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Bréhier-Plotin: existence

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Qu’est-ce que cette dialectique, qu’il faut enseigner aussi au musicien et à l’amant ? C’est une science qui, pour chaque objet donné, rend capable d’exprimer par un discours ce qu’est cet objet, en quoi il diffère des autres, et ce qu’il a de commun avec eux, parmi quels objets et dans quelle classe il se trouve ; elle détermine encore si l’existence lui appartient, quel est le nombre d’êtres d’un genre donné, et le nombre d’êtres qui n’appartiennent pas à ce genre mais en diffèrent. La dialectique porte encore sur le bien et son contraire, et sur toutes les espèces subordonnées au bien et à son contraire ; elle définit l’éternel et le non éternel, procédant toujours scientifiquement et non par opinion. Elle arrête nos errements à travers les choses sensibles, en se fixant dans l’intelligible, et c’est là qu’elle borne son activité5 ; elle éloigne le mensonge et nourrit notre âme, selon le mot de Platon  , dans la plaine de la vérité6 ; elle use de la méthode platonicienne de division pour discerner les espèces d’un genre, pour définir, et pour arriver aux genres premiers ; par la pensée, elle fait, de ces genres, des combinaisons complexes, jusqu’à ce qu’elle ait achevé de parcourir le domaine intelligible ; puis, par une marche inverse, celle de l’analyse, elle revient au principe. À ce moment, elle est en repos et reste en repos tant qu’elle est dans le monde intelligible ; elle ne fait plus de recherche curieuse ; elle se ramasse en une unité ; de là-haut, elle considère la logique qui traite des propositions et des syllogismes, et les lui laisse comme on laisse à d’autres l’art d’apprendre à écrire. Parmi les formes de ces raisonnements, certaines s’imposent nécessairement et avant toute éducation technique. La dialectique soumet à son examen ces formes naturelles ainsi que les autres, et elle estime que les unes sont utiles, tandis que les autres sont superflues et ne sont bonnes que dans les traités techniques qui s’occupent de ces questions. ENNÉADES - Bréhier  : I, 3 [20] - De la dialectique 4

  •  Alors, pourquoi l’homme heureux veut-il les garder et repousse-t-il leurs contraires ? - Nous dirons qu’ils apportent leur part non pas au bonheur, mais à l’existence ; les incommodités contraires tendent à lui faire perdre l’existence, ou font obstacle au bonheur qui est notre fin ; non qu’elles le suppriment ; mais celui qui possède la chose la meilleure veut la posséder seule et sans rien d’autre ; or les incommodités, si elles ne suppriment pas le bonheur par leur présence, existent pourtant à côté de lui. Mais si l’homme heureux éprouve un désavantage qu’il n’a pas voulu, rien ne lui est enlevé de son bonheur ; sinon, chaque jour, avec tous les changements qu’il éprouve, il déchoirait de son bonheur ! Par exemple, il peut perdre son enfant ou sa fortune ; il peut arriver mille accidents contraires à sa volonté ; mais ces accidents n’ébranlent pas la fin qu’il a atteinte. - Oui, dit-on, les accidents vulgaires, mais non les grands malheurs. - Qu’y-a-t-il d’assez grand dans les choses humaines pour ne pas être dédaigné par celui qui les a surmontées et n’a plus d’attache aux choses d’en bas ? Et s’il estime que l’heureuse fortune, si haute qu’elle soit, n’est pas une grande chose, même celle d’un roi, d’un souverain de cités et de peuples, d’un fondateur de colonies et de cités (cette fortune fût-elle la sienne), pourquoi considérera-t-il comme une grande chose la chute d’un empire et le bouleversement de sa cité ? Et s’il estimait que c’est un grand mal ou même un mal, il aurait une opinion ridicule et ne serait plus un sage. Voilà de grandes choses ! Du bois, de la pierre, et, par Zeus, la mort d’êtres mortels ; et c’est lui, disons-nous, qui devrait avoir cette doctrine que la mort vaut mieux que la vie avec le corps ! S’il sert de victime, regarde-t-il la mort comme un mal pour lui, parce qu’il est mort près des autels ? S’il n’est pas enterré, son corps pourrira aussi bien sur terre que sous terre. S’il est enterré sans luxe et sans épitaphe, si on ne l’a pas jugé digne d’un tombeau élevé, c’est de la petitesse d’esprit d’en souffrir. Est-il emmené comme prisonnier de guerre ? Il a une voie pour s’en aller, s’il ne lui est plus possible d’être heureux. Mais ce sont ses proches qui sont faits prisonniers, par exemple ses brus ou ses filles... (Quoi donc ! dirons-nous ; s’il meurt sans avoir vu choses pareilles, va-t-il croire, en s’en allant, qu’elles étaient impossibles ? Ce serait bien absurde ; il croira plutôt qu’il était possible que les siens tombent en de tels malheurs. Et parce qu’il croit que ces malheurs arriveront, en sera-t-il moins heureux ? Certainement, malgré cette croyance, il est heureux ; il est donc aussi heureux quand ils arrivent. Il réfléchit que la nature de ce monde est telle qu’il faut supporter ces accidents et s’y prêterla.) Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant ; et si leurs maux leur pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie ; s’ils restent, ou bien ils ont raison, et leur sort n’a rien de redoutable, ou bien ils n’ont pas raison, ils restent, alors qu’il faut partir, et ils sont cause de leur malheur15. Et pour la sottise d’autrui et même de ses proches, le sage ne se rendra pas lui-même malheureux ; il ne liera pas son sort à la bonne chance ou à la malchance des autres. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 7

    Mais, dit-on, un tel être ne vit pas. - Si, il vit ; mais son bonheur, comme sa vie, échappe à nos adversaires. Ils ne nous croient pas ? Nous estimons qu’ils ont à poser un être vivant et sage avant de se demander s’il est heureux ; ce n’est pas après lui avoir accordé une vie diminuée qu’il faut se demander s’il lui appartient de bien vivre ; ce n’est pas en anéantissant l’homme qu’on traite la question du bonheur de l’homme ; et, après avoir admis que le sage a toute son activité dirigée en lui-même, il ne faut pas le chercher dans les manifestations extérieures de son activité, ni chercher un objet à sa volonté dans les choses extérieures ; et ils nient l’existence substantielle du bonheur dès qu’ils disent que les choses extérieures sont des objets de la volonté et que le sage les veut ; le sage voudrait bien que tous les hommes fussent heureux et qu’il ne leur arrivât aucun mal ; mais, si cela n’arrive pas, il est tout de même heureux. - Mais, dira-t-on, il fait une absurdité, s’il veut pareille chose, puisqu’il est impossible que le mal n’existe pas. - Cela montre au moins qu’on nous concède qu’il tourne sa volonté vers l’intérieur. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 11

    Disons maintenant pourquoi nous avons commencé par ces considérations. C’est pour savoir en quel sens on parle d’être en acte dans les intelligibles ; s’ils sont seulement en acte, ou bien si chacun d’eux est un acte ; si tous à la fois forment un acte, et s’il y a aussi en eux des êtres en puissance. Or là-bas il n’y a pas de mati  ère ; et c’est en la matière qu’est l’être en puissance ; rien n’est à venir qui ne soit déjà ; rien ne se transforme soit pour engendrer un autre être en subsistant lui-même, soit pour céder la place à un autre en sortant de l’existence. Il n’y a donc là-bas rien en quoi il y ait un être en puissance, puisque, d’ailleurs, les êtres vrais sont éternels et non soumis au temps. - Mais on pourrait demander à ceux qui admettent de la matière dans les intelligibles, s’il n’y a pas aussi en eux de l’être en puissance, puisqu’il y a de la matière. (Si même, en effet, le mot matière est pris en un autre sens, il n’y en a pas moins en chaque intelligible quelque chose qui est comme sa matière, quelque chose qui est comme sa forme, et le composé des deux.) Que diront-ils donc ? - Ce qu’on appelle là-bas la matière est une forme ; l’âme aussi, qui est une forme, est matière par rapport à un autre objet. - Est-elle donc en puissance par rapport à cet objet ? - Non pas ; car la forme lui appartient et ne survient pas en elle après coup ; elle n’a avec la matière qu’une distinction de raison ; on dit : la forme y occupe une matière et l’on perçoit ainsi par la pensée deux choses qui dans la réalité n’en font qu’une. En ce sens Aristote   nous dit que son « cinquième corps » est sans matière. ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 3

    En général, lorsqu’une chose est un être en puissance, elle possède sous un autre rapport l’existence en acte ; elle est une chose en acte, que l’on dit être en puissance relativement à autre chose. Mais la matière (et sous ce nom nous désignons ce qui est en puissance tous les êtres), comment peut-on dire qu’elle est elle-même un être en acte ? S’il en était ainsi, elle ne serait pas tous les êtres en puissance ; puisqu’elle n’est aucun de ces êtres, elle doit être un non-être. Si elle n’est aucun être, comment serait-elle en acte ? - elle n’est, dira-t-on, aucun des êtres qui sont engendrés en elle ; mais rien n’empêche qu’elle soit autre chose, si tous les êtres ne sont pas engendrés en elle. - C’est donc si elle n’est aucun des êtres engendrés en elle, et si ces êtres sont tous les êtres qu’elle est un non-être. D’autre part, puisqu’on l’imagine comme une chose sans forme, elle ne saurait être une forme, ni être comptée au nombre des formes ; à ce point de vue encore, elle est non être. Nonêtre dans les deux sens [comme être sensible et comme forme], elle est plusieurs fois non-être. Puisqu’elle est en dehors de la nature des êtres véritables, puisqu’elle ne peut pas non plus atteindre le degré de réalité des prétendus êtres sensibles, parce qu’elle n’est pas, comme ceux-là, une image de la raison, en quelle région de l’être la saisirait-on ? Et si on ne la saisit nulle part, comment serait-elle une chose en acte ? ENNÉADES - Bréhier: II, 5 [25] - Que veut dire en puissance et en acte ? 4

    Attribuer toutes choses à des corps, que ce soit des atomes ou ce qu’on appelle des éléments, engendrer avec le mouvement irrégulier qui en résulte la règle, la raison et l’âme dominatrice, c’est à la fois absurde et impossible, et il est plus impossible encore, si l’on peut dire, de partir des atomes. On a présenté sur ce point beaucoup d’arguments très justes. Si l’on pose de tels principes, il ne s’ensuit pas même d’une façon nécessaire qu’il y ait, pour toutes choses, une nécessité ou, pour parler autrement, un destin. À supposer d’abord que ces principes soient les atomes, ils sont animés d’un mouvement vers le bas (admettons qu’il y ait un bas) ou d’un mouvement oblique quelconque, chacun dans une direction différente. Aucun de ces mouvements n’est régulier, puisqu’il n’y a pas de règle, et leur résultat, une fois produit, serait régulier ! Il n’y a donc absolument ni prédiction ni divination, qu’il s’agisse de la divination par l’art (comment l’art aurait-il pour objet des choses sans règle ?) ou de la divination enthousiaste et inspirée ; car il faut, en ce cas aussi, que l’avenir soit déterminé. Il y aura bien nécessité, pour les corps qui reçoivent le choc des atomes, de subir le mouvement que ces atomes leur impriment ; mais à quels mouvements d’atomes attribuera-t-on les actions et les passions de l’âme ? Quel est le choc qui, en portant l’âme vers le bas, ou en la heurtant d’une manière quelconque, la fera raisonner ou vouloir de telle ou telle manière, donnera au raisonnement, à la volonté ou à la pensée une existence nécessaire et, plus généralement, l’existence ? Et lorsque l’âme s’oppose aux passions du corps ? Quels mouvements d’atomes effectueront nécessairement la pensée du géomètre, celle de l’arithméticien et de l’astronome, et enfin la sagesse ? Car enfin, ce qui est nôtre dans nos actions, ce qui fait de nous des êtres vivants, tout cela disparaîtra, si nous sommes emportés où nous mènent les corps et au gré de leur impulsion, comme des choses inanimées. Les mêmes arguments s’adressent à ceux qui posent comme principes des corps autres que les atomes ; on peut dire en outre que ces corps peuvent nous réchauffer, nous refroidir et faire périr ceux qui sont plus faibles ; mais il n’en résulte aucune des actions propres de l’âme, et il faut faire dériver ces actions d’un principe différent. ENNÉADES - Bréhier: III, 1 [3] - Du destin 3

    Tels doivent être tous les autres démons, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres démons, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des substances ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Poros est la raison venue des êtres intelligibles et intelligents, quand elle s’épanche et en quelque sorte se déploie ; alors elle s’approche de l’âme et vient en elle. Car, tant que la raison est dans l’intelligence, elle reste enroulée sur elle-même et ne laisse entrer en elle rien d’étranger ; or, puisque Poros s’enivre, c’est que sa plénitude lui vient d’ailleurs. Et qu’est-ce qui rassasie Poros de nectar, sinon la raison, quand elle déchoit d’un principe supérieur à un principe inférieur ? Cette raison passe alors de l’intelligence à l’âme ; c’est ce que signifie : Poros pénétra dans le jardin de Zeus, à l’époque où Aphrodité naquit. Un jardin, c’est l’éclat et la splendeur de la richesse. Le jardin doit son éclat à la raison de Zeus ; sa parure, c’est la lumière éclatante qui, partie de l’intelligence, pénètre dans l’âme. Que serait le jardin de Zeus s’il n’était la splendeur et l’éclat du dieu ? Que pourraient être cet éclat et ces parures, sinon les raisons qui émanent de lui ? Donc, en même temps que les raisons, se révèle Poros, qui est l’abondance et la richesse en beauté ; c’est ce que veut dire l’ivresse de Poros par le nectar. Qu’est-ce en effet que le nectar pour les dieux, sinon ce qu’obtient l’être divin ? Or, en descendant de l’intelligence, l’être divin emporte avec lui la raison. L’intelligence, elle, qui est dans un état d’entière satiété, ne s’enivre pas ; elle possède ce qu’elle a et ne reçoit rien d’étranger. Mais la raison, qui est un produit de l’intelligence et une hypostase postérieure à elle, n’est plus alors la raison de l’intelligence ; elle est en autre chose, dans le jardin de Zeus, nous dit Platon, où Poros est couché au moment même où Aphrodité vient à l’existence. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    Ainsi toutes choses sont le Premier et ne sont pas le Premier ; elles sont le Premier parce qu’elles en dérivent ; elles ne sont pas le Premier, parce que celui-ci reste en lui-même, en leur donnant l’existence. Toutes choses sont donc comme une Vie qui s’étend en ligne droite ; chacun des points successifs de la ligne est différent ; mais la ligne entière est continue. Elle a des points sans cesse différents ; mais le point antérieur ne périt pas dans celui qui le suit. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2

    Il y a donc deux sortes d’êtres pensants : l’être pensant au sens primitif du terme, et l’être pensant en un autre sens. Mais ce qui est au delà de l’être pensant pris au premier sens, ce n’est plus un être qui pense ; car pour penser, il faut d’abord une intelligence qui pense, il faut ensuite que cette intelligence ait un objet intelligible, et enfin, s’il s’agit de l’être pensant au premier sens, qu’elle ait cet objet en elle-même. En revanche, si une chose est tout entière intelligible, il n’est pas nécessaire qu’elle ait en elle-même une intelligence qui pense et qu’elle soit elle-même un être qui pense; sinon, elle ne se bornerait pas à être une chose intelligible, elle serait aussi un être qui pense ; de plus, elle ne serait pas première, puisqu’elle serait double. Or l’intelligence qui possède un objet intelligible ne pourrait exister, si l’on n’admettait l’existence d’une chose purement intelligible ; je veux dire intelligible, en tant qu’elle est l’objet de l’intelligence, bien que, en elle-même, elle ne soit pas plus, primitivement, un être intelligible qu’un être qui pense. Elle n’est objet intelligible que pour autre chose qu’elle, à savoir pour l’intelligence, qui appliquerait sa pensée à vide, si elle n’avait à comprendre et à saisir une chose intelligible. L’intelligence ne pourrait pas penser sans cette chose intelligible ; et sa pensée se parfait, lorsqu’elle la possède. Mais il faut bien que, avant qu’on ne la pense, cette chose soit parfaite de par sa propre essence. Si la perfection lui appartient, elle est parfaite avant qu’il existe une pensée ; elle n’a nullement besoin que la pensée existe ; avant toute pensée, elle se suffit à elle-même. Donc elle ne pense pas. Il y a donc une chose qui ne pense pas, un être pensant primitif, et un être pensant postérieur. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 2

    De plus, le multiple se recherche lui-même ; il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble. Or, comment ce qui est absolument un tendrait-il vers lui-même ? Comment aurait-il besoin d’une perception d’ensemble ? Mais ce qui est supérieur à cette perception d’ensemble, est également supérieur à la pensée. L’acte de penser n’est pas primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité ; il a le second rang ; il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même ; et, dans ce mouvement, la pensée voit. Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer. Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui ; le désir de voir engendre la vision. Donc le Bien lui-même n’a rien qui puisse être l’objet de sa pensée ; il n’y a pas autre chose qui soit son bien. Et, quant à la pensée de soi-même, elle n’existe qu’en un être différent du Bien ; cet être pense, parce qu’il est semblable au Bien, parce qu’il a une image du Bien, parce que le Bien est devenu l’objet de son désir, et parce qu’il se représente le Bien ; pensée qui ne cesse pas, si ces conditions sont toujours présentes. C’est en pensant le Bien, qu’il se pense lui-même par accident ; c’est en visant le Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien), qu’il se pense lui-même. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 5

    Mais on demande quels sont les plaisirs d’une telle existence. - On jugera que l’on n’y trouve ni les plaisirs de l’intempérance ni les plaisirs du corps (ces plaisirs ne peuvent être dans cette vie et ils font disparaître tout bonheur), ni même les excès de joie (à quoi bon en effet ?) ; mais on y voit les plaisirs liés à la présence du bien. Ces plaisirs ne sont pas en mouvement ni en devenir ; car les biens sont déjà là tout entiers, puisque le sage est présent à lui-même ; son plaisir est donc stable. Ce plaisir stable, c’est la sérénité. Le sage est toujours serein ; il jouit d’un calme et d’une satisfaction que n’ébranle aucun des prétendus maux, parce qu’il est sage. Et si l’on cherche un autre genre de plaisir dans la vie du sage, c’est qu’il n’est plus question de cette vie. ENNÉADES - Bréhier: I, 4 [46] - Du bonheur 12

    L’être est-il différent de la substance ? L’être est-il ce qui est sans plus, ce qui est isolé des autres choses ? La substance, est-ce l’être pris avec d’autres choses, avec le mouvement et le repos, l’identité et la différence ? Sont-ce là les éléments de la substance ? La substance est-elle un ensemble dont les parties sont l’être, le mouvement, etc. ? C’est donc par accident que le mouvement est un être ; mais est-il substance par accident, ou bien est-il un complément de la substance ? - Non, en lui-même, il est substance ; dans le monde intelligible, tout est substance. - Pourquoi n’en est est-il pas de même dans le monde sensible ? - Parce que, là-bas, tous les êtres n’en font qu’un ; mais ici, on ne voit que leurs images, séparées l’une de l’autre et formant chacune une chose différente. De même, dans la semence, toutes les parties sont réunies, et chacune y est toutes les autres ; la main et le pied n’y ont pas une existence distincte ; mais, dans le corps, ces parties sont séparées l’une de l’autre ; c’est qu’elles sont alors des reflets sans réalité. ENNÉADES - Bréhier: II, 6 [17] - De la qualité et de la forme 1

    Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). [D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.] Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 3

    C’est pourquoi, dans le récit de la naissance d’Éros, Platon nous dit : « Poros est ivre de nectar ; car il n’y a pas encore de vin », ce qui veut dire : Éros est né avant les choses sensibles, et Pénia participe à une nature intelligible, et non point à une image ou à un reflet issu de l’intelligible ; venue là-bas, et mélangeant de la forme à de l’indétermination (c’est l’indétermination de l’âme qui n’a pas encore rencontré son bien, mais qui en pressent quelque chose dans l’image vague et mal définie qu’elle possède), elle enfante l’hypostase d’Éros. Comme la raison est venue en ce qui n’est point raison, mais désir vague et existence obscure, elle produit un être imparfait, incapable et besogneux ; car il est né d’un désir indéterminé et de la raison dans sa plénitude. Éros est donc la raison, mais une raison impure, qui renferme en ellemême un désir vague, déraisonnable et indéfini ; et ce désir ne sera pas satisfait, tant qu’Éros gardera en lui cette indétermination. Éros dépend de l’âme, puisqu’il a en elle son principe ; mais il est un mélange dérivé d’une raison qui n’est pas restée en elle-même et qui s’est unie à l’indétermination (bien que ce ne soit pas la raison elle-même qui ait contracté cette union, mais ce qui provient d’elle). Eros est comme le taon, qui ne possède rien par luimême ; quoi qu’il obtienne, il perd tout à nouveau. Il ne peut se rassasier parce qu’un être mélangé ne le peut pas ; seul, un être capable de trouver en lui-même la plénitude peut se rassasier véritablement. Mais lui, il est toujours dans le besoin, et désire toujours ; serait-il un moment rassasié, il ne garde rien ; il est sans ressources, à cause de son indigence ; mais il sait s’en procurer, grâce à la raison qui est en lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

    Les mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres qui sont confondus et ne se distinguent que par leur rang ou par leurs puissances ; (d’ailleurs, même où [Platon] raisonne, il fait naître des êtres qui n’ont pas été engendrés, et il sépare des êtres qui n’existent qu’ensemble). Mais, après nous avoir instruits comme des mythes peuvent instruire, ils nous laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données éparses -. Voici comment nous en faisons la réunion : l’âme unie à l’intelligence, tirant d’elle son existence, comblée par elle de raisons, belle de toutes les parures qu’elle en reçoit, comblée de richesse, laissant voir en elle l’éclat et l’image de toutes les beautés intelligibles, voilà Aphrodité dans son ensemble. Poros ou la richesse, ce sont toutes les raisons qui sont en elle, quand le nectar a coulé d’en haut. L’éclat dont l’âme resplendit, cette splendeur de vie, c’est le jardin de Zeus, où dort Poros, appesanti par le nectar dont il s’est gorgé. Le festin des dieux, c’est la vie qui se montre et persiste éternellement chez les êtres réels, la félicité dont ils jouissent. Quant à Éros, il a toujours été ce qu’il est, puisqu’il résulte de l’aspiration de l’âme au meilleur et au bien ; il existe toujours, dès le moment où l’âme existe. C’est un être mixte ; il y a en lui de l’ indigence, puisqu’il aspire à se rassasier ; mais il n’est pas sans ressources, puisqu’il cherche le complément de ce qu’il possède ; il ne chercherait pas le bien, s’il n’avait absolument aucune part au bien. Il est né de Poros et de Pénia, ce qui veut dire : le besoin et le désir, en se rencontrant dans l’âme avec le souvenir des raisons, produit en elle une activité, orientée vers le bien, qui est Éros. Sa mère est Pénia, parce que c’est toujours le besoin qui fait que l’on désire ; Pénia est la matière parce que la matière est besogneuse en tout, et parce que ce qu’il y a d’indéterminé dans le désir du bien (qui désire le bien n’a en effet en lui ni forme ni raison) rapproche de la matière l’être qui désire en tant qu’il désire. La forme ne visant qu’à ellemême a sa propre permanence en soi. Dès qu’un être désire recevoir, il s’offre comme matière à ce bien qui survient en lui. Éros est donc un être matériel, un démon né de l’âme, en tant que l’âme manque du bien et aspire à lui. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 9

    Mais l’Ame, elle, ne reste pas immobile en produisant ; elle se meut pour engendrer une image d’elle-même ; en se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée ; et, en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation, et dans les plantes, la nature. Pourtant rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède ; c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes ; elle s’y avance en un sens, puisque le principe végétatif appartient à l’âme ; mais elle ne s’y avance pas tout entière ; elle vient dans les plantes, parce qu’en descendant jusque là dans la région inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par bienveillance envers les êtres inférieurs ; mais pour cette partie supérieure d’elle-même qui se rattache à l’Intelligence et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en elle-même. ENNÉADES - Bréhier: V, 2 [11] - De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1

  •  Dira-t-on que rien n’empêche qu’une seule et même chose ait des attributs multiples ? - Le sujet de ces attributs, à tout le moins, est un ; pas de multiplicité, s’il n’y a une unité dont elle dérive et en laquelle elle est, s’il n’y a au moins une de ces choses multiples qui est comptée la première, et que l’on peut isoler et saisir en elle-même. - Dira-t-on que ce premier terme est simultané aux autres ? - Alors il faut le réunir avec les autres, et bien qu’il soit différent d’eux tous, l’abandonner puisqu’il ne se sépare pas des autres. Il faut, en revanche, postuler un sujet, sujet qui n’est plus un terme parmi les autres, mais qui existe en lui-même. - Ce sujet, dira-t-on, est au sein même des autres termes. - Oui, un sujet qui lui ressemble, mais non ce sujet lui-même ; car, pour qu’il apparaisse dans le multiple, il faut que, en lui-même, il soit isolé. - Dira-t-on qu’il n’a d’existence que dans son union aux autres termes ? - Donc il n’existera pas à l’état simple. Mais alors il n’y aura pas non plus de composé ; car s’il ne peut être à l’état simple, il n’aura aucune existence substantielle ; et si le simple n’existe pas, le composé n’existera pas non plus. Car chacun de ces termes ne peut être un terme simple, puisqu’il n’y a pas de terme simple doué d’une existence substantielle ; et aucun d’eux ne pouvant avoir en lui-même d’existence substantielle ne peut se lier à un autre, puisqu’aucun d’eux absolument n’existe. Comment alors un composé pourrait-il exister ? Comment naîtrait-il de choses qui n’ont pas l’être, je ne dis pas de choses qui n’ont pas tout l’être, mais de choses qui n’ont pas d’être du tout ? S’il y a une multiplicité, il faut, avant cette multiplicité, une unité. Si donc l’être pensant est une multiplicité, il ne faut pas que la pensée soit en ce qui n’est pas une multiplicité. Or tel est le Premier. La pensée et l’intelligence sont donc en des êtres postérieurs à lui. ENNÉADES - Bréhier: V, 6 [24] - Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 3