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Vallin (EI:20-30) – O dogmatismo onto-teológico e o fracasso da onto-teologia da substância individual

quarta-feira 5 de outubro de 2022, por Cardoso de Castro

  

Le refus plus ou moins explicite de la Transcendance radicale de l’Absolu c’est-à-dire de l’universalité intégrale qui caractérise la perspective métaphysique conditionne l’apparition du dogmatisme philosophique ou théologique. Le dogmatisme en général, ainsi que nous l’avons montré ailleurs [1] est lié au renversement des relations de type métaphysique entre ce que nous avons appelé avec Guénon : l’Essence et la Substance, c’est-à-dire entre le pôle métaphysique ou « essentiel » et le pôle cosmologique ou « substantiel » par référence auxquels on peut envisager toute réalité déterminée, « intelligible » ou « sensible ». La perspective métaphysique subordonne intégralement la Substance à l’Essence : toute détermination, y compris celle qui permet de poser l’Absolu comme Cause et Principe du monde, n’est qu’un reflet symbolique de l’Unique réalité suressentielle et surdéterminée qui constitue son Essence ou son Soi. La genèse du dogmatisme est conditionnée par le refus de cette subordination intégrale, et, à la limite, par une subversion totale des relations métaphysiques entre l’Essence et la Substance. Les divers avatars du dogmatisme coïncident avec les divers degrés de ce refus, qui lui-même s’explique par l’attachement de l’homme à la réalité substantielle de son moi et du monde. En d’autres termes, le dogmatisme antimétaphysique est un dogmatisme cosmologiste et humaniste. Le dogmatisme identifie l’essence du monde et de l’homme avec sa substance : d’un reflet qui renvoie à sa source, il fait une substance plus ou moins enfermée dans la densité et l’opacité de son autarcie cosmologique.

Dans notre précédente étude nous avons cru pouvoir discerner deux degrés ou deux aspects fondamentaux de cette révolte ou de ce dogmatisme antimétaphysique :

1° Le dogmatisme ontothéologique qu’on retrouve dans l’ontologie occidentale d’Aristote   jusqu’à Leibniz   et qui se caractérise non par un refus de la Transcendance de l’Absolu, mais par le refus du caractère intégral de cette dernière. L’ontologie n’y débouche pas sur une « méontologie » ou sur une théologie négative de type métaphysique. L’Être est enfermé dans d’insurmontables limitations cosmologiques, y compris l’être apparemment « pur » et « sans restriction » que l’on situe au faîte de la hiérarchie. Le monde et l’homme restent subordonnés à Dieu ; le cosmologisme et l’humanisme restent donc plus implicites qu’explicites. Mais l’infinité même de Dieu se trouve pratiquement dégradée et limitée par la relation au monde qui, en fait, sinon en théorie, constitue l’essence même de l’Absolu. La Transcendance du Principe n’est plus intégrale, mais fragmentaire ou abstraite. Toute notre ontologie classique nous semble tributaire de cette limitation dogmatisante inaugurée, sur le plan de l’histoire des systèmes, par la révolte antiplatonicienne d’Aristote. Le cosmologisme humaniste et antimétaphysique de la philosophie et de la théologie occidentale s’est exprimé avec éclat dans le refus aristotélicien de la « Transcendance » de l’Idée platonicienne. La révolte fondamentale qui se trouve à l’origine de ce refus nous paraît s’être perpétuée à travers toute l’histoire de la philosophie occidentale dont elle a modelé pour ainsi dire la dialectique.

2° A côté de ce dogmatisme ontothéologique, dont nous allons esquisser les incidences sur le principe d’individuation, nous avons mis en lumière le dogmatisme temporaliste, qui marque une deuxième étape dans le refus de la Transcendance en général ou plus précisément du refus de toutes les formes, et non seulement de certains aspects, de ce que nous avions appelé la « Transascendance ». L’Absolu est désormais intégralement et exclusivement immanent. Et le temps, qui n’est plus l’image mobile de l’éternité immobile, est posé comme créateur, tandis que s’épanouissent toutes les virtualités du dogmatisme. L’humanisme et le cosmologisme deviennent désormais explicites.

Notre but dans cet ouvrage est de décrire les divers aspects que revêt le dogmatisme temporaliste et de déterminer le statut ontologique de l’individualité qui s’offre à l’expérience de la conscience temporaliste qui s’est délibérément enfermée dans le cercle de l’immanence cosmologique. Cette analyse coïncidera avec la mise en lumière des divers aspects de ce que nous appellerons aussi, par opposition à la « Transascendance » que nous avons signalée dans les pages précédentes, la « Trans-descendance », c’est-à-dire de l’orientation exclusive de la subjectivité humaine vers la réalité substantielle du monde et de l’ego.

Notre étude coïncidera d’ailleurs aussi avec l’esquisse d’une phénoménologie de l’homme et du monde modernes en tant que ces derniers peuvent être légitimement caractérisés par le refus de la Transcendance de l’Absolu.

Avant de décrire les trois structures temporelles de la conscience qui constitueront le cadre de cette étude, il nous paraît utile d’esquisser une étude des rapports entre le dogmatisme ontothéologique [2] et le principe d’individuation qui nous permettra de mieux éclairer les limites et les difficultés de l’expérience de l’individualité qui s’offre à la subjectivité dans le cadre du dogmatisme temporaliste.

Les doctrines d’Aristote, de saint Thomas et de Leibniz nous apportent trois exemples éclairants de l’impuissance à fonder l’individuation qualitative dans le cadre du dogmatisme ontothéologique.

 Revolta antiplatônica de Aristóteles

La révolte antiplatonicienne du Stagyrite nous paraît la première expression décisive de ce refus explicite de la perspective métaphysique qui conditionne le dogmatisme de la métaphysique occidentale qu’on retrouve indistinctement à travers tous les systèmes philosophiques d’Aristote à Sartre  .

Le refus de la transcendance intégrale de l’ « Idée », de l’ « Essence », et partant de l’Essence hyperessentielle des essences (le Bien, l’Un, le Soi) s’exprime assez nettement chez Aristote dans la doctrine de la substance [3].

Alors que l’ousia, c’est-à-dire ce qui fonde la réalité véritable d’un être, se situe chez Platon   du côté de ce que nous avons nommé l’Essence, et se dévoile au terme de cette transascendance intériorisante que constitue l’ « intuition intellectuelle » ou la « réminiscence », l’ouaia, aristotélicienne, du moins en ce qui concerne les réalités du « monde sublunaire », c’est l’Idée en tant qu’elle se trouve incarnée dans les conditions individuantes, et qui concerne non pas la « forme » séparée, mais la forme immanente à la « mati  ère ». Elle est constituée par le composé « hylémorphique ». La traduction classique de l’ousia ainsi conçue par « substance » nous paraît très légitime dans la mesure où ce terme désigne essentiellement [4] une réalité qui se situe du côté de la « Matière » qui « nourrit » et qui sert de « substrat » ainsi que Platon nous l’indique dans le Timée  , ou du côté de ce que la doctrine taoïste appelle la « Terre » qui « supporte » par opposition au « Ciel » qui « couvre », etc., c’est-à-dire du côté de ce que nous appelons avec Guénon [5] le pôle « substantiel » du manifesté ou la Substance, par opposition au pôle « essentiel » ou Essence. De même, l’emploi constant, dans le cadre de l’ontothéologie classique, du terme « substance » pour désigner aussi bien le Dieu de saint Thomas ou de Spinoza   que la « chose pensante » de Descartes   et la « monade » de Leibniz nous semble aussi justifié que caractéristique, puisque l’être en général y est conçu exclusivement en fonction de ses déterminations « substantielles » ou « cosmologiques », qu’il s’agisse de l’aspect « dynamique » (volonté, énergie) ou de l’aspect « statique » ou « passif » (potentialité) de la Substance ou de la Matière.

La théorie aristotélicienne de la « substance individuelle » se pose comme une revendication des droits du « concret » contre la soi-disant « abstraction » de l’Idée platonicienne. L’être véritable de la réalité sensible n’est plus à chercher du côté de la forme « séparée », mais du côté de « l’individu que voici ». Or on sait qu’Aristote reste platonicien en tant qu’il cherche du côté de la « forme » le principe de la « réalité » ou de l’ « actualité » des choses. Mais refusant la transascendance intériorisante qui conduirait jusqu’à l’essence « individuelle », il est condamné à s’arrêter à l’essence « spécifique » c’est-à-dire à un « universel » abstrait qui ne prend consistance et densité ontologique que par son actualisation dans les existences singulières. Le principe d’individuation revêt chez lui un double aspect que nous retrouverons dans l’ontologie thomiste. Ce qui fait d’un être une « réalité » et non une abstraction, ce qui l’individualise ou le détermine, ou le délimite, à l’intérieur d’un « genre » ou d’une « essence » d’extension plus vaste, c’est la « forme » ou différence spécifique, c’est l’essence spécifique. L’équivalent de l’individuation d’intériorité ou qualitative se situe ici sur le plan de la « forme » spécifique, c’est-à-dire d’une condition cosmologique déterminée, que l’on n’envisage que sur le seul plan de son actualité cosmologique ou de son morcellement dans des individualités singulières. L’essence n’est réelle qu’en tant qu’elle est existentialisée. En d’autres termes nous rencontrons ici une individuation « positive » ou « qualitative » par la forme spécifique. Ce qui fait de l’ « individu que voici » un être réel au lieu d’une abstraction c’est la forme spécifique.

Mais cette individuation positive par la forme spécifique est corrélative d’une individuation négative par la matière qui lui donne son sens et sa portée ontologiques. Le classique principe d’individuation par la matière doit donc être conçu comme enveloppant deux formes d’individuation différentes :

1° Une individuation qualitative qui en raison du refus de la transascendance intériorisante reste bloquée au niveau d’une essence de type « cosmologique », c’est-à-dire existentialisée.

2° L’individuation au sens strict qui se réfère au nécessaire morcellement existentiel sans lequel cette essence resterait une abstraction.

C’est la convergence de ces deux formes d’individuation complémentaires qui détermine la structure de la substance individuelle chez Aristote.

La différenciation qualitative ne porte que sur les espèces, et non sur les individus proprement dits. L’individu singulier ne se distingue pas d’un autre individu en vertu d’une essence qui serait autre que celle de l’espèce. L’individuation de l’individu singulier ne se fait que par la matière. Ce n’est que l’individuation de « l’individu spécifique » qui s’opère en vertu de la « forme ».

La substance de l’individu que voici c’est l’espèce en tant qu’elle se manifeste par essence dans des individus en général (l’individuation par la matière ou l’existentialisation de l’essence s’avère ici une nécessité ontologique inéluctable), mais seulement par accident dans tel ou tel individu singulier que voici. L’individuation qualitative ne réussit donc pas à pénétrer la sphère de cette ultime détermination que peut sembler constituer l’individu singulier comme tel. La détermination qualitative s’arrête devant les « individus » qui nous introduisent dans le royaume de l’ « indéfini ». L’individu singulier n’est individué en tant que tel que par la « matière ». L’existentialisation nécessaire de l’essence ne parvient donc pas à justifier ni à intégrer ici la réalité de ce dernier.

Les conséquences de ce dogmatisme antimétaphysique de la substance individuelle s’avèrent particulièrement importantes sur le plan de l’anthropologie. L’homme aristotélicien s’oppose à l’homme platonicien qui appartient effectivement au « monde intelligible » et qui apparaît par conséquent identique au Soi qu’il atteint au terme d’une transascendance intériorisante vraiment intégrale.

L’homme aristotélicien s’identifie avec l’animal raisonnable : réduction cosmologique de l’essence à certaines conditions limitatives. L’essence de l’homme c’est l’espèce humaine, c’est l’essence spécifique en tant qu’elle se manifeste dans les individualités humaines. L’individualité humaine qui ne s’intériorise que jusqu’à l’essence spécifique ne trouve pas ici le fondement d’une différence essentielle qui permettrait de distinguer qualitativement deux individus singuliers. L’essence de Socrate   c’est l’humanité en tant qu’elle se manifeste nécessairement dans des individus, mais par accident en « Socrate » ou « Coriscos ».

 A ontologia tomista

L’ontologie thomiste de la substance individuelle n’apporte pas d’éléments vraiment nouveaux concernant le statut de l’être individuel. Mais elle nous montre comment le dogmatisme ontothéologique [6] peut être amené à concevoir la genèse du « fini » à partir de l’Absolu. Le thomisme s’avère à cet égard un approfondissement, mais qui va dans le même sens que l’antiplatonisme d’Aristote. Les êtres ne sont pas « coéternels » à un Dieu qui ne serait que leur cause « exemplaire » : ils sont créés, comme on sait, ex nihilo. Sans doute la « création » ex nihilo peut-elle être envisagée dans un sens métaphysique : elle signifie alors que l’être « créé » n’est essentiellement rien d’autre que « Dieu » lui-même, ainsi que Maître Eckhart   a pu l’affirmer dans le contexte de la même perspective « religieuse ». Mais elle signifie effectivement, dans le cadre de « l’orthodoxie » catholique qui est celui de saint Thomas, la production d’un être qui est posé comme relativement autonome par rapport au Principe qui l’a tiré du « Néant ». Cette création à partir du « Néant » signifie le passage d’un possible, auquel manque la perfection de l’actualité, à l’existence effective.

L’Essence finie contenue dans l’Entendement infini de Dieu s’avère pratiquement une « abstraction » : elle est un possible logique qui ne deviendra une réalité que par le décret actualisateur de la Volonté divine : l’Entendement et la Volonté de Dieu qui déterminent la Personnalisation du Dieu thomiste constituent les deux aspects « dynamique » et « statique » [7] de la Substance universelle. Le Néant c’est la potentialité qui exige le passage à l’acte, ce n’est pas la Possibilité ou l’Essence qui serait actuelle sur son propre plan (2). L’abstraction de « l’essence » contenue dans l’entendement de Dieu rejoint l’abstraction de l’essence aristotélicienne qui exige le complément de la « matière » pour être posée comme réelle. En d’autres termes, malgré le rapport effectif entre la Transcendance et le monde qu’instaure l’activité créatrice et conservatrice de Dieu, la créature n’est pas « intériorisable » au terme d’un mouvement de transascendance, puisque ce que contient le « monde intelligible », ce ne sont que des essences abstraites qui doivent s’incarner ou s’individualiser sur le plan de l’existence spatio-temporelle pour devenir des réalités. Est réel ce qui existe ou ce qui subsiste dans l’effort d’actualisation cosmologique d’une essence abstraite. Cette essence ne saurait donc s’avérer ici « individuelle » ni dans le sens de l’Essence atteinte au terme d’une individuation intériorisante intégrale, ni dans le sens de l’individualité singulière envisagée d’un point de vue qualitatif. Sa projection actualisante sur le plan de l’existence cosmologique confirme la convergence des deux formes d’individuation que nous avions mises en lumière chez Aristote : l’individuation positive par la forme spécifique et l’individuation négative par la matière. Aussi le créationnisme thomiste ne nous semble-t-il pas plus capable que le dogmatisme aristotélicien de justifier une différence qualitative entre les individus singuliers. L’essence « abstraite » contenue dans l’entendement divin ne saurait être l’Idée d’un Individu, mais seulement celle d’une Espèce qui doit nécessairement s’actualiser dans des individus en général. Transcendance abstraite du Principe qui apparaît donc corrélative d’une immanence incomplète : le dogmatisme créationniste s’interdit l’intégration de « l’indéfinité » inhérente au domaine de l’individuation d’extériorité ou de la « matière ». On conçoit aisément qu’une expérience spirituelle de type religieux, fondée sur de telles présuppositions dogmatiques se heurte à des difficultés considérables : le mystique qui veut « s’unir à Dieu » mais qui est dressé à croire à la réalité « substantielle » du moi et du monde sera conduit à ne surmonter qu’avec une sorte de violence massive l’ordre de l’immanence ; d’où l’angoisse kierkegaardienne ou les tribulations de la Nuit de l’Esprit que saint Jean de la Croix   assigne à l’âme en quête « d’union transformante » et non la sereine intégration intellective et contemplative de la finitude qui caractérise la « gnose » métaphysique d’un Shankara   ou d’un Plotin  .

La « créature » n’est conçue, même au terme de la « vision béatifique » qu’en tant qu’être créé irrémédiablement identifié avec sa condition, parce que Dieu lui-même n’y est conçu en définitive que comme le Principe qui a pour fonction essentielle de faire exister la créature, c’est-à-dire de la poser dans son « autonomie » existentielle et cosmologique et qui n’est en lui-même, dans son essence intime, qu’un acte d’Exister, c’est-à-dire l’extériorisation principielle du Vouloir infini, le sommet et le centre lumineux de la Matière intelligible, mais non l’Essence au delà des essences et des existences. Ce dogmatisme cosmologiste se traduit avec éclat dans la théorie de l’individuation que nous propose saint Thomas dans son bel opuscule De ente et essentia (Editions Vrin). Il y distingue 3 formes d’individuation :

1° L’individuation divine qui se fait par « pure bonté ». Dieu est ici un « individu » non tant par sa plénitude suressentielle que par l’expansion originelle de son Vouloir par laquelle il se manifeste à soi-même et dans le monde. Ce Vouloir c’est la Matière intelligible, la Toute-puissance créatrice posée comme essentielle et non comme dérivée. Extériorisation ou Transcendance principielle : Dieu ne « regarde » que le « monde » ou son « Verbe » ; il ne s’intériorise pas ici jusqu’à la Transpersonnalité infinie de l’Un ou du Soi. Il existe et subsiste dans le cercle parfait de ce dynamisme existentiel. Et le monde, il est tellement vrai qu’il l’a créé en vertu d’une sorte de nécessité relativement extérieure, et non de façon « contingente », qu’une fois posé dans l’être par le fiai créateur de la Volonté divine, il y persévère en fait indéfiniment. L’âme humaine tirée du « Néant » de son « abstraction » intelligible reste pour l’éternité posée dans son être de créature sans pouvoir retourner au « Néant » divin d’où elle a été tirée. Il est remarquable que contrairement à la « théologie » métaphysique du Védânta, le Dieu personnel du dogmatisme créationniste ne soit que celui qui crée et conserve la créature et non également, comme le Shiva hindou, celui qui la détruit, c’est-à-dire qui la « transforme », qui lui fait atteindre, au delà de toutes les déterminations limitatives, l’Essence suressentielle et infinie qui se trouve identique à la sienne.

2° L’individuation par la forme, qui caractérise les « purs esprits » créés, et qui est à l’origine des « substances simples », où chaque espèce équivaut à un individu. Existentialisation non « matérialisante de l’essence spécifique, mais à l’opposé de la transascendance intériorisante de type métaphysique.

Ces deux formes d’individuation sont certes « qualitatives », mais elles comportent un aspect de « matérialité » qui interdit d’aller jusqu’au bout de ce que nous avons appelé « l’individuation d’intériorité ».

Cette limitation est confirmée par le troisième et dernier type d’individuation dont nous parle saint Thomas, l’individuation par la « matière désignée » qui se ramène, ainsi que nous l’avions noté pour Aristote, que suit ici saint Thomas, à l’individuation positive par la forme spécifique et à l’individuation négative par la matière.

 Leibniz - teoria da substância

La théorie leibnizienne de la substance [8] pourrait sembler de prime abord nous apporter une ontologie plus « viable » de la substance individuelle.

Alors qu’Aristote et saint Thomas sont conduits à fonder la réalité de l’individu sur la réalité de l’espèce, la seule forme capable d’individuer qualitativement un être s’avérant ici la forme « spécifique », Leibniz nous apporte une ontologie qui vise explicitement à fonder la réalité substantielle de l’individu singulier comme tel. Chez Aristote et saint Thomas, la substance individuelle n’était que l’essence spécifique individualisée, c’est-à-dire l’actualisation cosmologique ou l’existentialisation de l’essence spécifique. La seule individuation positive se rapportait chez eux à la forme. Et il y avait équivalence entre la détermination ontologique et l’intelligibilité. Il n’y avait de science que du « général ». Aussi n’y trouvions-nous d’individuation positive ou qualitative que par la forme « spécifique ».

Or la philosophie leibnizienne de l’essence semble nous apporter une optique nouvelle, dans la genèse de laquelle on a pu montrer le rôle du calcul infinitésimal et selon laquelle il n’y a plus incompatibilité entre l’indéfinité des accidents singuliers et la détermination logique indispensable à la science. Il y a une essence de l’individu comme tel, de l’individu singulier qui se distingue désormais qualitativement et non plus solo numéro d’un individu de même espèce. Et l’on sait que cette ontologie nouvelle de l’essence repose, plus que sur le calcul infinitésimal, sur le principe de raison qui, nous amenant à affirmer la possibilité de réduire les propositions vraies à des propositions identiques nous conduit par là même à identifier le nihil fit sine ratione et le fameux praedicatum inest subjecto. Le sujet dernier ou fondement des prédicats ne saurait être ici une notion spécifique ou générique, qui reste trop indéterminée pour fonder la totalité des prédicats qui caractérisent un être concret. Le « sujet dernier » est rigoureusement individuel. La substance individuelle se fonde désormais sur une forme ou une essence également individuelle, qui enveloppe ou intègre l’infinité de ses accidents temporels. La notion d’Alexandre renferme toutes les particularités de ce prince [9] y compris sa victoire sur Darius et Porus. Seule la substance individuelle s’avère un être réel et complet, car seule elle peut rendre raison de toutes les déterminations singulières qui ne sont plus livrées, comme dans l’optique péripatéticienne, à la juridiction du hasard.

Chaque individu possède sa notion, distincte de toutes les autres essences individuelles, et l’on peut donc parler ici d’une individuation positive par l’essence singulière qui remplace l’individuation positive par la forme spécifique dont nous avions signalé la place dans les deux précédentes doctrines.

Si la tentative leibnizienne nous paraît en définitive aboutir au même échec que ces dernières, c’est en raison du dogmatisme cosmologiste qu’elle partage avec elles.

Le progrès qu’elle a réalisé par rapport à « l’essentialisme » péripatéticien nous paraît rester inefficace en raison des fondements antimétaphysiques de sa « logique » ou de son ontologie de l’essence qui repose sur le dogmatisme créationniste. En effet, chez Leibniz comme chez saint Thomas, l’essence contenue dans l’entendement divin n’est qu’un pur « possible », ou plutôt « une potentialité qui a soif d’exister » ou qui « tend d’elle-même à l’existence » [10]. L’essence est conçue en style cosmologique et non métaphysique, c’est-à-dire comme une virtualité orientée vers l’ordre de l’existence « séparée ». A cette virtualité comme à l’essence thomiste manque la perfection de l’actualité : son intériorité demeure fragmentaire et corrélative, là aussi, de l’intériorité fragmentaire d’un Dieu qui n’est que personnel dont l’office est de faire passer à l’acte la prétention de cette essence déficiente.

En fait, malgré l’exigence d’intériorisation qualitative qu’exprime la théorie de la substance individuelle, cette intégration radicale de l’indéfini, ou l’immanence ou l’appartenance de tous les prédicats à la « substance individuelle » s’avère effectivement impossible en raison du caractère logique, c’est-à-dire abstrait, et non métaphysique, ou intégral, de l’essence sur laquelle se fonde cette « substance ». La Transcendance abstraite de Dieu conçu selon le dogmatisme créationniste est corrélative de l’intériorité abstraite de l’essence, et partant de l’immanence abstraite, c’est-à-dire purement générale et théorique et non effective de la pure singularité existentielle qui caractérise le plan de l’individuation séparative. L’essence de César telle qu’elle est posée dans l’Entendement du Dieu leibnizien ne saurait en définitive être posée comme distincte de l’essence d’Alexandre. L’absence d’une Transcendance intégrale conduit à l’absence d’une immanence radicale. L’intériorisation de l’essence n’est pas assez radicale pour que l’essence de l’individu singulier soit distincte de l’essence spécifique. L’individuation par la forme singulière se ramène en fait à l’individuation par la forme spécifique. Ce Dieu ne pouvait donc « prévoir » que César franchirait le Rubicon.

Chez Leibniz, comme chez Aristote et saint Thomas, la révolte antimétaphysique n’a pas permis de dégager les implications les plus importantes de l’individuation qualitative. Leur dogmatisme ontothéologique qui n’a pu justifier en fait que l’individuation d’extériorité ou le principe « d’individuation par la matière » les a condamnés à rester en pénitence aux portes du mystère de l’individualité.


Ver online : Georges Vallin – Ser e Individualidade


[1Cf. La perspective métaphysique, op. cit., p. 220 sq.

[2Nous nous proposons de développer cette étude dans un ouvrage consacré à l’ontologie substantialiste d’Aristote à Leibniz.

[3Dont il traite surtout au livre Z de la Métaphysique.

[4Analogiquement, il pourra servir évidemment à désigner une réalité « essentielle », voire même « métaphysique ».

[5Cf. R. Guénon, L’homme et son devenir selon le Vêdanta (Etudes traditionnelles), et id., Le règne de la quantité et les signes des temps (Gallimard).

[6Un autre exemple serait à chercher dans le système de Spinoza, où la création contingente de la substance finie à partir de la Personne infinie fait place à la production nécessaire des modes à partir de la Substance infinie. Dans les deux cas nous avons affaire à un même dogmatisme antimétaphysique qui conduit à affirmer la réalité de l’effet comme tel, la nécessité ou la contingence de cette production s’avérant ici des aspects secondaires.

[7Ou en termes védantiques « rajasique » ou « tamasique ».

[8Cf. l’intéressant ouvrage de Jalabert qui porte ce titre (P.U.F.).

[9Leibniz, Discours de métaphysique, § 8.

[10Cf. De originatione rerum radicali, Boivin, p. 85.