ces paroles ont un sens vraisemblable : Héraclès possède les vertus pratiques, et, à cause de sa bravoure, il a été jugé digne d’être un dieu ; mais parce qu’il a la vertu pratique et non la vertu contemplative (sinon il eût été tout entier là-haut), il est là-haut, mais il reste quelque chose de lui dans la région inférieure. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 12

    « Puisque, nécessairement, les maux existent ici-bas et circulent dans cette région du monde, et puisque l’âme veut fuir les maux, il faut nous enfuir d’ici. » En quoi consiste cette fuite ? « A devenir semblable à Dieu, » dit [Platon] ; et nous y arrivons, si nous atteignons la justice, la piété accompagnée de la prudence, et en général la vertu. Mais si nous devenons semblables à Dieu grâce à la vertu, est-ce à un Dieu qui possède lui-même la vertu ? Oui certes, car à quel Dieu devenons-nous semblables ? N’est-ce pas au Dieu qui possède au plus haut degré ces qualités ? N’est-ce pas à l’âme du monde et à sa partie principale, à laquelle appartient une merveilleuse sagesse ? Car, puisque nous sommes en ce monde, c’est naturellement à lui que la vertu nous assimile. - Et pourtant il est douteux, d’abord, que toutes les vertus lui appartiennent, par exemple la tempérance et le courage ; le courage puisqu’il n’a rien à redouter, rien n’existant en dehors de lui ; la tempérance, puisqu’il ne lui advient aucun plaisir dont la privation provoquerait en lui le désir de le posséder et de le retenir. D’autre part, s’il est vrai que lui aussi tend vers les choses intelligibles où tendent aussi nos âmes, c’est évidemment de ces choses (et non du monde) que nous viennent, à nous comme à lui, l’ordre et les vertus. Maintenant le Dieu intelligible possède-t-il les vertus ? Il n’est pas vraisemblable qu’il possède du moins les vertus dites civiles, la prudence relative au raisonnement, le courage qui est une vertu du coeur, la tempérance qui consiste en un accord et une harmonie du désir avec la raison, la justice qui consiste en ce que chaque partie de l’âme accomplit sa fonction propre, en commandant ou en obéissant. La similitude avec Dieu se trouverait-elle, non pas dans les vertus civiles, mais dans des vertus plus hautes, et de même nom qu’elles ? Mais quoi ? si elle se trouve en ces dernières, ne s’étend-elle absolument pas aux vertus civiles ? N’est-il pas absurde qu’elles ne nous fassent pas du tout ressembler à Dieu ? De fait, ceux qui les possèdent sont réputés divins (et s’il faut les appeler ainsi, n’est-ce pas à cause d’une ressemblance avec les dieux, quelle qu’elle soit ?) N’est-il pas absurde que la ressemblance soit atteinte seulement par les vertus supérieures ? ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 1

    Que l’un ou l’autre soit vrai, il en résulte que Dieu possède des vertus, fussent-elles différentes des nôtres. Si donc on accorde que nous pouvons ressembler à Dieu, même par des vertus différentes des siennes (car s’il en est autrement dans les autres vertus, nous avons du moins des vertus qui ne sont pas semblables à celles de Dieu, à savoir les vertus civiles), rien n’empêche d’aller plus loin et de dire que nous devenons semblables à Dieu par nos vertus propres, même si Dieu, n’a pas de vertus. De quelle manière est-ce possible ? Le voici : si une chose est échauffée par la présence de la chaleur, il est nécessaire que l’objet d’où lui vient la chaleur soit également échauffé ; et si un objet est chaud grâce à la présence du feu, est-il nécessaire que le feu soit lui-même échauffé par la présence du feu ? On peut répondre qu’il y a aussi dans le feu une chaleur, mais une chaleur inhérente. En suivant l’analogie, l’on pose que la vertu est dans l’âme un caractère acquis, tandis qu’elle est inhérente à l’être que l’âme imite et de qui elle la tient. Mais on répondra à l’argument tiré du feu ; il s’ensuit que cet être est la vertu elle-même [comme le feu est la chaleur] ; or ne jugeons-nous pas qu’il était supérieur à la vertu ? Bon argument, si la vertu à laquelle l’âme participe était identique à l’être de qui elle la tient ; mais la vertu est différente de cet être. La maison sensible n’est pas la même que celle qui est dans la pensée [de l’architecte], bien qu’elle lui soit semblable ; la maison sensible présente ordre et proportion, tandis que, dans la pensée, il n’y a ni ordre, ni proportion, ni symétrie. De même nous tenons du monde intelligible l’ordre, la proportion et l’accord, qui constituent ici-bas la vertu ; mais les êtres intelligibles n’ont nullement besoin de cet accord, de cet ordre et de cette proportion, et la vertu ne leur est d’aucune utilité ; il n’en reste pas moins que la présence de la vertu nous rend semblables à eux. De ce que la vertu nous rend semblables à l’être intelligible, il ne s’ensuit donc pas nécessairement que la vertu réside en cet être. Il faut, maintenant, par notre développement, convaincre l’esprit et ne pas se contenter de le contraindre. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 1

  •  Prenons d’abord les vertus par lesquelles, disions-nous, nous devenons semblables à Dieu ; et trouvons cet élément identique qui, à l’état d’image en nous, est la vertu et, à l’état de modèle en Dieu, n’est pas la vertu. Mais indiquons d’abord qu’il y a deux espèces de ressemblance : la ressemblance qui exige un élément identique dans les êtres semblables ; elle existe entre les êtres dont la ressemblance est réciproque parce qu’ils viennent du même principe ; la seconde espèce de ressemblance existe entre deux choses dont l’une est devenue semblable à une autre, qui est elle-même primitive et dont on ne peut dire par réciprocité qu’elle est semblable ; ce second type de ressemblance n’exige pas la présence d’un élément identique dans les deux, mais plutôt d’un élément différent, puisque la ressemblance s’est opérée de la deuxième manière. Qu’est-ce maintenant que la vertu, la vertu en général et chacune en particulier ? Mais parlons, pour plus de clarté, de chaque vertu en particulier ; de cette manière le caractère commun à toutes les vertus se manifestera aisément. Donc les vertus civiles, dont nous avons parlé plus haut, mettent réellement de l’ordre en nous et nous rendent meilleurs ; elles imposent des limites et une mesure à nos désirs et à toutes nos passions, elles nous délivrent de nos erreurs ; car un être devient meilleur parce qu’il se limite et parce que, soumis à la mesure, il sort du domaine des êtres privés de mesure et de limite. Mais les vertus, en tant qu’elles sont des mesures pour l’âme considérée comme matière, reçoivent elles-mêmes leurs limites de l’image de la mesure idéale qui est en elles, et elles possèdent le vestige de la perfection d’en haut. Car ce qui n’est pas du tout soumis à la mesure, c’est la matière qui, à aucun degré, ne devient semblable à Dieu ; mais plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin, qui est sans forme ; les êtres voisins de Dieu participent davantage à la forme ; l’âme, qui en est plus voisine que le corps, et les êtres du même genre que l’âme y participent plus que le corps ; c’est à tel point qu’elle trompe en se faisant prendre pour Dieu et qu’elle croit faussement que ce qui est en elle est la totalité de l’être divin. Voilà donc la manière dont les hommes qui possèdent les vertus civiles deviennent semblables à Dieu. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 2

    Mais puisque Platon indique que la ressemblance avec Dieu est d’une autre espèce, en tant qu’elle appartient aux vertus supérieures, il nous faut parler de cette autre ressemblance ; ainsi nous verrons plus clairement quelle est l’essence de la vertu civile et celle de la vertu supérieure et, d’une manière générale, nous verrons qu’il existe une vertu différente de la vertu civile. Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste à fuir d’ici-bas ; ensuite il appelle les vertus dont il parle dans la République   non pas simplement vertus, mais vertus civiles ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des purifications ; tout cela fait voir qu’il admet deux genres de vertus et qu’il ne met pas dans la vertu politique la ressemblance avec Dieu. En quel sens disons-nous donc que les vertus sont des purifications et que par la purification, surtout, nous devenons semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet accord n’a plus lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est plus en sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée, pense l’intelligible et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu car l’être divin est pur de tout corps et son acte également ; l’être qui l’imite possède donc la prudence. - Mais, dira-t-on, de telles dispositions existent-elles dans l’être divin ? - Non certes, il n’a pas de dispositions du tout ; on ne trouve de dispositions que dans l’âme. - De plus, l’âme a des pensées changeantes ; elle pense un même être intelligible sous des aspects différents et sans penser du tout aux autres. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? - Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme, se fragmente en mots, le langage de l’âme, qui traduit le Verbe divin, est fragmentaire si on le compare au Verbe. Oui, la vertu appartient à l’âme et non pas à l’Intelligence, ni au principe supérieur à l’Intelligence. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 3

    La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. - Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. - Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? - Non, elle est chose faite après la purification. - La vertu est-elle donc cette conversion ? - Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. - Qu’est-ce donc ? - C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la vision de l’oeil est produite par l’objet visible. - N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? - Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une région obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 4

    Jusqu’où nous conduit la purification ? En résolvant cette question, nous verrons à qui la vertu nous rend semblables et à quel dieu elle nous rend identiques. Or c’est avant tout demander en quel sens la vertu purifie notre cmur, nos désirs et toutes nos autres affections, peines et passions analogues ; c’est demander jusqu’à quel point l’âme peut se séparer du corps. En se séparant du corps, sans doute, elle se recueille en elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct ; elle est tout à fait impassible ; elle ne sent plus que les plaisirs indispensables ; elle ne guérit et n’évite les peines qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas en être importunée ; elle ne sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les supporte sans aigreur et les amoindrit en ne les partageant pas ; autant qu’elle le peut, elle supprime les sentiments violents ; si elle ne le peut pas, elle ne permet pas à la colère de la gagner, mais laisse au corps l’agitation involontaire, qui devient rare et va s’affaiblissant ; elle est sans aucune crainte (car elle-même ne sent pas la crainte, bien qu’il y ait encore parfois une impulsion involontaire) ; elle est donc sans crainte, sauf dans le cas où la crainte sert à l’avertir d’un danger. Elle ne désire évidemment rien de honteux ; elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps, et non pour elle-même ; elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour, ou du moins, elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même ; ou, tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais, non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions ; elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions extérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison ; la partie irrationnelle de l’âme sera comme un homme qui vit près d’un sage ; il profite de ce voisinage, et ou bien il devient semblable à lui, ou bien il aurait honte d’oser faire ce que l’homme de bien ne veut pas qu’il fasse. Donc pas de conflit ; il suffit que la raison soit là ; la partie inférieure de l’âme la respecte et, si elle est agitée d’un mouvement violent, c’est elle-même qui s’irrite de ne pas rester en repos quand son maître est là, et qui se reproche sa faiblesse. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 5

    Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la vision de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la perfection. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 7

    D’où la dialectique tire-t-elle ses principes ? C’est l’intelligence qui donne des principes évidents, à condition que l’âme puisse les recevoir ; de là, la série de ses opérations ; elle compose, combine et divise, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’intelligence complète. La dialectique, dit Platon, est le plus pur de l’intelligence et de la prudence. Étant la plus précieuse de nos facultés, elle se rapporte par conséquent à l’être et à la réalité la plus précieuse, à savoir la prudence à l’être, et l’intelligence à ce qui est au-delà de l’être. Quoi donc ! la philosophie n’est-elle pas précieuse entre tout ? Oui, mais la dialectique lui est identique, ou du moins en est la partie précieuse ; n’allons pas croire en effet qu’elle est un simple organe du philosophe, qu’elle soit simplement un ensemble de théorèmes et de règles ; elle porte sur des réalités, et sa matière, ce sont les êtres ; mais c’est qu’elle a une méthode pour aller jusqu’aux êtres, et elle possède, en même temps que les théorèmes, les réalités elles-mêmes. Elle ne connaît que par accident l’erreur et le sophisme ; quand un autre les commet, elle les discerne comme une chose qui lui est étrangère ; elle connaît l’erreur par la vérité qui est en elle, lorsqu’on lui présente une affirmation contraire à la règle du vrai. Elle ignore la théorie des propositions (qui sont à elle comme les lettres sont à un mot) ; mais connaissant la vérité, elle sait ce qu’on appelle une proposition et, d’une manière générale, elle connaît les opérations de l’âme ; la proposition affirmative et la négative ; la règle : Si on nie [le conséquent], on pose [le contraire de l’antécédent], et autres règles analogues ; elle sait si des termes sont différents ou identiques, mais elle a toute ces connaissances d’une manière aussi immédiate que la sensation perçoit les choses, et elle laisse à ceux qui ont le goût de cette étude le soin d’en parler avec minutie. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 5

    Pourtant, peut-on dire que Plotin suit ici Platon ? Assurément, le cadre du traité est platonicien ; il décrit l’ascension de l’âme vers le Bien, et il y distingue deux degrés ; celui qui correspond aux descriptions du Phèdre, du Banquet, et aux premières démarches de l’éducation scientifique dans le livre VII de la République (jusqu’à la dialectique exclusivement) ; dans ce premier degré, l’âme s’évade du monde sensible. Le deuxième degré est la dialectique (celle des livres VI et VII de la République et du Sophiste) et consiste en un voyage à travers les intelligibles ; elle a pour objet l’être et non pas les discours. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique Notice Traducteur

    Mais si on ne l’accorde pas aux plantes, sous prétexte qu’elles ne sentent pas, on risque de la refuser aussi à tous les êtres vivants. Définit-on en effet la sensation par la conscience d’une impression ? Il faut alors, si la sensation est un bien, que l’impression soit bonne en elle-même et avant d’être consciente ; il faut qu’elle soit conforme à la nature, même si elle est inconsciente ; il faut qu’elle corresponde à nos fonctions propres, même si nous l’ignorons ; et puisque cette impression est bonne et puisqu’elle existe, l’être qui la possède possède déjà le bien. Pourquoi donc ajouter qu’elle doit encore être sentie ? C’est sans doute parce que l’on place le bien non pas dans l’impression et l’état qui en résulte, mais dans la connaissance et la sensation. Mais alors il faudra dire que le bien est la sensation prise en elle même, qu’il est l’acte de l’âme sensitive, et cela, quel que soit l’objet de la sensation. - Dira-t-on que le bien est composé des deux choses, de la sensation et de l’état senti ? - D’abord, si chacune des deux est indifférente, comment peut-on dire que le bien est la combinaison des deux ? Et si l’on répond que l’impression, avec l’état de bien-être qui l’accompagne, n’est un bien que parce que nous connaissons la présence de ce bien en nous, nous demanderons si le bonheur suit immédiatement la connaissance de cette présence, ou s’il faut encore, après en avoir ressenti le plaisir, connaître que le plaisir est un bien. Mais cette dernière connaissance est l’oruvre non plus de la sensation, mais d’une faculté supérieure à la sensation : dans ce cas donc, le bonheur appartient non pas à l’être qui sent le plaisir, mais à celui qui est capable de connaître que le plaisir est un bien ; et la cause du bonheur sera non pas le plaisir, mais la faculté de juger que le plaisir est un bien ; or ce jugement vaut mieux que l’impression ; il est raison et intelligence ; et jamais ce qui est sans raison ne vaut mieux que la raison. Comment donc la raison s’abandonnerait-elle au point de juger qu’une chose d’espèce contraire à la sienne lui est supérieure ? Il s’ensuit que ceux qui refusent le bonheur à la plante et ne l’accordent qu’à l’être sentant recherchent à leur insu un bien supérieur à la sensation, et le placent dans une vie plus claire. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 2

    Pour ceux qui mettent le bonheur dans l’âme raisonnable, et non simplement dans l’âme, fût-elle sensitive, ils ont peut-être raison. Mais pourquoi ne donnent-ils le bonheur qu’à l’animal raisonnable ? Il faut le leur demander :« Ajoutez-vous cette condition parce que la raison, par son adresse, est capable de rechercher et de procurer facilement les objets qui satisfont nos besoins primordiaux ? L’ajouteriez-vous, si elle n’était pas capable de cette recherche et de ce succès ? Si vous l’estimez pour son pouvoir supérieur d’acquérir ces objets, le bonheur appartiendra aussi aux êtres sans raison : ils peuvent les atteindre sans elle et par instinct. La raison serait alors au service de nos besoins ; elle ne serait plus recherchée pour elle-même, même si elle devient cette raison parfaite qu’on appelle la vertu. Direz-vous que sa valeur ne lui vient pas de ce qu’elle satisfait nos besoins primordiaux, et qu’elle est aimable par elle-même ? Dites alors quelle autre fonction elle a, quelle est sa nature, et ce qui la rend parfaite. » Car sa perfection ne consiste pas à contempler les objets qui satisfont nos besoins ; elle a une autre perfection et une autre nature ; elle n’est pas du nombre des inclinations naturelles primitives, ni des objets qui satisfont ces inclinations ; elle n’appartient pas du tout à cette espèce d’êtres ; elle leur est bien supérieure ; ou alors je ne vois pas comment ils peuvent lui attribuer cette valeur. Eh bien ! jusqu’à ce qu’ils lui aient trouvé des objets supérieurs à ceux où ils s’arrêtent maintenant, laissons-les donc rester où ils veulent, à se demander comment on parvient au bonheur et quels êtres y parviennent. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 2

  •  [Je réponds aux Péripatéticiens] : Si l’on avait raison d’admettre que le bonheur consistât à ne pas souffrir, à ne pas être malade, à éviter la malchance et les grandes infortunes, personne ne serait heureux, avec un sort contraire. Mais, si le bonheur est placé dans la possession du vrai bien, pourquoi l’oublier ? Pourquoi, sans le prendre en considération, juger que l’homme heureux recherche des choses qui ne sont pas des éléments du bonheur ? Un amas de biens véritables et d’objets nécessaires à la vie (et même non nécessaires) que vous appelez des biens, voilà le bien pour vous ; il faut alors chercher à se procurer toutes ces choses. Mais si la fin des biens est une, s’il ne doit pas y avoir plusieurs fins (en ce cas on ne rechercherait plus une fin mais des fins), il faut prendre pour seule fin, la fin dernière, la plus précieuse, celle que l’âme s’efforce d’embrasser en elle seule. L’effort et la volonté de l’âme ne tendent pas à ne pas l’atteindre. Quant à ces objets qui n’existent pas par nature, mais qui passent seulement, la pensée les fuit et les écarte de son domaine ; ou, si elle cherche à les retenir, son vrai désir tend à une réalité supérieure à l’âme et dont la présence la remplit et la calme. Voilà la vie qu’elle veut réellement ; et sa volonté n’est pas de posséder les objets nécessaires à la vie, si le mot volonté est pris en son sens propre et non en un sens abusif. Nous estimons sans doute à leur valeur la possession de ces objets ; en général, nous évitons les maux ; mais notre volonté propre n’est pas de les éviter ; elle est plutôt de n’avoir pas besoin de les éviter. La preuve ? Supposez que nous possédons ces prétendus biens, par exemple la santé et l’absence de souffrances ; qu’ont-ils alors d’attrayant ? On s’inquiète peu de la santé, tant qu’elle est là, ou dé l’absence de souffrances. Voilà donc des avantages qui, tant qu’on les possède, n’ont aucun attrait et n’ajoutent rien au bonheur. Ils s’en vont ? Leurs contraires arrivent avec leur cortège de peines ? Alors on les recherche. N’est-il donc pas raisonnable de dire qu’ils sont des choses nécessaires et non pas des biens ? Il ne faut pas les compter comme des éléments de la fin des biens ; même lorsqu’ils sont absents et que leurs contraires se présentent, il faut conserver cette fin sans la mélanger avec eux. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 6

    Cette action lui échappe sans doute, parce qu’elle ne se rapporte pas à un objet sensible ; car ce n’est que par l’intermédiaire de la sensation qu’il peut rapporter son activité à des objets intellectuels. Mais pourquoi l’intelligence et l’âme intellectuelle n’agiraient-elles pas par elles-mêmes, puisqu’elles sont antérieures à la sensation et à l’impression qu’on en a ? Il faut bien alors qu’il y ait un acte antérieur à cette impression, puisque, pour l’intelligence, penser est la même chose qu’exister. L’impression en a lieu, semblet-il, lorsque la pensée se replie sur elle-même et lorsque l’être en action dans la vie de l’âme est en quelque sorte renvoyé en sens inverse ; telle l’image dans un miroir, quand sa surface polie et brillante est immobile ; le miroir est là, une image se produit ; s’il n’y en a pas ou s’il n’est pas immobile, l’objet qui pourrait s’y refléter n’en est pas moins actuel. Il en est de même dans l’âme ; si cette partie de nous-même dans laquelle apparaissent les reflets de la raison et de l’intelligence n’est point agitée, ces reflets y sont visibles ; alors non seulement l’intelligence et la raison connaissent, mais en outre l’on a comme une connaissance sensible de cette action. Mais si ce miroir est en pièces à cause d’un trouble survenu dans l’harmonie du corps, la raison et l’intelligence agissent sans s’y refléter, et il y a alors une pensée sans image (d’ailleurs on ne pourrait concevoir que la pensée est accompagnée de l’image, si la pensée était elle-même une image). On peut trouver, même dans la veille, des activités, des méditations et des actions très belles que la conscience n’accompagne pas au moment même où nous méditons ou agissons : ainsi celui qui lit n’a pas nécessairement conscience qu’il lit, surtout s’il lit avec attention ; celui qui agit avec courage n’a pas conscience qu’il agit courageusement, tant qu’il exécute son acte ; et il y a mille autres faits du même genre. C’est à tel point que la conscience paraît affaiblir les actes qu’elle accompagne ; tout seuls, ces actes ont plus de pureté, de force et de vie ; oui, dans l’état d’inconscience, les êtres parvenus à la sagesse ont une vie plus intense ; cette vie ne se disperse pas dans les sensations et se rassemble en elle-même et au même point. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 10

    Non ! L’être humain, et, en particulier, le sage, n’est pas double ; la preuve, c’est que l’âme se sépare du corps et méprise les prétendus biens corporels. Il est ridicule d’estimer le bonheur du sage à la mesure de celui d’un animal ; le bonheur consiste à bien vivre ; et, puisque bien vivre c’est agir, il n’existe que dans l’âme, et non pas même dans l’âme toute entière ; il n’existe pas dans l’âme végétative, de manière que, par elle, il atteignît le corps ; être heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste ; et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu’il soit riche et commande à tous les hommes ; il est d’une région inférieure, et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage, qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de lui-même. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir. Tout en veillant à sa santé, il ne voudra pas ignorer complètement la maladie ; il voudra même faire l’expérience des souffrances ; jeune, il ne les a pas subies ; il voudra les connaître. Mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé par les douleurs ou par les plaisirs, ni par aucun de ces états agréables ou pénibles que l’on sent ici-bas, pour ne pas diriger son attention vers le corps. A la souffrance il opposera le pouvoir qu’il a acquis pour lutter contre elle ; le plaisir, la santé et l’absence de peine n’ajouteront rien à son bonheur, et les états contraires ne lui retireront rien et ne l’amoindriront pas ; car, puisque les premiers de ces états ne lui ajoutent rien, comment les états contraires lui retireraient-ils quelque chose ? ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 14

    [L’auteur] juge que le bonheur est une réalité effective ; or le temps qui est au-delà de l’instant présent, c’est ce qui n’existe plus. D’une manière générale, il veut que ce surplus de durée ne fasse que disperser une unité qui existe tout entière dans l’instant présent. C’est pourquoi le temps mérite d’être appelé image de l’éternité ; l’âme, dans la partie d’elle-même qui se disperse dans le temps, s’efforce de faire disparaître la permanence de son modèle intelligible ; déchue de l’éternité, retranchant la partie d’elle-même qui reste dans le monde intelligible, ne dépendant plus que d’elle seule, elle perd toute permanence ; jusque-là, cette permanence était conservée grâce à son modèle intelligible ; elle est perdue, si tout, dans l’âme, est en devenir. Puisque le bonheur est dans la vie qui est bonne, il faut évidemment le placer dans la vie de l’Être, qui est la meilleure des vies. Il ne faut pas mesurer cette vie par le temps mais par l’éternité : il n’y a pas là de plus ni de moins ; l’éternité n’a pas de longueur ; elle est l’être tel quel, inétendu et intemporel. Il ne faut pas joindre l’être au non-être, le temps à l’éternité, les choses éternelles aux choses temporelles ; il ne faut pas étendre l’inétendu : il faut le prendre dans son ensemble ; le prendre ainsi, c’est prendre non pas un instant indivisible dans le temps, mais la vie éternelle, non pas la vie composée de nombreuses périodes de temps, mais celle qui les contient toutes à la fois. ENNÉADES - Bréhier: I, 5 [36] - Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 7

  •  Mais le temps met au jour bien de belles actions, qu’ignore celui qui est heureux peu de temps (si l’on doit même appeler tout à fait heureux celui dont le bonheur ne se traduit pas par un grand nombre de belles actions). - Dire que le bonheur résulte de beaucoup d’années et de beaucoup d’actions, c’est le composer d’êtres qui ne sont plus, d’événements passés et de l’instant présent qui est unique. C’est pourquoi nous avions posé ainsi la question ; le bonheur étant dans chaque instant présent, est-ce être plus heureux qu’être heureux plus longtemps ? La question est maintenant de savoir si la plus longue durée du bonheur, en permettant des actions plus nombreuses, ne rend pas aussi le bonheur plus grand. D’abord, on peut être heureux sans agir, et non pas moins heureux mais plus heureux qu’en agissant8. Ensuite, l’action ne produit aucun bien par ellemême ; ce sont nos dispositions intérieures qui rendent nos actions honnêtes ; le sage, quand il agit, recueille le fruit non pas de ses actions elles-mêmes ni des événements, mais de ce qu’il possède en propre. Le salut de la patrie peut venir d’un méchant ; et, si un autre en est l’auteur, le résultat est tout aussi agréable pour qui en profite. Cet événement ne produit donc pas le plaisir particulier à l’homme heureux ; c’est la disposition de l’âme qui crée et le bonheur et le plaisir qui en dérive. Mettre le bonheur dans l’action, c’est le mettre en une chose étrangère à la vertu et à l’âme ; l’acte propre de l’âme consiste à être sage ; c’est un acte intérieur à ellemême, et c’est là le bonheur. ENNÉADES - Bréhier: I, 5 [36] - Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 10

    Le beau se trouve surtout dans la vue ; il est aussi dans l’ouïe, dans la combinaison des paroles et la musique de tout genre ; car les mélodies et les rythmes sont beaux ; il y a aussi, en montant de la sensation vers un domaine supérieur, des occupations, des actions et des manières d’être qui sont belles ; il y a la beauté des sciences et des vertus. Y-a-t-il une beauté antérieure à celle-là ? C’est la discussion qui le montrera. Qu’est-ce donc qui fait que la vue se représente la beauté dans le corps, et que l’ouïe se prête à la beauté dans les sons ? Pourquoi tout ce qui se rattache immédiatement à l’âme est-il beau ? Est-ce d’une seule et même beauté que toutes les choses belles sont belles, ou bien y-a-t-il une beauté différente dans les corps et dans les autres êtres ? Et que sont ces beautés ou bien qu’est cette beauté ? Certains êtres, comme les corps, sont beaux en eux-mêmes, comme la vertu. Car il est manifeste que les mêmes corps sont tantôt beaux, tantôt sans beauté, comme si l’être du corps était différent de l’être de la beauté. Qu’est cette beauté présente dans les corps ? C’est là la première chose à rechercher. Qu’est ce donc qui tourne et attire les regards des spectateurs, et leur fait éprouver la joie dans la contemplation ? Si nous découvrons cette beauté de corps, peut-être pourrions-nous nous en servir comme d’un échelon pour contempler les autres beautés. Tout le monde, pour ainsi dire, affirme que la beauté visible est une symétrie des parties les unes par rapport aux autres et par rapport à l’ensemble ; à cette symétrie s’ajoutent de belles teintes ; la beauté dans les êtres comme d’ailleurs dans tout le reste, c’est leur symétrie et leur mesure ; l’être beau ne sera pas un être simple, mais seulement et nécessairement un être composé ; de plus le tout de cet être sera beau ; et ses parties ne seront pas belles chacun par elle-même, mais en se combinant pour que leur ensemble soit beau. Pourtant, si l’ensemble est beau, il faut bien que ses parties soient belles, elles aussi ; certainement, une belle chose n’est pas faite de parties laides, et tout ce qu’elle contient est beau. De plus des couleurs qui sont belles, comme la lumière solaire, seront, dans cette opinion, en dehors de la beauté, puisqu’elles sont simples et ne tirent pas leur beauté de la symétrie des parties. Et l’or, comment est-il beau ? Et l’éclair que l’on voit dans la nuit, qui fait qu’il est beau ? Il en est de même des sons ; la beauté d’un son simple s’évanouira ; et pourtant bien souvent, chacun des sons qui font partie d’un bel ensemble est beau à lui seul. Et lorsqu’on voit le même visage, avec des proportions qui restent identiques, tantôt beau et tantôt laid, comment ne pas dire que la beauté qui est dans ces proportions est autre chose qu’elles, et que c’est par autre chose que le visage bien proportionné est beau ? Et si, passant aux belles occupations et aux beaux discours, on veut voir encore dans la symétrie la cause de cette beauté, que vient-on parler de symétrie dans de belles occupations, dans des lois, dans les connaissances ou dans les sciences ? Les théorèmes sont symétriques les uns aux autres : qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’ils s’accordent ? Mais il y a aussi bien accord et concordance entre les opinions du méchant. Cette opinion : la tempérance est une sottise, est d’accord avec celle-ci : la justice est une naïveté généreuse ; il y a de l’une à l’autre une correspondance et une concordance. Donc voici la vertu qui est une beauté de l’âme et bien plus réellement une beauté que celles dont nous parlions : en quel sens y aurait-il des parties symétriques ? Il n’y a pas de partie symétriques, à la manière dont les grandeurs ou les nombres sont symétriques, quelque vrai qu’il soit que l’âme contient une multiplicité de parties. Car dans quel rapport se font la combinaison ou le mélange des parties de l’âme et des théorèmes scientifiques ? Et l’intelligence, qui est isolée, en quoi consistera sa beauté ? ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 1

    Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 2

    Mais la faculté de l’âme qui correspond à cette beauté la reconnaît ; car rien n’est plus propre que cette faculté à juger de ce qui leur appartient, même si le reste de l’âme contribue à ce jugement. Peut-être se prononce-t-elle, elle aussi, parce qu’elle s’ajuste à l’idée qui est en elle et qu’elle s’en sert pour juger, comme on se sert d’une règle pour juger ce qui est droit. Mais comment la beauté corporelle s’accorde-t-elle avec la beauté antérieure au corps ? C’est demander comment l’architecte, ayant ajusté la maison réelle à l’idée intérieure de la maison, prononce que sa maison est belle. C’est parce que l’être extérieur de la maison, si l’on fait abstraction des pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible. Donc, lorsque l’on perçoit dans les corps une idée qui relie et domine la nature informe et contraire à l’idée, une forme qui se distingue en se subordonnant d’autres formes, on en saisit d’un seul coup la multiplicité éparse ; on la rapporte, on la ramène à l’unité intérieure et indivisible ; on lui confère l’accord, l’ajustement et la liaison intérieure avec cette unité intérieure. De même un homme de bien voit paraître la douceur chez un jeune homme, comme une trace de vertu en accord avec la vertu véritable et intérieure. La beauté d’une couleur simple lui vient d’une forme qui domine l’obscurité de la matière et de la présence d’une lumière incorporelle qui est raison et idée. D’où résulte que, entre tous les corps, le feu est beau en lui-même ; parmi les autres éléments, il est au rang de l’idée ; il est le plus élevé par sa position, et le plus léger de tous les corps, parce qu’il est voisin de l’incorporel ; il est seule et n’accueille pas en lui les autres éléments, tandis que les autres l’accueillent en eux ; car ils peuvent s’échauffer, tandis que lui ne peut se refroidir. C’est lui qui primitivement possède les couleurs et, de lui, les autres choses reçoivent la forme et la couleur. Il éclaire et il brille, parce qu’il est une idée. Les choses inférieures à lui, effacées par l’éblouissement de sa lumière, cessent d’être belles, parce qu’elles ne participent pas à l’idée totale de la couleur. Ce sont des harmonies musicales imperceptibles aux sens qui font les les harmonies sensibles ; par celles-là l’âme devient capable d’en saisir la beauté, grâce à l’identité qu’elles introduisent en un sujet différent d’elle-même. Il s’ensuit que les harmonies sensibles sont mesurées par des nombres qui ne sont point en un rapport quelconque, mais dans un rapport subordonné à l’action souveraine de la forme. J’en ai assez dit sur les beautés sensibles, images et ombres, qui, s’échappant en quelque sorte, viennent dans la matière, l’ordonnent, et dont l’aspect nous frappe d’effroi. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 3

    Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans l’Hadès, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est, pour l’âme, une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est alors réellement isolée. C’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le Beau et toute ce qui constitue le domaine de la réalité. Mais la beauté est une réalité vraie, et la laideur une nature différente de cette réalité. C’est la même chose qui, primitivement, est bonne et belle, ou qui est le bien et la beauté. Il faut donc rechercher, par des moyens analogues, le beau et le bien, le laid et le mal. Il faut poser d’abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien, l’intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l’âme est belle par l’intelligence : les autres beautés, celles des actions et des occupations, viennent de ce que l’âme y imprime sa forme ; l’âme fait aussi tout ce qu’on appelle les corps ; et, étant un être divin et comme une part de la beauté, elle rend belles toutes les choses qu’elle touche et qu’elle domine, pour autant qu’il leur est possible de participer à la beauté. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 6

    Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 7

    Ce célèbre traité est un de ceux qui font le mieux voir comment Plotin utilise les dialogues platoniciens, en introduisant entre eux un ordre systématique ; toute la série des questions sur le Beau, qui ouvrent le traité, provient de l’ Hippias majeur. D’après Plotin, ce sont les questions de l’ Hippias qui trouvent leur solution dans le Banquet et dans le Phèdre, comme il le fait voir à partir du chapitre IV. Mais, avant d’aborder cette solution, Plotin rencontre d’abord la théorie stoïcienne du Beau, qui, partant de la beauté plastique, de celle d’une statue, et définissant la beauté par la symétrie, assimilait complètement la beauté intellectuelle à la beauté sensible ; et il la critique, parce qu’elle refuse d’admettre, entre les divers ordres de beauté, cette hiérarchie ascendante qui fait le fond de la doctrine platonicienne. À partir du chapitre II, il prend pour guide le discours de Diotime dans le Banquet, passant de la beauté sensible à la beauté des âmes, et de celle-ci au Beau en soi. Mais, sur la beauté des corps, il ne trouve chez Platon que d’assez vagues indications ; sans doute il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une idée, et que l’âme reconnaît et aime cette beauté parce qu’elle se souvient des idées ; mais la participation équivaut à l’information de la matière par la forme ; et c’est là le langage non plus de Platon, mais d’Aristote, par lequel Plotin, dans toute cette partie, est visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des choses sensibles. Quand il vient à parler des beautés non sensibles, il utilise le Phèdre et le Banquet. Encore faut-il remarquer qu’il y mélange intimement, comme on le voit au chapitre V et à la fin du chapitre IX, des idées morales empruntées au Phédon   et au Théétète   sur la vertu purification et sur l’évasion du monde sensible, idées qui, dans les dialogues platoniciens, sont loin d’être aussi intimement unies à la dialectique de l’amour. Enfin, dernière interprétation, étrangère au platonisme original : le Beau, terme de l’ascension de l’âme dans le Banquet, est identifié au monde des Idées ; de plus, il est subordonné au Bien, qui devient le terme dernier de l’amour. Tel est le résultat d’un long effort, commencé sans doute bien avant Plotin, pour introduire une cohérence doctrinale dans l’ensemble des dialogues de Platon. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9

    Quel rapport les choses ont-elles au Bien ? Les choses inanimées se rapportent à l’âme, et l’âme au Bien lui-même, par l’intermédiaire de l’Intelligence. Tout être [inanimé] a quelque chose du Bien, parce que toute chose est en quelque manière une unité et un être ; et elle participe en outre à une forme spécifique ; tout être participe au Bien en tant qu’il participe à ces trois choses. Il ne participe donc qu’à une image du Bien ; car l’être et l’un auxquels il participe sont des images de l’être et de l’un : et il en est de même de la forme spécifique. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 2

    D’une manière générale, les dieux possèdent le bien sans aucun mal, et il en est ainsi de l’âme qui conserve sa pureté ; et, si elle ne la conserve pas, ce n’est pas la mort qui est un mal pour elle, mais la vie. Et, s’il y a des châtiments dans l’Hadès, la vie y est encore un mal pour elle, parce que sa vie n’est pas pure. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 3

    D’ailleurs, si la vie est l’union de l’âme et du corps, et la mort leur séparation, l’âme est également propre à recevoir la vie et la mort. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 3

    Mais, dans le cas où la vie est vertueuse, comment la mort n’est-elle pas un mal ? - Dans ce cas, la vie est un bien ; mais elle est un bien, non pas en tant qu’elle est l’union de l’âme et du corps, mais parce qu’elle se défend contre le mal grâce à la vertu ; et la mort est plutôt un bien. Ou bien il faut dire que la vie dans le corps est en elle-même un mal ; l’âme se trouve dans le bien par la vertu, non pas en vivant comme un être composé, mais en se séparant du corps. ENNÉADES - Bréhier: I, 7 [54] - Du premier bien et des autres biens 3

    D’ailleurs, il est sans doute nuisible à l’âme d’employer le poison pour faire sortir l’âme du corps. De plus, puisque le temps qui a été donné à chacun de nous est fixé par le destin, il est dangereux de le prévenir, à moins, comme nous le disons, qu’il n’y ait absolue nécessité. Enfin, tels nous sommes en sortant du corps, tel est le rang que nous occuperons là-bas ; tant que nos progrès peuvent encore continuer, il ne faut donc pas faire sortir l’âme du corps. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

    Cette courte prédication, destinée à empêcher le suicide, ne peut avoir été écrite, comme on l’a quelquefois pensé, à l’occasion de l’accès de mélancolie qui donna à Porphyre   le désir de quitter la vie ; car elle date d’une époque antérieure à l’arrivée de Porphyre dans l’école ; elle emprunte presque tous ses traits à la prédication morale populaire contre le suicide, telle qu’on la trouve chez Épictète ; elle a, sans doute, dans la diatribe, des modèles plus anciens. Elle dépasse en effet singulièrement les courtes indications du Phédon sur la question. Deux des arguments (il faut attendre la dissolution naturelle des liens du corps et de l’âme ; le temps de la mort est fixé par le destin) sont des arguments stoïciens (Épictète, I, 29, 28). L’argument final (il faut vivre pour progresser moralement) et le troisième (le suicide est le résultat des passions) répondent aussi à des préoccupations d’Épictète (I, 29, 29 ; I, 1, 26). Le quatrième argument (il faut accepter même la folie) est la négation de l’opinion contraire généralement acceptée par les Stoïciens (cf. Marc Aurèle  , III, 1), mais qui ne paraît pas être celle d’Épictète [NT: Entretiens, II, 17, 33 ; cf. Bonhöffer, Ethik des Stoiker Epictets, Stuttgart, 1894, p. 32.]. Restent quelques traits qui viennent d’une inspiration différente ; la citation de l’oracle chaldaïque au début, la croyance que le suicide ne rompt pas les liens avec le corps, et celle que le poison a une action nocive sur l’âme. Ce sont vraisemblablement des idées d’origine pythagoricienne [NT: Cumont  , « Comment Plotin détourna Porphyre du suicide », Revue des Études grecques, 1919, p. 153.]. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

    Ce traité a été commenté par Porphyre dans l’ouvrage perdu Peri epanodou psukhès [texte grec]. C’est de là que Macrobe a tiré l’analyse qu’il donne faussement comme étant celle du traité même de Plotin [NT: Comment. du songe de Scipion, 1, 13 sq. Cf. Cumont, art. cité.]. Peut-être le passage de David   l’Arménien (Cramer, Anecdota parisiana, vol. IV, p. 403), contenant du même traité une prétendue analyse, qui s’en écarte beaucoup par la forme et par le fond, vient-il de la même source [NT: Le texte et le sens des trois premières lignes sont très incertains ; en se référant à cette idée très habituelle chez Plotin, que la fuite ou sortie de l’âme ne signifie pas une sortie matérielle, mais n’est qu’une métaphore pour exprimer une disposition vertueuse (par exemple, I, 2, 1, 3-5), on peut comprendre que Plotin oppose ici à la sortie effective de l’âme la disposition intérieure, nécessaire à cette sortie ; l’âme acquiert cette disposition sans passer dans un autre séjour, et tout en restant dans le corps.]. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

    Voici comment se produit ce mouvement. Il y a dans l’âme universelle une puissance dernière qui part de la terre et s’étend à travers l’univers ; puis, en montant, une autre puissance, qui possède par nature la sensation et qui est douée de la faculté de l’opinion ; elle se tient dans les sphères ; elle siège au-dessus de la première et elle lui communique son pouvoir pour la vivifier. La puissance inférieure est donc mue par la puissance supérieure qui l’embrasse circulairement et qui siège au-dessus de l’univers, pour autant du moins que cette puissance inférieure est remontée jusqu’aux sphères. Donc la puissance supérieure l’entoure en cercle ; la puissance inférieure tend vers la puissance supérieure, en se tournant vers elle, et cette conversion produit un mouvement de rotation dans le corps où elle est insérée. Car, si une partie quelconque d’une sphère se meut, au cas où cette partie se meut sans changer de lieu, elle ébranle la sphère dans laquelle elle est, et son mouvement se communique à la sphère. C’est ce qui arrive dans notre corps ; l’âme se meut d’un mouvement qui n’est pas un mouvement du corps, par exemple dans la joie ou dans la vision d’un bien ; et il se produit un mouvement du corps et un mouvement local. De même làbas, l’âme universelle, venue près du bien, le perçoit mieux, et elle anime le corps du mouvement local qui convient au ciel. La puissance sensitive, à son tour, qui reçoit son bien d’en haut et qui a ses jouissances propres, poursuit ce bien qui est partout et se porte partout. C’est là un mouvement comme celui de l’Intelligence, l’Intelligence se meut en restant immobile ; car elle tourne sur elle-même. C’est ainsi que l’univers, en se mouvant en cercle, reste pourtant à la même place. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 3

    Disons maintenant pourquoi nous avons commencé par ces considérations. C’est pour savoir en quel sens on parle d’être en acte dans les intelligibles ; s’ils sont seulement en acte, ou bien si chacun d’eux est un acte ; si tous à la fois forment un acte, et s’il y a aussi en eux des êtres en puissance. Or là-bas il n’y a pas de matière ; et c’est en la matière qu’est l’être en puissance ; rien n’est à venir qui ne soit déjà ; rien ne se transforme soit pour engendrer un autre être en subsistant lui-même, soit pour céder la place à un autre en sortant de l’existence. Il n’y a donc là-bas rien en quoi il y ait un être en puissance, puisque, d’ailleurs, les êtres vrais sont éternels et non soumis au temps. - Mais on pourrait demander à ceux qui admettent de la matière dans les intelligibles, s’il n’y a pas aussi en eux de l’être en puissance, puisqu’il y a de la matière. (Si même, en effet, le mot matière est pris en un autre sens, il n’y en a pas moins en chaque intelligible quelque chose qui est comme sa matière, quelque chose qui est comme sa forme, et le composé des deux.) Que diront-ils donc ? - Ce qu’on appelle là-bas la matière est une forme ; l’âme aussi, qui est une forme, est matière par rapport à un autre objet. - Est-elle donc en puissance par rapport à cet objet ? - Non pas ; car la forme lui appartient et ne survient pas en elle après coup ; elle n’a avec la matière qu’une distinction de raison ; on dit : la forme y occupe une matière et l’on perçoit ainsi par la pensée deux choses qui dans la réalité n’en font qu’une. En ce sens Aristote nous dit que son « cinquième corps » est sans matière. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

  •  Mais que dire de l’âme ? Car elle est bien en puissance ; animal en puissance, lorsqu’elle n’est pas encore unie au corps et qu’elle doit l’être ; musicienne en puissance, et ainsi de toutes les qualités qui lui adviennent et qu’elle n’a pas toujours possédées. Il y a donc bien des choses en puissance dans des êtres intelligibles. - Non, ces choses n’y sont pas en puissance ; mais l’âme est la puissance productrice de ces choses. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3
  •  Tout être réel est en acte ; mais est-il aussi un acte, et en quel sens ? - Si l’on a dit avec raison que « cette nature intelligible est sans sommeil », qu’elle est une vie et la meilleure des vies, c’est là-bas qu’on trouve les plus beaux des actes. Tout être est donc en acte, et il est acte ; tout être est une vie ; le lieu intelligible est le lieu de la vie, le principe et la source véritables de l’âme et de l’intelligence. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    Tous les événements arrivent et tous les êtres existent ou bien selon des causes, ou bien sans cause ; ou bien il y a des événements et des êtres qui sont sans cause, et d’autres qui ont des causes ; ou bien les événements ont tous une cause tandis que parmi les êtres, ou bien les uns ont une cause et les autres sont sans cause ou bien aucun n’a de cause ; ou bien inversement les êtres ont tous des causes, mais, parmi les événements, ou bien les uns ont des causes, et les autres n’en ont pas, ou bien aucun d’eux n’en a. Dans le cas des choses éternelles, il n’est pas possible de ramener les premières d’entre elles à des causes, puisqu’elles sont les premières ; mais toutes celles qui dépendent des premières tiennent de celles-ci leur être. Pour rendre compte de l’acte d’un être, qu’on ramène cet acte a son essence ; car son essence consiste précisément à produire tel ou tel acte. Quant aux événements ou à ceux des êtres éternels qui n’accomplissent pas toujours le même acte, il faut dire qu’il y en a toujours des causes, et il ne faut pas admettre la production sans cause ; il ne faut laisser place ni à de vaines « déclinaisons » -, ni à un « mouvement subit du corps qui a lieu sans que rien le précède », ni à une inclinaison inconstante de l’âme qui se produit sans que rien l’ait poussée à faire ce qu’elle ne faisait pas avant. Elle subirait, par là même, une nécessité bien plus forte, puisqu’elle ne s’appartiendrait pas et serait mue de mouvements involontaires et sans motifs. Car elle est mue ou bien par l’objet (extérieur ou intérieur) de la volonté, ou bien par l’objet du désir, et si elle n’était mue par la fin qu’elle désire, elle n’aurait pas du tout de mouvement. Tout événement ayant une cause, l’on peut facilement, pour chacun d’eux, saisir ses causes prochaines et le ramener à ces causes ; par exemple : je vais à la place publique parce que je pense que j’ai à voir quelqu’un, ou bien à recouvrer une dette, et en général parce que j’ai choisi tel ou tel parti, que j’ai eu tel ou tel désir et, par suite, qu’il m’a paru bon de faire tel acte. Certains événements peuvent être ramenés à des arts ; par exemple la cause de la guérison, c’est la médecine et le médecin. La cause de l’enrichissement, c’est la découverte d’un trésor, ou un don, ou le gain du commerce issu du travail et de l’industrie. La cause de l’enfant, c’est le père, avec les circonstances extérieures qui concourent à la génération, par exemple telle alimentation, ou encore, un peu plus tard, l’aptitude à la génération et une femme apte à enfanter ; d’une manière générale, toutes se ramènent à la nature. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 1

    Se reposer quand on est arrivé là et ne pas vouloir aller plus haut, c’est être paresseux ou ne pas écouter ceux qui remontent aux causes premières, situées au delà. Pourquoi, de deux individus nés dans les mêmes circonstances, par exemple au lever de la lune, l’un commetil un vol et non pas l’autre ? Pourquoi, sous des influences semblables du milieu, l’un tombe-t-il malade et non pas l’autre ? Pourquoi le même travail conduit-il l’un à la fortune et l’autre à la pauvreté ? Pour les différences entre les moeurs, les caractères et les sorts, on croit devoir remonter à des causes lointaines. Jamais l’on ne s’arrête aux faits ; mais les uns posent des principes corporels, comme des atomes ; pour eux, les rapports des choses, leurs états et leur naissance sont l’effet du mouvement des atomes, de leurs chocs et de leur entrelacement comme en sont l’effet, la constitution, les actions et les passions des choses ; nos tendances et nos dispositions dépendent aussi de l’action de ces principes. Il y a là une nécessité qui résulte des atomes, et que l’on introduit dans les êtres. Admettrait-on, comme principes, des corps autres que les atomes, si l’on en fait provenir toute chose, l’on rend aussi les êtres esclaves d’une nécessité dérivée de ces corps. D’autres, remontant au principe de l’univers, déduisent tout de ce principe, et font de lui une cause qui pénètre toutes choses, cause non seulement motrice, mais productrice des êtres ; pour eux, le principe est le destin et la cause souveraine ; des modes de son mouvement dépendent non séulement les autres événements de l’univers, mais encore nos propres pensées ; comme dans un animal chaque partie a un mouvement qui vient non d’ellemême, mais de la partie principale de l’âme qui est en lui. D’autres parlent du mouvement de translation de l’univers, qui contient toute chose et produit tout par son action, par les rapports mutuels de position des planètes et des astres, et les figures qui en résultent ; et ils invoquent les prédictions fondées sur ces rapports ; de là proviennent, selon eux, tous les événements. D’autre part, parler de l’implication des causes les unes dans les autres et du lien qui leur vient d’un principe supérieur, dire que les conséquents suivent toujours des antécédents, qu’ils se ramènent à eux, que sans eux ils ne seraient pas et que l’état postérieur est soumis à l’état antérieur, c’est manifestement une autre manière d’introduire le destin. En divisant en deux cette doctrine, on ne s’écartera donc pas de la vérité. Car les uns rattachent tout à une réalité unique, et non les autres, comme nous le dirons plus tard’. Maintenant notre argumentation doit aller aux premiers ; il faudra ensuite examiner les idées des autres. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 2

    Attribuer toutes choses à des corps, que ce soit des atomes ou ce qu’on appelle des éléments, engendrer avec le mouvement irrégulier qui en résulte la règle, la raison et l’âme dominatrice, c’est à la fois absurde et impossible, et il est plus impossible encore, si l’on peut dire, de partir des atomes. On a présenté sur ce point beaucoup d’arguments très justes. Si l’on pose de tels principes, il ne s’ensuit pas même d’une façon nécessaire qu’il y ait, pour toutes choses, une nécessité ou, pour parler autrement, un destin. À supposer d’abord que ces principes soient les atomes, ils sont animés d’un mouvement vers le bas (admettons qu’il y ait un bas) ou d’un mouvement oblique quelconque, chacun dans une direction différente. Aucun de ces mouvements n’est régulier, puisqu’il n’y a pas de règle, et leur résultat, une fois produit, serait régulier ! Il n’y a donc absolument ni prédiction ni divination, qu’il s’agisse de la divination par l’art (comment l’art aurait-il pour objet des choses sans règle ?) ou de la divination enthousiaste et inspirée ; car il faut, en ce cas aussi, que l’avenir soit déterminé. Il y aura bien nécessité, pour les corps qui reçoivent le choc des atomes, de subir le mouvement que ces atomes leur impriment ; mais à quels mouvements d’atomes attribuera-t-on les actions et les passions de l’âme ? Quel est le choc qui, en portant l’âme vers le bas, ou en la heurtant d’une manière quelconque, la fera raisonner ou vouloir de telle ou telle manière, donnera au raisonnement, à la volonté ou à la pensée une existence nécessaire et, plus généralement, l’existence ? Et lorsque l’âme s’oppose aux passions du corps ? Quels mouvements d’atomes effectueront nécessairement la pensée du géomètre, celle de l’arithméticien et de l’astronome, et enfin la sagesse ? Car enfin, ce qui est nôtre dans nos actions, ce qui fait de nous des êtres vivants, tout cela disparaîtra, si nous sommes emportés où nous mènent les corps et au gré de leur impulsion, comme des choses inanimées. Les mêmes arguments s’adressent à ceux qui posent comme principes des corps autres que les atomes ; on peut dire en outre que ces corps peuvent nous réchauffer, nous refroidir et faire périr ceux qui sont plus faibles ; mais il n’en résulte aucune des actions propres de l’âme, et il faut faire dériver ces actions d’un principe différent. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 3

  •  Mais d’abord, forcer à ce point l’action de la nécessité et du destin ainsi conçu, c’est les détruire, et c’est aussi détruire l’enchaînement des causes. Quand les parties de notre corps se meuvent sous l’influence de la partie principale de l’âme, il est absurde de dire qu’elles se meuvent fatalement (car le producteur du mouvement n’est pas un être différent de la partie qui le reçoit et qui utilise l’impulsion qui en vient ; ce qui est premier, c’est ce qui meut la jambe) ; de la même manière, si, dans l’univers, l’agent et le patient ne font qu’un, si un être ne vient pas d’un être différent selon un lien causal qui nous fait toujours remonter à un être différent, il n’est pas vrai que tout événement ait une cause, puisque tous les êtres ne feront qu’un. Alors, nous ne sommes plus nous-mêmes, et aucune action n’est notre action ; ce n’est pas nous qui réfléchissons, mais nos volontés sont les pensées d’un autre être ; ce n’est pas nous qui agissons, de même que, dans le corps, ce ne sont pas les pieds qui frappent, mais c’est nous qui frappons avec nos pieds. Pourtant il faut que chacun soit lui-même, que nos pensées et nos actions soient nôtres, que nos actions, bonnes ou mauvaises, viennent de nous, et il ne faut pas attribuer à l’univers la production du mal. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 4

    Reste à considérer la thèse d’un principe unique qui relie et enchaîne toutes choses les unes avec les autres, qui confère à chacune sa manière d’être, et par qui tout s’accomplit suivant des raisons séminales. Cette opinion est voisine de celle qui fait venir toutes les dispositions et tous les mouvements (les nôtres et ceux de l’univers), de l’âme de l’univers, bien que cette seconde opinion ait l’intention de nous faire à chacun une concession, en admettant des choses qui dépendent de nous. Elle comporte la nécessité de toutes choses : si l’on prend toutes les causes de chaque événement, il est impossible que cet événement n’ait pas lieu ; car il n’y a plus rien pour l’empêcher ou pour faire qu’il ait lieu autrement, si toutes les causes sont bien prises dans le destin. Mais, telles qu’elles sont, issues d’un principe unique, elles ne nous laisseront rien à faire, qu’à être portés où elles nous pousseront. Les représentations seront l’effet de leurs antécédents, et les tendances seront conformes aux représentations ; la liberté ne sera donc qu’un mot1z ; car. que c’est nous qui avons la tendance, cela ne fait rien de plus, puisqu’elle est le résultat de ces causes ; elle n’est pas plus en notre pouvoir que celles des animaux, des nouveau-nés dirigés par des instincts aveugles, ou même des fous ; car les fous aussi ont des tendances ; et par Zeus, le feu aussi a ses tendances, comme toutes les choses qui sont assujetties à leur propre constitution et s’y conforment dans leurs mouvements. Tout le monde le voit, personne ne le conteste ; mais on cherche pour cette tendance d’autres causes ; et on ne s’en tient pas à elle comme à un principe. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 7

    En dehors de ces causes, quelle est donc celle qui tout à la fois ne laissera rien sans cause, maintiendra la suite et l’ordre dans les événements, et nous permettra d’être quelque chose, sans détruire pourtant les prédictions et la divination ? Il nous faut introduire l’âme dans les choses comme un principe différent d’elles, non pas seulement l’âme de l’univers, mais, avec elle, l’âme de chaque individu ; l’âme, ce principe si important, doit relier toutes choses, sans être elle-même issue d’une semence, comme les autres choses, puisqu’elle est une cause première. Quand elle est sans corps, elle est maîtresse d’elle-même, libre et soustraite à l’influence du monde ; transportée dans un corps, elle n’est plus complètement maîtresse d’elle-même, puisqu’elle a été mise dans un ordre d’êtres différents d’elle-même. La fortune conduit tout ce qui l’environne, tous les êtres au milieu desquels l’âme est tombée à son arrivée ; l’âme tantôt agit sous ces influences, tantôt les maîtrise et les mène où elle veut. L’âme supérieure commande davantage, et l’âme inférieure moins. Celle qui cède à l’influence du tempérament physique est contrainte de désirer, de s’irriter, d’être humble dans la pauvreté, orgueilleuse dans la richesse et tyrannique au pouvoir. Celle dont la nature est bonne résiste dans les mêmes circonstances, elle change les choses plus qu’elle n’en est changée ; elle modifie les unes ; elle tolère les autres, sans tomber dans le vice. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 8

    Finalement, cette argumentation veut dire que tout est annoncé et produit par des causes, mais que ces causes sont doubles ; il y a des événements produits par l’âme, d’autres par d’autres causes qui l’environnent. Les âmes, en accomplissant leurs actions, peuvent agir selon la droite raison ; alors, c’est par elles-mêmes qu’elles accomplis sent leurs actions ; ou bien, empêchées d’agir par elles-mêmes, elles pâtissent plutôt qu’elles n’agissent. Les causes qui privent l’âme de la sagesse sont donc différentes de l’âme, et peut-être faut-il dire que dans ce cas elle agit selon le destin, du moins si l’on croit que le destin est une cause extérieure. Mais les meilleures actions viennent de nous ; telle est notre nature, lorsque nous sommes isolés. Les belles actions des sages dépendent d’eux-mêmes ; les autres hommes, lorsqu’il leur est permis de reprendre haleine, font aussi de bonnes actions, non qu’ils reçoivent les pensées sages d’ailleurs que d’eux-mêmes, mais parce que les obstacles sont levés. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 10

    Les principes les plus élevés restent immobiles, en engendrant des hypostases ; mais l’âme, elle, nous l’avons dit, se meut pour engendrer la sensation qui est une hypostase, et la puissance végétative ; elle descend jusqu’aux plantes. L’âme qui est en nous possède aussi la puissance végétative ; mais cette puissance ne domine pas parce qu’elle n’est qu’une partie de l’âme ; venue dans une plante, elle y domine parce qu’elle est seule. - La puissance végétative n’engendre donc rien ? - Elle engendre, mais c’est une chose totalement différente d’elle ; car, après elle, il n’y a plus de vie : ce qu’elle engendre est sans vie. - Comment donc ? - Toutes les choses engendrées avant ce dernier terme étaient, il est vrai, privées de toute forme au moment de leur génération ; mais elles se retournaient vers leur générateur et en recevaient la forme et comme la nourriture : ici, au contraire, la chose engendrée ne doit plus être une espèce d’âme, puisqu’elle ne vit plus, et elle reste dans une complète indétermination. Et sans doute, l’indétermination se trouve aussi dans les termes antérieurs, mais elle est dans des êtres qui ont une forme ; elle n’est pas complète, mais relative à la forme achevée : ici elle est complète. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 1

    L’âme, en sortant du corps, devient celle de ces fonctions qui avait en elle le plus de développement. C’est pourquoi il faut nous enfuir là-haut, afin de ne pas nous transformer en une puissance purement sensitive, par l’assujettissement aux images sensitives ou en une puissance végétative par l’assujettissement aux désirs sexuels et à la gloutonnerie, mais en un être intelligent, en une intelligence, en un dieu. « Ceux qui ont conservé intacte en eux l’humanité redeviennent des hommes ; ceux qui n’ont vécu que par les sens deviennent des bêtes et des bêtes féroces, si cette vie des sens s’accompagne d’un caractère emporté ; aux proportions différentes de ces facultés correspond la différence des bêtes où ils se réincarnent. Si la vie des sens s’accompagnait de désirs et de plaisirs, ils deviennent des animaux lascifs et gloutons. Si, avec les mêmes penchants, ils n’ont eu qu’une sensibilité émoussée et inerte, ils deviennent des plantes ; car, lorsque ces penchants sont isolés ou prépondérants, c’est la puissance végétative qui agit, et l’homme s’est préparé à devenir un arbre. Les amis de la musique, dont l’âme est restée pure, se transforment en oiseaux chanteurs ; les rois, qui n’ont pas été guidés par la raison, en aigles, s’ils n’ont pas eu d’autres vices ; les astronomes qui observent sans s’aider de l’intelligence, les regards toujours levés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent dans les hautes régions. Celui qui a pratiqué les vertus civiles reste un homme ; et s’il les a moins observées, il devient un animal sociable, tel que l’abeille. » ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 2

    Pendant la vie, donc, notre démon veut nous conduire ; il domine ; et il vit lui-même sous la conduite d’un autre démon. Si nous venons à déchoir sous l’influence de nos mauvaises moeurs, nous en sommes châtiés ; ainsi est puni le méchant ; son vice le fait tomber à un rang inférieur, et il mène la vie qui ressemble aux seules facultés alors agissantes en lui, la vie d’une bête. Si, au contraire, nous pouvons suivre le démon qui est au-dessus de nous, nous nous élevons nous-mêmes en vivant de sa vie ; ce démon, vers qui nous sommes conduits, devient la partie la meilleure de nous-mêmes, et celle à qui nous donnons la puissance ; après lui, nous prenons pour guide un autre démon encore supérieur, et ainsi, jusqu’au plus élevé. Car l’âme est plusieurs choses ; elle est toutes choses, les choses supérieures et les choses inférieures, et elle s’étend dans tout le domaine de la vie. Chacun de nous est un monde intelligible ; liés aux choses inférieures par ce que l’on voit de nous, nous touchons aux choses supérieures par ce que nous avons d’intelligible ; par notre partie pleinement intelligible, nous demeurons en haut ; mais, par la partie qui tient le dernier rang, nous sommes enchaînés aux choses d’en bas, répandant sur elles une émanation ou plutôt une activité émanée de la partie pleinement intelligible, qui n’en est d’ailleurs nullement amoindrie. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 3

  •  Cette émanation reste-t-elle toujours dans le corps ? -Non pas ; tournons-nous là-haut, et elle s’y tourne avec nous. - Et l’âme de l’univers ? La portion qui en est émanée abandonnera-t-elle l’univers, quand l’âme se tournera en haut ? -Non, parce qu’elle ne s’était pas abaissée par sa portion inférieure. Elle ne vient pas, elle ne descend pas : elle reste. Le corps du monde s’attache à elle et en est comme illuminé, sans qu’elle en soit embarrassée ni ne prenne souci ; car le monde est en sécurité. - Quoi ! n’en a-t-elle pas la sensation ? - « Elle n’a pas la vue », dit Platon, puisque l’univers n’a pas d’yeux, pas plus, c’est clair, qu’il n’a d’oreilles, de nez, ni de langue. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 4
  •  Si, là-bas, l’âme « choisit son démon » et sa vie, de quoi peut-elle encore rester maîtresse ? - Le choix de là-bas, dont parle Platon, veut dire la volonté ou disposition de l’âme dans son ensemble et dans sa totalité. - Mais, si la volonté de l’âme est maîtresse, et si la disposition présente issue des vies vécues antérieurement y domine, le corps n’est plus une cause de mal. Si le caractère de l’âme existe avant le corps, et si l’âme a le caractère qu’elle s’est choisie, et, comme dit Platon, « ne change pas de démon », ce n’est pas ici-bas qu’on devient bon ou mauvais. Est-ce peut-être qu’on n’est bon ou mauvais qu’en puissance et que, ici-bas, on devient actuellement l’un ou l’autre ? Qu’arrive-t-il donc, si, avec un caractère honnête, on tombe sur un corps mal fait, ou inversement ? - C’est que chacune des deux âmes, la bonne et la mauvaise, a plus ou moins le pouvoir de se procurer le corps correspondant ; et d’ailleurs les hasards des événements extérieurs ne transforment jamais complètement la volonté. Lorsque Platon parle « des sorts », puis des « modèles de vie », et ensuite des hasards du choix, et lorsqu’il ajoute que le choix que l’âme fait de sa vie dans les modèles présents dépend de son caractère, il donne la prééminence aux âmes, qui disposent, au gré de leurs caractères, de ce qui leur a été donné. Le démon dont il parle n’est point en effet une réalité qui nous soit tout à fait extérieure ; il l’est assez pour ne pas être lié à nous dans son action ; mais il est nôtre, pour autant que nous désigne l’âme ; il n’est pas nôtre, en tant que nous désigne l’homme avec toutes ses propriétés et sa vie subordonnée au démon. C’est ce dont témoignent les paroles du Timée   ; prises en ce sens, elles ne sont pas du tout contradictoires ; elles le seraient, si on prenait le mot démon en un autre sens. L’expression (de la République) : « le démon accomplit ce qu’on a choisi », s’accorde aussi avec ce sens. Car le démon qui siège au-dessus d’un être ne le laisse ni trop s’abaisser, ni s’élever au-dessus de lui, ni l’égaler ; car on ne peut devenir autre que dans la mesure où on l’est déjà. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 5
  •  Qu’est-ce donc que le sage ? - Celui qui agit par la meilleure partie de lui-même ; il ne serait pas un sage, s’il avait un démon qui collaborât à son action ; en lui, c’est l’intelligence qui est active. Donc ou bien le sage est lui-même un démon, ou bien il agit suivant un démon, et ce démon, pour lui, est un Dieu. - Il y aurait donc un démon même au-dessus de l’intelligence ? - Oui, puisque la réalité supérieure à l’intelligence est un démon pour lui. - Pourquoi n’a-t-il pas la sagesse dès le début de sa vie ? - C’est à cause du « trouble » qui résulte de la génération. Pourtant, même avant d’exercer sa raison, il a un mouvement intérieur qui tend à ce qui lui est propre. - Son démon le dirige-t-il complètement ? - Non ; car l’âme est constituée de telle manière que, avec telle nature, dans telles circonstances, elle ait telle vie et telle volonté. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6
  •  Pourtant Platon dit que le démon en question, après avoir conduit l’âme au Hadès, ne reste pas le même, à moins que l’âme ne choisisse une seconde fois la même vie. Mais que devient-il avant ce nouveau choix ? - Conduire les âmes au jugement, c’est, pour le démon, reprendre, à l’issue de la vie, la même forme qu’il avait avant la naissance ; et comme au début d’une nouvelle période, il reste auprès des âmes qui subissent le châtiment, pendant toute la durée qui s’écoule jusqu’à la seconde naissance ; mais ce n’est pas une vie, c’est l’expiation de leur vie. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Pour les âmes sorties du monde sensible, elles sont au dessus des démons ; elles ont surmonté la fatalité des naissances et l’ordre des choses visibles, tant qu’elles sont là-bas. Elles y ramènent avec elles l’essence qui, en elles, désirait la génération. Il est exact de dire que cette essence est « l’essence qui devient divisible dans les corps’" » en se multipliant et en se divisant, mais non pas en parties séparées dans l’espace ; car elle est la même en tous les points du corps, et elle y est tout entière, et elle est unique. Si un seul animal en engendre plusieurs, c’est qu’elle se divise comme nous le disons ; de même aussi, d’une seule plante en naissent plusieurs ; car cette essence est « divisible dans les corps ». Tantôt l’âme unique produit ces vies multiples en restant dans le même corps ; c’est le cas des plantes ; tantôt elle les produit après s’être retirée ; c’est que, alors, elle les avait produites avant son départ ; c’est ce qui arrive dans les boutures des plantes ou dans les cadavres d’animaux où, à la suite de la putréfaction, des vies multiples naissent d’une seule ; à cette naissance collabore aussi une puissance du même genre qui vient de l’univers, et qui est la même ici et partout ailleurs. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Si l’âme revient ici-bas, elle prend le démon qu’elle avait ou un autre, selon la vie qu’elle choisit. Son démon est comme la barque sur laquelle elle aborde ce monde ; puis « le fuseau de la nécessité » l’accueille et la fait se ranger, comme sur un navire, à la place d’où dépendra son sort. Le mouvement des sphères l’entraîne, comme le vent entraîne le passager sur le vaisseau, qu’il soit assis ou qu’il marche ; elle voit bien des spectacles divers, subit bien des changements et des accidents, comme le passager, sur le vaisseau, subit l’action du balancement du navire ou bien change de place de son propre mouvement, parce qu’il a sa manière à lui de se comporter sur le navire. Voyez, en effet, que, dans les mêmes conditions, tout le monde n’exécute pas le même mouvement, n’a pas la même volonté et n’agit pas de la même manière. Pour des hommes différents, que les circonstances soient identiques ou non, les résultats sont toujours différents ; pour d’autres, les événements sont toujours les mêmes, les circonstances fussent-elles différentes : tel est, en effet, leur destin. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    L’amour est-il un dieu, un démon, ou une passion de l’âme ? Y a-t-il une espèce d’amour qui est dieu ou démon, et une autre qui est passion ? En quoi consiste alors chacune de ces espèces ? Voilà des questions qu’il vaut la peine d’examiner, en parcourant les idées du vulgaire et celles des philosophes sur ce sujet. Souvenons-nous surtout des pensées du divin Platon, qui a beaucoup écrit sur l’amour en plusieurs de ses oeuvres. Il dit que l’amour n’est pas seulement une passion qui naît dans les âmes ; il affirme qu’il est un démon ; et il raconte sa naissance et son origine. À prendre d’abord la passion que nous attribuons à l’amour, nul n’ignore qu’elle est la cause par laquelle naît dans les âmes l’idée de s’unir aux belles choses ; et l’on sait que ce désir tantôt naît chez des hommes tempérants qui s’unissent à la beauté en ellemême, tantôt recherche une action fort laide. Mais il convient de partir de là pour examiner philosophiquement l’origine de chacune de ces deux formes. En admettant qu’il y a dans les âmes, avant l’amour lui-même, une tendance vers la beauté, une connaissance du beau, une affinité avec lui et un sentiment irraisonné de cette parenté, on atteindrait, je crois, la véritable cause de la passion amoureuse. Car la laideur est aussi contraire à la nature qu’à Dieu. La nature produit, son regard fixé sur le beau et sur la détermination qui se trouve dans la ligne du bien ; l’indétermination est laide, et elle est dans la ligne du mal. La nature naît de l’être intelligible, c’est-àdire, évidemment, du Bien et du Beau. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1

    Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette vision, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la vision se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 2

    Mais d’abord pourquoi les démons ne sont-ils pas tous des Éros ? De plus, pourquoi ne sont-ils pas, eux non plus, purs de toute matière ? - C’est que l’âme engendre un Éros quand elle désire le bien et le beau (et il n’y a point d’âmes dans le monde sensible qui n’engendrent ce démon), tandis que l’âme de l’univers est seule à engendrer les autres démons, et elle les engendre par des puissances très différentes ; ils amènent chaque être à sa fin et le gouvernent dans l’intérêt de l’univers. Si l’âme de l’univers suffit à cet univers, c’est qu’elle engendre des puissances démoniaques, qui correspondent à son action d’ensemble. - Mais pourquoi ces démons participent-ils à la matière ? Et à quelle matière ? - Ce n’est pas à la matière des corps ; car, alors, ils seraient des êtres vivants perceptibles aux sens. Si même ils revêtent des corps d’air ou de feu, leur nature doit être d’abord différente de ces corps, pour avoir part au corps ; un être pur ne s’unit pas immédiatement et complètement à un corps, bien que le démon comme tel soit, selon une opinion répandue, inséparable d’un corps d’air ou de feu. - En réalité les uns sont unis à un corps, les autres ne le sont pas. Pourquoi en serait-il ainsi, s’il n’y avait une cause à cette union ? Quelle est donc cette cause ? - Il nous faut supposer que c’est une matière intelligible ; un être uni à la matière intelligible arrive, par son intermédiaire, à s’unir à la matière des corps. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 6

    C’est pourquoi, dans le récit de la naissance d’Éros, Platon nous dit : « Poros est ivre de nectar ; car il n’y a pas encore de vin », ce qui veut dire : Éros est né avant les choses sensibles, et Pénia participe à une nature intelligible, et non point à une image ou à un reflet issu de l’intelligible ; venue là-bas, et mélangeant de la forme à de l’indétermination (c’est l’indétermination de l’âme qui n’a pas encore rencontré son bien, mais qui en pressent quelque chose dans l’image vague et mal définie qu’elle possède), elle enfante l’hypostase d’Éros. Comme la raison est venue en ce qui n’est point raison, mais désir vague et existence obscure, elle produit un être imparfait, incapable et besogneux ; car il est né d’un désir indéterminé et de la raison dans sa plénitude. Éros est donc la raison, mais une raison impure, qui renferme en ellemême un désir vague, déraisonnable et indéfini ; et ce désir ne sera pas satisfait, tant qu’Éros gardera en lui cette indétermination. Éros dépend de l’âme, puisqu’il a en elle son principe ; mais il est un mélange dérivé d’une raison qui n’est pas restée en elle-même et qui s’est unie à l’indétermination (bien que ce ne soit pas la raison elle-même qui ait contracté cette union, mais ce qui provient d’elle). Eros est comme le taon, qui ne possède rien par luimême ; quoi qu’il obtienne, il perd tout à nouveau. Il ne peut se rassasier parce qu’un être mélangé ne le peut pas ; seul, un être capable de trouver en lui-même la plénitude peut se rassasier véritablement. Mais lui, il est toujours dans le besoin, et désire toujours ; serait-il un moment rassasié, il ne garde rien ; il est sans ressources, à cause de son indigence ; mais il sait s’en procurer, grâce à la raison qui est en lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Poros est la raison venue des êtres intelligibles et intelligents, quand elle s’épanche et en quelque sorte se déploie ; alors elle s’approche de l’âme et vient en elle. Car, tant que la raison est dans l’intelligence, elle reste enroulée sur elle-même et ne laisse entrer en elle rien d’étranger ; or, puisque Poros s’enivre, c’est que sa plénitude lui vient d’ailleurs. Et qu’est-ce qui rassasie Poros de nectar, sinon la raison, quand elle déchoit d’un principe supérieur à un principe inférieur ? Cette raison passe alors de l’intelligence à l’âme ; c’est ce que signifie : Poros pénétra dans le jardin de Zeus, à l’époque où Aphrodité naquit. Un jardin, c’est l’éclat et la splendeur de la richesse. Le jardin doit son éclat à la raison de Zeus ; sa parure, c’est la lumière éclatante qui, partie de l’intelligence, pénètre dans l’âme. Que serait le jardin de Zeus s’il n’était la splendeur et l’éclat du dieu ? Que pourraient être cet éclat et ces parures, sinon les raisons qui émanent de lui ? Donc, en même temps que les raisons, se révèle Poros, qui est l’abondance et la richesse en beauté ; c’est ce que veut dire l’ivresse de Poros par le nectar. Qu’est-ce en effet que le nectar pour les dieux, sinon ce qu’obtient l’être divin ? Or, en descendant de l’intelligence, l’être divin emporte avec lui la raison. L’intelligence, elle, qui est dans un état d’entière satiété, ne s’enivre pas ; elle possède ce qu’elle a et ne reçoit rien d’étranger. Mais la raison, qui est un produit de l’intelligence et une hypostase postérieure à elle, n’est plus alors la raison de l’intelligence ; elle est en autre chose, dans le jardin de Zeus, nous dit Platon, où Poros est couché au moment même où Aphrodité vient à l’existence. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    Les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou par leurs puissances ; (d’ailleurs, même où [Platon] raisonne, il fait naître des êtres qui n’ont pas été engendrés, et il sépare des êtres qui n’existent qu’ensemble). Mais, après nous avoir instruits comme des mythes peuvent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données éparses -. Voici comment nous en faisons la réunion : l’âme unie à l’intelligence, tirant d’elle son existence, comblée par elle de raisons, belle de toutes les parures qu’elle en reçoit, comblée de richesse, laissant voir en elle l’éclat et l’image de toutes les beautés intelligibles, voilà Aphrodité dans son ensemble. Poros ou la richesse, ce sont toutes les raisons qui sont en elle, quand le nectar a coulé d’en haut. L’éclat dont l’âme resplendit, cette splendeur de vie, c’est le jardin de Zeus, où dort Poros, appesanti par le nectar dont il s’est gorgé. Le festin des dieux, c’est la vie qui se montre et persiste éternellement chez les êtres réels, la félicité dont ils jouissent. Quant à Éros, il a toujours été ce qu’il est, puisqu’il résulte de l’aspiration de l’âme au meilleur et au bien ; il existe toujours, dès le moment où l’âme existe. C’est un être mixte ; il y a en lui de l’ indigence, puisqu’il aspire à se rassasier ; mais il n’est pas sans ressources, puisqu’il cherche le complément de ce qu’il possède ; il ne chercherait pas le bien, s’il n’avait absolument aucune part au bien. Il est né de Poros et de Pénia, ce qui veut dire : le besoin et le désir, en se rencontrant dans l’âme avec le souvenir des raisons, produit en elle une activité, orientée vers le bien, qui est Éros. Sa mère est Pénia, parce que c’est toujours le besoin qui fait que l’on désire ; Pénia est la matière parce que la matière est besogneuse en tout, et parce que ce qu’il y a d’indéterminé dans le désir du bien (qui désire le bien n’a en effet en lui ni forme ni raison) rapproche de la matière l’être qui désire en tant qu’il désire. La forme ne visant qu’à ellemême a sa propre permanence en soi. Dès qu’un être désire recevoir, il s’offre comme matière à ce bien qui survient en lui. Éros est donc un être matériel, un démon né de l’âme, en tant que l’âme manque du bien et aspire à lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    Nous avons parlé des deux premiers êtres ; mais quel est le troisième, celui qui réfléchit pour faire, pour produire et pour diviser les idées vues par l’Intelligence et situées dans l’animal en soi ? Quel est donc cet être « qui réfléchit pour produire dans le monde sensible les choses qu’il voit là-bas ? » Certes Platon semble, mystérieusement, en faire un être différent des deux premiers ; à d’autres, il paraît que ces trois êtres, l’animal en soi, l’Intelligence et l’être qui réfléchit ne font qu’un ; ou encore et souvent les uns proposent un sens, et les autres un autre et pensent qu’il y a là trois êtres. - Peut-être celui qui divise les idées est en un sens l’Intelligence, et en un autre sens n’est pas l’Intelligence ; en tant que les choses divisées viennent de l’Intelligence, c’est l’Intelligence elle-même qui divise; mais en tant que l’Intelligence reste immobile et indivise, bien que les choses divisées (à savoir les âmes) viennent d’elle, c’est l’âme qui opère la division en âmes multiples. C’est pourquoi Platon dit que la division est l’oeuvre du troisième principe et qu’elle est dans le troisième principe, celui qui réfléchit ; réfléchir est la fonction non pas de l’Intelligence, mais de l’Âme dont l’acte se divise dans une nature divisible. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 1

    L’âme universelle ne naît nulle part et n’est venue à aucun endroit ; car il n’est pas de lieu pour elle ; et le corps participe d’elle, parce qu’il en est voisin. C’est pourquoi Platon ne dit pas qu’elle est dans le corps, mais que le corps est en elle. Les âmes particulières ont un lieu d’origine, c’est l’âme universelle, elles ont un lieu où elles descendent et où elles passent ; c’est aussi le lieu où elles remontent. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 3

    L’âme universelle est en haut, et il est dans sa nature d’y être ; à sa suite est l’univers, dont une partie est voisine de l’âme et l’autre au-dessous du soleil. L’âme particulière, en se portant vers ce qui est au-dessus d’elle, est illuminée, et elle réside dans l’être ; en se portant vers ce qui est au-dessous, elle va vers le non-être. Et c’est ce qu’elle fait lorsqu’elle se porte, vers elle-même ; car, lorsqu’elle tend vers elle-même, elle produit au-dessous d’elle une image d’elle, sans réalité. Elle-même est sans terrain solide, et perd toute détermination fixe ; et son image est tout ce qu’il y a de plus indéterminé et obscur ; privée de raison et d’intelligence, cette image est à une très grande distance de l’être. À ce moment, l’âme est encore à sa place propre, dans la région intermédiaire ; mais elle jette de nouveau un regard sur l’image ; par ce second coup d’œil, elle lui donne une forme, et, contente, elle descend en elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 3

    L’âme est comme la vue, et l’intelligence comme l’objet visible ; indéterminée avant d’avoir vu l’intelligence, l’âme a une disposition naturelle à penser ; et elle est à l’intelligence comme la matière à la forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 5

    Mais l’Ame, elle, ne reste pas immobile en produisant ; elle se meut pour engendrer une image d’elle-même ; en se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée ; et, en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation, et dans les plantes, la nature. Pourtant rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède ; c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes ; elle s’y avance en un sens, puisque le principe végétatif appartient à l’âme ; mais elle ne s’y avance pas tout entière ; elle vient dans les plantes, parce qu’en descendant jusque là dans la région inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par bienveillance envers les êtres inférieurs ; mais pour cette partie supérieure d’elle-même qui se rattache à l’Intelligence et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en elle-même. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1

    La procession se fait donc ainsi du premier au dernier ; chaque chose reste toujours à sa place propre ; la chose engendrée a un rang inférieur à celui de son générateur ; et chaque chose devient identique à son guide, tant qu’elle suit ce guide. Lorsque l’âme vient dans la plante, c’est une partie d’elle-même qui est dans la plante ; c’est sa partie la plus audacieuse et la plus imprudente, puisqu’elle s’est avancée jusque-là. Lorsque l’âme est dans une bête, c’est la prédominance de la puissance sensitive qui l’y a conduite. Lorsqu’elle entre dans l’homme, son activité ou bien se borne au raisonnement, ou bien procède de l’intelligence : car l’âme a une intelligence propre et a d’elle-même la volonté de comprendre et de se mouvoir. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    Reprenons donc : - Lorsque l’on coupe les rejetons ou le bout des branches d’un arbre, où s’en va la portion de l’âme qui est en eux ? ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

  •  Et la portion de l’âme arrivée dans les plantes n’engendre-t-elle rien à son tour ? - Elle engendre la plante dans laquelle elle réside. Mais il faut examiner la question, en partant d’un autre principe. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    Mais il vaut mieux, pour bien saisir ce caractère de l’être qui pense, partir de l’âme et remonter. Supposons donc une double lumière, en bas l’âme, et dans une région plus pure, l’objet intelligible de l’âme. Supposons ensuite que la lumière qui voit est égale à celle qui est vue. Nous ne pouvons plus alors les séparer ni les distinguer, et nous affirmerons que les deux lumières n’en font qu’une. Il y a acte de pensée, parce qu’il y a deux lumières ; mais l’on ne voit qu’une lumière. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 1

    Mais laissons là les arts. Considérons des choses, dont, nous dit-on, leurs acuvres sont les images, les choses qui naissent naturellement et que l’on appelle des beautés naturelles, animaux raisonnables ou sans raison, tous en général et surtout ceux d’entre eux qui sont bien réussis, parce que celui qui les a façonnés et créés a dominé la matière et y a produit la forme qu’il voulait. Qu’est-ce donc que leur beauté ? Ce n’est certes pas leur sang ni leurs menstrues ; mais ce n’est pas non plus leur couleur, qui est différente pour chacun, ni leur forme extérieure ; ou bien cette beauté n’est rien, ou bien elle est une chose sans figure. Elle est une chose simple, qui enveloppe en quelque sorte l’objet comme sa matière. D’où vient l’éclat de la beauté de cette Hélène si disputée, ou de ces femmes comparables à Aphrodité ? D’où vient la beauté d’Aphrodité elle-même, ou bien de tous ceux qui sont parfaitement beaux dans la race humaine, ou bien des dieux qui se montrent à nos regards, ou qui, sans être venus jusqu’à nous, possèdent une beauté visible ? N’est-ce pas dans tous les cas une forme, venue du générateur à l’engendré, comme dans les arts, disions-nous, elle vient des arts à leurs produits ? Quoi ! les produits et la raison inhérente à la matière seraient beaux, mais la raison qui n’est plus dans la matière mais dans le producteur ne serait pas belle, elle qui est première, qui est immatérielle, qui se réduit à une unité indivisible I Pourtant, si c’était la masse matérielle qui était belle en tant que masse, il faudrait que la raison productrice ne fût pas belle, puisqu’elle n’est pas une masse. Mais si une même forme nous touche autant, qu’elle soit en un être de petite masse ou de grande taille, si elle a la force de créer des dispositions dans l’âme du spectateur, ce n’est pas à l’étendue de la masse qu’il faut attribuer la beauté. La preuve, c’est que nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste extérieure; mais elle nous émeut, dès qu’elle nous devient intérieure ; or, à travers les yeux, seule passe la forme ; comment la masse passerait-elle par un si petit espace ? Mais la forme entraîne avec elle la grandeur, non pas la grandeur qui s’étend dans la masse, mais celle qui vient, en l’objet, de la forme. De plus le producteur de la beauté doit être ou laid, ou indifférent, ou beau. Laid, il n’aurait pu produire son contraire ; indifférent, pourquoi aurait-il produit le beau plutôt que le laid ? D’ailleurs la nature qui produit des choses si belles est belle bien avant elles; mais nous, qui ne sommes pas habitués à voir l’intérieur des choses, qui ne le connaissons pas, nous recherchons l’extérieur, et nous ignorons que c’est l’intérieur qui nous émeut; comme un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, chercherait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait. Une autre preuve que c’est bien autre chose qu’on recherche. et que la beauté n’est pas dans la grandeur, c’est « la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations », en général, celle qui est dans les âmes ; oui, il n’y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l’on voit en quelqu’un, on l’aime sans égard à son visage, qui peut être laid ; on laisse là toute son apparence extérieure, et l’on recherche sa beauté intérieure. Si elle ne vous fait pas dire qu’il est beau, vous serez incapable, en regardant en vous, de vous apercevoir vous-niênre comme beau; et dans ces conditions, il serait vain de chercher cette beauté ; car c’est dans la laideur et dans l’impureté que vous la chercheriez. Aussi nos discours sur ce sujet ni, s’adressent pas à tous les hommes : si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-vous. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 2

    Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc  , et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 3

    Toutes les choses qui naissent, ceuvres de l’art ou de la nature, sont des produits d’une sagesse, et c’est toujours une sagesse qui en dirige la production. Si des arts se conforment à la sagesse dans sa production, arrêtons-nous à ces arts. Mais l’artisan remonte souvent jusqu’à la sagesse naturelle, selon laquelle les choses de la nature ont été produites : sagesse qui n’est pas faite de théorèmes, mais qui est totale, qui est une unité, non qu’elle soit composée de plusieurs termes qu’elle ramène à l’unité ; bien plutôt, partant de cette unité, elle se décompose en pluralité. Si donc l’on met cette sagesse la première, il suffit ; elle ne vient plus d’autre chose, et elle n’est plus « en autre chose ». Si l’on dit qu’elle est une raison dans la nature et que la nature en est le principe, nous demanderons d’où elle le tient; si c’est d’autre chose, quelle est cette chose; si c’est d’elle-même, arrêtons-nous là ; mis si l’on remonte à l’Intelligence, il nous faut voir alors si l’Intelligence a engendré cette sagesse ; si oui, d’où l’a-t-elle engendrée ? si c’est d’elle-même, ce serait impossible à moins qu’elle ne fût elle-même sagesse. Donc la vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse ; le prix de l’être lui vient de la sagesse, et, parce qu’il vient de la sagesse, il est l’être véritable. Aussi les êtres qui ne possèdent pas la sagesse, sont dés êtres parce qu’ils existent gràce à la sagesse, mais ne sont pas des êtres véritables parce qu’ils n’ont pas en eux la sagesse. Il ne faut donc pas croire que là-bas les dieux et les bienheureux contemplent des propositions ; il n’y a là-bas aucune formule exprimée qui ne soit une belle image, telle qu’on se représente celles qui sont dans l’âme de l’homme sage, non pas des dessins d’images mais des images bien réelles. C’est pourquoi les anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des substances. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 5

    Voilà ce que contemple chacun des dieux, ce que contemple le dieu universel, ce que contemplent aussi les âmes qui, là-bas, voient toutes choses ; du début à la fin, elles embrassent toutes choses ; c’est qu’elles sont là-bas, du moins par tout ce qui, en elles, est là-bas par sa nature ; mais souvent aussi, c’est l’âme tout entière qui est là-bas, lorsqu’elle ne se divise pas en parties s. Donc contemplant tout cela, Zeus et ceux d’entre nous qui sont ses aimés, qui voient en dernier lieu, au-dessus de tout, la beauté totale et qui participent à la beauté de là-bas ; car tout y est brillant, et ceux qui sont là-bas, pénétrés de cette lumière, deviennent eux-mêmes des êtres beaux : tels souvent des hommes, montés sur ces collines dont le sol se dore de lumière, sont baignés de cette lumière et se teignent des couleurs du sol où ils marchent. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10

    Là-bas, la couleur qui rayonne sur tout, c’est la beauté ; ou plutôt tout est couleur et beauté, jusque dans ses profondeurs : et le beau n’est pas une chose différente de lui et qui rayonnerait sur lui. Mais il en est qui ne la voient pas tout entière et qui croient que leur impression est une vision ; d’autres, complètement enivrés et remplis de ce nectar, chez qui la beauté pénètre l’âme tout entière, ne sont plus seulement de simples spectateurs ; il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu : qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses saris savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il les contemple comme un objet qu’on voit ; il aspire à les voir; or tout ce que l’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-mcme, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10

    Donc le dieu (Cronos) est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils (Zeus) le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a la plénitude de beauté; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils : si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la « mutilation » qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son vestige ; par ce vestige, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-mcme ; être laid, c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau ; être laid, c’est ignorer. Ce qu’on a dit suffit-il pour amener à comprendre clairement ce qu’est le lieu intelligible, ou faut-il revenir sur ce sujet en suivant une autre méthode ? ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 13