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Bréhier-Plotin: puissance

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Recherchons encore le mode d’union de l’âme et du corps. Peut-être n’est-elle pas plus possible que, par exemple, celle d’une ligne et de la couleur blanche, c’est-à-dire de deux natures différentes. Est-ce un entrelacement ? L’entrelacement ne fait pas la sympathie ; des choses entrelacées peuvent ne rien éprouver les unes des autres ; l’âme, tout en étant répandue à travers le corps, pourrait n’en pas éprouver les passions et être comme la lumière, surtout si on peut la considérer comme entrelacée au milieu qu’elle traverse. L’âme n’éprouvera pas les passions du corps, du fait qu’elle y est entrelacée ; elle sera dans le corps comme la forme est dans la mati  ère. Mais puisqu’elle est une substance, l’âme sera une forme séparée du corps, et il sera préférable de la considérer comme se servant du corps. Est-elle comme la forme que l’on donne au fer pour fabriquer une hache ? c’est alors la hache, couple du fer et de la forme, qui agit, c’est le fer doué d’une certaine forme ; et il agit selon cette forme. C’est alors plutôt au corps qu’il faudrait attribuer les passions qu’il partage avec l’âme, mais au corps vivant, j’entends le « corps naturel, organisé et possédant la vie en puissance ». [Aristote  ] dit bien en effet que s’il est absurde de prétendre que c’est l’âme qui tisse, il est aussi absurde de prétendre que c’est elle qui désire et qui souffre ; c’est bien plutôt l’animal. ENNÉADES - Bréhier  : I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 4

— Pourtant, c’est nous qui sentons. Comment est-ce possible ? — C’est que nous ne sommes point séparés de l’animal ainsi constitué, non plus que d’autres éléments plus précieux qui entrent en la substance totale de l’homme, qui est faite d’éléments nombreux. Quant à la puissance sensitive de l’âme, elle doit percevoir non pas les choses sensibles, mais les empreintes qui se produisent dans l’animal à la suite de la sensation ; et ces empreintes sont intelligibles. La sensation externe n’est que le reflet de cette sensation propre à l’âme ; celle-ci est plus vraie et plus réelle que celle-là ; et elle est une contemplation impassible des formes. De ces formes naissent les actes, dont l’âme reçoit le pouvoir directeur qu’elle a, seule, sur l’animal, à savoir la réflexion, l’opinion et les notions intellectuelles. C’est là surtout que nous sommes nous-mêmes ; sans doute, tout ce qui a lieu auparavant est à nous ; mais, ce qui a lieu à partir de ce point, constitue ce nous, qui d’en haut dirige l’animal. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 7

L’âme est faite, dit [Platon  ], « d’une essence indivisible qui vient d’en haut, et d’une essence qui se divise dans les corps » ; il faut entendre : « qui se divise dans les corps », de la manière suivante : elle se distribue dans toute l’étendue d’un corps, selon la grandeur de l’animal, si bien que, pour l’univers entier, il y a une âme unique. On peut encore l’entendre ainsi : on imagine qu’elle est présente aux corps, parce qu’elle les illumine ; elle ne produit pas les animaux, en les composant d’elle-même et d’un corps ; elle reste immobile, et ne donne d’elle que des reflets, qui sont comme les reflets d’un visage en plusieurs miroirs. Son premier reflet, c’est la sensation qui est dans l’animal composé ; de la sensation viennent toutes les espèces de l’âme ; elles procèdent l’une de l’autre, et aboutissent à l’âme génératrice et végétative, puis à la puissance de produire et d’exécuter une chose différente de soi, sans compter la puissance qui, pour produire, se tourne vers l’oeuvre qu’elle exécute. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 8

Chez les enfants, les facultés qui viennent du composé sont très actives ; mais le composé reçoit fort peu la lumière d’en haut. Lorsque cette lumière n’agit pas sur nous, c’est qu’elle tourne son activité vers la région supérieure ; elle agit sur nous, lorsqu’elle descend jusqu’à la partie moyenne de l’âme. — Quoi ! ne sommes-nous pas aussi cette région supérieure ? — Oui, mais il faut encore que nous en ayons la perception ; car nous n’utilisons pas toujours ce que nous possédons ; il nous faut, pour cela, orienter la partie moyenne de notre âme vers le supérieur ou vers l’inférieur, et faire passer nos facultés de la puissance ou de la disposition à l’acte. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 11

Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la vision de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la perfection. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 7

Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). - Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? - Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? - Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 4

Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 2

  •  Si le ciel possède l’âme, en quelque situation qu’il soit, pourquoi doit-il tourner sur lui-même ?- C’est que l’âme n’est pas seulement dans le monde intelligible ; et si elle a une puissance qui tourne elle-même autour d’un centre, par cette raison aussi le ciel sera animé d’un mouvement circulaire. (Il ne faut pas entendre le terme centre quand on parle du corps de la même manière que quand on parle de l’âme ; en ce dernier cas, le centre est l’origine d’où vient l’âme ; dans le premier, il a un sens local. C’est par analogie qu’on emploie le mot centre ; dans l’âme comme dans le corps du monde, il faut qu’il y ait un centre qui, dans le corps, est seulement le centre de la sphère ; comme l’âme tourne sur elle-même, la sphère tourne aussi sur elle-même.) Si l’âme universelle circule donc autour de Dieu, elle l’environne de son amour, elle se fixe, autant qu’elle peut, autour de lui ; car tout dépend de lui ; ne pouvant être dirigée vers lui, elle se meut autour de lui. - Pourquoi chaque âme n’en faitelle pas autant ? - Chacune en fait autant, selon le lieu où elle est. - Pourquoi alors nos corps ne se meuvent-ils pas comme le ciel ? - Parce que des éléments à trajectoire rectiligne se fixent à eux ; parce que nos inclinations nous portent vers des objets sans cesse différents ; parce que l’élément sphérique qui est en nous est mal arrondi ; il est terrestre et n’a pas la subtilité et la mobilité qui accompagnent les choses célestes. Sinon, pourquoi s’arrêterait-il, dès que l’âme est agitée d’une émotion quelconque ? Pourtant, il y a peut-être aussi en nous un souffle qui tourne autour de l’âme. Car si Dieu est en toute chose, l’âme qui veut s’unir à lui doit tourner autour de lui, puisqu’il n’est pas ici ou là. Platon accorde aux astres [errants] non seulement le mouvement de rotation qui leur est commun avec le ciel, mais un mouvement particulier de révolution autour de leur propre centre4. Car chaque être, où qu’il soit, embrasse Dieu avec joie non par la réflexion, mais par une nécessité naturelle. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 2

    Voici comment se produit ce mouvement. Il y a dans l’âme universelle une puissance dernière qui part de la terre et s’étend à travers l’univers ; puis, en montant, une autre puissance, qui possède par nature la sensation et qui est douée de la faculté de l’opinion ; elle se tient dans les sphères ; elle siège au-dessus de la première et elle lui communique son pouvoir pour la vivifier. La puissance inférieure est donc mue par la puissance supérieure qui l’embrasse circulairement et qui siège au-dessus de l’univers, pour autant du moins que cette puissance inférieure est remontée jusqu’aux sphères. Donc la puissance supérieure l’entoure en cercle ; la puissance inférieure tend vers la puissance supérieure, en se tournant vers elle, et cette conversion produit un mouvement de rotation dans le corps où elle est insérée. Car, si une partie quelconque d’une sphère se meut, au cas où cette partie se meut sans changer de lieu, elle ébranle la sphère dans laquelle elle est, et son mouvement se communique à la sphère. C’est ce qui arrive dans notre corps ; l’âme se meut d’un mouvement qui n’est pas un mouvement du corps, par exemple dans la joie ou dans la vision d’un bien ; et il se produit un mouvement du corps et un mouvement local. De même làbas, l’âme universelle, venue près du bien, le perçoit mieux, et elle anime le corps du mouvement local qui convient au ciel. La puissance sensitive, à son tour, qui reçoit son bien d’en haut et qui a ses jouissances propres, poursuit ce bien qui est partout et se porte partout. C’est là un mouvement comme celui de l’Intelligence, l’Intelligence se meut en restant immobile ; car elle tourne sur elle-même. C’est ainsi que l’univers, en se mouvant en cercle, reste pourtant à la même place. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 3

    On emploie les expressions en puissance et en acte. On dit aussi : il y a de l’acte dans les êtres. Que veut dire : en puissance et en acte ? L’acte est-il identique à l’être en acte ? Tout ce qui est acte est-il aussi en acte, ou ne faut-il pas que l’être en acte soit différent de l’acte ? ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

    Il est clair que des êtres en puissance se trouvent dans les choses sensibles. Y en a-t-il aussi dans les choses intelligibles, ou celles-ci ne contiennent-elles que des êtres en acte ? Si elles contenaient un être en puissance, il resterait toujours seulement en puissance ; il ne passerait jamais à l’acte, puisque là-bas, aucune opération ne s’effectue dans le temps. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

    Disons d’abord ce qu’est l’être en puissance. Le terme en puissance ne doit pas se prendre absolument ; on ne peut être en puissance de rien. Par exemple, l’airain est la statue en puissance ; si rien ne venait de lui ou en lui, s’il ne devait rien y avoir après lui, si rien ne pouvait venir de lui, l’airain serait simplement ce qu’il est ; or ce qu’il est existait déjà, et n’était pas à venir ; pourquoi serait-il en puissance, dès maintenant qu’il est là ? L’airain, pris absolument, n’est donc pas un être en puissance. Le terme en puissance doit se dire de l’être qui est déjà autre que lui-même, parce qu’un autre être peut venir après lui, soit que le premier continue à exister après avoir produit cet être différent, soit qu’il se détruise lui-même en se donnant à l’être qu’il est en puissance ; au premier sens, l’airain est statue en puissance ; au second sens, l’eau est neige en puissance et l’air est feu en puissance. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

    L’être en puissance, pris en ce sens, s’appelle-t-il aussi puissance par rapport à l’être qui viendra ? Par exemple l’airain est-il la puissance de la statue ? Si l’on prend la puissance au sens de puissance productrice, pas du tout ; car la puissance, en tant que productrice, ne peut être dite être en puissance. Si l’être en puissance était relatif non seulement à l’être en acte, mais aussi à l’acte, l’être en puissance serait aussi la puissance. Mais il est préférable et il est plus clair de rapporter l’être en puissance à l’être en acte et la puissance à l’acte. Donc l’être en puissance est en quelque sorte le sujet des affections, formes ou essences qu’il va recevoir conformément à sa nature ou qu’il s’efforce de saisir en lui, visant tantôt à la forme la meilleure pour lui, tantôt à des formes inférieures qui le détruiront, mais dont chacune est en acte et différente de lui. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

    La matière, qui est en puissance par rapport aux formes qu’elle reçoit, est-elle, à d’autres égards, un être en acte ou n’est-elle pas du tout un être en acte ? D’une manière générale, ceux des êtres en puissance qui persistent après avoir reçu une forme, deviennent-ils alors eux-mêmes des êtres en acte, ou bien être en acte se ditil seulement de la statue, si bien qu’il n’y a qu’opposition entre la statue en acte et la statue en puissance, et que être en acte ne se dit pas de la chose dont on disait qu’elle était statue en puissance ? S’il en est ainsi, il ne faut pas dire : l’être en puissance devient être en acte, mais : de l’être en puissance, qui est d’abord, est venu ensuite l’être en acte. Quant à l’être en acte, c’est le couple de matière et de forme, et non pas la matière ; c’est aussi la forme qui est en elle. C’est du moins le cas lorsque le nouvel être naît comme la statue naît de l’airain. Car la substance nouvelle, la statue, est le couple de matière et de forme. Mais dans le cas où l’être en puissance ne subsiste absolument pas dans l’être en acte, il est clair que l’être en puissance est complètement différent de l’être en acte. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 2

  •  Et le cas où le grammairien en puissance devient grammairien en acte ? N’y a-t-il pas alors identité entre l’être en puissance et l’être en acte ? C’est le même Socrate   qui était savant en puissance et qui est savant en acte. Est-ce que le savant est donc ignorant ? Car le savant en puissance était ignorant. - Oui, l’ignorant est savant, mais par accident ; ce n’est pas en tant qu’ignorant qu’il est savant en puissance ; il est ignorant par accident ; mais c’est par les aptitudes contenues en son âme qu’il était savant en puissance. - Est-ce qu’il conserve l’être en puissance, quand il est en acte ? Estil encore grammairien en puissance, quand il est grammairien en acte ? - Rien ne l’empêche ; mais c’est en un autre sens qu’avant ; avant, il était seulement grammairien en puissance ; maintenant cette puissance possède une forme. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 2
  •  Si l’être en puissance est le substrat, et si l’être en acte, comme la statue, est le couple du substrat et de la forme, comment appeler la forme qui est en l’airain ? - Il convient de lui donner le nom d’acte ; c’est selon lui que la statue est en acte et non plus en puissance ; elle est l’acte non pas pris absolument, mais l’acte de tel être déterminé. Mais le nom d’acte au sens propre conviendrait peut-être mieux à l’acte opposé à la puissance productrice de l’acte ; l’être en puissance tient son être en acte d’un autre être en acte ; mais la puissance dont je parle maintenant, tient son pouvoir d’elle-même, et c’est à elle que s’oppose l’acte, comme s’opposent une disposition et un acte conforme à cette disposition, par exemple la vertu du courage et l’acte courageux. Assez là-dessus. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 2

    Disons maintenant pourquoi nous avons commencé par ces considérations. C’est pour savoir en quel sens on parle d’être en acte dans les intelligibles ; s’ils sont seulement en acte, ou bien si chacun d’eux est un acte ; si tous à la fois forment un acte, et s’il y a aussi en eux des êtres en puissance. Or là-bas il n’y a pas de matière ; et c’est en la matière qu’est l’être en puissance ; rien n’est à venir qui ne soit déjà ; rien ne se transforme soit pour engendrer un autre être en subsistant lui-même, soit pour céder la place à un autre en sortant de l’existence. Il n’y a donc là-bas rien en quoi il y ait un être en puissance, puisque, d’ailleurs, les êtres vrais sont éternels et non soumis au temps. - Mais on pourrait demander à ceux qui admettent de la matière dans les intelligibles, s’il n’y a pas aussi en eux de l’être en puissance, puisqu’il y a de la matière. (Si même, en effet, le mot matière est pris en un autre sens, il n’y en a pas moins en chaque intelligible quelque chose qui est comme sa matière, quelque chose qui est comme sa forme, et le composé des deux.) Que diront-ils donc ? - Ce qu’on appelle là-bas la matière est une forme ; l’âme aussi, qui est une forme, est matière par rapport à un autre objet. - Est-elle donc en puissance par rapport à cet objet ? - Non pas ; car la forme lui appartient et ne survient pas en elle après coup ; elle n’a avec la matière qu’une distinction de raison ; on dit : la forme y occupe une matière et l’on perçoit ainsi par la pensée deux choses qui dans la réalité n’en font qu’une. En ce sens Aristote nous dit que son « cinquième corps » est sans matière. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

  •  Mais que dire de l’âme ? Car elle est bien en puissance ; animal en puissance, lorsqu’elle n’est pas encore unie au corps et qu’elle doit l’être ; musicienne en puissance, et ainsi de toutes les qualités qui lui adviennent et qu’elle n’a pas toujours possédées. Il y a donc bien des choses en puissance dans des êtres intelligibles. - Non, ces choses n’y sont pas en puissance ; mais l’âme est la puissance productrice de ces choses. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3
  •  En quel sens être en acte se dit-il de l’intelligible ? Est-ce au sens où la statue, comme couple de forme et de matière, est un être en acte ? Est-ce parce que chaque intelligible a reçu une forme ? - Non, c’est que chacun d’eux est une forme et qu’il est parfaitement ce qu’il est. L’intelligence ne passe pas de la puissance à l’acte, d’un état où elle est capable de penser à un état où elle pense effectivement (car il faudrait alors avant elle une autre intelligence qui ne fût pas passée de la puissance à l’acte) ; mais le tout de son être est en elle. L’être en puissance ne consent à passer à l’acte que par l’intervention d’un autre terme, nécessaire à la génération d’un être en acte ; mais l’être qui tire de lui-même et garde éternellement ses manières d’être, est un être en acte. Donc tous les êtres premiers sont des êtres en acte ; car ils possèdent d’eux-mêmes et toujours ce qu’ils doivent posséder. Il en est ainsi également de l’âme qui n’est pas dans la matière mais dans l’intelligible. Quant à l’autre âme, celle qui est dans la matière, comme l’âme végétative, elle est aussi en acte ; elle aussi, elle est ce qu’elle est, parce qu’elle est en acte. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    En général, lorsqu’une chose est un être en puissance, elle possède sous un autre rapport l’existence en acte ; elle est une chose en acte, que l’on dit être en puissance relativement à autre chose. Mais la matière (et sous ce nom nous désignons ce qui est en puissance tous les êtres), comment peut-on dire qu’elle est elle-même un être en acte ? S’il en était ainsi, elle ne serait pas tous les êtres en puissance ; puisqu’elle n’est aucun de ces êtres, elle doit être un non-être. Si elle n’est aucun être, comment serait-elle en acte ? - elle n’est, dira-t-on, aucun des êtres qui sont engendrés en elle ; mais rien n’empêche qu’elle soit autre chose, si tous les êtres ne sont pas engendrés en elle. - C’est donc si elle n’est aucun des êtres engendrés en elle, et si ces êtres sont tous les êtres qu’elle est un non-être. D’autre part, puisqu’on l’imagine comme une chose sans forme, elle ne saurait être une forme, ni être comptée au nombre des formes ; à ce point de vue encore, elle est non être. Nonêtre dans les deux sens [comme être sensible et comme forme], elle est plusieurs fois non-être. Puisqu’elle est en dehors de la nature des êtres véritables, puisqu’elle ne peut pas non plus atteindre le degré de réalité des prétendus êtres sensibles, parce qu’elle n’est pas, comme ceux-là, une image de la raison, en quelle région de l’être la saisirait-on ? Et si on ne la saisit nulle part, comment serait-elle une chose en acte ? ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 4

    Que dire d’elle alors ? En quel sens est-elle matière des êtres ? - C’est qu’elle est ces êtres en puissance. - Donc elle est déjà, si elle est en puissance. - Oui, elle est déjà en tant qu’être à venir ; son seul être, c’est cet être futur qui s’annonce en elle ; son être se ramène à ce qui sera. Elle n’est rien de particulier en puissance, mais toutes choses ; elle n’est donc rien par elle-même. Mais en tant qu’elle est matière, elle n’est pas en acte ; si elle était quelque chose en acte, l’être en acte qu’elle posséderait ne serait plus matière ; elle ne serait donc plus matière au sens complet du terme ; mais seulement au sens où l’airain est matière. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 5

    Elle n’est pas non-être, en ce sens qu’elle serait autre que l’être, comme est le mouvement ; car le mouvement est porté sur l’être parce qu’il vient de lui et parce qu’il est en lui ; la matière, elle, est rejetée hors de l’être, tout à fait séparée de lui ; incapable de se transformer, elle reste ce qu’elle était d’abord ; elle était le non-être, et elle l’est toujours. Dès l’abord, elle n’était pas un être en acte, puisqu’elle était bien loin de tous les êtres ; et elle ne l’est pas devenue. Voulant se revêtir des formes, elle n’arrive pas même à en garder le reflet ; elle reste ce qu’elle était, toujours en puissance des formes qui viendront après ; elle apparaît là où cessent les êtres intelligibles ; occupée par les êtres qui sont engendrés après elle, elle reste fixée à la limite inférieure de ces êtres. Étant occupée par ces deux genres d’êtres, elle n’est en acte ni l’un ni l’autre, et l’être en puissance lui est seul laissé ; c’est un fantôme fragile et effacé qui ne peut recevoir une forme. Si elle est en acte, elle est un fantôme en acte, un mensonge en acte ; c’est-à-dire un mensonge véritable6, autant dire le réel non-être. Il s’en faut bien qu’une chose soit un être en acte, si elle a sa vérité dans le non-être. Si elle doit être, elle ne doit pas être en acte, de manière à être en dehors de tout être véritable et à avoir son être dans le non-être ; car si on retire leur mensonge aux êtres mensongers, on leur retire aussi leur essence ; si on introduit l’acte en une chose dont l’être et l’essence sont d’être en puissance, on lui fait perdre le principe même de sa réalité, puisque cette réalité consistait à être en puissance. Si la matière doit se conserver sans périr, elle doit donc se conserver comme matière. Il faut donc dire, semble-t-il, qu’elle est seulement en puissance pour être réellement matière. Ou bien il faut réfuter nos raisons. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 5

    La blancheur qui est en toi n’est donc pas une qualité ; elle est évidemment un acte dérivé d’une puissance qui est celle de produire la blancheur. Dans le monde intelligible, les prétendues qualités sont aussi des actes ; nous les prenons faussement pour des qualités parce que chacune d’elles est le propre d’une substance, parce qu’elles possèdent, quant à elles, un caractère propre. - En quoi la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle donc de la qualité dans le monde sensible, puisque l’une et l’autre sont des actes ? - C’est que la qualité, dans le monde sensible, n’indique pas la quiddité d’une substance ; elle ne fait pas la différence des substances entre elles ni leur caractère propre ; elle révèle seulement ce que nous appelons qualité et ce qui, dans le monde intelligible, est un acte. Donc lorsqu’une qualité constitue le propre d’une substance, il est évident par là qu’elle n’est pas véritablement une qualité ; mais lorsque, par la pensée, nous isolons cette propriété qui est en la substance (sans d’ailleurs rien enlever à la substance, et en nous bornant à concevoir et à engendrer une notion), nous engendrons cette autre chose qui est la qualité, en prenant dans la substance la partie la plus superficielle. S’il en est ainsi, rien n’empêche que la chaleur, quand elle est inhérente au feu, soit une forme ou un acte et non une qualité du feu, et que, d’autre part, elle soit une qualité, prise dans un autre sujet et isolée ; elle n’est plus désormais la forme d’une substance, mais une trace, une ombre ou une image qui a abandonné sa substance ; alors elle est qualité. Donc tous les accidents qui ne sont point des actes et des formes essentielles aux substances sont des qualités ; telles sont les habitudes acquises et autres dispositions des sujets qu’il faut appeler des qualités ; mais leurs modèles intelligibles, où elles existent primitivement, sont des actes5. Il n’est pas vrai aussi qu’une même chose soit une qualité et ne soit pas une qualité ; la qualité, c’est ce qui est isolé de la substance ; ce qui lui est lié est une forme ou un acte ; une chose n’est pas la même, quand elle reste en ellemême et quand, placée en un sujet autre qu’elle, elle déchoit de son rang de forme et d’acte. Ce qui n’est jamais la forme, mais seulement l’accident d’un sujet est une pure qualité et n’est que cela. ENNÉADES - Bréhier: II, 6 [17] - De la qualité et de la forme 3

    Les principes les plus élevés restent immobiles, en engendrant des hypostases ; mais l’âme, elle, nous l’avons dit, se meut pour engendrer la sensation qui est une hypostase, et la puissance végétative ; elle descend jusqu’aux plantes. L’âme qui est en nous possède aussi la puissance végétative ; mais cette puissance ne domine pas parce qu’elle n’est qu’une partie de l’âme ; venue dans une plante, elle y domine parce qu’elle est seule. - La puissance végétative n’engendre donc rien ? - Elle engendre, mais c’est une chose totalement différente d’elle ; car, après elle, il n’y a plus de vie : ce qu’elle engendre est sans vie. - Comment donc ? - Toutes les choses engendrées avant ce dernier terme étaient, il est vrai, privées de toute forme au moment de leur génération ; mais elles se retournaient vers leur générateur et en recevaient la forme et comme la nourriture : ici, au contraire, la chose engendrée ne doit plus être une espèce d’âme, puisqu’elle ne vit plus, et elle reste dans une complète indétermination. Et sans doute, l’indétermination se trouve aussi dans les termes antérieurs, mais elle est dans des êtres qui ont une forme ; elle n’est pas complète, mais relative à la forme achevée : ici elle est complète. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 1

    Toutefois ce terme dernier se perfectionne lui aussi ; il devient alors un corps en recevant la forme qui correspond à celle qu’il avait en puissance, et il est le réceptacle du principe qui l’engendre et le nourrit : cette forme du corps est la seule et dernière trace des choses d’en haut dans la dernière des choses d’en bas. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 1

    L’âme, en sortant du corps, devient celle de ces fonctions qui avait en elle le plus de développement. C’est pourquoi il faut nous enfuir là-haut, afin de ne pas nous transformer en une puissance purement sensitive, par l’assujettissement aux images sensitives ou en une puissance végétative par l’assujettissement aux désirs sexuels et à la gloutonnerie, mais en un être intelligent, en une intelligence, en un dieu. « Ceux qui ont conservé intacte en eux l’humanité redeviennent des hommes ; ceux qui n’ont vécu que par les sens deviennent des bêtes et des bêtes féroces, si cette vie des sens s’accompagne d’un caractère emporté ; aux proportions différentes de ces facultés correspond la différence des bêtes où ils se réincarnent. Si la vie des sens s’accompagnait de désirs et de plaisirs, ils deviennent des animaux lascifs et gloutons. Si, avec les mêmes penchants, ils n’ont eu qu’une sensibilité émoussée et inerte, ils deviennent des plantes ; car, lorsque ces penchants sont isolés ou prépondérants, c’est la puissance végétative qui agit, et l’homme s’est préparé à devenir un arbre. Les amis de la musique, dont l’âme est restée pure, se transforment en oiseaux chanteurs ; les rois, qui n’ont pas été guidés par la raison, en aigles, s’ils n’ont pas eu d’autres vices ; les astronomes qui observent sans s’aider de l’intelligence, les regards toujours levés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent dans les hautes régions. Celui qui a pratiqué les vertus civiles reste un homme ; et s’il les a moins observées, il devient un animal sociable, tel que l’abeille. » ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 2

    Pendant la vie, donc, notre démon veut nous conduire ; il domine ; et il vit lui-même sous la conduite d’un autre démon. Si nous venons à déchoir sous l’influence de nos mauvaises moeurs, nous en sommes châtiés ; ainsi est puni le méchant ; son vice le fait tomber à un rang inférieur, et il mène la vie qui ressemble aux seules facultés alors agissantes en lui, la vie d’une bête. Si, au contraire, nous pouvons suivre le démon qui est au-dessus de nous, nous nous élevons nous-mêmes en vivant de sa vie ; ce démon, vers qui nous sommes conduits, devient la partie la meilleure de nous-mêmes, et celle à qui nous donnons la puissance ; après lui, nous prenons pour guide un autre démon encore supérieur, et ainsi, jusqu’au plus élevé. Car l’âme est plusieurs choses ; elle est toutes choses, les choses supérieures et les choses inférieures, et elle s’étend dans tout le domaine de la vie. Chacun de nous est un monde intelligible ; liés aux choses inférieures par ce que l’on voit de nous, nous touchons aux choses supérieures par ce que nous avons d’intelligible ; par notre partie pleinement intelligible, nous demeurons en haut ; mais, par la partie qui tient le dernier rang, nous sommes enchaînés aux choses d’en bas, répandant sur elles une émanation ou plutôt une activité émanée de la partie pleinement intelligible, qui n’en est d’ailleurs nullement amoindrie. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 3

  •  Quoi ! n’a-t-il pas la conscience de ce qui est en lui, comme nous l’avons de ce qui est en nous ? - Il en est comme lorsque notre état est conforme à la nature ; alors, c’est le calme, pas même le plaisir ; la puissance végétative est là, sans y être, et la faculté sensitive de même. (Mais c’est ailleurs qu’on a à parler du monde ; nous n’en parlons maintenant que dans la mesure où notre question le touche.) ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 4
  •  Si, là-bas, l’âme « choisit son démon » et sa vie, de quoi peut-elle encore rester maîtresse ? - Le choix de là-bas, dont parle Platon, veut dire la volonté ou disposition de l’âme dans son ensemble et dans sa totalité. - Mais, si la volonté de l’âme est maîtresse, et si la disposition présente issue des vies vécues antérieurement y domine, le corps n’est plus une cause de mal. Si le caractère de l’âme existe avant le corps, et si l’âme a le caractère qu’elle s’est choisie, et, comme dit Platon, « ne change pas de démon », ce n’est pas ici-bas qu’on devient bon ou mauvais. Est-ce peut-être qu’on n’est bon ou mauvais qu’en puissance et que, ici-bas, on devient actuellement l’un ou l’autre ? Qu’arrive-t-il donc, si, avec un caractère honnête, on tombe sur un corps mal fait, ou inversement ? - C’est que chacune des deux âmes, la bonne et la mauvaise, a plus ou moins le pouvoir de se procurer le corps correspondant ; et d’ailleurs les hasards des événements extérieurs ne transforment jamais complètement la volonté. Lorsque Platon parle « des sorts », puis des « modèles de vie », et ensuite des hasards du choix, et lorsqu’il ajoute que le choix que l’âme fait de sa vie dans les modèles présents dépend de son caractère, il donne la prééminence aux âmes, qui disposent, au gré de leurs caractères, de ce qui leur a été donné. Le démon dont il parle n’est point en effet une réalité qui nous soit tout à fait extérieure ; il l’est assez pour ne pas être lié à nous dans son action ; mais il est nôtre, pour autant que nous désigne l’âme ; il n’est pas nôtre, en tant que nous désigne l’homme avec toutes ses propriétés et sa vie subordonnée au démon. C’est ce dont témoignent les paroles du Timée   ; prises en ce sens, elles ne sont pas du tout contradictoires ; elles le seraient, si on prenait le mot démon en un autre sens. L’expression (de la République  ) : « le démon accomplit ce qu’on a choisi », s’accorde aussi avec ce sens. Car le démon qui siège au-dessus d’un être ne le laisse ni trop s’abaisser, ni s’élever au-dessus de lui, ni l’égaler ; car on ne peut devenir autre que dans la mesure où on l’est déjà. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 5
  •  Et les âmes qui entrent dans les corps de bêtes ? Ontelles un démon ou moins qu’un démon ? - Un démon, mais un démon méchant et stupide. - Et les âmes qui sont là-haut ? - Parmi elles, les unes sont dans le monde sensible, et les autres en dehors. Celles qui sont dans le monde sensible sont ou bien dans le soleil, ou dans une autre planète, ou dans le ciel des fixes, chacune selon le progrès de leur raison ici-bas. Car il faut savoir qu’il y a en notre âme non seulement un monde intelligible, mais une disposition analogue à celle de l’âme du monde ; celle-ci se distribue dans la sphère des fixes et les sphères des planètes selon la diversité de ses puissances ; or, les puissances qui sont en nous sont de même espèce que les puissances de l’âme universelle ; de chacune d’elles procède une activité différente ; en se séparant du corps, chacune des âmes va là-bas, dans l’astre qui correspond à la manière dont elle a agi et vécu ; elle a alors comme dieu ou comme démon soit cet astre lui-même soit l’astre qui a une puissance plus élevée. Mais cela serait à examiner de plus près. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Pour les âmes sorties du monde sensible, elles sont au dessus des démons ; elles ont surmonté la fatalité des naissances et l’ordre des choses visibles, tant qu’elles sont là-bas. Elles y ramènent avec elles l’essence qui, en elles, désirait la génération. Il est exact de dire que cette essence est « l’essence qui devient divisible dans les corps’" » en se multipliant et en se divisant, mais non pas en parties séparées dans l’espace ; car elle est la même en tous les points du corps, et elle y est tout entière, et elle est unique. Si un seul animal en engendre plusieurs, c’est qu’elle se divise comme nous le disons ; de même aussi, d’une seule plante en naissent plusieurs ; car cette essence est « divisible dans les corps ». Tantôt l’âme unique produit ces vies multiples en restant dans le même corps ; c’est le cas des plantes ; tantôt elle les produit après s’être retirée ; c’est que, alors, elle les avait produites avant son départ ; c’est ce qui arrive dans les boutures des plantes ou dans les cadavres d’animaux où, à la suite de la putréfaction, des vies multiples naissent d’une seule ; à cette naissance collabore aussi une puissance du même genre qui vient de l’univers, et qui est la même ici et partout ailleurs. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Comme une science unique et totale se divise en théorèmes particuliers sans se dissiper ni se fragmenter (car chaque théorème contient en puissance la totalité de la science où le principe est identique à la fin), ainsi chacun de nous doit se disposer, de manière que, en lui, le commencement soit aussi la fin, et que l’être entier et toutes ses parties rentrent dans la faculté supérieure de son être ; devenu intelligence, il réside là-bas ; car lorsqu’on possède cette faculté supérieure, on est, par elle, en contact avec l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 2

    Le Premier est la puissance du mouvement et du repos ; il est donc au delà de l’un et de l’autre. Le second principe est doué d’un mouvement et d’un repos relatifs au Premier; ce second principe, c’est l’Intelligence ; et, parce qu’il se rapporte à autre chose que lui, il possède la pensée ; mais le Premier n’a pas la pensée. L’être qui pense est double ; il se pense lui-même ; il y a donc un défaut en lui parce que son bien ne consiste pas à exister, mais à penser. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 7

    L’être en acte est tout être passé de la puissance à l’acte, qui reste toujours identique à lui-même tant qu’il existe ; en ce sens, la perfection existe même dans le corps, par exemple dans le feu. Mais des êtres de ce genre ne peuvent pas exister éternellement, parce qu’ils sont liés à la matière ; seul, l’être sans composition, qui est en acte, existe toujours. D’ailleurs la même chose peut être en acte sous un rapport, et en puissance sous un autre. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 8

    Etant semblable à l’un, elle produit comme lui, en épanchant sa multiple puissance ; ce qu’elle produit est une image d’elle-même ; elle s’épanche comme l’Un, qui est avant elle, s’est épanché. Cet acte, qui procède de l’être, est l’Ame ; et dans cette génération, l’Intelligence reste immobile ; de même l’Un qui est avant l’Intelligence, reste immobile en engendrant l’Intelligence. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1

    La procession se fait donc ainsi du premier au dernier ; chaque chose reste toujours à sa place propre ; la chose engendrée a un rang inférieur à celui de son générateur ; et chaque chose devient identique à son guide, tant qu’elle suit ce guide. Lorsque l’âme vient dans la plante, c’est une partie d’elle-même qui est dans la plante ; c’est sa partie la plus audacieuse et la plus imprudente, puisqu’elle s’est avancée jusque-là. Lorsque l’âme est dans une bête, c’est la prédominance de la puissance sensitive qui l’y a conduite. Lorsqu’elle entre dans l’homme, son activité ou bien se borne au raisonnement, ou bien procède de l’intelligence : car l’âme a une intelligence propre et a d’elle-même la volonté de comprendre et de se mouvoir. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    A l’endroit d’où elle est venue ; car elle n’en était séparée par aucune distance ; elle ne fait qu’un avec son principe. - Mais, si l’on coupe ou si l’on brûle la racine, où est la portion d’âme qui était en elle ? - Elle est dans une âme qui ne s’était pas déplacée, et même si cette portion n’était pas au même endroit, mais ailleurs, elle serait dans l’âme en y remontant ; si elle n’y remontait pas, elle deviendrait la puissance d’une autre plante ; car elle ne se rétracte pas sur elle-même ; et, si elle remontait, elle serait dans la puissance supérieure de l’âme. - Et celle-là, où est-elle ? - Dans la puissance encore supérieure à elle ; cette dernière puissance confine à l’intelligence, mais non pas localement (car rien de ce dont nous parlons ici n’est dans un lieu ; c’est encore beaucoup plus vrai de l’Intelligence, et, par voie de conséquence, c’est vrai de l’âme). Donc l’âme n’est nulle-part ; elle est en un être qui, n’étant nulle part, est partout. Que si l’âme dans son progrès vers la région supérieure s’arrête à mi-chemin, avant d’être arrivée tout en haut, elle mène une vie intermédiaire, et s’arrête dans la partie d’elle-même qui est intermédiaire. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    Donc s’il y a un être après le Premier, ce n’est plus un être simple ; c’est une unité multiple. D’où vient-elle ? Du Premier ; car s’il y avait rencontre de hasard [entre les termes multiples], il ne serait pas le principe de toutes choses. Comment donc vient-elle du Premier ? Si le Premier est un être parfait et le plus parfait de tous, s’il en est de même de la puissance première, il doit être le plus puissant de tous les êtres, et les autres puissances doivent l’imiter autant qu’elles peuvent. Or, dès qu’un être arrive à son point de perfection, nous voyons qu’il engendre ; il ne supporte pas de rester en lui-même : mais il produit un autre être ; et ceci est vrai non seulement des êtres qui ont une volonté réfléchie, mais encore de ceux qui végètent sans volonté, ou des êtres inanimés qui communiquent tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le feu réchauffe ; la neige refroidit ; le poison agit sur un autre être ; enfin toutes les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éternité et en bonté. Comment donc l’être le plus parfait et le Bien premier resterait-il immobile en lui-même ? Serait-ce par envie ? Serait-ce par impuissance, lui qui est la puissance de toutes choses ? Et comment alors serait-il encore le principe ? Il faut donc que quelque chose vienne de lui, puisque les êtres tiennent de lui le pouvoir d’en faire exister d’autres (car c’est nécessairement de lui qu’ils le tiennent). Le principe générateur doit être le plus vénérable ; mais l’être engendré immédiatement après lui est supérieur à tous les autres. ENNÉADES - Bréhier: V, 4 [7] - Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 1

    Mais comment l’Intelligence vient-elle de l’intelligible ? De la manière suivante : L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien ; il n’en est pas de même de l’être qui voit et qui pense (car je disque l’ètre pensant est dans le besoin, eu égard à l’intelligible) ; mais l’Un n’est pas en quelque sorte privé de sentiment ; tout lui appartient ; tout est en lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même; la vie est en lui et tout est en lui ; la conception qu’il a de luimême, par une sorte de conscience, conception qui est luimême, consiste en un repos éternel et une pensée différente de la pensée de l’Intelligence. Si donc il reste en lui-même et si un être se produit, cet être vient de lui, alors qu’il est au plus haut point ce qu’il est. C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui ; c’est grâce à sa permanence qu’il y a un devenir. Puisqu’il persiste comme objet de pensée, ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née (car elle n’a pas d’autre objet), devient une intelligence ; elle est différente de l’intelligible, mais semblable à lui. Elle en est une mitation et une image. - Mais comment, s’il reste en lui-même, se produit-il un acte ? - Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même Ainsi dans le feu, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la perfection et de l’acte qui sont en lui vient un acte engendré qui dérivant d’une grande puissance et même de la plus grande de toutes va jusqu’à l’être et à l’essence. Car le principe est au delà de l’essence. - Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il est au delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une essence ; il est donc au delà de l’Intelligence. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas à ses objets comme la sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intelligence est identique à ses objets, s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ? Elle est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres immatériels est identique à ses objets. ENNÉADES - Bréhier: V, 4 [7] - Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2

    Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 4

    Imaginez le monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu’elle est sans aucune confusion, et cependant toutes ensemble en une unité, autant que possible, si bien que l’apparition de l’une quelconque d’entre elles, par exemple de la sphère extérieure du ciel, soit immédiatement liée à l’imaae du soleil et, à la fois, des autres astres, et que l’on voie la terre, la mer, et tous les animaux, comme en une sphère transparente, en laquelle l’on pourrait réellement tout voir. Ayez dans l’esprit l’image lumineuse d’une sphère, image qui contienne tout en elle, les êtres qui sont en mouvement ou en repos, ceux qui ne sont qu’en mouvement, et ceux qui ne sont qu’en repos. Gardez bien cette image en vous, et supprimez-en la masse; supprimez-en encore l’étendue et la matière que vous avez dans l’imagination : n’essayez pas d’imaginer une autre sphère de masse plus petite ; mais invoquez le dieu qui a produit la sphère dont vous avez l’image, et priez-le, pour qu’il vienne jusqu’à vous. Le voici qui vient apportant son propre monde avec tous les dieux qui sont eti lui: il est unique et il est tous; chacun est tous ; tous sont en un ; tous sont différents par leurs puissances ; mais tous font un par l’unité de leur multiple puissance ; ou plutôt un est tous ; car il ne perd rien, quand naissent tous ceux-là ; tous sont ensemble ; chacun à part est en repos en un pointt indivisible, puisqu’il n’a pas de forme sensible ; sinon l’un seraift ici, l’autre ailleurs, et chacun ne serait pas, en soi, le total ; il ne contient pas de parties qui seraient différentes l’une de l’autre pour les autres ou pour lui-même, et sa totalité n’est pas celle d’une puissance qui se fragmente autant de fois qu’il y a de parties tombant sous la mesure. Cette totalité est puissance totale qui va à l’infini, qui s’exerce à l’infini ; et il est si grand que ses parties mêmes sont infinies. Où peut-on dire qu’il n’atteint pas ? Grand certes est notre monde avec toutes les puissances qu’il renferme à la fois : il serait plus grand encore, d’une grandeur telle qu’on ne pourrait le dire, s’il ne s’y unissait point une puissance corporelle, qui est petite ; on dira pourtant que grandes sont les puissances du feu et des autres corps : dès à présent, dans l’ignorance de ce qu’est la véritable puissance, on les imagine brûlant, anéantissant, écrasant, servant à la naissance des êtres vivants. Mais si elles font périr, c’est qu’elles-mêmes périssent ; si elles engendrent, c’est qu’elles-mêmes sont engendrées : là-bas, la puissance possède seulement l’être, seulement la beauté ; car où serait le beau privé de l’être? où serait l’être privé de la beauté? Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est identique au beau, et le beau est aimable, parce qu’il est l’être. A quoi bon chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature ? Ici c’est un être mensonger à qui il faut une beauté empruntée, un simulacre, pour paraître beau et même pour être ; il n’est qu’autant qu’il participe à la beauté de la forme, et il est d’autant plus parfait qu’il en a pris davantage : la belle essence est alors plus proche de lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 9