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Bréhier-Plotin: sage

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Jusqu’où nous conduit la purification ? En résolvant cette question, nous verrons à qui la vertu nous rend semblables et à quel dieu elle nous rend identiques. Or c’est avant tout demander en quel sens la vertu purifie notre cmur, nos désirs et toutes nos autres affections, peines et passions analogues ; c’est demander jusqu’à quel point l’âme peut se séparer du corps. En se séparant du corps, sans doute, elle se recueille en elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct ; elle est tout à fait impassible ; elle ne sent plus que les plaisirs indispensables ; elle ne guérit et n’évite les peines qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas en être importunée ; elle ne sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les supporte sans aigreur et les amoindrit en ne les partageant pas ; autant qu’elle le peut, elle supprime les sentiments violents ; si elle ne le peut pas, elle ne permet pas à la colère de la gagner, mais laisse au corps l’agitation involontaire, qui devient rare et va s’affaiblissant ; elle est sans aucune crainte (car elle-même ne sent pas la crainte, bien qu’il y ait encore parfois une impulsion involontaire) ; elle est donc sans crainte, sauf dans le cas où la crainte sert à l’avertir d’un danger. Elle ne désire évidemment rien de honteux ; elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps, et non pour elle-même ; elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour, ou du moins, elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même ; ou, tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais, non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions ; elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions extérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison ; la partie irrationnelle de l’âme sera comme un homme qui vit près d’un sage ; il profite de ce voisinage, et ou bien il devient semblable à lui, ou bien il aurait honte d’oser faire ce que l’homme de bien ne veut pas qu’il fasse. Donc pas de conflit ; il suffit que la raison soit là ; la partie inférieure de l’âme la respecte et, si elle est agitée d’un mouvement violent, c’est elle-même qui s’irrite de ne pas rester en repos quand son maître est là, et qui se reproche sa faiblesse. ENNÉADES - Bréhier  : I, 2 [19] - Des vertus 5

Telle est donc la vie du sage, sous sa forme éminente. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 7

Est-il possible que ces vertus inférieures existent sans la dialectique et la sagesse ? Oui, sans doute, mais elles sont imparfaites et défectueuses. Est-il possible, sans ces vertus, d’être un sage et un dialecticien ? C’est impossible ; car elles grandissent avant la sagesse ou bien en même temps qu’elle. Peut-être arrive-t-il qu’on possède les dispositions naturelles à la vertu, qui deviennent des vertus parfaites, lorsque la sagesse s’y joint ; en ce cas, la sagesse serait postérieure à ces penchants naturels, et elle viendrait après eux pour perfectionner notre moralité. Ou bien, si l’on a des dispositions naturelles à la vertu, ces dispositions et la sagesse se développent et arrivent à leur terme en même temps ; c’est que, alors, la sagesse prend ces dispositions pour les perfectionner ; car, d’une manière générale, la disposition naturelle à la vertu n’est qu’une vue imparfaite du bien et une moralité incomplète ; et le plus souvent la sagesse et la vertu débutent par cette disposition naturelle. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 6

Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). - Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? - Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? - Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 4

Mais les souffrances ? Les maladies ? Et tous les autres obstacles qui empêchent d’agir ? Et la perte de conscience qui peut être l’effet des philtres et de certaines maladies5 ? Comment le sage atteint de tous ces maux, pourra-t-il bien vivre et être heureux, sans parler encore de la pauvreté et de l’obscurité ? Voilà bien des objections, dès que l’on envisage ces maux, et, en particulier, les fameuses infortunes de Priam. - Le sage, dit-on, les supporte et les supporte facilement ? - Oui, mais il ne les a pas voulus ; or tout doit être voulu dans la vie heureuse ; il est faux que notre sage soit une âme et que son corps ne compte pas dans son être. - Oui, pourrait-on dire, l’homme est tout disposé à prendre le corps pour une partie de lui-même, mais seulement tant que les impressions du corps montent jusqu’à lui, et, inversement, tant qu’il recherche les objets ou les fuit dans l’intérêt du corps. - Mais si le plaisir est un élément du bonheur, comment un être, qui souffre d’infortunes et de chagrins, pourrait-il être heureux, si sage qu’il soit ? Sans doute, pour les dieux, l’état dont on parle est un bonheur qui se suffit à lui-même ; mais chez l’homme, à la raison s’ajoute une partie inférieure ; et c’est dans tout l’homme que doit résider le bonheur et non pas seulement dans sa partie supérieure ; car, le mal d’une partie arrête nécessairement l’autre dans son activité propre, parce que la première ne fonctionne pas bien. Ou bien alors, il faut rompre tout lien avec le corps et la sensation du corps et chercher ainsi à se suffire à soi-même pour être heureux. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 5

  •  Alors, pourquoi l’homme heureux veut-il les garder et repousse-t-il leurs contraires ? - Nous dirons qu’ils apportent leur part non pas au bonheur, mais à l’existence ; les incommodités contraires tendent à lui faire perdre l’existence, ou font obstacle au bonheur qui est notre fin ; non qu’elles le suppriment ; mais celui qui possède la chose la meilleure veut la posséder seule et sans rien d’autre ; or les incommodités, si elles ne suppriment pas le bonheur par leur présence, existent pourtant à côté de lui. Mais si l’homme heureux éprouve un désavantage qu’il n’a pas voulu, rien ne lui est enlevé de son bonheur ; sinon, chaque jour, avec tous les changements qu’il éprouve, il déchoirait de son bonheur ! Par exemple, il peut perdre son enfant ou sa fortune ; il peut arriver mille accidents contraires à sa volonté ; mais ces accidents n’ébranlent pas la fin qu’il a atteinte. - Oui, dit-on, les accidents vulgaires, mais non les grands malheurs. - Qu’y-a-t-il d’assez grand dans les choses humaines pour ne pas être dédaigné par celui qui les a surmontées et n’a plus d’attache aux choses d’en bas ? Et s’il estime que l’heureuse fortune, si haute qu’elle soit, n’est pas une grande chose, même celle d’un roi, d’un souverain de cités et de peuples, d’un fondateur de colonies et de cités (cette fortune fût-elle la sienne), pourquoi considérera-t-il comme une grande chose la chute d’un empire et le bouleversement de sa cité ? Et s’il estimait que c’est un grand mal ou même un mal, il aurait une opinion ridicule et ne serait plus un sage. Voilà de grandes choses ! Du bois, de la pierre, et, par Zeus, la mort d’êtres mortels ; et c’est lui, disons-nous, qui devrait avoir cette doctrine que la mort vaut mieux que la vie avec le corps ! S’il sert de victime, regarde-t-il la mort comme un mal pour lui, parce qu’il est mort près des autels ? S’il n’est pas enterré, son corps pourrira aussi bien sur terre que sous terre. S’il est enterré sans luxe et sans épitaphe, si on ne l’a pas jugé digne d’un tombeau élevé, c’est de la petitesse d’esprit d’en souffrir. Est-il emmené comme prisonnier de guerre ? Il a une voie pour s’en aller, s’il ne lui est plus possible d’être heureux. Mais ce sont ses proches qui sont faits prisonniers, par exemple ses brus ou ses filles... (Quoi donc ! dirons-nous ; s’il meurt sans avoir vu choses pareilles, va-t-il croire, en s’en allant, qu’elles étaient impossibles ? Ce serait bien absurde ; il croira plutôt qu’il était possible que les siens tombent en de tels malheurs. Et parce qu’il croit que ces malheurs arriveront, en sera-t-il moins heureux ? Certainement, malgré cette croyance, il est heureux ; il est donc aussi heureux quand ils arrivent. Il réfléchit que la nature de ce monde est telle qu’il faut supporter ces accidents et s’y prêterla.) Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant ; et si leurs maux leur pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie ; s’ils restent, ou bien ils ont raison, et leur sort n’a rien de redoutable, ou bien ils n’ont pas raison, ils restent, alors qu’il faut partir, et ils sont cause de leur malheur15. Et pour la sottise d’autrui et même de ses proches, le sage ne se rendra pas lui-même malheureux ; il ne liera pas son sort à la bonne chance ou à la malchance des autres. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 7

    Et ses souffrances personnelles ? - Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. - Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? - Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des douleurs, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait faiblesse d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre faiblesse ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. - Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. - Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des enfants les redoutent ! - Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 8

    Et lorsqu’il perd la raison, sous le flot des maladies ou des artifices de la magie ? - Si [les Stoïciens] admettent que, dans ces conditions, il ne perd pas la sagesse, non plus que dans l’état de sommeil, qu’est-ce qui l’empêche de garder le bonheur ? Car [les Stoïciens] disent qu’il ne perd pas le bonheur pendant son sommeil ; ils ne déduisent pas la durée du sommeil du temps de son bonheur, puisqu’ils disent qu’il est heureux pendant toute la vie. - On dira qu’il est alors heureux mais non pas sage. - Mais l’on ne parle plus alors de la même question ; c’est dans la supposition où il reste sage que nous demandions s’il est heureux tant qu’il reste sage. - Soit, dit-on, il reste sage ; sans le sentiment de sa vertu et sans les actions vertueuses, comment pourrait-il être heureux ?- Si l’on ne sent pas son état de santé, on a pourtant la santé ; si l’on ne sent pas sa beauté, on n’en est pas moins beau ; si l’on n’a pas le sentiment de sa sagesse, en serait-on moins sage ? - Oui, dira-t-on ; car la sagesse implique nécessairement le sentiment et la conscience de soi ; c’est dans la sagesse qui agit que l’on trouve le bonheur. - Si la pensée et la sagesse étaient des qualités acquises, l’argument serait bon ; mais la sagesse est dans la substance d’un être, ou plutôt de l’être ; cet être ne disparaît pas quand le sage est dans l’état de sommeil ou dans un état inconscient quelconque ; l’acte de cet être est lui-même dans le sage et cet acte est une veille sans sommeil ; le sage comme tel agit donc, même dans cet état ; mais cette action lui échappe ; non pas, il est vrai, à lui tout entier, mais à une partie de lui-même. (L’activité végétative aussi existe en nous ; mais elle ne s’étend pas à tout l’homme ; nous ne percevons pas cette activité par la sensation ; si le moi était cette activité, c’est lui qui agirait alors. En réalité, il est non pas cette activité, mais une activité pensante ; donc quand la pensée agit, c’est nous qui agissons.) ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 9

    Mais, dit-on, un tel être ne vit pas. - Si, il vit ; mais son bonheur, comme sa vie, échappe à nos adversaires. Ils ne nous croient pas ? Nous estimons qu’ils ont à poser un être vivant et sage avant de se demander s’il est heureux ; ce n’est pas après lui avoir accordé une vie diminuée qu’il faut se demander s’il lui appartient de bien vivre ; ce n’est pas en anéantissant l’homme qu’on traite la question du bonheur de l’homme ; et, après avoir admis que le sage a toute son activité dirigée en lui-même, il ne faut pas le chercher dans les manifestations extérieures de son activité, ni chercher un objet à sa volonté dans les choses extérieures ; et ils nient l’existence substantielle du bonheur dès qu’ils disent que les choses extérieures sont des objets de la volonté et que le sage les veut ; le sage voudrait bien que tous les hommes fussent heureux et qu’il ne leur arrivât aucun mal ; mais, si cela n’arrive pas, il est tout de même heureux. - Mais, dira-t-on, il fait une absurdité, s’il veut pareille chose, puisqu’il est impossible que le mal n’existe pas. - Cela montre au moins qu’on nous concède qu’il tourne sa volonté vers l’intérieur. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 11

    Mais on demande quels sont les plaisirs d’une telle existence. - On jugera que l’on n’y trouve ni les plaisirs de l’intempérance ni les plaisirs du corps (ces plaisirs ne peuvent être dans cette vie et ils font disparaître tout bonheur), ni même les excès de joie (à quoi bon en effet ?) ; mais on y voit les plaisirs liés à la présence du bien. Ces plaisirs ne sont pas en mouvement ni en devenir ; car les biens sont déjà là tout entiers, puisque le sage est présent à lui-même ; son plaisir est donc stable. Ce plaisir stable, c’est la sérénité. Le sage est toujours serein ; il jouit d’un calme et d’une satisfaction que n’ébranle aucun des prétendus maux, parce qu’il est sage. Et si l’on cherche un autre genre de plaisir dans la vie du sage, c’est qu’il n’est plus question de cette vie. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 12

    Son activité n’est nullement entravée par la fortune ; elle change seulement, lorsque change son sort ; mais elle est toujours belle, et elle est peut-être d’autant plus belle que les circonstances lui sont moins favorables. Quant à ses actes de connaissance, il y en a qui se conforment à chaque objet en particulier ; ce sont sans doute ceux dont l’expression est précédée d’une recherche et d’un examen ; mais il est un suprême objet de science [le Bien], qu’il a toujours avec lui et toujours à sa disposition ; il l’a plus encore que ne l’imaginent ceux qui disent :« Je serai heureux, fussé-je dans le taureau de Phalaris. » Il est vain de nommer plaisante une telle situation ; le dirait-on mille fois, elle ne l’est pas. Qui dit cela en effet ? C’est l’être plongé dans la souffrance ; mais chez le sage, la partie qui souffre est différente de son être qui reste en lui-même et qui aura, tant qu’il y reste, une contemplation indéfectible du bien. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 13

    Non ! L’être humain, et, en particulier, le sage, n’est pas double ; la preuve, c’est que l’âme se sépare du corps et méprise les prétendus biens corporels. Il est ridicule d’estimer le bonheur du sage à la mesure de celui d’un animal ; le bonheur consiste à bien vivre ; et, puisque bien vivre c’est agir, il n’existe que dans l’âme, et non pas même dans l’âme toute entière ; il n’existe pas dans l’âme végétative, de manière que, par elle, il atteignît le corps ; être heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste ; et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu’il soit riche et commande à tous les hommes ; il est d’une région inférieure, et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage, qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de lui-même. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir. Tout en veillant à sa santé, il ne voudra pas ignorer complètement la maladie ; il voudra même faire l’expérience des souffrances ; jeune, il ne les a pas subies ; il voudra les connaître. Mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé par les douleurs ou par les plaisirs, ni par aucun de ces états agréables ou pénibles que l’on sent ici-bas, pour ne pas diriger son attention vers le corps. A la souffrance il opposera le pouvoir qu’il a acquis pour lutter contre elle ; le plaisir, la santé et l’absence de peine n’ajouteront rien à son bonheur, et les états contraires ne lui retireront rien et ne l’amoindriront pas ; car, puisque les premiers de ces états ne lui ajoutent rien, comment les états contraires lui retireraient-ils quelque chose ? ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 14

    Pourtant, s’il y a deux sages dont l’un possède tous les avantages que [les philosophes] appellent conformes à la nature, tandis que l’autre en est privé, dirons-nous qu’ils possèdent un bonheur égal ? - Oui, puisqu’ils sont également sages. Et si l’un d’eux a la beauté corporelle, s’il a tous ces avantages qui ne contribuent ni à la sagesse ni à la vertu ni à la contemplation du bien ni à la perfection, qu’est-ce que cela fait ? Luimême, qui les possède, ne se vantera pas d’être plus heureux que celui qui ne les possède pas. Ils ne servent même pas à apprendre la flûte, malgré leur abondance ! Mais nous voyons le bonheur du sage avec les yeux de notre propre faiblesse ; nous estimons redoutable et terrible ce que l’homme heureux n’estime pas tel. Ou bien alors, il n’est pas encore sage, et il n’est pas encore heureux, s’il n’a pas transformé toutes les images qu’il s’en faisait, s’il n’est pas en quelque sorte devenu un autre homme, s’il ne fonde pas sur lui-même l’assurance qu’il ne sera jamais atteint par le mal ; alors seulement, il sera sans crainte ; si quelque chose l’intimide, il n’a pas la vertu parfaite, il ne l’a qu’à demi. Le sage parfait éprouve sans doute encore des craintes involontaires et irréfléchies, lorsque son esprit est ailleurs ; mais en s’y rendant attentif, il s’en débarrassera ; il apaisera son émotion comme on apaise les peines d’un enfant, par la menace ou par le raisonnement, mais par une menace sans colère, et comme un regard sévère suffit à intimider l’enfant. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 15

    Le sage éprouve pourtant les sentiments d’amitié et de reconnaissance ; il les éprouve à son propre égard ; il se rend à lui-même tout ce qu’il se doit ; il témoigne aussi de l’amitié à ses amis, mais une amitié accompagnée, au plus haut point, de clairvoyance intellectuelle. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 15

    Si l’on n’élève pas le sage à ce point, si on ne le place pas dans l’Intelligence, si on l’abaisse jusqu’à le soumettre à la fortune et à en craindre pour lui les dangers, c’est que l’on ne conserve pas au mot sage la valeur que nous lui donnons ; on ne voit en lui qu’un brave homme chez qui le bien se mélange au mal, et on lui accorde une vie mêlée de bien et de mal. Mais un pareil homme ne mérite pas d’être appelé heureux ; il n’a pas cette grandeur qui consiste dans la valeur suprême de la sagesse et dans la pureté de la vertu. Il n’est donc pas possible de vivre heureux dans la société [du corps]. Platon   a raison de dire que celui qui doit être sage et heureux prend son bien d’en haut ; c’est là-haut qu’il tourne ses regards, qu’il prend son modèle et sa règle de vie. Cela doit suffire à sa fin ; le reste est pour lui comme son lieu d’habitation, qui peut changer sans que son bonheur en soit accru. Certes, il fait de toutes les choses répandues autour de lui l’objet de son action ; il se demande, par exemple, s’il s’établira ici où là ; il accorde à ces choses autant que le commandent les nécessités de la vie et autant que son pouvoir le permet : mais, en lui-même, il est autre qu’elles ; rien ne l’empêche de les quitter ; et il les quittera au moment marqué par la nature ; mais il est maître d’en décider lui-même. Certaines de ces actions tendent au bonheur ; mais d’autres servent non pas à sa fin ni à lui-même, mais au corps qui lui est lié ; il s’occupe de son corps et le supporte, aussi longtemps qu’il lui est possible, comme un musicien fait de sa lyre, tant qu’elle n’est pas hors d’usage ; alors le musicien en change ; ou bien encore il cesse de se servir de lyre, il s’abstient d’en jouer ; il a maintenant une autre oeuvre à accomplir, sans la lyre ; il la laisse par terre et la regarde avec mépris ; et il chante sans s’aider d’un instrument. Était-ce donc un cadeau inutile ? Non pas, au début ; car il s’en est aidé bien souvent. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 16

  •  Le souvenir des choses passées persistant dans le présent est, dit-on, un avantage pour celui qui est resté plus longtemps heureux. - Que veut dire ce mot : souvenir ? Est-ce le souvenir de la sagesse acquise antérieurement ? On peut dire qu’il en est plus sage, mais on ne reste pas dans la question. Est-ce le souvenir du plaisir ? L’homme heureux a-t-il donc besoin d’un excès de joie, et ne se contente-t-il pas de la joie présente ? Et en quoi le souvenir du plaisir est-il agréable ? Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ? Et, au bout de dix ans, ne serait-ce pas encore plus ridicule ? Qu’y a-t-il d’agréable à me rappeler que j’étais un sage, l’an passé ? ENNÉADES - Bréhier: I, 5 [36] - Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 8
  •  Mais le temps met au jour bien de belles actions, qu’ignore celui qui est heureux peu de temps (si l’on doit même appeler tout à fait heureux celui dont le bonheur ne se traduit pas par un grand nombre de belles actions). - Dire que le bonheur résulte de beaucoup d’années et de beaucoup d’actions, c’est le composer d’êtres qui ne sont plus, d’événements passés et de l’instant présent qui est unique. C’est pourquoi nous avions posé ainsi la question ; le bonheur étant dans chaque instant présent, est-ce être plus heureux qu’être heureux plus longtemps ? La question est maintenant de savoir si la plus longue durée du bonheur, en permettant des actions plus nombreuses, ne rend pas aussi le bonheur plus grand. D’abord, on peut être heureux sans agir, et non pas moins heureux mais plus heureux qu’en agissant8. Ensuite, l’action ne produit aucun bien par ellemême ; ce sont nos dispositions intérieures qui rendent nos actions honnêtes ; le sage, quand il agit, recueille le fruit non pas de ses actions elles-mêmes ni des événements, mais de ce qu’il possède en propre. Le salut de la patrie peut venir d’un méchant ; et, si un autre en est l’auteur, le résultat est tout aussi agréable pour qui en profite. Cet événement ne produit donc pas le plaisir particulier à l’homme heureux ; c’est la disposition de l’âme qui crée et le bonheur et le plaisir qui en dérive. Mettre le bonheur dans l’action, c’est le mettre en une chose étrangère à la vertu et à l’âme ; l’acte propre de l’âme consiste à être sage ; c’est un acte intérieur à ellemême, et c’est là le bonheur. ENNÉADES - Bréhier: I, 5 [36] - Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 10

    « Ne fais pas sortir par violence l’âme du corps, pour qu’elle ne sorte pas ainsi. » Car elle s’en ira bien si elle a la disposition qu’il faut pour s’en aller : « s’en aller », c’est passer dans un autre séjour. L’âme restera plutôt, et elle laissera le corps se détacher d’elle tout entier, quand il n’est plus besoin pour elle de changer de lieu, mais qu’elle est déjà tout à fait hors du corps. - Comment donc le corps se détache-t-il de l’âme ? Lorsque l’âme n’a plus aucun lien avec lui ; et le corps ne peut plus la maintenir dans ses liens, dès qu’il a perdu la liaison harmonique, grâce à laquelle il possédait une âme. - Qu’arrive-t-il donc si l’on emploie des moyens violents pour rompre cette harmonie du corps ? - On fait alors violence au corps pour le détacher de l’âme ; ce n’est plus lui qui laisse l’âme partir. Et c’est la passion qui fait rompre ces liens ; c’est l’ennui, le chagrin ou la colère ; il ne faut pas agir ainsi. - Mais si l’on s’apercevait que la folie va venir ? - Il est peu probable que la folie s’empare du sage ; mais si elle vient, qu’il la mette au nombre de ces événements nécessaires que nous acceptons, étant données les circonstances, bien que nous ne les voulions pas en eux-mêmes. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

  •  D’où vient alors que la divination prédise les malheurs et les prédise par l’examen du mouvement du ciel en outre des autres pratiques divinatoires ? - C’est, évidemment, parce que tout est lié, même les contraires ; par exemple la forme est liée à la mati  ère ; dans un être vivant, qui est composé de forme et de matière, en considérant la raison séminale qui informe, on voit par là même le sujet qui reçoit cette forme ; car l’animal composé n’apparaît pas du tout comme équivalent à l’animal intelligible ; on ne peut observer la raison séminale qu’opérant dans le composé et donnant une forme à une matière inférieure. Mais comme l’univers est un animal composé, en observant les choses qui naissent en lui, on voit à la fois la matière dont il est fait et la providence qui est en lui ; car elle s’étend à tout ce qui se produit, c’est-à-dire aux êtres animés, à leurs actions, à leurs dispositions où la raison se mélange à la nécessité ; on voit les mélanges faits ou en train de se faire sans cesse ; mais il est bien impossible de distinguer et d’isoler dans ce mélange, d’une part, la providence avec ce qui lui est conforme, d’autre part le sujet matériel avec ce qu’il donne de lui-même aux choses. Un homme, si sage et si divin qu’il soit, ne pourrait faire ce départ. Mais ce pourrait être, dit-on, un privilège de Dieu. En effet, un devin n’a pas à dire le pourquoi, mais seulement le fait ; son art consiste à lire les caractères tracés par la naturel qui dévoilent l’ordre sans jamais se laisser aller au désordre, ou plutôt à tenir compte des témoignages des révolutions célestes qui nous découvrent les qualités de chaque être et le nombre de ces qualités, avant qu’on les ait vues chez cet être lui-même. C’est que phénomènes célestes et phénomènes terrestres collaborent à la fois à l’organisation et à l’éternité du monde : et pour l’observateur, les uns sont, par analogie, les signes des autres ; les autres espèces de divination emploient d’ailleurs aussi l’analogie. Car les choses doivent non pas dépendre les unes des autres, mais se ressembler toutes sous quelque rapport. Et c’est peut-être le sens de ce mot connu : « L’analogie maintient tout.» Selon l’analogie, le pire est au pire comme le meilleur est au meilleur; par exemple : un pied est à l’autre pied comme un oeil est à l’autre oeil, ou : le vice est à l’injustice comme la vertu est à la justice. Si donc il y a de l’analogie dans l’univers, il est possible de prédire ; et si les choses du ciel agissent sur celles de la terre, elles agissent, comme les parties dans l’animal agissent les unes sur les autres ; l’une n’engendre pas l’autre, puisqu’elles sont engendrées à la fois ; mais chacune, selon sa nature, subit l’effet qu’il lui appartient de subir ; parce que l’une est telle, l’autre aussi est telle. En ce sens encore la raison est une. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [48] - De la Providence, livre deuxième 6
  •  Qu’est-ce donc que le sage ? - Celui qui agit par la meilleure partie de lui-même ; il ne serait pas un sage, s’il avait un démon qui collaborât à son action ; en lui, c’est l’intelligence qui est active. Donc ou bien le sage est lui-même un démon, ou bien il agit suivant un démon, et ce démon, pour lui, est un Dieu. - Il y aurait donc un démon même au-dessus de l’intelligence ? - Oui, puisque la réalité supérieure à l’intelligence est un démon pour lui. - Pourquoi n’a-t-il pas la sagesse dès le début de sa vie ? - C’est à cause du « trouble » qui résulte de la génération. Pourtant, même avant d’exercer sa raison, il a un mouvement intérieur qui tend à ce qui lui est propre. - Son démon le dirige-t-il complètement ? - Non ; car l’âme est constituée de telle manière que, avec telle nature, dans telles circonstances, elle ait telle vie et telle volonté. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc  , et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 3

    Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 4

    Toutes les choses qui naissent, ceuvres de l’art ou de la nature, sont des produits d’une sagesse, et c’est toujours une sagesse qui en dirige la production. Si des arts se conforment à la sagesse dans sa production, arrêtons-nous à ces arts. Mais l’artisan remonte souvent jusqu’à la sagesse naturelle, selon laquelle les choses de la nature ont été produites : sagesse qui n’est pas faite de théorèmes, mais qui est totale, qui est une unité, non qu’elle soit composée de plusieurs termes qu’elle ramène à l’unité ; bien plutôt, partant de cette unité, elle se décompose en pluralité. Si donc l’on met cette sagesse la première, il suffit ; elle ne vient plus d’autre chose, et elle n’est plus « en autre chose ». Si l’on dit qu’elle est une raison dans la nature et que la nature en est le principe, nous demanderons d’où elle le tient; si c’est d’autre chose, quelle est cette chose; si c’est d’elle-même, arrêtons-nous là ; mis si l’on remonte à l’Intelligence, il nous faut voir alors si l’Intelligence a engendré cette sagesse ; si oui, d’où l’a-t-elle engendrée ? si c’est d’elle-même, ce serait impossible à moins qu’elle ne fût elle-même sagesse. Donc la vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse ; le prix de l’être lui vient de la sagesse, et, parce qu’il vient de la sagesse, il est l’être véritable. Aussi les êtres qui ne possèdent pas la sagesse, sont dés êtres parce qu’ils existent gràce à la sagesse, mais ne sont pas des êtres véritables parce qu’ils n’ont pas en eux la sagesse. Il ne faut donc pas croire que là-bas les dieux et les bienheureux contemplent des propositions ; il n’y a là-bas aucune formule exprimée qui ne soit une belle image, telle qu’on se représente celles qui sont dans l’âme de l’homme sage, non pas des dessins d’images mais des images bien réelles. C’est pourquoi les anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des substances. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 5