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Bréhier-Plotin: là-bas

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Ekeino

Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la mati  ère n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une maison tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES - Bréhier  : I, 6 [1] - Du Beau 2

Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 8

D’ailleurs, il est sans doute nuisible à l’âme d’employer le poison pour faire sortir l’âme du corps. De plus, puisque le temps qui a été donné à chacun de nous est fixé par le destin, il est dangereux de le prévenir, à moins, comme nous le disons, qu’il n’y ait absolue nécessité. Enfin, tels nous sommes en sortant du corps, tel est le rang que nous occuperons là-bas ; tant que nos progrès peuvent encore continuer, il ne faut donc pas faire sortir l’âme du corps. ENNÉADES - Bréhier: I, 9 [16] - DU SUICIDE RAISONNABLE Notice du Traducteur

Dans un cercle, le centre est naturellement immobile ; mais si la circonférence l’était aussi, elle ne serait qu’un centre immense. Il est mieux qu’elle tourne autour de son centre, si le corps est un corps vivant et organisé par la nature. De cette manière, elle tendra vers le centre, non pas en s’infléchissant vers lui, ce qui détruirait le cercle, mais, puisque cela est impossible, en tournant autour de lui. De cette manière seulement, elle satisfera son désir ; l’âme qui la fait tourner ne se fatiguera pas ; car cette âme ne l’entraîne pas, et il n’y a là rien de contraire à la nature, la nature n’étant que l’ordonnance de l’âme universelle. En outre l’âme est tout entière partout, sans division locale ; l’âme de l’univers permet aussi au ciel d’être partout, autant qu’il le peut, et partie par partie ; il le peut, en parcourant et en traversant successivement toutes les parties du lieu. Si l’âme était immobile en un lieu, le feu resterait immobile, arrivé là-bas ; mais, comme le tout d’ellemême est partout, il désire aller partout. - Quoi donc ? Il ne l’atteindra jamais ? - Au contraire, il l’atteint toujours, ou plutôt l’âme le mène éternellement vers elle, et, en l’y amenant, elle le meut éternellement ; en le menant toujours vers elle, elle le maintient au même endroit ; en le menant non pas en ligne droite mais circulairement, elle lui permet de la posséder partout où il passe. Si l’âme était immobile, si elle était seulement dans cette région des intelligibles où tout est immobile, le ciel s’arrêterait. Si donc elle n’est pas seulement dans cette région ni dans un lieu défini, le ciel se meut à travers tout l’espace mais non pas en dehors de son cercle ; il se meut donc en cercle. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1

Il est clair que des êtres en puissance se trouvent dans les choses sensibles. Y en a-t-il aussi dans les choses intelligibles, ou celles-ci ne contiennent-elles que des êtres en acte ? Si elles contenaient un être en puissance, il resterait toujours seulement en puissance ; il ne passerait jamais à l’acte, puisque là-bas, aucune opération ne s’effectue dans le temps. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 1

Disons maintenant pourquoi nous avons commencé par ces considérations. C’est pour savoir en quel sens on parle d’être en acte dans les intelligibles ; s’ils sont seulement en acte, ou bien si chacun d’eux est un acte ; si tous à la fois forment un acte, et s’il y a aussi en eux des êtres en puissance. Or là-bas il n’y a pas de matière ; et c’est en la matière qu’est l’être en puissance ; rien n’est à venir qui ne soit déjà ; rien ne se transforme soit pour engendrer un autre être en subsistant lui-même, soit pour céder la place à un autre en sortant de l’existence. Il n’y a donc là-bas rien en quoi il y ait un être en puissance, puisque, d’ailleurs, les êtres vrais sont éternels et non soumis au temps. - Mais on pourrait demander à ceux qui admettent de la matière dans les intelligibles, s’il n’y a pas aussi en eux de l’être en puissance, puisqu’il y a de la matière. (Si même, en effet, le mot matière est pris en un autre sens, il n’y en a pas moins en chaque intelligible quelque chose qui est comme sa matière, quelque chose qui est comme sa forme, et le composé des deux.) Que diront-ils donc ? - Ce qu’on appelle là-bas la matière est une forme ; l’âme aussi, qui est une forme, est matière par rapport à un autre objet. - Est-elle donc en puissance par rapport à cet objet ? - Non pas ; car la forme lui appartient et ne survient pas en elle après coup ; elle n’a avec la matière qu’une distinction de raison ; on dit : la forme y occupe une matière et l’on perçoit ainsi par la pensée deux choses qui dans la réalité n’en font qu’une. En ce sens Aristote   nous dit que son « cinquième corps » est sans matière. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

  •  Tout être réel est en acte ; mais est-il aussi un acte, et en quel sens ? - Si l’on a dit avec raison que « cette nature intelligible est sans sommeil », qu’elle est une vie et la meilleure des vies, c’est là-bas qu’on trouve les plus beaux des actes. Tout être est donc en acte, et il est acte ; tout être est une vie ; le lieu intelligible est le lieu de la vie, le principe et la source véritables de l’âme et de l’intelligence. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    L’être est-il différent de la substance ? L’être est-il ce qui est sans plus, ce qui est isolé des autres choses ? La substance, est-ce l’être pris avec d’autres choses, avec le mouvement et le repos, l’identité et la différence ? Sont-ce là les éléments de la substance ? La substance est-elle un ensemble dont les parties sont l’être, le mouvement, etc. ? C’est donc par accident que le mouvement est un être ; mais est-il substance par accident, ou bien est-il un complément de la substance ? - Non, en lui-même, il est substance ; dans le monde intelligible, tout est substance. - Pourquoi n’en est est-il pas de même dans le monde sensible ? - Parce que, là-bas, tous les êtres n’en font qu’un ; mais ici, on ne voit que leurs images, séparées l’une de l’autre et formant chacune une chose différente. De même, dans la semence, toutes les parties sont réunies, et chacune y est toutes les autres ; la main et le pied n’y ont pas une existence distincte ; mais, dans le corps, ces parties sont séparées l’une de l’autre ; c’est qu’elles sont alors des reflets sans réalité. ENNÉADES - Bréhier: II, 6 [17] - De la qualité et de la forme 1

  •  Si, là-bas, l’âme « choisit son démon » et sa vie, de quoi peut-elle encore rester maîtresse ? - Le choix de là-bas, dont parle Platon  , veut dire la volonté ou disposition de l’âme dans son ensemble et dans sa totalité. - Mais, si la volonté de l’âme est maîtresse, et si la disposition présente issue des vies vécues antérieurement y domine, le corps n’est plus une cause de mal. Si le caractère de l’âme existe avant le corps, et si l’âme a le caractère qu’elle s’est choisie, et, comme dit Platon, « ne change pas de démon », ce n’est pas ici-bas qu’on devient bon ou mauvais. Est-ce peut-être qu’on n’est bon ou mauvais qu’en puissance et que, ici-bas, on devient actuellement l’un ou l’autre ? Qu’arrive-t-il donc, si, avec un caractère honnête, on tombe sur un corps mal fait, ou inversement ? - C’est que chacune des deux âmes, la bonne et la mauvaise, a plus ou moins le pouvoir de se procurer le corps correspondant ; et d’ailleurs les hasards des événements extérieurs ne transforment jamais complètement la volonté. Lorsque Platon parle « des sorts », puis des « modèles de vie », et ensuite des hasards du choix, et lorsqu’il ajoute que le choix que l’âme fait de sa vie dans les modèles présents dépend de son caractère, il donne la prééminence aux âmes, qui disposent, au gré de leurs caractères, de ce qui leur a été donné. Le démon dont il parle n’est point en effet une réalité qui nous soit tout à fait extérieure ; il l’est assez pour ne pas être lié à nous dans son action ; mais il est nôtre, pour autant que nous désigne l’âme ; il n’est pas nôtre, en tant que nous désigne l’homme avec toutes ses propriétés et sa vie subordonnée au démon. C’est ce dont témoignent les paroles du Timée   ; prises en ce sens, elles ne sont pas du tout contradictoires ; elles le seraient, si on prenait le mot démon en un autre sens. L’expression (de la République  ) : « le démon accomplit ce qu’on a choisi », s’accorde aussi avec ce sens. Car le démon qui siège au-dessus d’un être ne le laisse ni trop s’abaisser, ni s’élever au-dessus de lui, ni l’égaler ; car on ne peut devenir autre que dans la mesure où on l’est déjà. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 5
  •  Et les âmes qui entrent dans les corps de bêtes ? Ontelles un démon ou moins qu’un démon ? - Un démon, mais un démon méchant et stupide. - Et les âmes qui sont là-haut ? - Parmi elles, les unes sont dans le monde sensible, et les autres en dehors. Celles qui sont dans le monde sensible sont ou bien dans le soleil, ou dans une autre planète, ou dans le ciel des fixes, chacune selon le progrès de leur raison ici-bas. Car il faut savoir qu’il y a en notre âme non seulement un monde intelligible, mais une disposition analogue à celle de l’âme du monde ; celle-ci se distribue dans la sphère des fixes et les sphères des planètes selon la diversité de ses puissances ; or, les puissances qui sont en nous sont de même espèce que les puissances de l’âme universelle ; de chacune d’elles procède une activité différente ; en se séparant du corps, chacune des âmes va là-bas, dans l’astre qui correspond à la manière dont elle a agi et vécu ; elle a alors comme dieu ou comme démon soit cet astre lui-même soit l’astre qui a une puissance plus élevée. Mais cela serait à examiner de plus près. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Pour les âmes sorties du monde sensible, elles sont au dessus des démons ; elles ont surmonté la fatalité des naissances et l’ordre des choses visibles, tant qu’elles sont là-bas. Elles y ramènent avec elles l’essence qui, en elles, désirait la génération. Il est exact de dire que cette essence est « l’essence qui devient divisible dans les corps’" » en se multipliant et en se divisant, mais non pas en parties séparées dans l’espace ; car elle est la même en tous les points du corps, et elle y est tout entière, et elle est unique. Si un seul animal en engendre plusieurs, c’est qu’elle se divise comme nous le disons ; de même aussi, d’une seule plante en naissent plusieurs ; car cette essence est « divisible dans les corps ». Tantôt l’âme unique produit ces vies multiples en restant dans le même corps ; c’est le cas des plantes ; tantôt elle les produit après s’être retirée ; c’est que, alors, elle les avait produites avant son départ ; c’est ce qui arrive dans les boutures des plantes ou dans les cadavres d’animaux où, à la suite de la putréfaction, des vies multiples naissent d’une seule ; à cette naissance collabore aussi une puissance du même genre qui vient de l’univers, et qui est la même ici et partout ailleurs. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    C’est pourquoi, dans le récit de la naissance d’Éros, Platon nous dit : « Poros est ivre de nectar ; car il n’y a pas encore de vin », ce qui veut dire : Éros est né avant les choses sensibles, et Pénia participe à une nature intelligible, et non point à une image ou à un reflet issu de l’intelligible ; venue là-bas, et mélangeant de la forme à de l’indétermination (c’est l’indétermination de l’âme qui n’a pas encore rencontré son bien, mais qui en pressent quelque chose dans l’image vague et mal définie qu’elle possède), elle enfante l’hypostase d’Éros. Comme la raison est venue en ce qui n’est point raison, mais désir vague et existence obscure, elle produit un être imparfait, incapable et besogneux ; car il est né d’un désir indéterminé et de la raison dans sa plénitude. Éros est donc la raison, mais une raison impure, qui renferme en ellemême un désir vague, déraisonnable et indéfini ; et ce désir ne sera pas satisfait, tant qu’Éros gardera en lui cette indétermination. Éros dépend de l’âme, puisqu’il a en elle son principe ; mais il est un mélange dérivé d’une raison qui n’est pas restée en elle-même et qui s’est unie à l’indétermination (bien que ce ne soit pas la raison elle-même qui ait contracté cette union, mais ce qui provient d’elle). Eros est comme le taon, qui ne possède rien par luimême ; quoi qu’il obtienne, il perd tout à nouveau. Il ne peut se rassasier parce qu’un être mélangé ne le peut pas ; seul, un être capable de trouver en lui-même la plénitude peut se rassasier véritablement. Mais lui, il est toujours dans le besoin, et désire toujours ; serait-il un moment rassasié, il ne garde rien ; il est sans ressources, à cause de son indigence ; mais il sait s’en procurer, grâce à la raison qui est en lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Dit-il donc que les idées sont antérieures à l’Intelligence, et qu’elles sont, lorsque l’Intelligence les pense ? Demandons-nous d’abord si cet être (je veux dire l’Animal en soi) est l’Intelligence, ou s’il est différent de l’Intelligence. Ce qui le contemple est l’Intelligence ; l’animal en soi n’est donc pas l’Intelligence, mais l’intelligible -, et ce que voit l’Intelligence, est en dehors d’elle. Elle ne possède donc que des images et non des réalités, puisque les réalités sont dans l’animal en soi. Car, selon Platon, la réalité véritable est là-bas, dans cet être où chaque chose existe en soi. - D’abord, répondrons-nous, de ce que l’animal en soi est distinct de l’Intelligence, il ne s’ensuit pas qu’ils soient séparés autrement que parce qu’ils sont distincts. Ensuite rien n’empêche, en se tenant à la lettre du texte, qu’ils soient tous deux une seule chose, que seule la pensée divise ; c’est un seul être qui est en partie chose pensée, en partie chose pensante ; car il ne dit pas que ce que voit l’Intelligence est en autre chose, mais qu’elle a en elle-même l’objet qu’elle pense. Rien n’empêche que l’Intelligible soit l’Intelligence elle-même à l’état de repos, d’unité, de calme ; l’Intelligence qui voit cet Intelligible qui est en elle serait alors l’acte qui en vient et qui la contemple ; en la contemplant, elle est comme elle Intelligence, et elle en est l’Intelligence, parce qu’elle la pense ; et, en la pensant, elle est elle-même d’une autre manière Intelligence et intelligible, puisqu’elle l’imite. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 1

    Nous avons parlé des deux premiers êtres ; mais quel est le troisième, celui qui réfléchit pour faire, pour produire et pour diviser les idées vues par l’Intelligence et situées dans l’animal en soi ? Quel est donc cet être « qui réfléchit pour produire dans le monde sensible les choses qu’il voit là-bas ? » Certes Platon semble, mystérieusement, en faire un être différent des deux premiers ; à d’autres, il paraît que ces trois êtres, l’animal en soi, l’Intelligence et l’être qui réfléchit ne font qu’un ; ou encore et souvent les uns proposent un sens, et les autres un autre et pensent qu’il y a là trois êtres. - Peut-être celui qui divise les idées est en un sens l’Intelligence, et en un autre sens n’est pas l’Intelligence ; en tant que les choses divisées viennent de l’Intelligence, c’est l’Intelligence elle-même qui divise; mais en tant que l’Intelligence reste immobile et indivise, bien que les choses divisées (à savoir les âmes) viennent d’elle, c’est l’âme qui opère la division en âmes multiples. C’est pourquoi Platon dit que la division est l’oeuvre du troisième principe et qu’elle est dans le troisième principe, celui qui réfléchit ; réfléchir est la fonction non pas de l’Intelligence, mais de l’Âme dont l’acte se divise dans une nature divisible. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 1

    Comme une science unique et totale se divise en théorèmes particuliers sans se dissiper ni se fragmenter (car chaque théorème contient en puissance la totalité de la science où le principe est identique à la fin), ainsi chacun de nous doit se disposer, de manière que, en lui, le commencement soit aussi la fin, et que l’être entier et toutes ses parties rentrent dans la faculté supérieure de son être ; devenu intelligence, il réside là-bas ; car lorsqu’on possède cette faculté supérieure, on est, par elle, en contact avec l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: III, 9 [13] - Considérations diverses 2

    Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc  , et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 3

    Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 4

    Toutes les choses qui naissent, ceuvres de l’art ou de la nature, sont des produits d’une sagesse, et c’est toujours une sagesse qui en dirige la production. Si des arts se conforment à la sagesse dans sa production, arrêtons-nous à ces arts. Mais l’artisan remonte souvent jusqu’à la sagesse naturelle, selon laquelle les choses de la nature ont été produites : sagesse qui n’est pas faite de théorèmes, mais qui est totale, qui est une unité, non qu’elle soit composée de plusieurs termes qu’elle ramène à l’unité ; bien plutôt, partant de cette unité, elle se décompose en pluralité. Si donc l’on met cette sagesse la première, il suffit ; elle ne vient plus d’autre chose, et elle n’est plus « en autre chose ». Si l’on dit qu’elle est une raison dans la nature et que la nature en est le principe, nous demanderons d’où elle le tient; si c’est d’autre chose, quelle est cette chose; si c’est d’elle-même, arrêtons-nous là ; mis si l’on remonte à l’Intelligence, il nous faut voir alors si l’Intelligence a engendré cette sagesse ; si oui, d’où l’a-t-elle engendrée ? si c’est d’elle-même, ce serait impossible à moins qu’elle ne fût elle-même sagesse. Donc la vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse ; le prix de l’être lui vient de la sagesse, et, parce qu’il vient de la sagesse, il est l’être véritable. Aussi les êtres qui ne possèdent pas la sagesse, sont dés êtres parce qu’ils existent gràce à la sagesse, mais ne sont pas des êtres véritables parce qu’ils n’ont pas en eux la sagesse. Il ne faut donc pas croire que là-bas les dieux et les bienheureux contemplent des propositions ; il n’y a là-bas aucune formule exprimée qui ne soit une belle image, telle qu’on se représente celles qui sont dans l’âme de l’homme sage, non pas des dessins d’images mais des images bien réelles. C’est pourquoi les anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des substances. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 5

    cet univers donc, nous accordons que son être et ses propriétés lui viennent d’un autre être ; mais allons-nous penser que son créateur a imaginé en lui-même la terre, en se disant qu’il fallaitt la placer an centre du monde, puis l’eau à placer sur la terre, puis les autres éléments dans leur ordre jusqu’au ciel, puis les animaux, avec des l’ormes pour chacun, tous autant qu’ils sont, avec leurs parties internes, et que, ensuite, chaque chose ainsi disposée dans sa pensée, il entreprend de les réaliser effectivement ? Qu’il imagine ainsi, ce n’est pas possible ; d’où lui viendraient les images de choses qu’il n’a jamais vues? Et, s’il les reçoit d’un autre, il ne pouvait travailler comme font maintenant les artisans, avec des mains et des instruments; les mains et les pieds ne viennent qu’ensuite. Reste donc que la totalité des êtres existe d’abord ailleurs [dans le monde intelligible] ; puis, sans aucun intermédiaire, par le seul voisinage [de cette totalité qui est] dans l’être intelligible avec autre cliose, il apparaît une copie, une image de cet être, que ce soit spontanément, ou que l’âme s’y emploie (cela n’importe pas pour le moment), je dis l’lmc en général, ou bien une certaine âme. Alors, tout ce qui est ici vient de là-bas, mais tout était bien plus beau là-bas ; car ici tout est mélange, là-bas tout est sans mélange. Donc, du début jusqu’à la fin, tout ici est occupé par des formes, la matière, d’abord, par les formes des éléments ; puis, à celles-ci, se superposent d’autres formes, puis d’autres encore, si bien qu’il n’est pas facile de découvrir la matière, cachée sous tant dé formes. Aussi bien, puisqu’elle est elle-même la dernière des formes, telle chose que ce soit sera tout entière forme et elle sera une totalité de formes; car son modèle est une forme ; et il produit son objet dans le silence, parce que tout ce qui produit est essence et forme; aussi, pour cette raison encore, la création se fait sans fatigue ; et elle est création du tout, parce que tout ensemble produit : elle ne rencontre donc pas d’obstacle; maintenant même elle domine; sans doute les êtres se font obstacle les uns aux autres mais non pas à elle, et pas même maintenant; toujours elle subsiste, parce qu’elle est tout. Et je crois bien que, si nous étions nous-mêmes modèle, essence, toutes les formes à la fois, forme productrice, si ici-bas c’était notre être, notre art dominerait sans peine la matière (pourtant tout homme qu’il est, il fabrique une forme différente de ce qu’il est lui-même) ; car, devenu homme, on cesse d’être tout ; et il faut cesser d’être homme pour « s’élever, comme dit [I’laton], et gouverner tout l’univers ; » devenu souverain de l’univers, on crée l’univers. Tout ce que nous disons, c’est pour montrer que vous pouvez bien expliquer pourquoi la terre est au centre, pourquoi elle est sphérique, pourquoi l’écliptique est ainsi disposé : mais là-bas, ce n’est pas parce qu’il fallait que les choses fussent ainsi, qu’on s’est décidé, après délibération, à les faire ainsi, mais c’est parce qu’elles sont comme elles sont, qu’elles sont bien ; c’est comme si, dans le syllogisme causal, la conclusion devançait les prémisses, au lieu de venir d’elles ; ici rien ne vient d’une conséquence logique, d’une réflexion ; tout se fait avant qu’on tire des conséquences, avant qu’on réfléchisse car toutes ces opérarations viennent après, ainsi que le raisonnement, la dmonstration et la preuve. Puisque c’est le principe, c’est encore un motif pour que tout en vienne ; et l’on a raison de dire de ne pas chercher les causes du principe, surtout d’un principe aussi parfait, qui est identique à la fin ; principe et fin, il est tout à la fois, et rien ne lui manque. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 7

    Imaginez le monde sensible, avec chacune de ses parties restant ce qu’elle est sans aucune confusion, et cependant toutes ensemble en une unité, autant que possible, si bien que l’apparition de l’une quelconque d’entre elles, par exemple de la sphère extérieure du ciel, soit immédiatement liée à l’imaae du soleil et, à la fois, des autres astres, et que l’on voie la terre, la mer, et tous les animaux, comme en une sphère transparente, en laquelle l’on pourrait réellement tout voir. Ayez dans l’esprit l’image lumineuse d’une sphère, image qui contienne tout en elle, les êtres qui sont en mouvement ou en repos, ceux qui ne sont qu’en mouvement, et ceux qui ne sont qu’en repos. Gardez bien cette image en vous, et supprimez-en la masse; supprimez-en encore l’étendue et la matière que vous avez dans l’imagination : n’essayez pas d’imaginer une autre sphère de masse plus petite ; mais invoquez le dieu qui a produit la sphère dont vous avez l’image, et priez-le, pour qu’il vienne jusqu’à vous. Le voici qui vient apportant son propre monde avec tous les dieux qui sont eti lui: il est unique et il est tous; chacun est tous ; tous sont en un ; tous sont différents par leurs puissances ; mais tous font un par l’unité de leur multiple puissance ; ou plutôt un est tous ; car il ne perd rien, quand naissent tous ceux-là ; tous sont ensemble ; chacun à part est en repos en un pointt indivisible, puisqu’il n’a pas de forme sensible ; sinon l’un seraift ici, l’autre ailleurs, et chacun ne serait pas, en soi, le total ; il ne contient pas de parties qui seraient différentes l’une de l’autre pour les autres ou pour lui-même, et sa totalité n’est pas celle d’une puissance qui se fragmente autant de fois qu’il y a de parties tombant sous la mesure. Cette totalité est puissance totale qui va à l’infini, qui s’exerce à l’infini ; et il est si grand que ses parties mêmes sont infinies. Où peut-on dire qu’il n’atteint pas ? Grand certes est notre monde avec toutes les puissances qu’il renferme à la fois : il serait plus grand encore, d’une grandeur telle qu’on ne pourrait le dire, s’il ne s’y unissait point une puissance corporelle, qui est petite ; on dira pourtant que grandes sont les puissances du feu et des autres corps : dès à présent, dans l’ignorance de ce qu’est la véritable puissance, on les imagine brûlant, anéantissant, écrasant, servant à la naissance des êtres vivants. Mais si elles font périr, c’est qu’elles-mêmes périssent ; si elles engendrent, c’est qu’elles-mêmes sont engendrées : là-bas, la puissance possède seulement l’être, seulement la beauté ; car où serait le beau privé de l’être? où serait l’être privé de la beauté? Perdre de la beauté, c’est aussi manquer d’être. Et c’est pourquoi l’être est objet de désir, parce qu’il est identique au beau, et le beau est aimable, parce qu’il est l’être. A quoi bon chercher lequel est cause de l’autre, puisqu’il n’y a là qu’une seule nature ? Ici c’est un être mensonger à qui il faut une beauté empruntée, un simulacre, pour paraître beau et même pour être ; il n’est qu’autant qu’il participe à la beauté de la forme, et il est d’autant plus parfait qu’il en a pris davantage : la belle essence est alors plus proche de lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 9

    Voilà ce que contemple chacun des dieux, ce que contemple le dieu universel, ce que contemplent aussi les âmes qui, là-bas, voient toutes choses ; du début à la fin, elles embrassent toutes choses ; c’est qu’elles sont là-bas, du moins par tout ce qui, en elles, est là-bas par sa nature ; mais souvent aussi, c’est l’âme tout entière qui est là-bas, lorsqu’elle ne se divise pas en parties s. Donc contemplant tout cela, Zeus et ceux d’entre nous qui sont ses aimés, qui voient en dernier lieu, au-dessus de tout, la beauté totale et qui participent à la beauté de là-bas ; car tout y est brillant, et ceux qui sont là-bas, pénétrés de cette lumière, deviennent eux-mêmes des êtres beaux : tels souvent des hommes, montés sur ces collines dont le sol se dore de lumière, sont baignés de cette lumière et se teignent des couleurs du sol où ils marchent. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10

    Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédés du dieu, nous produisons en nous sa vision ; si, alors, nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie ; mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nousmêmes, saris plus scinder davantage cette unité qui est tout, unis au dieu présent dans le silence ; si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : noirs commençons à avoir conscience de nous-rnèmes, tant que nous sommes différents du dieu ; puis revenant en nous-mèmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du dieu ; nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant : mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité; il nous faut, au lieu d’être un voyant, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. - Comment donc sommes-nous dans le beau, si nous ne le voyons pas ? - Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille vision, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. Il faut songer que, chez les malades, les sensations produisent des chocs beaucoup plus forts, au point de diminuer la connaissance intellectuelle, en la heurtant; la maladie nous frappe et nous abat ; la santé, nous laissant au calme, permet bien plus la connaissance de son propre état ; c’est qu’elle préside à notre vie comme un état naturel et qu’elle s’unit à nous ; mais la maladie nous est une chose étrangère, non naturelle, et elle se fait connaître par là même qu’elle apparaît fort différente de nous. Or de ce qui est à nous, nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mèmes. Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence, que nous croyons être dans l’ignorance: c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela : car elle ne voit point, elle ne peut voir pareilles choses : voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant; et, pour ce voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même; car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-mème, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 11

    L’on a dit en quel sens il est autre que ce qu’il voit, en quel sens il est lui-même ce qu’il voit : il voit donc, qu’il soit différent de ce qu’il voit ou qu’il le soit lui-même : que fait-il connaître ? Il annonce qu’il voit un dieu qui engendre un fils d’une beauté suprême et qui engendre toutes choses en lui-même ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres enfants, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais, tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors. D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. Ce n’est pas en vain qu’il affirme qu’il est venu du père, qu’il y a un autre monde que lui, qui a la beauté suprême, qu’il est lui-même une image de la beauté, et qu’il n’est pas permis qu’une belle image ne soit pas l’image de la beauté et de l’être. En toutes ses parties, il imite donc son modèle : il possède la vie ; de l’être, il a l’image, et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image ; comment serait-il possible que le Beau tantôt ait son image et tantôt ne l’ait pas, puisqu’il ne s’agit pas d’une image fabriquée par l’art ? car une image, qui existe par nature, dure autant que son modèle. Aussi l’on a tort de croire à la corruptibilité du monde, alors que l’intelligible persiste, et de dire qu’il s’engendre grâce à une volonté délibérée de son créateur ; on ne veut pas comprendre de quelle manière il est créé ; on ne sait pas que, tant que le Beau éclaire, tout le reste ne peut jamais manquer, que les autres choses existent depuis qu’il existe : or il a toujours été et toujours il sera (mots qu’il faut bien employer, s’il nous est nécessaire d’exprimer son éternité). ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 12

    Donc le dieu (Cronos) est enchaîné, de manière à subsister toujours identique : il abandonne à son fils (Zeus) le gouvernement de cet univers ; c’est qu’il n’est pas conforme à son caractère de laisser là la souveraineté intelligible pour en rechercher une autre de date plus récente et au-dessous de lui, lui qui a la plénitude de beauté; quittant donc ce souci, il fixe son propre père [Ouranos] en ses limites, en s’étendant jusqu’à lui vers le haut ; et, dans l’autre sens, il fixe aussi ce qui commence après lui, à partir de son fils : si bien qu’il est entre les deux, se distinguant de l’un grâce à la « mutilation » qui sectionne sa réalité du côté supérieur, retenu de descendre parce qu’il est enchaîné par celui qui vient après lui vers le bas, entre son père, qui lui est supérieur, et son fils, qui lui est inférieur. Et comme son père est encore supérieur à la beauté, il est la beauté première qui subsiste. L’âme aussi, sans doute, est belle ; mais il est bien plus beau qu’elle ; l’âme est son vestige ; par ce vestige, elle est naturellement belle, mais plus belle encore, quand elle porte là-bas ses regards. Si, pour parler plus clairement, l’âme de l’univers, qui est Aphrodité même, est belle, quelle beauté a-t-il donc ? Si elle tient sa beauté d’elle-même, combien sera-t-il beau ? Si elle la tient d’un autre, de qui donc a-t-elle acquis cette beauté et l’a-t-elle incorporée à son être ? Pour nous aussi être beau, c’est être à nous-mcme ; être laid, c’est se changer en une nature qui n’est plus la nôtre ; se connaître soi-même, c’est être beau ; être laid, c’est ignorer. Ce qu’on a dit suffit-il pour amener à comprendre clairement ce qu’est le lieu intelligible, ou faut-il revenir sur ce sujet en suivant une autre méthode ? ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 13

    Là-bas, la couleur qui rayonne sur tout, c’est la beauté ; ou plutôt tout est couleur et beauté, jusque dans ses profondeurs : et le beau n’est pas une chose différente de lui et qui rayonnerait sur lui. Mais il en est qui ne la voient pas tout entière et qui croient que leur impression est une vision ; d’autres, complètement enivrés et remplis de ce nectar, chez qui la beauté pénètre l’âme tout entière, ne sont plus seulement de simples spectateurs ; il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu : qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses saris savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il les contemple comme un objet qu’on voit ; il aspire à les voir; or tout ce que l’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-mcme, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 10