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Bréhier-Plotin: amour

quinta-feira 1º de fevereiro de 2024, por Cardoso de Castro

  

Jusqu’où nous conduit la purification ? En résolvant cette question, nous verrons à qui la vertu nous rend semblables et à quel dieu elle nous rend identiques. Or c’est avant tout demander en quel sens la vertu purifie notre cmur, nos désirs et toutes nos autres affections, peines et passions analogues ; c’est demander jusqu’à quel point l’âme peut se séparer du corps. En se séparant du corps, sans doute, elle se recueille en elle-même avec toutes ses parties qui avaient un lieu distinct ; elle est tout à fait impassible ; elle ne sent plus que les plaisirs indispensables ; elle ne guérit et n’évite les peines qu’autant qu’il est nécessaire pour ne pas en être importunée ; elle ne sent plus les souffrances, ou bien, si cela ne lui est pas possible, elle les supporte sans aigreur et les amoindrit en ne les partageant pas ; autant qu’elle le peut, elle supprime les sentiments violents ; si elle ne le peut pas, elle ne permet pas à la colère de la gagner, mais laisse au corps l’agitation involontaire, qui devient rare et va s’affaiblissant ; elle est sans aucune crainte (car elle-même ne sent pas la crainte, bien qu’il y ait encore parfois une impulsion involontaire) ; elle est donc sans crainte, sauf dans le cas où la crainte sert à l’avertir d’un danger. Elle ne désire évidemment rien de honteux ; elle désire le boire et le manger pour satisfaire les besoins du corps, et non pour elle-même ; elle ne recherche pas les plaisirs de l’amour, ou du moins, elle recherche seulement ceux qu’exige la nature et qui la laissent maîtresse d’elle-même ; ou, tout au plus, elle s’abandonne à l’élan de son imagination. Mais, non seulement l’âme raisonnable sera en elle-même pure de toutes ces passions ; elle voudra encore en purifier la partie irrationnelle, pour l’empêcher de subir les chocs des impressions extérieures ou du moins pour rendre ces chocs peu intenses, rares et tout de suite émoussés par le voisinage de la raison ; la partie irrationnelle de l’âme sera comme un homme qui vit près d’un sage ; il profite de ce voisinage, et ou bien il devient semblable à lui, ou bien il aurait honte d’oser faire ce que l’homme de bien ne veut pas qu’il fasse. Donc pas de conflit ; il suffit que la raison soit là ; la partie inférieure de l’âme la respecte et, si elle est agitée d’un mouvement violent, c’est elle-même qui s’irrite de ne pas rester en repos quand son maître est là, et qui se reproche sa faiblesse. ENNÉADES - Bréhier  : I, 2 [19] - Des vertus 5

Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la sensation de percevoir, à celle que l’âme voit et sur lesquelles elle prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une joie, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 4

Il faut donc vous demander aussi ce qu’est l’œuvre de l’amour pour les choses non sensibles. Que vous font éprouver ces «belles occupations» dont on parle, les beaux caractères, les moeurs tempérantes et, en général, les actes ou dispositions vertueuses et la beauté de l’âme ? Et, en voyant vous-même votre beauté intérieure, qu’éprouvez-vous ? Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. Et à propos de quoi l’éprouvent-ils ? Non pas à propos d’une forme, d’une couleur, d’une grandeur, mais à propos de l’âme qui est sans couleur et où brille invisiblement l’écart de la tempérance et des autres vertus ; vous l’éprouvez en voyant en vous-même ou en contemplant en autrui la grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des mœurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible et, par-dessus tout, l’éclat de l’Intelligence qui est d’essence divine. Donc ayant pour toutes choses inclination et amour, en quel sens les disons-nous belles ? Car elles le sont manifestement et quiconque les voit affirmera qu’elles sont les vraies réalités. Mais que sont ces réalités ? Belles sans doutes ; mais la raison désire encore savoir ce qu’elles sont pour rendre l’âme aimable. Qu’est-ce donc qu brille sur toutes les vertus comme une lumière ? Veut-on, en s’attachant à leurs contraires, aux laideurs de l’âme, les poser par opposition ? Car il serait peut-être utile à l’objet de notre recherche de savoir ce qu’est la laideur et pourquoi elle se manifeste. Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté, envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ; il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de mati  ère et accueillant une forme différente d’elle, elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme, c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature différente d’elle. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 5

Ce célèbre traité est un de ceux qui font le mieux voir comment Plotin   utilise les dialogues platoniciens, en introduisant entre eux un ordre systématique ; toute la série des questions sur le Beau, qui ouvrent le traité, provient de l’ Hippias majeur. D’après Plotin, ce sont les questions de l’ Hippias qui trouvent leur solution dans le Banquet   et dans le Phèdre  , comme il le fait voir à partir du chapitre IV. Mais, avant d’aborder cette solution, Plotin rencontre d’abord la théorie stoïcienne du Beau, qui, partant de la beauté plastique, de celle d’une statue, et définissant la beauté par la symétrie, assimilait complètement la beauté intellectuelle à la beauté sensible ; et il la critique, parce qu’elle refuse d’admettre, entre les divers ordres de beauté, cette hiérarchie ascendante qui fait le fond de la doctrine platonicienne. À partir du chapitre II, il prend pour guide le discours de Diotime dans le Banquet, passant de la beauté sensible à la beauté des âmes, et de celle-ci au Beau en soi. Mais, sur la beauté des corps, il ne trouve chez Platon   que d’assez vagues indications ; sans doute il y voit que la beauté sensible vient de la participation à une idée, et que l’âme reconnaît et aime cette beauté parce qu’elle se souvient des idées ; mais la participation équivaut à l’information de la matière par la forme ; et c’est là le langage non plus de Platon, mais d’Aristote  , par lequel Plotin, dans toute cette partie, est visiblement séduit comme dans tous les cas où un néoplatonicien a à traiter des choses sensibles. Quand il vient à parler des beautés non sensibles, il utilise le Phèdre et le Banquet. Encore faut-il remarquer qu’il y mélange intimement, comme on le voit au chapitre V et à la fin du chapitre IX, des idées morales empruntées au Phédon   et au Théétète   sur la vertu purification et sur l’évasion du monde sensible, idées qui, dans les dialogues platoniciens, sont loin d’être aussi intimement unies à la dialectique de l’amour. Enfin, dernière interprétation, étrangère au platonisme original : le Beau, terme de l’ascension de l’âme dans le Banquet, est identifié au monde des Idées ; de plus, il est subordonné au Bien, qui devient le terme dernier de l’amour. Tel est le résultat d’un long effort, commencé sans doute bien avant Plotin, pour introduire une cohérence doctrinale dans l’ensemble des dialogues de Platon. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 9

L’amour est-il un dieu, un démon, ou une passion de l’âme ? Y a-t-il une espèce d’amour qui est dieu ou démon, et une autre qui est passion ? En quoi consiste alors chacune de ces espèces ? Voilà des questions qu’il vaut la peine d’examiner, en parcourant les idées du vulgaire et celles des philosophes sur ce sujet. Souvenons-nous surtout des pensées du divin Platon, qui a beaucoup écrit sur l’amour en plusieurs de ses oeuvres. Il dit que l’amour n’est pas seulement une passion qui naît dans les âmes ; il affirme qu’il est un démon ; et il raconte sa naissance et son origine. À prendre d’abord la passion que nous attribuons à l’amour, nul n’ignore qu’elle est la cause par laquelle naît dans les âmes l’idée de s’unir aux belles choses ; et l’on sait que ce désir tantôt naît chez des hommes tempérants qui s’unissent à la beauté en ellemême, tantôt recherche une action fort laide. Mais il convient de partir de là pour examiner philosophiquement l’origine de chacune de ces deux formes. En admettant qu’il y a dans les âmes, avant l’amour lui-même, une tendance vers la beauté, une connaissance du beau, une affinité avec lui et un sentiment irraisonné de cette parenté, on atteindrait, je crois, la véritable cause de la passion amoureuse. Car la laideur est aussi contraire à la nature qu’à Dieu. La nature produit, son regard fixé sur le beau et sur la détermination qui se trouve dans la ligne du bien ; l’indétermination est laide, et elle est dans la ligne du mal. La nature naît de l’être intelligible, c’est-àdire, évidemment, du Bien et du Beau. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1

Or, quand on aime un être, et qu’on a de l’affinité avec lui, on a aussi de la sympathie pour ses images. Si on niait cette cause de la passion, on ne pourrait expliquer comment et pourquoi elle naît, pas même dans le cas de l’amour sexuel. Car ceux qui éprouvent ce genre d’amour veulent engendrer dans la beauté ; il serait absurde que la nature, qui aspire à produire de belles choses, voulût en-endrer dans la laideur. Ceux qui sont portés à engendrer ici-bas, se contentent de la beauté d’ici-bas, c’est-à-dire de celle qui se trouve dans les images et dans les corps ; ils ne possèdent pas cette beauté archétype qui est pourtant la cause de leur amour pour les choses d’ici-bas. Quand, partant de cette beauté d’ici-bas, ils ont souvenir de celle d’en haut, ils ne se plaisent plus à l’une que parce qu’elle est l’image de l’autre. Mais quand ils n’ont pas ce souvenir, faute de comprendre leur passion, ils s’imaginent que la beauté d’ici-bas est la véritable beauté. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1

Tant qu’ils restent tempérants, leur attachement à la beauté d’ici-bas n’est pas une faute ; mais dès qu’ils se dégradent dans le plaisir sexuel, il y a faute. Quiconque aime cette beauté d’une âme pure, a assez d’elle seule, qu’il ait bu   non le souvenir de la beauté d’en haut ; mais quiconque a mêlé à cet amour le désir de l’immortalité compatible avec la nature mortelle, cherche le beau dans la perpétuité de la génération ; selon la loi naturelle, il féconde et il engendre dans le beau ; il féconde pour assurer la perpétuité ; il engendre dans le beau à cause de son affinité pour le beau. L’éternité est en effet parente de la beauté ; la nature éternelle est le beau primitif ; et tout ce qui dérive de cette nature est beau. Ainsi celui qui n’aspire pas à engendrer est plus complètement satisfait par la beauté ; si l’on désire produire la beauté, c’est par indigence, c’est parce qu’on n’est pas satisfait et parce que l’on pense l’être en produisant la beauté et en engendrant dans la beauté. Mais quiconque veut satisfaire son désir malgré les lois et contre la nature a bien suivi sans doute, au début, les voies de la nature ; mais il s’en écarte ; il dévie du droit chemin, et fait une chute profonde, sans avoir vu vers qui l’amour le menait et sans avoir connu ni le désir d’engendrer, ni le bon usage des images de la beauté, ni la nature de la beauté elle-même. Donc les uns aiment les beaux corps, non pour s’unir à eux, mais parce qu’ils sont beaux ; les autres éprouvent un amour auquel se mélange le désir de la femme, afin d’assurer la perpétuité de l’espèce. S’ils ne s’écartent pas de ce but, ils sont tempérants tout comme les premiers ; mais les premiers leur sont supérieurs. Les uns vénèrent la beauté d’icibas et s’en contentent ; les autres ont le souvenir de la beauté d’en haut sans dédaigner pourtant celle d’ici-bas, puisqu’elle est l’effet de l’autre et l’image où elle se joue. Et tous ceux-là approchent du beau sans honte ; mais il en est d’autres que la beauté fait tomber dans la laideur ; ainsi le désir du bien fait souvent tomber dans le mal. Telle est l’amour comme passion de l’âme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 1

Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette vision, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la vision se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 2

Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). [D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.] Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 3

Tels doivent être tous les autres démons, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres démons, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des substances ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

Pour chacune de ces formes, il nous appartient de poser une notion et un objet purs et dégagés de tout autre ; il nous appartient de les poser dans leur simplicité. De là, l’amour que nous avons pour ces objets pris dans leur simplicité ; c’est que nos pensées ont affaire aux choses simples ; si l’on pense le particulier, c’est par accident ; par exemple, si l’on voit que tel triangle a ses angles égaux à deux droits, c’est en tant qu’il est simplement un trianglel’. ENNÉADES - Bréhier: III, 3 [50] - De l’Amour 7

Le musicien peut se transformer en amant et, après cette transformation, il peut rester à ce niveau ou bien le dépasser. L’amant, lui, a quelque réminiscence de la beauté ; mais, séparé d’elle, il est incapable de comprendre ce qu’elle est ; il lui faut des beautés visibles pour être ému et transporté. Il faut donc lui apprendre à ne pas s’extasier devant un seul corps ; il faut le faire penser à tous les corps, en lui montrant que la beauté, qui est identique en tous, est différente d’eux, que cette beauté leur vient d’ailleurs, et qu’elle se manifeste davantage dans des sortes d’êtres différents des corps, tels que les belles occupations et les belles lois ; on l’accoutume désormais à mettre en des êtres incorporels l’objet de son amour ; et on lui montre la beauté dans les arts, les sciences et les vertus. Il faut ensuite lui montrer l’unité du beau et lui apprendre comment il se produit. Alors, il faut monter graduellement des vertus à l’intelligence et à l’être ; et, arrivé là, il faut suivre la voie supérieure. ENNÉADES - Bréhier: I, 3 [20] - De la dialectique 2

Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES - Bréhier: I, 6 [1] - Du Beau 7

  •  Si le ciel possède l’âme, en quelque situation qu’il soit, pourquoi doit-il tourner sur lui-même ?- C’est que l’âme n’est pas seulement dans le monde intelligible ; et si elle a une puissance qui tourne elle-même autour d’un centre, par cette raison aussi le ciel sera animé d’un mouvement circulaire. (Il ne faut pas entendre le terme centre quand on parle du corps de la même manière que quand on parle de l’âme ; en ce dernier cas, le centre est l’origine d’où vient l’âme ; dans le premier, il a un sens local. C’est par analogie qu’on emploie le mot centre ; dans l’âme comme dans le corps du monde, il faut qu’il y ait un centre qui, dans le corps, est seulement le centre de la sphère ; comme l’âme tourne sur elle-même, la sphère tourne aussi sur elle-même.) Si l’âme universelle circule donc autour de Dieu, elle l’environne de son amour, elle se fixe, autant qu’elle peut, autour de lui ; car tout dépend de lui ; ne pouvant être dirigée vers lui, elle se meut autour de lui. - Pourquoi chaque âme n’en faitelle pas autant ? - Chacune en fait autant, selon le lieu où elle est. - Pourquoi alors nos corps ne se meuvent-ils pas comme le ciel ? - Parce que des éléments à trajectoire rectiligne se fixent à eux ; parce que nos inclinations nous portent vers des objets sans cesse différents ; parce que l’élément sphérique qui est en nous est mal arrondi ; il est terrestre et n’a pas la subtilité et la mobilité qui accompagnent les choses célestes. Sinon, pourquoi s’arrêterait-il, dès que l’âme est agitée d’une émotion quelconque ? Pourtant, il y a peut-être aussi en nous un souffle qui tourne autour de l’âme. Car si Dieu est en toute chose, l’âme qui veut s’unir à lui doit tourner autour de lui, puisqu’il n’est pas ici ou là. Platon accorde aux astres [errants] non seulement le mouvement de rotation qui leur est commun avec le ciel, mais un mouvement particulier de révolution autour de leur propre centre4. Car chaque être, où qu’il soit, embrasse Dieu avec joie non par la réflexion, mais par une nécessité naturelle. ENNÉADES - Bréhier: II, 2 [14] - Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 2