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Bréhier-Plotin: intérieur

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Mais au sujet de l’âme, d’abord, il faut chercher si l’âme est différente de l’être de l’âme. S’il en est ainsi, l’âme est un composé ; et il n’est pas absurde qu’elle reçoive des formes, qu’elle éprouve les passions dont j’ai parlé, au cas où la raison le lui permettra, et en général qu’elle admette des habitudes et des dispositions bonnes ou mauvaises. Mais si l’âme est identique à l’être de l’âme, elle est une forme ; elle n’admet donc en elle aucun des actes qu’elle est capable de produire en un sujet différent d’elle ; elle a un acte immanent et intérieur à elle-même ; quel qu’il soit, la raison nous le découvre. En ce cas, il est vrai de dire aussi qu’elle est immortelle ; car un être immortel et incorruptible ne doit pas pâtir ; il fait part de lui-même aux autres êtres ; mais il ne reçoit rien d’eux, sinon des êtres qui lui sont antérieurs, dont il n’est point séparé comme par une coupure et qui lui sont supérieurs. Qu’aurait à craindre un tel être, puisqu’il n’admet en lui rien d’étranger ? Réservons la crainte à l’être capable de pâtir. La confiance, non plus, n’existe pas en lui ; elle est propre aux êtres qui peuvent avoir à craindre. Les désirs non plus ; il en est qui se satisfont en remplissant ou en vidant le corps ; ce n’est point l’âme qui subit ces états de plénitude et ces évacuations. Comment éprouverait-elle le désir de se mêler à autre chose ? Une essence reste sans mélange. Pourquoi désirerait-elle introduire en elle ce qui n’y est pas ? Autant chercher à n’être pas ce qu’elle est. La souffrance est aussi bien loin d’elle. Comment et de quoi s’affligerait-elle ? Un être simple se suffit à lui-même, et il reste tel qu’il est en sa propre essence. Elle n’a pas non plus de plaisir, puisque le bien ne s’ajoute point à elle et ne survient pas en elle ; car elle est toujours ce qu’elle est. Pas de sensation non plus, ni de réflexion, ni d’opinion en elle ; car la sensation consiste à recevoir la forme ou les manières d’être d’un corps ; la réflexion et l’opinion reviennent à la sensation. ENNÉADES - Bréhier  : I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 2

Autre est l’homme véritable et pur de toute bestialité ; il possède des vertus intellectuelles, qui résident dans l’âme même qui se sépare du corps ; en notre séjour même, elle peut s’en séparer ; car lorsqu’elle abandonne tout à fait le corps, la vie du corps, qui vient de son illumination par l’âme, s’en va avec l’âme et la suit. Les vertus non intellectuelles, qui viennent de l’habitude et de l’exercice, appartiennent au composé ; les vices aussi, ainsi que l’envie, la jalousie et la pitié. Et l’amitié ? Il est une amitié que ressent le composé, et une autre qui est celle de l’homme intérieur. ENNÉADES - Bréhier: I, 1 [53] - Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 10

Mais puisque Platon   indique que la ressemblance avec Dieu est d’une autre espèce, en tant qu’elle appartient aux vertus supérieures, il nous faut parler de cette autre ressemblance ; ainsi nous verrons plus clairement quelle est l’essence de la vertu civile et celle de la vertu supérieure et, d’une manière générale, nous verrons qu’il existe une vertu différente de la vertu civile. Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste à fuir d’ici-bas ; ensuite il appelle les vertus dont il parle dans la République   non pas simplement vertus, mais vertus civiles ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des purifications ; tout cela fait voir qu’il admet deux genres de vertus et qu’il ne met pas dans la vertu politique la ressemblance avec Dieu. En quel sens disons-nous donc que les vertus sont des purifications et que par la purification, surtout, nous devenons semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet accord n’a plus lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est plus en sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée, pense l’intelligible et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu car l’être divin est pur de tout corps et son acte également ; l’être qui l’imite possède donc la prudence. - Mais, dira-t-on, de telles dispositions existent-elles dans l’être divin ? - Non certes, il n’a pas de dispositions du tout ; on ne trouve de dispositions que dans l’âme. - De plus, l’âme a des pensées changeantes ; elle pense un même être intelligible sous des aspects différents et sans penser du tout aux autres. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? - Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme, se fragmente en mots, le langage de l’âme, qui traduit le Verbe divin, est fragmentaire si on le compare au Verbe. Oui, la vertu appartient à l’âme et non pas à l’Intelligence, ni au principe supérieur à l’Intelligence. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 3

Voyons ce qu’est chacune des vertus dans une âme de ce genre. La sagesse et la prudence consistent à contempler les êtres que possède l’Intelligence et qu’elle possède par un contact ; sagesse et prudence sont de deux sortes ; tantôt dans l’Intelligence, tantôt dans l’âme. Dans l’Intelligence, elles ne sont point des vertus ; mais, dans l’âme, elles sont des vertus. Que sont-elles donc dans l’Intelligence ? Simplement, l’acte et l’essence de l’Intelligence. Mais, dans l’âme venant de l’Intelligence et résidant en un être différent d’elles, elles sont des vertus. La justice en soi, par exemple, comme toute vertu en soi, n’est pas une vertu, mais l’exemplaire d’une vertu ; ce qui vient d’elle en l’âme, voilà la vertu ; et en effet la vertu se dit d’un être ; mais la vertu en soi ou idée de la vertu se dit d’elle-même et non d’un être différent d’elle. La justice, par exemple, consiste en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-telle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui est dans les êtres qui ont plusieurs parties distinctes ; non pas la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un être simple accomplissement de sa fonction ; la Justice en vérité, la Justice en soi est alors dans le rapport de cet être à lui-même, qui n’a pas de parties distinctes. Pour l’âme même, la justice sous sa forme supérieure n’est-elle pas une activité tendue seulement vers l’intelligence, la tempérance un retrait intérieur vers l’intelligence, le courage une impassibilité qui imite l’impassibilité naturelle de l’intelligence vers laquelle elle dirige ses regards ? Ainsi, dans cette forme supérieure de la vertu, l’âme est simplement elle-même et n’a plus de relation avec le principe inférieur qui réside en elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 2 [19] - Des vertus 6

  •  Mais le temps met au jour bien de belles actions, qu’ignore celui qui est heureux peu de temps (si l’on doit même appeler tout à fait heureux celui dont le bonheur ne se traduit pas par un grand nombre de belles actions). - Dire que le bonheur résulte de beaucoup d’années et de beaucoup d’actions, c’est le composer d’êtres qui ne sont plus, d’événements passés et de l’instant présent qui est unique. C’est pourquoi nous avions posé ainsi la question ; le bonheur étant dans chaque instant présent, est-ce être plus heureux qu’être heureux plus longtemps ? La question est maintenant de savoir si la plus longue durée du bonheur, en permettant des actions plus nombreuses, ne rend pas aussi le bonheur plus grand. D’abord, on peut être heureux sans agir, et non pas moins heureux mais plus heureux qu’en agissant8. Ensuite, l’action ne produit aucun bien par ellemême ; ce sont nos dispositions intérieures qui rendent nos actions honnêtes ; le sage, quand il agit, recueille le fruit non pas de ses actions elles-mêmes ni des événements, mais de ce qu’il possède en propre. Le salut de la patrie peut venir d’un méchant ; et, si un autre en est l’auteur, le résultat est tout aussi agréable pour qui en profite. Cet événement ne produit donc pas le plaisir particulier à l’homme heureux ; c’est la disposition de l’âme qui crée et le bonheur et le plaisir qui en dérive. Mettre le bonheur dans l’action, c’est le mettre en une chose étrangère à la vertu et à l’âme ; l’acte propre de l’âme consiste à être sage ; c’est un acte intérieur à ellemême, et c’est là le bonheur. ENNÉADES - Bréhier: I, 5 [36] - Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 10

    Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté [à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés]. Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9

    Tous les événements arrivent et tous les êtres existent ou bien selon des causes, ou bien sans cause ; ou bien il y a des événements et des êtres qui sont sans cause, et d’autres qui ont des causes ; ou bien les événements ont tous une cause tandis que parmi les êtres, ou bien les uns ont une cause et les autres sont sans cause ou bien aucun n’a de cause ; ou bien inversement les êtres ont tous des causes, mais, parmi les événements, ou bien les uns ont des causes, et les autres n’en ont pas, ou bien aucun d’eux n’en a. Dans le cas des choses éternelles, il n’est pas possible de ramener les premières d’entre elles à des causes, puisqu’elles sont les premières ; mais toutes celles qui dépendent des premières tiennent de celles-ci leur être. Pour rendre compte de l’acte d’un être, qu’on ramène cet acte a son essence ; car son essence consiste précisément à produire tel ou tel acte. Quant aux événements ou à ceux des êtres éternels qui n’accomplissent pas toujours le même acte, il faut dire qu’il y en a toujours des causes, et il ne faut pas admettre la production sans cause ; il ne faut laisser place ni à de vaines « déclinaisons » -, ni à un « mouvement subit du corps qui a lieu sans que rien le précède », ni à une inclinaison inconstante de l’âme qui se produit sans que rien l’ait poussée à faire ce qu’elle ne faisait pas avant. Elle subirait, par là même, une nécessité bien plus forte, puisqu’elle ne s’appartiendrait pas et serait mue de mouvements involontaires et sans motifs. Car elle est mue ou bien par l’objet (extérieur ou intérieur) de la volonté, ou bien par l’objet du désir, et si elle n’était mue par la fin qu’elle désire, elle n’aurait pas du tout de mouvement. Tout événement ayant une cause, l’on peut facilement, pour chacun d’eux, saisir ses causes prochaines et le ramener à ces causes ; par exemple : je vais à la place publique parce que je pense que j’ai à voir quelqu’un, ou bien à recouvrer une dette, et en général parce que j’ai choisi tel ou tel parti, que j’ai eu tel ou tel désir et, par suite, qu’il m’a paru bon de faire tel acte. Certains événements peuvent être ramenés à des arts ; par exemple la cause de la guérison, c’est la médecine et le médecin. La cause de l’enrichissement, c’est la découverte d’un trésor, ou un don, ou le gain du commerce issu du travail et de l’industrie. La cause de l’enfant, c’est le père, avec les circonstances extérieures qui concourent à la génération, par exemple telle alimentation, ou encore, un peu plus tard, l’aptitude à la génération et une femme apte à enfanter ; d’une manière générale, toutes se ramènent à la nature. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 1

  •  Qu’est-ce donc que le sage ? - Celui qui agit par la meilleure partie de lui-même ; il ne serait pas un sage, s’il avait un démon qui collaborât à son action ; en lui, c’est l’intelligence qui est active. Donc ou bien le sage est lui-même un démon, ou bien il agit suivant un démon, et ce démon, pour lui, est un Dieu. - Il y aurait donc un démon même au-dessus de l’intelligence ? - Oui, puisque la réalité supérieure à l’intelligence est un démon pour lui. - Pourquoi n’a-t-il pas la sagesse dès le début de sa vie ? - C’est à cause du « trouble » qui résulte de la génération. Pourtant, même avant d’exercer sa raison, il a un mouvement intérieur qui tend à ce qui lui est propre. - Son démon le dirige-t-il complètement ? - Non ; car l’âme est constituée de telle manière que, avec telle nature, dans telles circonstances, elle ait telle vie et telle volonté. ENNÉADES - Bréhier: III, 4 [15] - Du démon qui nous a reçus en partage 6

    Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). [D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.] Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la mati  ère ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 3

    Mais, dit-on, un tel être ne vit pas. - Si, il vit ; mais son bonheur, comme sa vie, échappe à nos adversaires. Ils ne nous croient pas ? Nous estimons qu’ils ont à poser un être vivant et sage avant de se demander s’il est heureux ; ce n’est pas après lui avoir accordé une vie diminuée qu’il faut se demander s’il lui appartient de bien vivre ; ce n’est pas en anéantissant l’homme qu’on traite la question du bonheur de l’homme ; et, après avoir admis que le sage a toute son activité dirigée en lui-même, il ne faut pas le chercher dans les manifestations extérieures de son activité, ni chercher un objet à sa volonté dans les choses extérieures ; et ils nient l’existence substantielle du bonheur dès qu’ils disent que les choses extérieures sont des objets de la volonté et que le sage les veut ; le sage voudrait bien que tous les hommes fussent heureux et qu’il ne leur arrivât aucun mal ; mais, si cela n’arrive pas, il est tout de même heureux. - Mais, dira-t-on, il fait une absurdité, s’il veut pareille chose, puisqu’il est impossible que le mal n’existe pas. - Cela montre au moins qu’on nous concède qu’il tourne sa volonté vers l’intérieur. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 11

    Il faut donc vous demander aussi ce qu’est l’œuvre de l’amour pour les choses non sensibles. Que vous font éprouver ces «belles occupations» dont on parle, les beaux caractères, les moeurs tempérantes et, en général, les actes ou dispositions vertueuses et la beauté de l’âme ? Et, en voyant vous-même votre beauté intérieure, qu’éprouvez-vous ? Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. Et à propos de quoi l’éprouvent-ils ? Non pas à propos d’une forme, d’une couleur, d’une grandeur, mais à propos de l’âme qui est sans couleur et où brille invisiblement l’écart de la tempérance et des autres vertus ; vous l’éprouvez en voyant en vous-même ou en contemplant en autrui la grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des mœurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible et, par-dessus tout, l’éclat de l’Intelligence qui est d’essence divine. Donc ayant pour toutes choses inclination et amour, en quel sens les disons-nous belles ? Car elles le sont manifestement et quiconque les voit affirmera qu’elles sont les vraies réalités. Mais que sont ces réalités ? Belles sans doutes ; mais la raison désire encore savoir ce qu’elles sont pour rendre l’âme aimable. Qu’est-ce donc qu brille sur toutes les vertus comme une lumière ? Veut-on, en s’attachant à leurs contraires, aux laideurs de l’âme, les poser par opposition ? Car il serait peut-être utile à l’objet de notre recherche de savoir ce qu’est la laideur et pourquoi elle se manifeste. Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté, envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ; il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de matière et accueillant une forme différente d’elle, elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme, c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature différente d’elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 5

    Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 8

    Tous les événements, qui résultent de la combinaison de la volonté et du hasard, sont nécessaires ; quel autre agent pourrait en effet s’ajouter à ceux-là ? Prenez toutes les causes ; tous les événements absolument en résultent ; et dans les causes extérieures est compris le concours du mouvement du ciel. Lorsque l’âme, changée par les choses extérieures, agit ou entreprend une action, elle est mue comme d’un mouvement aveugle, et ni son action ni sa disposition ne doivent alors s’appeler volontaires ; il en est de même, lorsqu’elle empire spontanément, parce qu’elle ne suit pas toujours ses impulsions droites et essentielles. Mais lorsque, dans son élan, elle prend pour guide la raison pure et impassible qui lui appartient en propre, c’est alors seulement qu’il faut dire que cet élan dépend de nous, qu’il est volontaire, et qu’il est notre oeuvre ; il ne vient pas d’ailleurs que de l’intérieur de l’âme pure, principe premier, dominateur et souverain, et non d’une âme égarée par l’ignorance, abattue par la violence de désirs, qui en survenant la mènent, l’entraînent et ne permettent plus qu’il vienne de nous des actions, mais seulement des passions. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 9

    Mais laissons là les arts. Considérons des choses, dont, nous dit-on, leurs acuvres sont les images, les choses qui naissent naturellement et que l’on appelle des beautés naturelles, animaux raisonnables ou sans raison, tous en général et surtout ceux d’entre eux qui sont bien réussis, parce que celui qui les a façonnés et créés a dominé la matière et y a produit la forme qu’il voulait. Qu’est-ce donc que leur beauté ? Ce n’est certes pas leur sang ni leurs menstrues ; mais ce n’est pas non plus leur couleur, qui est différente pour chacun, ni leur forme extérieure ; ou bien cette beauté n’est rien, ou bien elle est une chose sans figure. Elle est une chose simple, qui enveloppe en quelque sorte l’objet comme sa matière. D’où vient l’éclat de la beauté de cette Hélène si disputée, ou de ces femmes comparables à Aphrodité ? D’où vient la beauté d’Aphrodité elle-même, ou bien de tous ceux qui sont parfaitement beaux dans la race humaine, ou bien des dieux qui se montrent à nos regards, ou qui, sans être venus jusqu’à nous, possèdent une beauté visible ? N’est-ce pas dans tous les cas une forme, venue du générateur à l’engendré, comme dans les arts, disions-nous, elle vient des arts à leurs produits ? Quoi ! les produits et la raison inhérente à la matière seraient beaux, mais la raison qui n’est plus dans la matière mais dans le producteur ne serait pas belle, elle qui est première, qui est immatérielle, qui se réduit à une unité indivisible I Pourtant, si c’était la masse matérielle qui était belle en tant que masse, il faudrait que la raison productrice ne fût pas belle, puisqu’elle n’est pas une masse. Mais si une même forme nous touche autant, qu’elle soit en un être de petite masse ou de grande taille, si elle a la force de créer des dispositions dans l’âme du spectateur, ce n’est pas à l’étendue de la masse qu’il faut attribuer la beauté. La preuve, c’est que nous ne percevons pas la beauté tant qu’elle nous reste extérieure; mais elle nous émeut, dès qu’elle nous devient intérieure ; or, à travers les yeux, seule passe la forme ; comment la masse passerait-elle par un si petit espace ? Mais la forme entraîne avec elle la grandeur, non pas la grandeur qui s’étend dans la masse, mais celle qui vient, en l’objet, de la forme. De plus le producteur de la beauté doit être ou laid, ou indifférent, ou beau. Laid, il n’aurait pu produire son contraire ; indifférent, pourquoi aurait-il produit le beau plutôt que le laid ? D’ailleurs la nature qui produit des choses si belles est belle bien avant elles; mais nous, qui ne sommes pas habitués à voir l’intérieur des choses, qui ne le connaissons pas, nous recherchons l’extérieur, et nous ignorons que c’est l’intérieur qui nous émeut; comme un homme qui, les yeux tournés vers sa propre image, chercherait à l’atteindre sans savoir d’où elle venait. Une autre preuve que c’est bien autre chose qu’on recherche. et que la beauté n’est pas dans la grandeur, c’est « la beauté qui est dans les sciences, celle qui est dans les occupations », en général, celle qui est dans les âmes ; oui, il n’y a pas de beauté plus réelle que la sagesse que l’on voit en quelqu’un, on l’aime sans égard à son visage, qui peut être laid ; on laisse là toute son apparence extérieure, et l’on recherche sa beauté intérieure. Si elle ne vous fait pas dire qu’il est beau, vous serez incapable, en regardant en vous, de vous apercevoir vous-niênre comme beau; et dans ces conditions, il serait vain de chercher cette beauté ; car c’est dans la laideur et dans l’impureté que vous la chercheriez. Aussi nos discours sur ce sujet ni, s’adressent pas à tous les hommes : si vous vous êtes aperçu vous-même comme beau, rappelez-vous. ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 2

    Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES - Bréhier: V, 8 [31] - De la beauté intelligible 4