Página inicial > Sophia Perennis > Jean Tourniac > Tourniac : Prêtre Jean

Tourniac : Prêtre Jean

sábado 2 de agosto de 2014, por Cardoso de Castro

  

Nous avons évoqué, au passage, la « légende » du Prêtre Jean. C’est après la chute d’Edesse en 1144 que l’Occident se passionnera pour les faits et gestes du mystérieux personnage que l’on dit descendant des Rois Mages [1]. Inutile de reprendre ici l’histoire rapportée à la Cour papale de Viterbe selon Otto de Freisingen, ou celle de la lettre adressée à Manuel Commène et dont la traduction latine passe pour avoir été commandée par Frédéric Barberousse, texte que la critique moderne attribue à Christian, archevêque de Mayence, dans la seconde moitié du XIIe siècle. Peu nous chaut dans le cadre de cette étude. Bornons-nous à rappeler qu’en 1221, quatre parchemins adressés au pape, au roi d’Angleterre, au duc Léopold d’Autriche et à l’Université de Paris mentionneront à nouveau l’existence du Prêtre Jean, en la personne de son petit-fils David   « Chef des nestoriens » de l’Inde et de la Terre sainte.

Il est vrai que l’auteur des lettres est l’évêque de St-Jean-d’Acre, Jacques de Vitry, qui est convaincu de la présence du Prêtre Jean, comme le sont Albéric de Trois Fontaines et Jean de Beauvais. L’événement est pris très au sérieux à la Cour romaine. C’est pourquoi Innocent IV portera au Concile de Lyon de 1245 la question des rapports avec le Prêtre Jean. Le Concile décidera d’enquêter sur le rôle du personnage et sur la fermeté doctrinale de ces fameux nestoriens. D’où l’envoi en « Tartarie » des deux franciscains Plan Carpin et Laurent de Portugal.

Toile de fond des futurs entretiens : toujours le nestorianisme dont l’influence s’accroît sous Khoubilaï grâce à la présence active et persuasive de Ngaï-Sié, médecin astronome de la cour du Khan à Pékin.

On cherche bien sûr à identifier « corporellement » le Prêtre Jean. Ne serait-ce pas le roi des Kara-Kitaï ? ou le prince chinois Yé-Lu-Ta-Cho conquérant du Turkestan ? C’est bien pour procéder à ces vérifications que le pape enverra son médecin personnel Maître Philippe aux fins d’enquête. Maître Philippe absorbé par ses discussions avec les orientaux syriens disparaîtra définitivement laissant l’Occident sur sa soif de « corporation » du Prêtre Jean ! La dynastie des Kara-Kitaï remontait à ce prince Yé-Lu-Ta-Cho ou Yé-La-Ta-Che (descendant de la horde mongole des « Ki-Tans », battue par les nomades mandchous). Il avait pris le nom de Gur-Khan, « roi universel », après avoir défait, en 1141, près de Samarkande, le sultan seldjoukide Sandjar. C’est lui que Otto von Freisingen désignera comme le Prêtre Jean [2].

Ce qu’il importe en tout cas de retenir c’est que l’ « environnement » du Prêtre Jean emprunte toujours le vêtement du nestorianisme quand il s’agit de la Mongolie tout comme il emprunte celui du monophysisme, lors de sa translation symbolique en Ethiopie.

Par les mêmes intermédiaires se situeront les relations entre l’Orient et la chevalerie des « Gardiens de la Terre sainte ». On a discerné des ressemblances entre l’organisation supposée de la « cour du Prêtre Jean » et l’ordonnancement du magistère templier, lors des réunions présidées par celui-ci et auxquelles assistait le Sénéchal parfois considéré comme le chef de l’ordre intérieur de la Milice.

C’est vers le début du XVe siècle que se situe la translation du fabuleux royaume, de l’Asie à la Géorgie, puis au Proche-Orient monophysite. Le monophysisme prend la relève du nestorianisme.

Dès la fin du XIIIe siècle et à la demande de Héthoum II, cinq franciscains s’étaient établis en Cilicie ; leur influence contribuera à l’entrée de Héthoum II dans « l’ordre séraphique » où il prendra le nom de « Frère Hovhannès » — frère Jean — et transformera le palais royal de Sis en monastère pour y faire son noviciat.


En 1318, Jean XXII envoie le dominicain Barthélemy de Bologne en Arménie où celui-ci est sacré évêque de Maragha, dans la région d’Ourmiah. Il reçoit comme disciple Hovhannès Krnetsi, clerc d’Essayi Nitchesi. Hovhannès et son frère, Agop, enseigneront l’arménien à Barthélemy de Bologne. C’est la tentative de conversion des Arméniens à la « foi latine » qui s’opère au nom de cette fraternisation et par la création du groupe éphémère intitulé : « Les frères unis arméniens. »

En 1318, les nestoriens sont oubliés, l’Ordre du Temple et des Chevaliers de la Cité sainte a visiblement disparu dans les tortures et les bûchers ; le royaume du Prêtre Jean s’est réfugié dans une cité orientale inaccessible. Si la Mongolie a quitté la scène légendaire, l’islam parti des déserts d’Arabie s’est solidement implanté de l’Atlantique à l’Occident Indien et d’Occident aux steppes d’Asie centrale. Pour lui commence le temps de « l’arrêt » et la maturation de la marée déferlante qui marquera la grande conquête, environ six cent soixante-six ans plus tard. Six cent soixante-six ans après la fin de l’Ordre du Temple... en 1314 [3].

Faut-il croire dès lors que le christianisme dont nous avons indiqué les « temps forts » dans ces deux communautés du Proche et de l’Extrême-Orient, celle des monophysites arméniens et celle des nestoriens de Perse et d’Asie, le christianisme est « fini » comme l’assurent parfois nos contemporains ?

La réponse à cette question découle de la nature du christianisme et celle-ci nous sera plus facile à discerner au travers des débats conciliaires qui opposèrent monophysites et nestoriens et tracèrent les contours de leur foi. Cependant, avant de reprendre l’étude historico-théologique des Conciles, et parce que nous avons fait allusion à l’existence d’aspects ésotériques dans les chrétientés orientales, il nous paraît utile de consacrer quelques pages aux paradoxes chrétiens.


[1Cf. « Vie et Perspectives de la Franc-Maçonnerie Traditionnelle » (Dervy Livres 1978), ch. III.

[2Otto de Freisingen. Chronique, dans Monumento, Germaniae histórica, cité par Marianne Elissagaray in La Légende des trois Mages. Ed. du Seuil, 1965.

[3C’est vers cette époque que dans la « Divine Comédie », ce « testament de l’Occident finissant », Dante, considéré comme le « Héraut de l’Ordre Templier » par certains et comme « Porte-Parole des Initiés du Moyen-Age chrétien » par d’autres, place les fondateurs de l’Islam en Enfer. Ainsi les « Mosquées Rouges » au chant VIII (Inferno), et au chant XXVIII, dans la neuvième enceinte de la cité démoniaque inversée : Mahomet, « fendu du menton jusque sous le ventre, ses « boyaux pendant sur ses jambes... on voyait son cour en mouvement et le triste sac où la fiente humaine se fait de ce que l’on avale » ; enfin, dans la même enceinte, Ali « tout en pleurs, le visage ouvert du menton jusqu’au crâne ».

D’aucuns ont été surpris par cet emplacement infernal et par cette description anatomique pénible. Il faut dire que la position, selon l’ordre vertical des deux fentes, comme aussi le sens des « pleurs » chez les « Fidèles d’Amour », ont une signification assez précise.

Le prophète est fendu dans le sens descendant et à partir du menton. Ali est fendu dans le sens ascendant à partir du menton également ; il y a donc là une inversion directionnelle curieuse comme aussi une supériorité du « situs » corporel chez Ali, dignes de remarque ; on pourrait penser qu’il est question, en termes symboliques, de l’indication des deux domaines : exotérisme et ésotérisme. M. Denys Roman nous a rappelé que le verbe pleurer, chez les Fidèles d’Amour était l’équivalent de cacher. Ainsi, au lendemain de la destruction de l’Ordre Templier, « pleurer » consistait à soustraire la doctrine secrète et les organisations initiatiques à la « curiosité » de l’Autorité exotérique... D’où la nécessité de feindre et simuler. Dans le Roman de la Rose, ce rôle est tenu par un personnage appelé « faux-semblant ». On rapprochera la relation des mots Pleurs et Ordre du Temple de celle établie dans les Lamentations de Jérémie entre les mots Pleurs et Ruines de Jérusalem comme nous le signalait une lettre de M. Denys Roman. Quant à la relégation de l’Islam dans le monde infernal elle n’est pas étonnante dès lors qu’il s’agit là d’une perspective « combattante » (les Ordres Chevaleresques étaient des Milices) ; de plus, ne trouve-t-on en Orient une condamnation aussi sévère de « l’hérésie » bouddhiste par un métaphysicien « réalisé » comme Çankara ? Enfin le châtiment est allusif à l’imposition de la religion par le « sabre et le sang », comme il en va souvent dans les formes du monothéisme, lorsque la Divinité se dote d’un « Ego » ; d’où le fait que les damnés de cette fosse sont sans cesse frappés « au tranchant de l’épée » pour avoir semé « le scandale et le schisme » sur la terre. On notera d’ailleurs que la proximité des luttes entre chrétiens et musulmans pour la conquête des lieux saints n’aurait guère permis l’ignorance de l’Islam, lors de la confection de la « Comédie », et le florentin n’avait pas le choix de l’emplacement dans le contexte religieux de l’époque. On sait enfin que saint Bernard, qui donna la Règle de l’Ordre du Temple annonçait dans son « Eloge de la Nouvelle Milice » — celle du Temple — et à propos des musulmans que « Dieu dispersera les Princes des ténèbres... l’épée des braves en exterminera bientôt les derniers satellites ». Tel était en effet le but extérieur de la Milice, mais il aboutit à l’échec temporel. En revanche, sur le plan de l’intériorité spirituelle ou de l’ésotérisme et si l’on en croit les Annales de la Croisade ou les écrits de Joinville, il semble bien que les Chevaliers Chrétiens et les Templiers aient reçu des musulmans et des Juifs de même « qualification spirituelle » que la leur. Sinon comment expliquer les adoubements par les chrétiens d’émirs musulmans ? l’adoubement de Saladin devant Alexandrie par Hughes de Tabarlie ? celui des chevaliers non chrétiens par Frédéric II que relate Joinville dans son Histoire de saint Louis.

Curieusement les United religious military and masonic orders of the Temple and of saint John of Jerusalem, Palestine, Rhodes and Malta, auxquels nous avons déjà fait allusion dans une note d’un chapitre précédent, et qui concernent les « Grands Prieurés » reposant sur la maçonnerie britannique, présentent, dans tel de leurs rituels, trois phrases de salutations et bénédiction en langue arabe commémorant en quelque sorte un certain type de relation entre chrétiens et non chrétiens de Terre sainte.