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HB: Sacrifice

sábado 3 de fevereiro de 2024

  

Dans cet éternel commencement, il n’y a que l’Identité Suprême de "Cet Un" (tad êkam) (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 129,1-3; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VI, 4, 8, 3 ; Jaiminîya Brâhmana, III, 359; Shatapatha Brâhmana, X, 5, 3, 1, 2.), sans distinction d’être et de non-être, de lumière et de ténèbres, ou encore sans séparation du ciel et de la terre. Le Tout est alors contenu dans le Principe, que l’on peut désigner par les noms de Personnalité, Ancêtre, Montagne, Dragon, Serpent sans fin. Relié à ce principe comme fils ou comme frère puîné - comme alter ego plutôt que comme principe distinct - apparaît le Tueur de Dragon, né pour supplanter le Père et prendre possession du Royaume, et qui en distribuera les trésors à ses séides (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 124, 4.). Car, s’il doit y avoir un monde, il faut que la prison soit détruite et ses potentialités libérées. Cela peut se faire, soit avec la volonté du Père, soit contre sa volonté. Le Père peut "choisir la mort en faveur de ses enfant (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 13, 4. "Ils ont fait de Brihaspati le Sacrifice, Yama a réparti son propre corps aimé".)", ou bien les Dieux peuvent lui imposer la passion et faire de lui leur victime sacrificielle (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 90, 6-8. "Ils ont fait du Premier-Né leur victime sacrificielle".). Ce ne sont pas là des doctrines contradictoires, mais des façons différentes d’exposer une seule et même histoire. En réalité, le Tueur et le Dragon, le sacrificateur et la victime sont Un en esprit derrière la scène, où il n’y a pas de contraires irréductibles, tandis qu’ils sont ennemis mortels sur le théâtre où se déploie la guerre perpétuelle des Dieux et des Titans (NA: Le mot dêva, comme ses analogues theos, deus, peut être employé au singulier pour "Dieu" ou au pluriel pour "dieux", souvent pour "Anges" ou "Demi-dieux", de même que nous disons "Esprit" en entendant le Saint-Esprit, alors que nous parlons également d’"esprits" et notamment d’"esprits malins". Les "Dieux" de Proclus   sont les "Anges" de Denys. Ceux qu’on peut appeler les "grands Dieux" sont les Personnes de la Trinité, Agni, Indra-Vâyu, Âditya, ou Brahmâ, Shiva, Vishnu, que l’on ne doit distinguer, et encore pas toujours nettement, que par rapport à leurs fonctions et leurs sphères d’opération. Les mixtæ personæ des entités duelles Mitrâvarunau et Agnêndrau sont la forme du Sacerdoce et de la Royauté in divinis ; leurs sujets, les "dieux multiples", sont les Maruts ou les Vents. Leurs équivalents en nous sont respectivement le Souffle immanent et central, désigné souvent comme Vâmadéva, souvent comme l’Homme Intérieur ou le Soi immortel, et les Souffles, ses dérivés et "sujets", autrement dit les facultés de voir, d’entendre, de penser, etc., dont notre "âme" élémentaire est un composé homogène, de même que notre corps est composé de parties fonctionnellement distinctes, mais agissant à l’unisson. Les Maruts et les Souffles peuvent agir par obéissance au principe qui les gouverne, ou se rebeller contre lui. Tout ceci est bien entendu un énoncé très simplifié. Cf. n. 35, p. 50.). 16 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

La passion est à la fois un épuisement et un démembrement. Le Serpent sans fin, qui demeurait invincible tant qu’il était l’Abondance une (NA: Taittirîya Aranyaka, V, 1, 3 ; Maitri Upanishad  , 11, 6 (a).), est disjoint et démembré comme un arbre que l’on abat et que l’on coupe en rondins (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 32.). Car le Dragon, comme nous allons le voir maintenant, est aussi l’Arbre du Monde, et il y a là une allusion au "bois" dont est fait le monde par le Charpentier (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 31, 7 ; X, 81, 4 ; Taittirîya Brâhmana, 11, 8, 9, 6 ; cf. Rig Vêda Samhitâ, X, 89, 7 ; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VI, 4, 7, 3.). Le Feu de la Vie et l’Eau de la Vie (Agni et Soma, le Sec et l’Humide), tous les Dieux, tous les êtres, les sciences et les biens, sont dans l’étreinte du Python, qui, en tant que "Constricteur" (namuchi), ne les relâchera pas tant qu’il ne sera pas frappé et réduit à s’entrouvrir et à palpiter (NA: Rig Vêda Samhitâ, 1, 54, 5, chvasanasya... chushnasya ; V, 29, 4, chvasantam dânavam ; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 2, 4, janjabhyamânâd agnîshomau nirakrâmatâm ; cf. Shatapatha Brâhmana, I, 6, 3, 13-15.). De ce Grand Être, comme d’un feu abattu et fumant, sont exhalés les Écritures, le Sacrifice, les mondes et tous les êtres (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 5, 11, mahato bhûtasya... êtânî sarvâni nihshvasitâni ; Maitri Upanishad  , VI, 32, etc. "Car toutes choses sont issues d’un seul être" (B?hme, Sig. Rer., XIV, 74). Également dans Rig Vêda Samhitâ, X, 90.), le laissant épuisé de ce qu’il contenait et semblable à une dépouille vide (NA: Shatapatha Brâhmana, 1, 6, 3, 1.5, 16.). Il en est de même de l’Ancêtre quand il a émané ses enfants, il est vidé de ses possibilités de manifestation, et tombe relaxé (NA: "Il est dépourvu d’attaches, vyasransata, c’est-à-dire non lié, ou disjoint, de telle sorte que, ayant été sans jointures, il est articulé, ayant été un, il est divisé et vaincu, comme Makha (Taittirîya Aranyaka, 1, 3) et Vritra (originellement sans jointures, Rig Vêda Samhitâ, IV, 19, 3, mais désunis, I, 32, 7). Pour la "chute" et la restauration de Prajâpati, voir Shatapatha Brâhmana, I, 6, 3, 35 et passim ; Panchavimsha Brâhmana, IV, 10, 1 et passim ; Taittirîya Brâhmana, 1, 2, 6, 1 ; Aitarêya Aranyaka, III, 2, 6, etc. C’est par référence à sa "division" que, dans Katha Upanishad  , V, 4, la déité (dêhin) immanente est dite "dépourvue d’attaches" (visransamâna) ; car il est un en soi-même, mais multiple en tant qu’il est dans ses enfants (Shatapatha Brâhmana, X, 5, 2, 16), à partir desquels il ne peut pas facilement se réunir (voir note 21).), vaincu par la Mort (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 4, 4, 1.), bien qu’il doive survivre à cette épreuve (NA: Panchavimsha Brâhmana, VI, 5, 1 (Prajâpati) ; cf. Shatapatha Brâhmana, IV, 4, 3, 4 (Vritra).). Les positions sont alors renversées , car le Dragon igné ne sera pas détruit et ne peut l’être, mais entrera dans le Héros, à la question duquel : "Quoi donc, me consumerais-tu?" il répond : "Je vais plutôt t’attiser (éveiller, raviver), afin que tu puisses manger (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 4, 12, 6. La nourriture est, d’une façon tout à fait littérale, consumée par le Feu digestif. Ainsi, quand on annonce un repas rituel, on dit : "Allume le Feu"... ou "Viens au festin", en manière de benedicite. Chose digne de remarque, tandis que l’on désigne habituellement le Soleil ou l’Indra solaire comme le "Personnage dans l??il droit", on peut tout aussi bien dire que c’est Chushna (le Consumeur) qui est frappé et qui, lorsqu’il tombe, entre dans l??il comme dans sa pupille, ou que Vritra devient l??il droit (Shatapatha Brâhmana, III, 1, 3, 11, 18). C’est une des nombreuses modalités par lesquelles "Indra est maintenant ce que Vritra était".)." L’Ancêtre, dont les enfants sont comme des pierres dormantes et inanimées, se dit : "Entrons en eux pour les éveiller" ; mais, tant qu’il est un, il ne peut le faire, c’est pourquoi il se divise en pouvoirs de perception et de «consommation», et il étend ces pouvoirs depuis sa retraite secrète dans la caverne du coeur jusqu’à leurs objets, à travers les portes des sens, en pensant : "Mangeons ces objets". Ainsi "nos" corps sont mis en possession de la conscience, l’Ancêtre étant leur moteur (NA: Maitri Upanishad, II, 6 ; cf. Shatapatha Brâhmana, III, 9, 1, 2 et Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 46, 1-2. "Celui qui meut", comme dans Paradiso, I, 116. Questi nef   cor mortali è permotore. Cf. Platon  , Lois, 898 C.). Et, du fait que ce sont les Dieux Multiples ou les Mesures Multiples du Feu dans lesquels il s’est ainsi divisé, qui constituent "nos" énergies et "nos" pouvoirs, on peut dire de la même façon que «les Dieux sont entrés dans l’homme, qu’ils ont fait d’un mortel leur demeure (NA: Atharva Vêda Samhitâ, XI, 8, 18 ; cf. Shatapatha Brâhmana, II, 3, 2, 3 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 14, 2, mayy êtâs sarvâ dêvatâh. Cf. Kaushîtaki Brâhmana, VII, 4 imê purushê dêvatâh; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V I, 1, 4, 5, prânâ vai dêvâ... têshu paroksham juhoti ("Les Dieux dans cet homme... Ils sont les Souffles... en eux il sacrifie en mode transcendant").)". Sa nature passible est devenue maintenant la "nôtre", et, à partir de cet état, il ne peut pas aisément se rassembler ou se restituer lui-même, dans sa pleine et entière unité (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 5, 2, 1. Prajâpatih prajâ srishtwâ prênânu pravishat, tâbhyâm punar sambhavitum nâshaknot ; Shatapatha Brâhmana, I, 6, 3, 36, sa visrastaih parvabhih na shashâka samhâtum.). 18 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

On a compris que la déité est implicitement ou explicitement une victime volontaire. Ceci est reflété dans le Rite humain, où le consentement de la victime, qui a dû être humaine à l’origine, est toujours assuré suivant les formes. Dans l’un ou l’autre cas, la mort de la victime est aussi sa naissance, en accord avec la règle infaillible qui veut que toute naissance ait été précédée d’une mort. Dans le premier cas il y a naissance multiple de la déité dans les êtres vivants, dans le second ils renaissent en elle. Mais, même ainsi, il est reconnu que le sacrifice et le démembrement de la victime sont des actes de cruauté, voire de perfidie (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 1, 2 ; II, 5, 3, 6 ; cf., VI, 4, 8, 1 ; Shatapatha Brâhmana, I, 2, 3, 3 ; III, 9, 4, 17 ; XII, 6, 1, 39, 40 ; Panchavimsha Brâhmana, XII, 6, 8, 9 ; Kaus. Up., III, 1, etc. ; cf. Bloomfield dans Journal of the American Oriental Society, XV, 161.). C’est là le péché originel (kilbisha) des Dieux, auquel tous les hommes participent du fait même de leur existence distincte et de leur façon de connaître en termes de sujet et d’objet, de bien et de mal, et auquel l’Homme Extérieur doit d’être exclu d’une participation directe (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 4, 12, 1, Aitarêya Brâhmana, VII, 28.) à "ce que les Brâhmanes entendent par Soma". Les formes de notre "connaissance", ou plutôt de notre "opinion" (avidyâ) ou de notre "art" (mâyâ), le démembrent chaque jour. Une expiation pour cette ignorantia divisiva est fournie dans le Sacrifice, où, par le renoncement à lui-même de celui qui l’offre, et par la restitution de la déité démembrée dans son intégrité et sa plénitude premières, la multitude des "soi" est réduite à son Principe unique. Il y a ainsi multiplication incessante de l’Un inépuisable et unification incessante de l’indéfinie Multiplicité. Tels sont les commencements et les fins des mondes et des individus, produits d’un point sans lieu ni dimensions, d’un présent sans date ni durée, accomplissant leur destinée, et, après leur temps achevé, retournant "chez eux", dans la Mer ou le Vent où leur vie prit origine, affranchis par là de toutes les limitations inhérentes à leur individualité temporelle (NA: Pour le retour des "Fleuves" vers la "Mer" où leur individualité se perd, de sorte que l’on parle seulement de la mer : Chândogya Upanishad, VI, 10, 1 ; Prashna UP., VI, 5, Mund. Up.  , IlI, 2, 8 ; Angutara Nikâya, IV, 198 ; Udâna, 55, et de même Lao Tseu, Tao Te King  , XXXII ; Rûmî  , Mathnawî, VI, 4052, Maître Eckhart   (dans Pfeiffer, p. 314), tout à l’effet que "Wenn du das Tröpflein wist im grossen Meere nennen, Den wirst du meine Seel’im grossen Gott erkennen" (Angeles Silesius  , Cherubinische Wandersmann, II, 15) ; "e la sua volontate è nostra pace ; ella è quel mare, al quai tutto se mose" (Dante  , Paradiso III, 85, 86). Pour le "retour" (en Agni), Rig Vêda Samhitâ, I, 66, 5, V, 2, 6) ; (en Brahma), Maitri Upanishad, VI, 22: (dans la "Mer"), Prashna Up., VI, 5 ; (dans le Vent), Rig Vêda Samhitâ, X, 16, 3 ; Atharva Vêda Samhitâ, X, 8, 16 (ainsi que Katha Up., IV, 9 ; BU  , I, 5, 23) ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 1, 1, 2, 3, 12 ; Chândogya Upanishad, IV, 3, 1-3 ; (vers le summum bonum, fin dernière de l’homme), Samyutta Nikâya, IV, 158 ; Sutta Nipâta, 1074-6 ; Mil. 73 ; (vers notre Père), Luc, 15, 11 f.). 20 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Le Mythe

Le Sacrifice (yajna) dont il s’agit est une répétition mimée et rituelle de ce que firent les Dieux au commencement ; il constitue à la fois un péché et une expiation. Nous ne comprendrons pas le Mythe tant que nous n’aurons pas accompli le Sacrifice, ni le Sacrifice avant d’avoir compris le Mythe. Mais, avant que nous puissions tenter de comprendre l’opération, il faut se demander Qui est Dieu et Qui nous sommes. 25 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Par là Il est soumis à notre ignorance, et souffre pour nos péchés. Mais alors, qui peut être délivré ? et par qui ? et de quoi ? Il vaudrait mieux demander, eu égard à cette liberté absolument inconditionnelle, Qui est libre maintenant et à jamais des limitations que la notion même d’individualité implique ? (aham cha marna cha, "Moi et le mien" ; kartâ’ham iti, "Je suis un être agissant (NA: Bhagavad Gîtâ, III, 27; XVIII, 17 ; cf. Jaiminîya Upanishad Brâhmana, I, 5, 2 ; Brihadâranyaka Upanishad, III, 7, 23; MU;, VI, 30, etc. Également Samyutta Nikâya, II, 252 ; Udâna, 70, etc. A l’idée du "Je suis" (asmimâna) et du "Je fais" (kartâ’ham iti) correspond le grec oiesis = doxa (Phèdre  , 92 A, 244 C). Pour Philon   oiesis est à l’ignorance (I, 93) ; la pensée qui dit "Je plante" est impie (I, 53) ; "je ne trouve rien d’aussi honteux que de supposer que j’exerce mon esprit ou mes sens" (I, 78). Plutarque accouple oihma et tujos. C’est de ce même point de vue que saint Thomas dit que, "pour autant que les hommes sont pécheurs, ils n’existent pas du tout" (Sum. Theol., I, 20, 2, ad 4) ; et, en accord avec l’axiome Ens et bonum convertuntur, sat et asat ne sont pas seulement "l’être" et le "non-être", mais aussi le "bien" et le "mal" (Par ex. dans Maitri Upanishad, III, 1 et Bhagavad Gîtâ, XIII, 21). Tout ce que "nous" faisons en plus ou en moins de ce qui est juste est une faute, et doit être regardé simplement comme n’ayant pas été fait du tout. Par exemple, "Dans la louange, omettre c’est ne pas louer, en dire trop, c’est mal louer, louer exactement, c’est louer effectivement" (Jaiminîya Brâhmana, I, 356). Ce qui n’a pas été fait "en règle" pourrait aussi bien n’avoir pas été fait du tout et n’est, à strictement parler, "pas un acte" (akritam, "unthat"), c’est la raison de l’accent redoutable mis sur la notion d’un accomplissement "correct" des rites et des autres actes. Il en résulte finalement que "nous" sommes les auteurs de tout ce qui est mal fait, et qui par là même n’est pas fait du tout en réalité, tandis que, de tout ce qui est effectivement fait, l’auteur est Dieu. De même que, selon notre propre expérience, si je fais une table qui ne tient pas debout, je ne suis pas menuisier et la table n’est pas réellement une table ; tandis que, si je fais une vraie table, ce n’est pas par moi en tant qu’homme, mais par l’"art" qu’en réalité la table est faite, "Je" étant seulement une cause efficiente. De la même façon le Soi Intérieur se distingue du soi élémentaire comme le moteur (kârayitri) se distingue de l’agent (kartri, Maitri Upanishad, III, 3, etc. ). L’opération est mécanique et serve ; l’agent est libre seulement dans la mesure où sa propre volonté est à ce point identifiée à celle de son maître qu’il devient son propre "patron" (kârayitri) "Ma servitude est liberté parfaite".)"). La liberté est par rapport à soi-même, au "Je" et à ses affections. Celui-là seulement est libre des vertus et des vices et de toutes leurs fatales conséquences, qui n’est jamais devenu qui que ce soit ; celui-là seulement peut l’être qui n’est plus désormais qui que ce soit ; on ne peut être libéré de soi-même tout en demeurant soi-même. La délivrance du bien et du mal, qui semblait impossible et qui l’est en effet pour l’homme défini comme agissant et pensant, celui qui, à la question : "Qui est-ce ? répond : "C’est moi", cette délivrance n’est possible qu’à celui-là seul qui, à la Porte du Soleil, à la question : "Qui es-tu ?" peut répondre : "Toi-même (NA: Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, etc. Cf. mon "The ’E’ at Delphi", Review of Religion, nos. 1941.)". Celui qui s’est emprisonné lui-même doit se libérer lui-même, et cela ne peut se faire qu’en réalisant l’affirmation : «Tu es Cela". C’est aussi bien à nous de le libérer en connaissant Qui nous sommes, qu’à Lui de Se libérer lui-même en sachant Qui Il est. C’est pourquoi, dans le Sacrifice, celui qui l’offre s’identifie à la victime. 36 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme Théologie et Autologie

Le Sacrifice reflète le Mythe mais, comme tout reflet, en sens inverse. Ce qui était un processus de génération et de division devient ici un processus de régénération et d’unification. Des deux "soi" qui habitent ensemble dans le corps et qui y ont leur départ, le premier est né de la femme, et le second du Feu sacrificiel, matrice divine où la semence de l’homme doit naître de nouveau, autre qu’il n’était. Jusqu’à ce qu’il soit né de nouveau, l’homme n’a que le premier soi, le soi mortel (NA: Jaiminîya Brâhmana, I, 17 ; Shatapatha Brâhmana, VII, 2, 1, 6 avec VII, 3, 1, 12; Brihadâranyaka Upanishad, II, 1, 11 ; Sutta Nipâta, 160, et d’innombrables textes distinguant les deux soi. La doctrine selon laquelle duo sunt in homine est universelle, et notamment hindoue, islamique, platonicienne, chinoise et chrétienne. Cf. "On being in one’s right mind". Rev. ot Religion, VII, 32 f.). Offrir un sacrifice, c’est naître, et l’on peut dire qu’"en vérité, il est encore non-né celui qui n’offre pas de sacrifice (NA: Shatapatha Brâhmana, I, 6, 4, 21 ; III, 9, 4, 23 ; Kaushîtaki Brâhmana, XV, 3 ; Jaiminîya Upanishad Brâhmana, III, 14, 8. Cf. Jean. 3, 3-7.)". Et encore, quand l’Ancêtre notre Père "a émis ses enfants et tendrement (prêma, snêhavachêna) demeure en eux, il ne peut plus, à partir d’eux, se réunir à Lui-même" (punar sambhû) (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 5, 2, 1 ; cf. Shatapatha Brâhmana, I, 6, 3, 35, 36 ; Shankarâchârya, Br. Sûtra, II, 3, 46.). Aussi s’écrie-t-il : "Ceux-là s’épanouiront qui, d’ici-bas, me réédifieront" (punar chi) : Les Dieux L’ont édifié, et ils se sont épanouis; ainsi celui qui offre le Sacrifice s’épanouit aujourd’hui même dans ce monde-ci et dans l’autre (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 5, 2, 1. Non seulement les desservants eux-mêmes, mais la création tout entière participent aux bienfaits du Sacrifice (Shatapatha Brâhmana, I, 5, 2, 4 ; Chândogya Upanishad, V, 24, 3).). Celui qui offre le Sacrifice, en édifiant l’(autel du) Feu "de tout son esprit et de tout son moi (NA: Shatapatha Brâhmana, III, 8, 1, 2.)" ("ce Feu sait qu’il est venu pour se donner à moi (NA: Shatapatha Brâhmana, II, 4, 1, 11 ; IX, 5, 1, 53.)"), "réunit» (samdhâ, samskri) du même coup la déité démembrée et sa propre nature séparée. Car il serait dans une grande illusion, il serait simplement une bête, s’il disait : "Il est quelqu’un, et moi un autre (NA: Brihadâranyaka Upanishad, I, 4, 10 ; IV, 5, 7 ; Cf. Maître Eckhart, "Wer got minnet für sinen got unde got an betet für sinen got und im dâ mite lâzet genüegen daz ist nur als, ein angeloubic mensche" (Pfeiffer, p. 469).)". 44 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Le Sacrifice est d’obligation : "Nous devons faire ce que les Dieux firent autrefois (NA: Shatapatha Brâhmana, VII, 2, 1, 4.)". En fait, on en parle souvent comme d’un "travail" (karma). Ainsi, de même qu’en latin operare = sacra facere = hieropoiein, de même dans l’Inde, où l’accent est mis si fortement sur l’action, bien faire signifie faire des actes sacrés. Seul le fait de ne rien faire - et mal faire revient à ne rien faire - est vain et profane. A quel point l’acte sacré est analogue à tout autre travail professionnel, on s’en rendra compte si l’on se souvient que les prêtres ne sont rémunérés que lorsqu’ils opèrent pour autrui, et que recevoir des cadeaux n’est pas licite lorsque plusieurs hommes sacrifient ensemble pour leur propre compte (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 2, 10, 2. A une telle "session rituelle" (sattra) le Soi (Âtman, l’Esprit) est la rétribution (dakshina) et c’est dans la mesure où les sacrificateurs obtiennent le Soi en récompense qu’ils gagnent le ciel (âtmâ-dakshinam vai sattram, dtmânam êva nîtwâ swargam lokam yanti, Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 4, 9, 1 ; cf. Panchavimsha Brâhmana, IV, 9, 19). "Dans une session, le Soi est le salaire... Que je saisisse ici mon Soi comme rétribution, pour ma gloire, pour le monde du ciel, pour l’immortalité" (Kaushîtaki Brâhmana, XV, 1). Par contre, dans le cas des sacrifices accomplis pour autrui, comme dans le cas d’une Messe dite pour d’autres, un salaire est dû aux prêtres, qui, en tant que pères spirituels, permettent à celui qui offre le Sacrifice de naître de nouveau du Feu sacrificiel, du sein de Dieu (Shatapatha Brâhmana, IV, 3, 4, 5 ; Aitarêya Brâhmana, III, 19, etc.). Mais, dans l’interprétation sacrificielle de la "totalité de la vie", l’ardeur, la générosité, l’innocence et la véracité sont les "salaires des prêtres" (Chândogya Upanishad, III, 17, 4).). Le Roi, comme suprême Patron du Sacrifice pour son Royaume, représente le sacrificateur in divinis, et constitue lui-même le type de tous les autres sacrificateurs. 45 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

On a souvent fait remarquer que le Sacrifice était conçu comme un commerce entre les Dieux et les hommes (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), I, 8, 4, 1 ; Atharva Vêda Samhitâ, III, 15, 5, 6. Cf. Rûmî, Mathnawî, VI, 885; et Math., 5, 12, merces vestra copiosa est in c?lis.). Mais on s’est rarement rendu compte qu’en introduisant dans la conception traditionnelle du commerce des notions empruntées à nos féroces transactions commerciales, nous avons faussé notre compréhension du sens originel de ce commerce, qui était alors du type potlatsh, c’est-à-dire bien plus une compétition pour donner qu’une compétition pour prendre, comme fait le nôtre. Celui qui offre le Sacrifice sait, quelle que soit la raison pour laquelle il l’offre, qu’il recevra en retour pleine mesure, ou plutôt mesure supérieure, car si son trésor à lui est limité, celui de l’autre partie est inépuisable. "Il est l’Impérissable (syllabe, Om), parce qu’il dispense à tous les êtres, et que nul ne peut dispenser par-delà Lui (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 2, 2. "Lui", le Souffle (prâna) immanent, pneuma. Le point à noter est que la Syllabe transcendante (akshara = Om) est la source de tous les sons proférés (cf. Chândogya Upanishad, II, 23, 24), demeurant elle-même inépuisable (akshara), répandant mais jamais répandue.)". Dieu donne autant que nous pouvons prendre de Lui, et la mesure dépend de celle dans laquelle nous nous sommes abandonnés "nous-mêmes". Ces paroles des hymnes sous-entendent une fidélité de féaux plutôt que des obligations d’affairistes : «Tu es nôtre et nous sommes à Toi", "Que nous soyons tes bien-aimés, ô Varuna", "Puissions-nous être à Toi pour que Tu nous donnes un trésor (NA: Rig Vêda Samhitâ, VIII, 92, 32 (cf. Platon, Phédon  , 62 B, D), V, 85, 8 (également VII, 19, 7, Indra) et II, 11, 1, cf. II, 5, 7 ; X, 12, 1, 10.)". Ce sont là les rapports de baron à comte et de vassal à suzerain, et non pas ceux de changeurs de monnaie. Le langage du commerce survit encore dans des hymnes aussi tardifs et aussi dévotionnels que celui de Mira Bai : C’est Kahn que j’ai acheté. Le prix qu’il demandait, je l’ai donné. Certains s’écrient : "C’est beaucoup". D’autres raillent : "C’est peu". J’ai tout donné, pesé jusqu’au dernier grain, Mon amour, ma vie, mon âme, mon tout. 47 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Le Sacrifice, de même que les paroles liturgiques qui le rendent valable, doit être compris (Erlebt), si l’on veut qu’il soit pleinement effectif. Les actes physiques peuvent, par eux-mêmes, comme tout autre travail, assurer des avantages temporels. Sa célébration ininterrompue maintient en fait le "courant de prospérité" (vasor dhâra) sans fin qui descend du ciel comme la pluie fertilisante, laquelle, passant dans les plantes et les animaux, devient notre nourriture et retourne au ciel dans la fumée de l’offrande consumée. Cette pluie et cette fumée sont les cadeaux de noces au mariage sacré du Ciel et de la Terre, du Sacerdoce et du Règne, mariage qui est impliqué dans l’opération tout entière (NA: Vasor dhârâ, Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 4, 8, 1, V, 7, 3, 2 ; Shatapatha Brâhmana, IX, 3, 2-3 ; Aitarêya Aranyaka, II, 1, 2 ; III, 1, 2 ; Maitri Upanishad, VI, 37 ; Bhagavad Gîtâ, III, 10 f. etc. Cadeaux de noces, Panchavimsha Brâhmana, VII, 10 ; Aitarêya Brâhmana, IV, 27 ; Jaiminîya Brâhmana, I, 145 ; Shatapatha Brâhmana, I, 8, 3, 12, etc.). Mais il est demandé plus que les actes purs et simples, si l’on veut réaliser le dessein ultime dont les actes ne sont que les symboles. Il est dit expressément que "ce n’est ni par l’action ni par les sacrifices que l’on peut L’atteindre" (na ishtam karmanâ nachad... na yajnaih) (NA: Rig Vêda Samhitâ, VIII, 70, 3.), Celui dont la connaissance est notre bien suprême (NA: Aitarêya Aranyaka, II, 2, 3 ; Kaush. Up., III, 1.). Il est en même temps affirmé sans cesse que le Sacrifice ne s’accomplit pas seulement en mode parlé et visible, mais aussi en mode "intellectuel" (manasât) (NA: Rig Vêda Samhitâ, passim, cf. Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 11, 4, 5 ; Brihadâranyaka Upanishad, IV, 4, 19.), silencieusement et invisiblement, à l’intérieur de nous. Autrement dit, la pratique n’est que le support extérieur et la démonstration de la théorie. La distinction s’impose donc entre le véritable sacrificateur de soi-même (sadyâjî, satishad, âtmayâjî) et celui qui se contente simplement d’être présent au sacrifice (sattrasad) et d’attendre que la déité fasse tout le travail réel (dêvayâjî) (NA: Shatapatha Brâhmana, XI, 2, 6, 13, 14, cf. VIII, 6, 1, 10; Maitri Upanishad, VI, 9. Voir aussi mon "Atmayajna" dans HJAS, 6, 1942. Le soi est sacrifié au Soi. Le âtmayajna peut être comparé à la euch megalh telle que l’interprète Philon, Spec., I, 248 f., Fug., 115, LA., II, 56.). Il est même dit bien souvent que "quiconque comprend ces choses et accomplit le bon travail, ou même s’il comprend simplement (sans accomplir effectivement le rite), restitue la déité démembrée dans sa totalité et son intégrité (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 4, 3, 24.)" ; c’est par la gnose, et non par les ?uvres, que l’on peut atteindre cette réalité (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 5, 4, 16. Cf. Rig Vêda Samhitâ, VIII, 70, 3 ; et Aitarêya Aranyaka, III, 2, 6 avec la note de Keith.). Il ne faut pas non plus perdre de vue que le rite, dans lequel est préfigurée la fin dernière du sacrificateur, est un exercice de mort, et par là une entreprise dangereuse, où il pourrait perdre prématurément la vie. Mais "Celui qui comprend passe d’un devoir à un autre, comme d’un courant dans un autre ou d’un refuge à un autre, pour obtenir son bien, le monde céleste (NA: Shatapatha Brâhmana, XII, 2, 3, 12.)". 49 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Nous ne pouvons décrire en détail les "déserts et les royaumes" du Sacrifice, et nous considérerons seulement le moment le plus significatif de l’Offrande (Agnihotra), celui où le Soma offert en oblation est répandu dans le Feu comme dans la bouche de Dieu. Qu’est-ce que le Soma ? Exotériquement, une liqueur enivrante extraite des parties juteuses de plantes variées, mêlée avec du miel et du lait, filtrée, et correspondant à l’hydromel, au vin ou au sang des autres traditions. Ce jus, toutefois, n’est pas le Soma même jusqu’à ce que, "moyennant l’action du prêtre, l’initiation et les formules», et "moyennant la foi", il ait été fait Soma trans-substantiellement (NA: Aitarêya Brâhmana, VII, 31 ; Shatapatha Brâhmana, III, 4, 3, 13; XII, 73, 11.); et, "bien que les hommes, pressant la plante, s’imaginent boire le Soma véritable, aucun des habitants de la terre ne goûte ce que les Brâhmanes entendent par Soma (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 8, 34.)". Les plantes utilisées ne sont pas la véritable plante du Soma, qui pousse dans les rochers et les montagnes (giri, achman, adri), et auxquels il est incorporé (NA: Rig Vêda Samhitâ, V, 43, 4 ; Shatapatha Brâhmana, III, 4, 3, 13. "Dans le rocher", et non "sur le rocher", comme on le traduit souvent de façon erronée.). C’est seulement dans le royaume de Yama, dans l’autre monde, le troisième ciel, que l’on peut avoir part au Soma proprement dit ; néanmoins, rituéliquement et analogiquement, le sacrificateur "boit le Soma dans le banquet   des Dieux" (sadhamâdam devaih somam pibati) et peut dire : "Nous avons bu le Soma, nous sommes devenus immortels, nous avons vu la Lumière, nous avons trouvé les Dieux ; que pourrait contre nous l’inimitié ou la traîtrise d’un mortel, ô Immortel (NA: Rig Vêda Samhitâ, X, 113, VIII, 48, 3 ; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 5, 5; III, 2, 5, etc. Le caractère eucharistique du rite est évident. Cf. Aitarêya Brâhmana, 1, 22 : "Puissions-nous manger de toi, ô Dieu Dharma", et Math., 26, 26 : "Prenez et mangez ; ceci est mon corps".) ?". 50 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

On saisit mieux maintenant l’identification du Soma avec l’Eau de la Vie, et celle de notre âme élémentaire et composite (bhûtâtman) avec les plantes à Soma d’où l’élixir royal doit être extrait (NA: Maitri Upanishad, III, 3 f.); et l’on comprend comment et par qui "ce que les Brâhmanes entendent par Soma" est consommé dans nos coeurs (hritsu) (NA: Rig Vêda Samhitâ, I, 168, 3 ; I, 179, 5 ; cf. X, 107, 9 (antahpêyam).). C’est le sang de vie de l’âme draconnienne qui offre maintenant ses pouvoirs tout équipés à leur souverain (NA: Cf. Philon, LA., II, 56, "répandre en libation le sang de l’âme et offrir en encens l’esprit tout entier à Dieu, notre Sauveur et Bienfaiteur".). Le sacrificateur livre aux flammes l’offrande de ce qui est à lui et de ce qu’il est ; vidé ainsi de lui-même (NA: Shatapatha Brâhmana, III, 8, 1, 2 ; Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), I, 17, 5, 2. Comme c’était au commencement, Rig Vêda Samhitâ, X, 90, 5 ; Shatapatha Brâhmana, III, 9, 1, 2.), il devient un Dieu (NA: Les Dieux sont véritables, ou réels (satyam), les hommes faux et irréels (anritam), Aitarêya Brâhmana, I, 6 ; Shatapatha Brâhmana, I, 1, 1, 4 ; III, 9, 4, 1, etc. (les universaux sont réels, les particuliers irréels). Le sacrificateur initié est sorti de ce monde et est temporairement un Dieu. Agni ou Indra (Shatapatha Brâhmana, III, 3, 10, etc. Cf. Philon, Heres, 84, "ce n’est pas un homme quand il est dans le Saint des Saints") ; et, s’il ne se munissait pas pour le retour au monde des hommes, il serait en danger de mourir prématurément (Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), I, 7, 6, 6, etc.), C’est pourquoi il est pourvu à la redescente (Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), VII, 3, 10, 4; Panchavimsha Brâhmana, XVIII, 10, 10 ; Aitarêya Brâhmana, IV, 21) ; et c’est en revenant au monde humain, au monde d’irréalité et de mensonge, en redevenant cet homme-ci, Un Tel, une fois encore, qu’il dit : "Maintenant je suis celui que je suis" (aham ya êvâsmi so’smi, Shatapatha Brâhmana, I, 9, 3, 23 ; Aitarêya Brâhmana, VII, 24) ; aveu tragique d’être "conscient une fois encore d’une vie toujours limitée, toujours corporelle et terrestre" (Macdonald, Phantastes, 1858, p. 317). Car il ne peut y avoir de plus grande douleur que de percevoir que nous sommes encore ce que nous sommes (Cloud of unknowing  , ch. XLIV). "Il n’y a pas de plus grand crime que ton être" (Shams-i-Talviz).). Quand il abandonne le rite il revient à lui-même, il revient du réel à l’irréel. Mais, bien qu’il dise alors : "Maintenant je suis ce que je suis", ces mots mêmes montrent bien qu’il s’agit là d’une apparence n’ayant qu’une réalité temporaire. Il est né de nouveau du Sacrifice, et il n’est pas vraiment abusé. "Ayant tué son propre Dragon (NA: Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), II, 5, 4, 4.)", il n’est plus réellement quelqu’un. L??uvre a été accomplie une fois pour toutes. Il est parvenu au bout de la route et au bout du monde, "là où le Ciel et la Terre se tiennent embrassés", et peut dès lors "travailler" ou "jouer" à son gré. C’est à lui que les paroles suivantes s’adressent : Lo tuo piacere omai prende per duce... per ch’io te sopra te corono e mitrio : Prends désormais ton plaisir pour guide... je te couronne roi et pape de toi-même (NA: Purgatorio, XXVII, 131, 142.). Nous qui étions en guerre avec nous-mêmes, nous sommes maintenant réintégrés et en paix ; le rebelle a été dompté (dânta) et pacifié (shânta), et, là où les volontés étaient en conflit règne désormais l’unanimité (NA: Bhagavad Gîtâ, VI, 7, Jitâtmanah prashântasya paramâtmà samdhitah : Le Suprême Soi du soi individuel est "apaisé" (samâhitah = "en samâdhi") quand ce dernier a été conquis et pacifié. Cf. Dhammapada, 103-105 êkam cha jêyya attânam sa vê sangâma-juttamo... attâ havê jitam... n’êvadêvo... apajitam kayira... bhâvit’attânam. Celui qui gagne cette bataille (psychomachie, jihad) est le véritable Conquérant (jina). Observer que "pacifier" est littéralement procurer le repos. Shânti, "la paix", n’est pas pour un soi qui ne veut pas mourir. La racine sham se trouve aussi dans shamayitri, le "boucher" qui "apaise" la victime dans le rituel extérieur (Rig Vêda Samhitâ, V, 43, 3 ; Shatapatha Brâhmana, III, 8, 3, 4, etc.) ; le sacrificateur "apaise" (shamayati) le feu de la colère de Varuna (Taittirîya Samhitâ (Yajur Vêda Noir), V, 1, 6 ; Shatapatha Brâhmana, IX, 1, 2, 1) ; en nous, c’est le plus haut soi qui "pacifie" le soi individuel, qui apaise son feu. Quiconque désire être "en paix avec lui-même" doit être mort à lui-même. Cf. République  , 556 E ; Gorgias, 482 C ; Timée  , 47 D ; et Harvard Journal of Asiatic Studies, VI, 389, 1942 ("On Peace").). 52 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Nous ne pouvons faire qu’une très rapide allusion à un autre aspect très significatif du Sacrifice ; la réconciliation que le Sacrifice établit constamment entre les pouvoirs en conflit est aussi leur mariage. Il y a plus d’une manière de "tuer" le Dragon ; la flèche du Tueur de Dragon (vajra) étant en fait un trait de lumière, et "le pouvoir génésique étant lumière", sa signification n’est pas seulement guerrière mais aussi phallique (NA: Cf. Rig Vêda Samhitâ, I, 32, 5 vajrêna = II, 11, 5, vîryena comme dans Manu, vîryam avasrijat, et dans le sens de Rig Vêda Samhitâ, X, 95, 4, snathitâ vaitasêna. Sur le fier baiser, le Désenchantement par un Baiser, voir W. H. Schofield, Studies on the Libeaus Desconus, 1895, 199 ff., et mon "The Hoathly Bride", Speculum, 20, 1945.). C’est la bataille d’amour, qui est gagnée quand le Dragon "expire". En tant que Dragon, le Soma est identifié à la Lune ; en tant qu’Élixir, la Lune devient la nourriture du Soleil, qui l’avale durant les nuits de leur cohabitation (amâvâsya) : "Ce qui est mangé est nommé du nom du mangeur, et non par son propre nom (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 6, 2, 1.)" ; en d’autres termes, qui dit ingestion dit assimilation. Selon les paroles de Maître Eckhart "là l’âme s’unit à Dieu comme l’aliment à l’homme, devenant ?il dans l??il, oreille dans l’oreille ; ainsi en Dieu l’âme devient Dieu" ; car "je suis ce qui m’absorbe, plutôt que moi-même (NA: Maître Eckhart, Evans, I, 287, 380. Ainsi notre bien le plus grand est d’être dévoré par "Noster Deus ignis consumans". Cf. Speculum, XI, 1936, p. 332, 333, et d’autre part Dante, Paradiso, XXVI, 51, Con quanti denti questo amor ti morde ? Son baiser, qui est à la fois Amour et Mort, nous éveille au devenir ici-bas, et sa morsure d’amour nous éveille à l’être là-haut. Cf. mon "Sun-kiss" dans Journal of the American Oriental Society, 60, 1940.)". Comme le Soleil engloutit l’Aube ou dévore la Lune dans le Monde extérieur et visible, chaque jour et chaque mois, en nous se consomme le mariage divin quand les entités solaire et lunaire de l??il droit et de l??il gauche, Eros et Psyché, la Mort et la Dame, entrent dans la caverne du coeur, s’y unissent comme l’homme et la femme sont unis dans le mariage humain ; c’est là leur "suprême béatitude (NA: Shatapatha Brâhmana, X, 5, 2, 11, 12.)". Dans cette synthèse extatique (samâdhi), le Soi a retrouvé sa condition primordiale, "celle d’un homme et d’une femme étroitement embrassés (NA: Brihadâranyaka Upanishad, 1, 4, 3.)", au-delà de toute conscience d’une distinction entre un dedans et un dehors (NA: Brihadâranyaka Upanishad, IV, 3, 21.). "Tu es Cela". 53 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Cette conception du Sacrifice comme une opération incessante, et comme la somme du devoir humain, trouve son achèvement dans une série de textes où chaque fonction de la vie active, jusqu’aux actes de respirer, de manger, de boire, de s’amuser, est interprétée en mode sacramentel, et où la mort n’est que la catharsis finale. Et c’est là, en définitive, la fameuse "Voie des ?uvres" (karma mârga) de la Bhagavad-Gîtâ  , où accomplir sa propre vocation, déterminée par sa propre nature (swakarma, swabhâvatas, toeautou prattein, kata jusin) sans mobiles d’ordre individuel, est la route de la perfection (siddhi). 55 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Nous avons accompli le cycle entier, non d’une pensée en évolution, mais de notre propre compréhension, depuis le point où notre travail est la parfaite célébration des rites, jusqu’au point où l’accomplissement parfait de nos travaux, quels qu’ils puissent être, est lui-même la célébration du rite. Le Sacrifice, ainsi entendu, ne consiste plus seulement à accomplir en certaines circonstances des actes spécifiquement sacrés, mais à sacrifier (à rendre sacré) tout ce que nous faisons et tout ce que nous sommes, à sanctifier chaque acte naturel par une réduction de toutes les activités à leur principe. Nous disons "naturel" intentionnellement, pour faire entendre que tout ce qui est fait naturellement peut être sacré ou profane selon notre degré de connaissance, mais que tout ce qui n’est pas fait naturellement est essentiellement et irrévocablement profane. 56 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme La Voie des ?uvres

Là où tout s’ordonne à la fin de la nature humaine, et où c’est l??uvre sacrificielle qui constitue la voie par laquelle se réalisent les fins actuelles et suprêmes de la vie, la forme de la société sera évidemment déterminée par les exigences du Sacrifice ; et le sens de cet ordre (yathârthatâ) et de son impartialité (samadrishti) sera de mettre chaque homme en mesure de devenir ce qu’il est en puissance, de l’empêcher de s’égarer. Nous avons vu que c’est à ceux qui maintiennent fidèlement le Sacrifice qu’est faite la promesse d’épanouissement. Dès lors, le Sacrifice accompli in divinis par le Maître d’?uvre universel (Vishwakarma, omnifaisant), demande, pour être imité ici-bas, la coopération de tous les arts (vishwâ karmâni) (NA: Shatapatha Brâhmana, IX, 5, 1, 42. De même que le Sacrifice chrétien réclame la collaboration de tous les arts.), par exemple ceux de la musique, de l’architecture, de la charpente, de l’agriculture, et celui de la guerre pour assurer la protection du rite. La politique des communautés céleste, sociale et individuelle est gouvernée par une seule et même loi. L’exemplaire de la politique céleste est révélé dans l’Écriture et reflété dans la constitution de l’état autonome et dans celle de l’homme qui se gouverne lui-même. 62 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social

Dans cet homme, quand sa vie sacramentelle est complète, il y a une hiérarchie des pouvoirs sacerdotal, royal et administratif, ainsi qu’une quatrième classe formée des organes physiques de sensation et d’action, qui traitent la mati  ère première ou "nourriture" à préparer pour tous. Il est clair que, si cet organisme doit s’épanouir - chose impossible s’il se divise contre lui-même - les pouvoirs sacerdotal, royal et administratif doivent être les maîtres selon leur rang, et les agents, qui travaillent sur les matières premières, leurs serviteurs. C’est exactement de la même façon que les exigences du Sacrifice, dont dépend la prospérité d’un royaume, déterminent la hiérarchie de ses fonctions. A la lettre, les castes sont "nées du Sacrifice (NA: On trouvera la meilleure discussion de ce point dans A. M. Hocart, Les Castes, Paris, 1939.)". Dans l’ordre sacramentel, il y a nécessité et place pour le travail de tous les hommes. Et dans ces conditions il n’y a pas de conséquence plus significative du principe selon lequel le travail est sacrifice, que le fait, si éloigné que cela puisse être de nos modes de pensée profanes, que chaque fonction, depuis celle du prêtre et du roi jusqu’à celle du potier et du balayeur, est littéralement un sacerdoce et toute action un rite. De plus, chacune de ces sphères a son "éthique professionnelle". L’institution des castes diffère de la "division du travail" industriel, avec son fractionnement de la capacité humaine, en ce qu’elle présuppose une distinction dans les modalités, mais non dans les degrés, de la responsabilité. Et c’est précisément parce qu’une telle organisation de fonctions, avec son loyalisme et ses devoirs mutuels, est absolument incompatible avec le caractère de compétition de notre industrialisme, qu’une telle institution, fondée sur la monarchie, la féodalité et les castes, est toujours peinte en couleurs si sombres par les sociologues, dont l’opinion est déterminée beaucoup plus par les préjugés de leur milieu que par le recours aux vrais principes. 63 Hindouisme et Bouddhisme I L?Hindouisme L’Ordre social