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Berdiaeff: LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE SIGNIFICATION DE NIETZSCHE DIALECTIQUE DU TRINITARISME

quarta-feira 23 de março de 2022, por Cardoso de Castro

  

Chapitre II - LA DIALECTIQUE DU DIVIN ET DE L’HUMAIN D’APRÈS LA PENSÉE ALLEMANDE SIGNIFICATION DE NIETZSCHE   DIALECTIQUE DU TRINITARISME

Le thème de la théoandrie est le thème fondamental du christianisme. A ce terme de théoandrie qui était cher à Vl. Soloviov, je préférerais, quant à moi, celui de théoandrisme. Le christianisme est en effet anthropocentrique. Il annonce la délivrance de l’homme des forces, des puissances et des esprits cosmiques. Il suppose la foi non seulement en Dieu, mais aussi en l’homme, et c’est par là qu’il diffère du monothéisme abstrait du judaïsme et de l’Islam, ainsi que du brahmanisme. On peut dire sans hésitation que le christianisme est une religion non monothéiste et monarchique, mais théoandrique et trinitaire. Mais la dialectique vitale des rapports entre Dieu et l’homme fut tellement compliquée que l’humain se trouva abaissé et humilié au cours de l’histoire du christianisme. Au cours des destinées historiques du divin-humain, ce fut tantôt le divin qui absorbait l’humain, tantôt l’humain le divin. Le dogme même de l’humanité divine de Jésus-Christ était l’expression de ce mystère de l’union des deux natures, divine et humaine, union n’impliquant ni mélange, ni identité : il était l’expression symbolique du mystère. Mais la tendance monothéiste et monarchique a toujours existé dans l’histoire chrétienne et y a même souvent joué un rôle prédominant. Dans mon livre : Le Sens de l’acte créateur, écrit il y a bon nombre d’années, je disais qu’au dogme christologique doit correspondre une nouvelle anthropologie : la christologie de l’homme. Mais cette anthropologie ne pourra atteindre son plein développement qu’à l’avenir. Une vraie anthropologie chrétienne n’a encore jamais existé. Parmi les Pères de l’Église, ce fut saint Grégoire de Nysse qui s’en rapprocha le plus; plus philosophe que tous les docteurs de l’Eglise, il essaya de relever la dignité de l’homme (Cf. deux livres récents écrits par des catholiques consacrés à Saint Grégoire de Nysse : Hans von Balthasar : Présence et Pensée. Essai sur la philosophie religieuse de saint Grégoire de Nysse; et Jean Daniélou   : Platonisme   et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, et Jean Daniélou : Platonisme et théologie mystique - Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse.). Mais il fut peu suivi. Seul le christianisme enseigne que Dieu se fit homme (dans l’Inde, l’Idée de l’incarnation a un sens tout à fait différent.). L’abîme qui séparait l’homme de Dieu se trouve ainsi comblé. Il y a révélation de l’humanité de Dieu, révélation non seulement du divin dans l’humain, mais aussi de l’humain dans le divin. En pensant jusqu’au bout le fait le l’humanité du Christ, on est obligé de reconnaître que la deuxième personne de la Trinité est l’homme pré-éternel. Or ce mystère ne signifie nullement qu’il faille admettre l’identité de l’homme et de Dieu, ce qui équivaudrait, à proprement parler, à la négation rationaliste du mystère. C’est aux premiers siècles du christianisme, siècles de discussions dogmatiques et d’élaboration de formules dogmatiques, destinées à exprimer symboliquement les événements du spirituel, que la question des rapports entre le divin et l’humain a donné lieu à une dialectique fort compliquée. C’est à ce thème que se rattachent des hérésies telles que Parianisme, le monophytisme, le monophilytisme, le nestorianisme, qui sont toutes des hérésies du théoandrisme, Les discussions tournaient autour du problème christologique, c’est-à-dire autour des rapports des deux natures dans le Christ. Mais le problème est plus vaste et plus profond, puisqu’il touche aux rapports entre le divin et l’humain en général. Admettons que le problème ait été résolu dès les premiers siècles et qu’on ait alors découvert la forme qu’affectent les rapports entre le divin et l’humain dans la personne du Christ, et cela en se plaçant au delà du monisme et du dualisme : il n’en reste pas moins qu’à l’époque actuelle du monde (et je parle ici d’époque spirituelle) la question se pose autrement, avec une acuité jamais connue auparavant, et notamment comme la question de l’homme envisagé sous un aspect que l’époque patristique ne connaissait pas, aspect qui implique un changement de la conscience de Dieu elle-même, en ce sens que celle-ci est considérée comme étant seus la dépendance des variations de la conscience de l’homme. La nouvelle conscience s’est révélée dans la liberté, dans la recherche et dans la séduction de la liberté, en même temps que comme conscience de l’esclavage par la liberté, et cette conscience se montra d’une acuité et d’une profondeur que les âmes chrétiennes de jadis ne connaissaient pas. L’âme humaine ne devint pas meilleure, mais elle devint plus compliquée, plus réceptive, ce qui donna naissance à une nouvelle conscience. L’homme devint moins intégral, plus dédoublé, et il se trouva en présence de nouvelles questions auxquelles les catéchismes ne lui donnaient pas de réponses. Des hommes du type prophétique, tels que Dostoïevski, Kierkegaard  , Nietzsche, Vl. Soloviov, Léon Bloy et autres ont surgi dans la culture de notre monde, dans la littérature et la philosophie. Les pères et les docteurs de l’Eglise, les théologiens scolastiques ont été incapables de résudre les problèmes qu’ils ont posés. Toutes les fois que la vie spirituelle tombait dans un état de pétrification et de refroidissement, c’était toujours la flamme prophétique qui venait la réchauffer et la ranimer. Pour ce qui est des rapports entre le divin et l’humain, l’attitude de la mystique se révèle assez compliquée. Certaines mystiques penchent vers le monisme, ne reconnaissent qu’une seule nature, l’absorption de la nature humaine dans la Divinité. C’est ce qui caractérise tout quiétisme, et le jansénisme présente un intérêt particulier pour la dialectique des rapports entre le divin et l’humain. C’est la philosophie religieuse de l’Inde qui nous offre le modèle classique du monisme mystique. Ceci est particulièrement vrai de la philosophie religieuse de Shankara  , qui oppose notre âme, Brahmane, l’Un, le Sat, à toute origine, à tout commencement et à tout devenir (Cf. le livre déjà cité de Lacombe   : L’Absolu selon le Vedânta, où l’auteur, oppose Ramanudja à Shankara.). Le plus remarquable des philosophes religieux de l’Inde contemporaine, Aurobindo  , enseigne qu’il faut renoncer à l’idée d’après laquelle nous serions les auteurs de nos actes, parce que c’est l’universel qui agirait à travers nos personnes. L’impersonnalité est la condition, de l’union avec la Divinité, et nous devons aspirer à nous plonger dans un état d’impersonnalité et d’indifférence (le Bhagavad Gita, interprété par Aurobindo). L’âme est une parcelle de la Divinité. On reproche souvent au mysticisme son penchant au panthéisme, et on se sert souvent de ce reproche jusqu’à l’abus. Cela tient à ce que ceux qui le formulent ne comprennent pas toujours le langage des mystiques. Il importe cependant de noter que lorsque le panthéisme existe réellement il est une hérésie moins par rapport à Dieu que par rapport à l’homme, dont il diminue l’importance, en réduisant au minimum le rôle de la liberté humaine et de l’activité créatrice de l’homme. L’évolution de l’humanisme européen, son drame intérieur posent un thème religieux tout à fait nouveau : le thème théoandrique, le thème de Dieu-Humanité.

L’évolution de la mystique et de la philosophie allemandes est d’une grande importance pour la dialectique du divin et de l’humain. C’est la catégorie du destin (Schicksal) qui joue un très grand rôle dans la pensée philosophique allemande. Ce mot est d’un emploi courant dans les ouvrages philosophiques allemands, alors qu’on ne le rencontre guère dans les ouvrages français et anglais, ce qui n’est pas dû à un simple hasard. Le peuple allemand est un peuple frappé d’un destin tragique, conséquence de l’organisation spirituelle de ce peuple métaphysique et effet d’une sorte de maladie de l’esprit. C’est une opinion généralement répandue que la pensée allemande et la mystique allemande ont toujours penché vers le panthéisme et que cela tient aux particularités de l’âme allemande. Tout en croyant que cette opinion jouit d’une faveur exagérée, nous n’en devons pas moins reconnaître qu’elle renferme une part de vérité que nous allons essayer de dégager. Je dirais volontiers que le destin de la pensée allemande représente un drame en trois actes ayant pour sujet les rapports entre le divin et l’humain. Kroner, qui a écrit un des ouvrages les plus remarquables, sur l’histoire de la philosophie idéaliste allemande, parle avec enthousiasme du caractère prophétique, messianique, eschatologique de la renaissance métaphysique allemande du début du XIXe siècle (Kroner : Von Kant   bis Hegel). Rien de plus exact. Il s’agit en effet d’un essor spirituel qu’on ne retrouve ni dans la philosophie anglaise ni dans la française. En France, les idées messianiques et prophétiques étaient surtout en rapport avec des aspirations sociales. L’écueil spirituel de la pensée allemande avait pour cause l’extraordinaire difficulté qu’elle éprouvait à reconnaître le mystère que constitue l’union des deux natures, la divine et l’humaine, dualisme qui est en même temps unité, sans que cette unité implique l’identité des deux éléments dont elle se compose, ni leur mélange. Mais la difficulté de reconnaître ce mystère implique aussi celle de reconnaître le mystère de la personne. C’est l’antipersonnalisme qui caractérise toute la métaphysique idéaliste allemande, à l’exception de la philosophie de Kant qui occupe une place à part. On n’en doit pas moins reconnaître qu’on assiste, dans la pensée et la spiritualité allemandes, au déroulement d’une dialectique géniale qui a exercé une influence capitale sur l’évolution de la conscience européenne. Comment décrire les actes de ce grand drame, non seulement intellectuel, mais spirituel? Essayons.

Acte premier : La mystique allemande et Luther. — La mystique allemande est représentée avant tout par maître Eckhardt  . Sa mystique est beaucoup plus complexe qu’on ne le croyait jadis, car il n’est pas seulement mystique, mais aussi théologien, plus grand, il est vrai, comme mystique que comme théologien. En tant que théologien, il se rapproche même de saint Thomas d’Aquin  . Mais il m’intéresse surtout comme mystique, il m’intéresse lorsqu’il parle le langage de la mystique, et non celui de la théologie, car c’est en cela que se manifeste sa génialité et c’est de là que vient son importance. Or c’est justement chez Eckhardt en tant que mystique qu’on découvre un penchant incontestable au monisme mystique. On avait proposé de définir sa doctrine non comme un panthéisme, mais comme un théopanthéisme. Mais ceci ne change pas grand’chose. Eckhardt se tient sur le plan de la mystique néo-platonicienne, et il s’apparente non seulement à Platon, mais aussi à la philosophie religieuse de l’Inde; ce qui, d’ailleurs, n’est nullement fait pour mettre en doute le christianisme d’Eckhardt. Je ne crois pas en effet que la philosophie de saint Thomas soit plus chrétienne que la philosophie religieuse d’Eckhardt qui plonge davantage dans les profondeurs de la spiritualité (Innerlichkeit). Ce qu’il y a de plus profond et de plus original dans la pensée d’Eckhardt, c’est son idée de Divinité (Gottheit), qui entr’ouvre une plus grande profondeur que l’idée de Dieu, créateur du monde, et se trouve en dehors de l’opposition du sujet et de l’objet. Dieu serait déjà le secondaire, et non le primordial. Gottheit peut être pensée d’une façon tout à fait apophatique. L’erreur d’Eckhardt avait consisté, non dans l’affirmation d’un monisme complet par rapport à la Gottheit, mais dans l’affirmation d’un monisme relativement aux rapports entre l’homme et Dieu, autrement dit dans son monophytisme. Il refuse au créé toute essence, toute importance, toute valeur. Tout ce qui est créé serait frappé de nullité. L’existence même de l’homme serait une sorte de péché. Et c’est en cela qu’apparaît la contradiction qui affecte la pensée allemande. On attribue à l’homme une grande liberté dans son mouvement vers le dedans, vers la spiritualité et vers Dieu, tout en niant l’indépendance de la nature humaine, de la liberté de l’homme, de la liberté humaine, tout en soumettant ainsi l’homme à un déterminisme mystique. En comparant la mystique de Shankara et celle d’Eckhardt, R. Otto trouve que l’une et l’autre recherchent le salut, l’Etre, et que pour l’une et pour l’autre c’est la connaissance qui est le chemin du salut (voir le livre déjà cité de R. Otto : West-OEstliche Mystik). D’après Otto, la mystique d’Eckhardt n’est pas, comme celle de Boehme  , une mystique du type gnostique, théosophique. C’est exact, mais à la condition de ne pas exagérer la différence, étant donné qu’on trouve chez Eckhardt un élément métaphysique très marqué par lequel sa mystique diffère de la mystique chrétienne, préoccupée exclusivement de la description du chemin spirituel que l’âme doit suivre pour atteindre Dieu. Le thème de la Mystique allemande est toujours métaphysico-cosmologique.

La dialectique existentielle du divin et de l’humain est beaucoup redevable à Luther qui se rattache à la mystique allemande, sans qu’on puisse dire qu’il fût lui-même un mystique. Son livre De servo arbitrio, dirigé contre Erasme, présente un intérêt particulier. C’est un livre plein de verve, et dont le côté paradoxal consiste en ce que, dans sa lutte pour la liberté du chrétien et contre le pouvoir de l’autorité, Luther nie complètement la liberté de l’homme et postule l’intervention exclusive de Dieu et de la grâce divine dans la vie religieuse. La seule chose qui émane de l’homme, c’est la foi. La foi seule, qui est, elle aussi, un produit de la grâce, sauve l’homme, et c’est ainsi que Luther concevait la libération de l’homme du pouvoir de l’autorité. Par rapport à Dieu, l’homme est privé de toute indépendance; il ne peut que croire en Dieu. Ce qui n’empêche pas que l’homme puisse être actif dans le monde. Quant à la traditionnelle doctrine catholique du libre arbitre et des bonnes œuvres nécessaires au salut qu’il comporte, Luther y voyait presque une doctrine sacrilège, attentatoire à la toute-puissance et à la grandeur de Dieu. Non content de nier le libre arbitre, il voyait dans la raison une faculté diabolique. Il accusait le catholicisme de pélagianisme. La doctrine luthérienne de la volonté-serve a été souvent interprétée d’une façon grossière, sans qu’on se fût rendu compte de la profondeur et de la complexité de la dialectique métaphysique qui en découle. Il était difficile de prévoir en effet qu’elle servirait de point de départ et de base à toute la métaphysique allemande du commencement du XIXe siècle. Le divin absorbe l’humain. Mais le mystère de l’union des deux disparaît, comme chez Eckhardt. La dernière et la plus intéressante manifestation du protestantisme en Europe, la théologie dialectique de Karl Barth et de ses partisans, aboutit, elle aussi, à la négation du théoandrisme de Dieu-Humanité. Pour Barth, Dieu est tout, et l’homme n’est rien. Barth est dualiste, et non moniste, puisqu’il postule une séparation entre Dieu et l’homme, l’existence d’un abîme isolant l’un de l’autre. Mais dire que l’homme n’est rien et que Dieu est tout, la seule et unique réalité, c’est admettre une certaine forme de monisme, un monisme masqué, voire une forme de panthéisme. Pour qu’il n’y ait ni monisme, ni panthéisme, il ne faut pas que l’homme ne soit rien, il faut lui reconnaître une dignité et une liberté humaines. Ce raisonnement s’applique également à Calvin : bien qu’il fût un ennemi déclaré du panthéisme, on n’en peut pas moins le qualifier, paradoxalement en apparence, de panthéiste, parce qu’il humilie l’homme, minimise sa réalité et ne considère comme l’Etre véritable que Dieu qui est tout. Ceci montre combien complexe et confuse est la dialectique du divin et de l’humain, combien il est difficile de se pénétrer du mystère de leur union. Baader   est le seul penseur allemand qui se rapproche le plus de l’idée de l’humanité divine et de la divinité humaine et s’apparente, de ce fait, le plus à la philosophie religieuse russe (voir le livre récent sur Baader par Susini : Franz Baader et le romantisme   mystique. C’est l’ouvrage le plus complet qui ait paru jusqu’ici sur le grand penseur allemand). Mais Baader se tenait à l’écart de la principale voie sur laquelle se déroulait la dialectique du divin et de l’humain.

Le deuxième acte du drame dont nous parlons a, pour ainsi dire, pour protagoniste la philosophie idéaliste allemande, qui est la manifestation la plus significative de la philosophie européenne. Quel lien y a-t-il entre ce deuxième acte et le premier? Le lien qui rattache cette philosophie idéaliste à Eckhardt était à la rigueur facile à saisir, mais celui qui la rattache à Luther est moins évident. L’influence la plus profonde qu’ait subie la métaphysique allemande fut incontestablement celle de Bœhme, mais ceci se rapporte à un autre thème, non à celui qui m’intéresse ici. C’est à Bœhme que la métaphysique allemande doit toute son originalité, ce par quoi elle se distingue de la philosophie grecque et de la philosophie médiévale, en ce qui concerne les rapports entre l’humain et le divin, c’est-à-dire le problème de l’humanité divine et de la divinité humaine, Bœhme était plus chrétien, moins moniste que Hegel ou Fichte  . On dit souvent que c’est à Luther que revient la paternité de l’idéalisme philosophique et que c’est sur le terrain du protestantisme que la philosophie allemande a pris le développement que l’on sait. A première vue, il n’y a pas d’opposition plus grande que celle qui existerait entre Luther et Hegel. Le premier maudissait la raison comme une faculté diabolique, le second la divinisait. D’après le premier, tout viendrait de la grâce, ce qui ne serait pas de nature à favoriser la connaissance métaphysique. En examinant les choses de plus près, on arrive "a comprendre pourquoi la négation de la raison a fait place à une affirmation catégorique de la raison. Luther, qui n’était pas un philosophe, mais une nature prophétique, ne voulait pas et ne pouvait pas justifier sa malédiction de la raison par des arguments philosophiques. Mais la raison dont parlait Luther n’était pas celle qu’affirmait Hegel. La raison maudite par Luther est la raison humaine, tandis que celle glorifiée par Hegel, par Fichte et tous les idéalistes du commencement du XIXe siècle est la raison divine. La raison qu’avait en vue Hegel, et c’est là le point qui nous intéresse le plus ici, équivalait non à la raison telle que la concevait Luther, mais à ce qu’il entendait par la grâce. D’après Hegel, ce n’est pas la raison humaine qui connaît, mais la raison divine, l’acte de la connaissance, l’acte religieux étant celui non de l’homme individuel, mais de l’Esprit universel. De même, le moi, chez Fichte, n’est pas le moi individuel et humain, mais le moi universel et divin. Dans la métaphysique allemande du XIXe siècle, tout se tient sur une pointe et menace toujours de tomber du côté opposé à celui qu’elle occupe à un moment donné. On peut interpréter la philosophie de Hegel, qui a été un achèvement, comme préconisant soit une absorption définitive du divin par l’humain et comme une exaltation de l’orgueil humain, soit une absorption non moins définitive de l’humain par le divin et comme une négation de la personne humaine. Ces deux interprétations sont également justifiées. La révolte de Dostoïevski et de Kierkegaard pour la défense de l’homme individuel a été une révolte contre Hegel, contre son Esprit universel, contre le pouvoir tyrannique du général sur l’individuel. C’est à Hegel qu’on doit cette expression : « Die Religion als Selbstbewusst-sein Gottes. » (La religion comme conscience-de-soi de Dieu.) Ed. v. Hartmann  , qui s’est inspiré non seulement de Schopenhauer  , mais aussi de Hegel, a bâti sa religion de l’Esprit sur cette conception hégélienne de la religion et des rapports entre le divin et l’humain (Ed. von Hartmann : Die Religion des Geistes). La métaphysique allemande a créé un véritable mythe qui se prête aussi bien à une interprétation pessimiste qu’à une interprétation optimiste. Or, Hartmann l’interprète dans un sens pessimiste. C’est dans un accès de folie que la volonté du Dieu inconscient a créé l’Etre avec tous ses malheurs. Mais c’est dans l’homme que le Dieu, d’abord inconscient, émerge à la conscience, ce qui ouvre la possibilité de libération des souffrances inhérentes à l’Etre (c’est ce qui est très bien exposé dans le livre de Dreuss, disciple de Hartmann : Die Religion als Selbstbewusstsein Gottes.). Mais chez l’optimiste Hegel, Dieu émerge également à la conscience dans l’homme, et cette conscience atteint son plus haut degré dans la philosophie de Hegel lui-même (sur la conception de la religion par Hegel, voir ses Vorlesungen uber die Philosophie der Religion). C’est ainsi que s’est achevée la déformation du thème posé par J. Bœhme, le mystique le plus génial, du type gnostique. D’après ce dernier, pénétré de christianisme et de la Bible  , c’est en partant de l’Urgrund, qui précède l’être et le monde, que s’effectue dans l’éternité, et non dans le temps, la naissance de Dieu et s’épanouit la Sainte Trinité qui, elle, crée le monde (voir Berdiaeff   : Etudes sur J. Boehme. Etude I : La théorie de l’Urgrund et de la liberté.). Cette succession idéale change dans la métaphysique allemande, toute pénétrée de motifs empruntés à la vieille mystique. C’est dans l’Urgrund, dans l’obscur inconscient que le monde se crée, et c’est dans le monde ainsi créé que Dieu apparaît à son tour. Fichte, Hegel, en partie aussi Schelling   parlent du devenir de Dieu. Le processus cosmique n’est pas autre chose qu’un processus ayant pour aboutissement le devenir de Dieu, et c’est dans l’homme que Dieu devient complètement conscient. On assiste à la fois à la divinisation de l’homme et à sa négation. Il n’y a rien qui soit purement humain et distinct du divin et qui se trouve face à face avec Dieu, dans le drame qui se déroule. C’est dans le troisième acte qu’apparaissent les conséquences qui découlent de cette conception. Le principal défaut de la métaphysique allemande, cette production géniale de la pensée humaine, consistait dans son impersonnalisme.

La philosophie de Hegel, qui cherchait le concret, sans y parvenir, qui étouffait l’individualité humaine, a provoqué une réaction de l’humain contre l’Esprit universel. Le divin a fini par apparaître comme l’expression de l’asservissement de l’homme.

Le troisième acte du drame commence par Feuerbach qui fut un penseur remarquable (le principal ouvrage de Feuerbach : Das Wesen de Christentums est tombé dans un oubli immérité. C’est un des livres les plus remarquables parus au XIXe siècle). D’après Feuerbach, l’homme a créé un Dieu à son image et ressemblance, en aliénant dans une sphère transcendante sa propre nature. La nature ainsi aliénée doit être rendue à l’homme. La croyance en Dieu est un produit de la faiblesse et de la misère de l’homme. Un homme fort et riche n’a pas besoin d’un Dieu. Le mystère de la religion est un mystère anthropologique. L’idée de Dieu doit ainsi céder la place à l’idée de l’homme, et la théologie à l’anthropologie. D’après Hegel, Dieu parviendrait à la conscience-de-soi dans l’homme. D’après Feuerbach, la conscience-de-soi de l’homme suffit, puisque la conscience-de-soi de Dieu n’est que celle de l’homme, la conscience qu’a l’homme de sa propre nature divine. Homme ou Dieu, il ne s’agit que d’une seule et même nature. Le divin absolu est remplacé par l’humain absolu. Feuerbach proclame la religion de l’humanité. Le matérialiste Feuerbach a écrit son livre sur l’essence du christianisme dans le style des livres mystiques. Il est lui-même par sa nature profondément religieux. Mais par la divinisation de l’humain il entend la divinisation de l’espèce, de la société, et non celle de l’individu, de la personne. Sous ce rapport, sa philosophie reste, tout comme celle de Hegel, une philosophie du général, de l’universel; elle n’a rien de personnaliste. Sa philosophie est un pont qui relie la philosophie de Marx   à celle de Hegel; elle constitue, en ce qui concerne les rapports entre le divin et l’humain, un moment dialectique important de la pensée allemande; elle reste, par sa tendance, moniste, et ignore la double réalisation de l’humain dans le divin et du divin dans l’humain. Si Hegel rend à Dieu ce qui appartient à l’homme, Feuerbach rend à l’homme ce qui appartient à Dieu. L’un et l’autre ont fait subir un déplacement au divin et à l’humain. Le passage de Hegel à Feuerbach n’était d’ailleurs ’pas bien difficile. Déjà Khomiakov prévoyait que la philosophie de Hegel aboutira au matérialisme. Feuerbach est, pour ainsi dire, un enfant de Hegel, comme le sera plus tard Marx. Tel fut l’aboutissement de cette géniale dialectique.

Le pas suivant fut fait par Max Stirner et, finalement, par Marx dans une direction, par Nietzsche dans une autre. Max Stirner veut être plus conséquent que Feuerbach. Il nie la réalité de l’homme, de la société, de toute communauté et ne reconnaît comme seule réalité que le Moi, l’Unique, dont le monde entier est la propriété. Son livre : L’Unique et sa propriété, rappelle également de temps à autre les vieux livres mystiques allemands, tout comme l’Essence du christianisme de Feuerbach. On pourrait croire que Max Stirner est un extrême individualiste, qu’il attribue la plus haute valeur à l’individu, à l’unique. Pas le moins du monde, car il est en réalité aussi antipersonnaliste que Hegel. Il n’est pas difficile de se rendre compte que l’Unique de Stirner n’est pas l’homme-unique, la personne humaine, mais le pseudonyme du divin. La première impression qui se dégage de son livre est que Stirner est aussi matérialiste que Feuerbach, mais en l’examinant de plus près on s’aperçoit que son Unique porte un caractère presque mystique et on y perçoit des résonances de la vieille mystique allemande qui a servi de point de départ à tout le processus dialectique de la pensée. L’Unique de Stirner est l’Universel; pas même le microcosme, mais le macrocosme. Dans le désir de voir l’homme en possession de l’Univers entier, il y a quelque chose de légitime, mais la philosophie de Stirner se révèle incapable de justifier ce désir. Chez Karl Marx, qui a suivi une autre direction, le divin-universel revêtira la forme du collectif social, d’une société parfaite à venir, mais d’une société dans laquelle la personne humaine sera noyée, comme elle l’est dans l’Esprit de Hegel et dans l’Unique de Stirner. Marx a puisé sa philosophie à des sources humanistes ( le Nachlass (œuvres posthumes) de Marx présente sous ce rapport un intérêt particulier. Voir plus spécialement l’article : « Philosophie und Nationalökonomie »). Il dénonçait le capitalisme, en l’accusant d’aliéner la nature humaine, de déshumaniser l’homme, de transformer l’ouvrier en une chose (Verdinglichung), et il voulait rendre aux ouvriers leur nature aliénée. Cette remarquable idée représentait l’extension à la sphère sociale de l’idée de Hegel et de Feuerbach sur l’aliénation. C’est ce que j’appelle objectivation. Mais la philosophie de Marx, à son tour, se heurte à l’une des limites de l’humanisme, limite au delà de laquelle il se transforme en l’antihumanisme. Cette transformation tient à des causes métaphysiques profondes. Après avoir déclaré que c’est l’humain qui est l’unique et qui possède la valeur la plus haute, ce qui implique la négation du divin, on finit par aboutir insensiblement à la négation de l’humain lui-même et à sa subordination eau "général, que ce soit l’Unique de Stirner ou le collectif social de Marx. C’est toujours l’antipersonnalisme qui triomphe. C’est ce qu’on voit sous une autre forme, mais avec beaucoup plus d’acuité et exprimé d’une façon plus géniale, chez Nietzsche et dans sa tragique destinée. Nietzsche mérite une attention toute particulière. Mais avant d’aborder la philosophie de Nietzsche, je ferai remarquer que Kierkegaard qui, sans être Allemand, n’en a pas moins été nourri de la pensée allemande et du romantisme allemand, répugnait également à affirmer l’existence de deux natures : la divine et l’humaine et semble pencher plutôt vers la négation de l’humanité, de la nature humaine du Christ.

La vie de Nietzsche fut celle d’un « privat-docent » en retraite; malade et faible, il se retira dans les montagnes suisses où il mena une vie solitaire, ayant pour toute occupation la composition de livres. Et cependant plus qu’aucun homme d’action il participait à toutes les vicissitudes de l’histoire, à toutes les réalisations de la destinée humaine. Les livres de Nietzsche parlent des choses dernières, des destinées dernières. On pourrait définir le thème fondamental de la vie et de l’activité créatrice de Nietzsche, en disant qu’il se réduit à cette question: Comment peut-on avoir l’expérience du divin, si Dieu n’existe pas? Comment peut-on éprouver de l’extase, étant donné la bassesse de l’homme et du monde? Comment peut-on aspirer à des attitudes élevées en présence de la platitude du monde? Nietzsche se livrait à des méditations angoissantes sur des problèmes d’un caractère religieux et métaphysique; son thème était principalement de nature musicale, en quoi il s’est montré typiquement Allemand. Mais il y avait un manque de correspondance frappant entre sa philosophie et sa problématique. C’était une philosophie biologique, une philosophie vitale (Lebens-philosophie), se rattachant au darwinisme et à l’évolutionnisme, plutôt qu’une philosophie existentielle. Son idée eschatologique du surhomme reposait sur la théorie de la sélection biologique. En Russie, Nietzsche a toujours été compris autrement qu’en Occident; on voyait en lui avant tout un penseur religieux, alors que pour les Occidentaux il était avant tout un philosophe de la culture. Toute l’activité créatrice de Nietzsche est concentrée autour de trois problèmes : les rapports entre l’humain et le divin, ce dernier étant considéré comme surhumain; l’activité créatrice de l’homme, appelé, d’après lui, à créer des valeurs nouvelles; la souffrance et la force héroïque qui résiste à la souffrance. L’aspiration de Nietzsche vers la hauteur divine a trouvé son expression dans la volonté de dépasser l’homme. Aussi annonce-t-il l’avènement du surhomme, qui est pour lui le pseudonyme du divin. Nous touchons ici à la limite devant laquelle s’arrête la dialectique du divin et de l’humain. Nietzsche est un enfant de l’humanisme européen, la chair de sa chair et le sang de son sang. Mais il n’en aboutit pas ’moins à la négation de l’homme. Il trahit l’homme; l’homme lui inspire de la honte et de l’aversion; il ne voit en lui qu’une transition à une race supérieure, à la race des surhommes. « Une de ces maladies, par exemple, dit Zarathoustra, s’appelle l’homme. » (Eine dieser Krankheiten heisst zum Beispiel : Mensch) Et encore : « C’est le surhomme, et non l’homme, que j’ai dans mon cœur, qui est pour moi le seul et l’unique. Ce que j’aime en l’homme, c’est le fait qu’il est à la fois une transition et un crépuscule. » (Der Uebermensch liegt mir am Herzen, der ist mein Erstes und Einziges, und nicht der Mensch. Was ich lieben kann am Menschen, das ist, dass er Uebergang ist und ein Untergang.) Dans le surhomme, le divin et l’humain disparaissent également. Ce que le prophète du surhomme admire en Napoléon, c’est son inhumanité et sa surhumanité, c’est l’absence chez lui de toute humanité. Nietzsche n’a que faire de l’homme et de l’humain. Il veut être sous le signe de l’amor fati et ne prêche pas, comme Marx, la victoire de l’homme sur le fatum. C’est en cela que Consistait pour lui le côté tragique de la vie, c’est cela qui était la source de son sentiment tragique de la vie. D’où son hostilité à l’égard de Socrate  , l’idéalisation des instincts, la mystique du sang qui rappelle celle de Gobineau. D’où aussi sa défense de ce qui est héréditaire, son aristocratisme. On le considère comme un individualiste, alors qu’en réalité il est antipersonnaliste. Il ne se rend pas compte que le dionysisme est démocratique, et non aristocratique (c’est ce qu’avait signalé et toujours affirmé un spécialiste aussi remarquable des questions de religion grecque que Viatcheslav Ivanov). Tout en s’attaquant au christianisme, qu’il n’a connu que sous sa forme décadente, petite-bourgeoise, vidée de tout héroïsme, il n’en a pas moins compris une chose, à savoir que le christianisme fut une révolution dirigée contre le principe aristocratique de la civilisation antique, une révolution qui avait pour mot d’ordre : les derniers seront les premiers. Pour Nietzsche, comme pour les penseurs allemands qui l’ont précédé, il n’y a pas deux natures, il n’y a pas rencontre de deux natures, le mystère de l’union du divin et de l’humain n’existe pas : il n’existe qu’une seule nature. On le considère comme un athée; mais c’est un jugement simpliste qui témoigne, de la part de ceux qui le formulent, qu’ils ne se rendent pas compte que la conscience et les idées conscientes n’épuisent pas toute la profondeur d’un homme. C’est plein d’amertume et avec un sentiment douloureux que Nietzsche annonce que Dieu est tué. Il y a une grande différence entre l’athéisme de Nietzsche et celui de Feuerbach. Nietzsche souhaite le retour de Dieu : « O, reviens, mon Dieu inconnu, ma douleur, mon dernier bonheur! » dit Zarathoustra. (O komm zuruck, mein unbekannter Gott, mein Schmerz, mein letztes Gluck.) Comme les héros de Dostoïevski, le problème de Dieu le tourmente sans cesse. Il se rapproche du thème de Kirilov. Il cherchait le surhomme, alors que c’est l’homme qu’il faut chercher, l’homme complet. L’homme d’aujourd’hui n’est pas encore un homme complet, il est encore demi-animal, et souvent pire qu’un animal. L’attitude de Nietzsche à l’égard de l’homme est affectée d’une profonde contradiction. L’homme lui fait honte et lui répugne, il le repousse et le considère comme un simple citoyen; mais en même temps il lui attribue un pouvoir de création, il le croit capable de créer des valeurs, un monde nouveau, et de supporter héroïquement des souffrances.

Le plus grand mérite de Nietzsche consiste à avoir posé le problème de la création. Il recherchait l’extase, et l’extase, pour lui, était inséparable de l’activité créatrice. Il était convaincu que l’homme était capable de créer de nouvelles valeurs. La vérité était pour lui une création, et non une découverte. La vérité n’est pas une donnée qui serait acceptée passivement, mais elle se crée au cours du processus vital, dans la lutte pour la puissance. La vie est justement un processus de création de valeurs. Je dirais, en me servant de ma terminologie à moi, que ce qu’on appelle vérité objective n’est qu’une illusion née de l’objectivation. Même pour un homme étranger au point de vue chrétien, la vérité est le chemin et la vie, et non un objet, une réalité-chose. L’homme est capable de créer de nouvelles valeurs, une vie nouvelle. Il y a certes une limite à la force créatrice de l’homme : il est notamment incapable de créer des êtres vivants, il peut seulement les engendrer. Il est incapable de créer même une puce. Et ce fait cache un sens profond. Un être créé par l’homme n’aurait aucune image vivante, ce serait un simple mécanisme. La grande erreur de Nietzsche consistait justement à vouloir que l’homme créât le surhomme, que le divin, supposé jusqu’alors inexistant, fût créé par l’homme, que l’inférieur appelât à l’existence le supérieur. Mais où une nullité telle que l’homme (et Nietzsche ne voyait bien dans l’homme qu’une nullité) trouverait-elle la force de créer le surhumain, le divin? Pour justifier le pouvoir créateur de l’homme, son pouvoir de création de nouvelles valeurs, une nouvelle anthropologie est nécessaire (Cf. mon livre : Le sens de la création. Essai d’une justification de l’homme - en russe et en allemand). Mais la philosophie sur laquelle Nietzsche fondait son anthropologie était une vieille philosophie à laquelle le pouvoir créateur de l’homme échappait. Comment l’homme, être frappé de nullité, pourrait-il créer Dieu? La dialectique du divin et de l’humain aboutit à la négation et du divin et de l’humain, l’un et l’autre s’évanouissant pour donner lieu au spectre du titanisme surhumain. On explique cette folie de Nietzsche par sa maladie, mais, en se plaçant au point de vue spirituel, on doit y voir le résultat d’un effort surhumain, épuisant, de s’élever à une hauteur vertigineuse, et cela en l’absence de toute hauteur. Cette aspiration au néant héroïque est caractéristique de l’esprit germanique. L’impressionnante vision nietzschéenne d’un monde dyonisien s’explique justement par cette aspiration. Nietzsche est obsédé par deux idées contradictoires : celle de l’éternel retour et celle du surhomme. L’idée de l’éternel retour est une idée antique, c’est l’idée de mouvement cyclique, professée par les Grecs. L’idée du surhomme est une idée messianique et, comme toutes les idées messianiques, elle a des sources perso-judéo-chrétiennes. Ce n’est pas par hasard que Nietzsche a donné pour titre à son œuvre la plus géniale le nom d’un sage persan : ne sont-ce pas en effet les Perses qui ont introduit dans la conscience religieuse l’idée eschatologique? J’attache peu d’importance à la triste idée de l’éternel retour, mais j’en attache une très grande à l’idée du surhomme. Nietzsche était tourné à la fois vers l’avenir et vers le passé, il réunissait en lui le prométhéisme et l’épiméthéisme, un élément spirituel révolutionnaire et un élément spirituel réactionnaire. Il est une victime qui supporte les conséquences de la négation du pouvoir créateur de l’homme par le christianisme historique.

L’autre problème posé par Nietzsche fut celui de la souffrance. Il a lui-même beaucoup souffert : il a souffert d’une maladie qui ne laissait place à aucun espoir, et il a souffert de sa solitude. Il a lutté héroïquement contre la souffrance. Aucune douleur ne l’a empêché de créer. Ce qui, à ses yeux, faisait la valeur de l’homme, c’était sa force de résistance à la souffrance. Il voulait supporter la souffrance, sans recourir à aucune consolation. Il s’élevait contre le christianisme, parce que celui-ci prétendait offrir une consolation, en donnant un sens à la souffrance. Supporter la souffrance, sans chercher des consolations, sans l’espoir de revivre dans un autre monde : c’est en cela que consistait, d’après lui, le vrai héroïsme. Il recherchait les dangers, longeait le bord des abîmes, avait en horreur la vie assurée (à cette manière de voir se rattache le courant de la pensée française contemporaine, représenté par Bataille - L’Expérience intérieure -, Camus  , etc. ; les œuvres de Chestov n’ont pas été sans influence sur ce mouvement). A cela se rattachait chez lui le sentiment tragique de la vie. Quelle serait l’interprétation "en profondeur de l’attitude de Nietzsche à l’égard du Christianisme? Il était un ennemi du Christianisme, peut-être ûn de ses ennemis les plus acharnés; il a écrit beaucoup de choses injustes sur le christianisme, entre autres l’Antéchrist, qui est peut-être un de ses ouvrages les plus faibles. Mais Nietzsche était en même temps touché par le Christ et par le thème chrétien. Chez lui, l’Eros était associé à l’anti-Eros. Il luttait contre le Christ, mais il luttait contre un homme qui, dans son for intérieur, avait la plus ardente affection pour le Christ. Alors qu’il était déjà frappé de folie, il signait ses lettres : « Le crucifié. » L’élément chrétien, bien que déformé, était incontestablement très fort chez lui. Nietzsche, l’ennemi du christianisme, était certainement plus proche de celui-ci que le serein et bienveillant Gœthe, qui n’a pas été touché par le thème chrétien, qui y était même complètement indifférent. Gœthe est en effet peut-être le seul homme de la période chrétienne de l’histoire qui soit passé à côté du christianisme, qui n’ait pas été touché par lui. Il a su organiser sa vie intérieure, sans avoir besoin du christianisme. C’est pourquoi on le qualifie souvent de païen. Il ignorait même la tragique religion grecque de Dionysos. On sait que Gœthe craignait beaucoup la souffrance et cherchait à l’éviter, qu’il n’aimait pas la tragédie. Kleist lui inspirait de l’aversion et il se montra très injuste à son égard. Son attitude envers la souffrance donnait souvent l’impression de manque de grandeur d’âme, bien qu’il fût un homme fort. Mais quant à Nietzsche, il est impossible, malgré sa prédilection pour la Grèce antique, de se le représenter en dehors de la période chrétienne de l’histoire. Sa destinée est celle d’un Européen du monde chrétien, elle représente l’une des voies suivies par l’homme chrétien, le sommet de sa dialectique existentielle. Le cas Nietzsche est intimement lié à la dialectique du divin et de l’humain. C’est là un-thème qui remonte à la vieille mystique allemande. Eckhardt, Angélus Silesius   font dépendre de l’homme l’existence même de Dieu. C’est ce qui a toujours inquiété les théologiens qui attribuaient à cette conception un sens intellectuel et ontologique, c’est-à-dire hérétique, alors qu’elle n’était que l’expression d’une expérience intérieure, spirituelle. Lorsque les mystiques disaient que Dieu dépendait de l’homme, leurs paroles pouvaient être interprétées dans un double sens : elles pouvaient en effet signifier ou qu’il existait deux natures qui se rejoignent en amour et réagissent l’une sur l’autre, ou qu’il n’existe qu’une seule nature, divine d’après les uns, humaine d’après les autres. L’évolution de la métaphysique allemande a fini par aboutir à Nietzsche, dont la conception signifie la disparition aussi bien de Dieu que de l’homme. On ne saurait trop insister sur l’importance de Nietzsche qui incarne la dernière phase de la dialectique de l’humanisme. Le cas Nietzsche nous montre la possibilité et la nécessité d’une nouvelle révélation relative à l’homme et à l’humain, comme condition de l’achèvement de la dialectique du divin et de l’humain.

Kierkegaard propose de commencer non par le doute, mais par le désespoir. C’est, d’après lui, le désespoir qui représente la distance séparant le sujet de l’objet. Mais l’expérience du désespoir doit avoir pour effet l’élargissement de la vérité. Ce qui est intérieur ne saurait trouver sa pleine expression dans l’extérieur. Pour moi, cela signifie que l’esprit, qui est toujours réfugié dans le subjectif, ne peut s’exprimer dans l’objectivation, laquelle ne peut que le déformer. Kierkegaard est un des précurseurs de la philosophie existentielle. D’après lui, en effet, l’homme et son existence ne sauraient être des objets. La philosophie existentielle est liée à l’angoisse religieuse et découle chez Kierkegaard lui-même de l’expérience chrétienne. La principale différence qui existe entre les hommes, en ce qui concerne leurs conceptions du monde, consiste en ce que les uns reconnaissent l’existence d’un « autre monde », tandis que d’autres ne connaissent que « ce monde-ci ». Kierkegaard lui-même possédait une expérience chrétienne, mais cette expérience était celle d’une nature religieuse ayant subi le dédoublement, ayant éprouvé la rupture entre le divin et l’humain, ayant été abandonnée par Dieu. Le cas de Heidegger  , qui est le plus influent des philosophes « existentiels » de nos jours, est différent. Sa problématique a subi l’influence de Kierkegaard, mais Dieu se trouve chez lui remplacé par le monde, et son désespoir n’aspire pas à quelque chose d’ « autre ». Il veut édifier une ontologie, mais en procédant tout à fait comme le faisait la philosophie rationaliste académique. Ceci est en contradiction flagrante avec la philosophie existentielle qui n’admet pas la possibilité d’une ontologie à base de rationalisation et d’objectivation (Heidegger : Sein und Zeit. Cf. l’excellent livre de Woehlens : La philosophie de Martin Heidegger. Voir aussi Sartre   : L’Etre et le Néant. Sartre nie résolument l’existence d’un « autre monde «, et sa philosophie contient une terminologie - « ontologie », « transcendant », etc. - qui est faite pour induire facilement en erreur). Heidegger a passé par l’école de la théologie catholique, et sa doctrine de la chute (Gewurfenheit des Daseins) s’en ressent. Mais la rupture entre l’existence (Dasein) humaine et la divine atteint chez lui l’extrême degré. Le Dasein n’est que l’être-là-dans-le-monde (in der Welt sein). C’est le néant qui est à la base du Dasein. C’est la philosophie du Néant. Le Dasein remplace le sujet. Chez lui, comme chez Sartre, le phénomène, ce qui apparaît, a un tout autre sens que chez Kant. Etre-dans-le-monde est un souci; Etre est un souci. D’où la temporalisation. La pensée de Heidegger est accablée par le poids du monde objectif du souci. Il ne reconnaît ni esprit, ni liberté, ni personne. C’est le on impersonnel (le man allemand) qui est le sujet de l’existence quotidienne d’où nulle issue n’est possible. Cette métaphysique noie l’existence humaine dans le chaos de la grossière existence. La philosophie de Heidegger appartient à une tout autre époque que celle des positivistes, des matérialistes et des athées du xixe siècle. Elle est marquée d’un péché originel, héritage du catholicisme, et pour elle l’existence de l’homme et du monde est la conséquence d’une chute. Mais pourquoi la chute? D’où vient la faute? Sur ce point on se trouve en présence de valuations morales masquées. L’héritage de l’idéalisme est représenté par la conception d’après laquelle il n’y aurait pas correspondance entre la vérité et l’objet, parce que c’est l’homme qui imprime la vérité au monde de la connaissance. Mais on ne trouve pas chez Heidegger une justification de la possibilité de la connaissance. Cependant le Dasein est en même temps un Etre historique, et l’histoire nous révèle à la fois l’universel et l’unique. La création de l’avenir est une projection de la mort. Heidegger parle de la Freiheit zura Tode (liberté en face de la mort). Le but de notre existence consiste à devenir libres de regarder la mort en face. L’art, la philosophie, la politique luttent contre le grossier chaos, contre le grossier Etre primaire. Mais d’où viennent les forces qui permettent de mener cette lutte? La métaphysique de Heidegger repose sur le concept de la finitude de l’existence humaine, sur la négation de tout élan de l’homme vers l’Infini. Ce monde est un monde terrible, un monde de soucis, d’angoisses, d’abandons, de quotidienneté. C’est une métaphysique où la rupture avec Dieu est poussée à l’extrême. Mais le divin n’y réapparaît pas sous un pseudonyme, comme chez Fenerbach, Stirner, Nietzsche, Marx, et le contentement du monde s’en trouve exclu. Le pessimisme de Heidegger est plus conséquent et plus effrayant que celui de Schopenhauer qui, lui, ne manquait pas de consolations.

Le trinitarisme de la Divinité n’est pas seulement une formule dogmatique ou une vérité de la théologie scolastique : il a un profond sens existentiel. Trois est un nombre sacré, parce qu’il signifie l’achèvement, le dépassement du dualisme, du dédoublement. Toute l’originalité du christianisme consiste en ce qu’il n’est pas un monisme pur. C’est justement ce qui a provoqué l’hostilité du judaïsme et sa résistance au christianisme. La tendance purement moniste dans le christianisme est l’Islam ou le retour au judaïsme. La Trinité de Dieu signifie qu’il possède une vie spirituelle intérieure, et qui est répandue dans le monde entier. La révélation d’un Dieu trinitaire est en opposition avec la conception de Dieu comme d’un acte pur, comme d’un Etre abstrait, dépourvu de toute existence concrète. Il y a l’Un et il y a l’Autre, et il y a la solution de cette dualité par un Troisième, dans la Sainte Trinité. On disait de Hegel qu’il a remplacé la Trinité par une triade purement philosophique qui n’avait plus aucune signification religieuse. Il serait plus exact de dire que Hegel a emprunté sa triade à l’expérience chrétienne et lui a donné une expression philosophique. La philosophie dépend de la religion. L’Humain pré-éternel est l’Autre Divin, la deuxième hypostase de la Divinité. La communauté humaine et cosmique dans la liberté et l’amour est l’œuvre résolutive de la Trinité Divine et représente le troisième aspect du Divin. Ce qu’on appelle exotériquement création du monde n’est pas autre chose que la manifestation de la vie intérieure de la Divinité. Et cela ne se laisse réduire ni à l’identité, ni au monisme, ni au panthéisme. On se trouve là en présence d’une antinomie qui échappe à toute résolution rationnelle. Il y a deux natures, la divine et l’humaine, aucune identité n’existe entre elles. Et, cependant, malgré cette absence d’identité, les deux natures se trouvent réunies dans la Trinité Divine. Dans l’éternité, il y a l’Autre de Dieu. Il y a le mystère de l’union de Dieu-Humanité et de Dieu-Trinité, le mystère de deux (l’Homme-Dieu) et le mystère de trois (Trinité Divine). Le mystère de la Trinité Divine est incompatible avec la conception de Dieu comme d’un Maître et d’un Souverain, comme d’un Monarque autocrate. Dieu n’est pas seulement unité, mais aussi idéale pluralité. Toutes les déviations hérétiques des premiers siècles qui ont cherché à donner une expression abstraite des mystères divins renfermaient une part de vérité. C’est surtout le savélianisme, condamné par la conscience ecclésiastique, qui renferme la vérité, bien qu’incomplète. Le trinitarisme correspond aux modes de révélation de la Divinité Unique et à ceux des époques de révélations en général. Mais pour la conscience rationnelle, habituée à penser à l’aide de notions, tout cela se tient sur une pointe, et le vrai devient facilement une erreur, tandis que l’erreur peut laisser transparaître le vrai. La différence posée par Eckhardt et la mystique allemande entre Gottheit (Divinité) et Gott (Dieu) et qui vient de la théologie apophatique, était d’une grande importance. Il y a un mystère divin et inexprimable au delà du Créateur et de la Création, et il y a le Mystère de la Trinité, orienté vers le monde. Le Dieu qui se révèle à l’homme et au monde n’est pas l’Absolu, car l’Absolu ne se rapporte à rien, il est le mystère inexprimable. La Divinité (Gottheit) est le mystère inexprimable dans lequel, nous en avons la foi, tout se résoudra. Mais Dieu est un mystère qui s’est déjà révélé. Ce n’est pas de différents dieux que nous parlons, mais d’un seul et même Dieu qui tantôt se voile, tantôt se découvre à des degrés variés. Et la différence tient non à l’objet, mais au sujet. On assiste, dans l’histoire de la conscience religieuse et des sociétés humaines, à une objectivation de Dieu. La théologie cataphatique ne connaît que le Dieu objectivé. Mais la théologie apophatique ou mystique dépasse cette objectivation de Dieu, débarrasse la conception de Dieu de toute déformation anthropomorphique et conçoit les rapports entre l’homme et Dieu sans les rattacher aux catégories de l’Etat, du pouvoir, du jugement et du châtiment. L’idée de Feuerbach, d’après laquelle l’homme " attribue à Dieu sa propre nature supérieure, ne doit pas servir d’argument en faveur de la négation de Dieu. Bien au contraire : cela signifie seulement qu’il y a une commensurabilité entre Dieu et l’homme, non l’homme naturel et social, mais l’homme en tant que libre esprit. C’est dans les profondeurs mêmes de l’existence que se déroule la dialectique de la Trinité Divine, de même que celle du Divin et de l’humain.

La dialectique de la Trinité Divine suppose une révélation trinitaire, c’est-à-dire qu’on arrive à admettre la possibilité et même la nécessité d’une troisième révélation. Mais cela signifie que les deux époques précédentes doivent être interprétées à la lumière du Trinitarisme, c’est-à-dire à la lumière de la révélation de l’Esprit, elle-même, considérée comme révélation définitive. C’est seulement dans l’Esprit que s’accomplit et s’accomplira la révélation du Divin et de Dieu-Homme. Ce sera la révélation de la liberté, de l’amour, de la force créatrice, révélation de la créature divine. C’est ainsi que s’effectuera la fusion de la théologie mystique apophatique et de l’anthropologie existentielle cataphatique. On peut considérer comme tout à fait périmées les discussions auxquelles on s’était livré à propos de l’idéalisme allemand et des courants modernistes nés au sein du catholicisme et du protestantisme. L’immanentisme de Hegel ou d’E. Hartmann, d’un type nettement moniste, se trouve en dehors du problème de l’humanité de Dieu qui m’intéresse ici. Le vieil immanentisme, tout comme le vieil évolutionnisme, ne tenait aucun compte du moment catastrophique que présente l’expérience spirituelle, des ruptures du chemin spirituel. Sous ce rapport, la pensée de Kierkegaard apparaît comme très importante. La philosophie existentielle, pour autant qu’elle touche aux profondeurs mêmes de l’existence du sujet et repose sur l’expérience spirituelle, ne peut être une philosophie immanente, au sens que lui attachait le xix° siècle. Mais ici nous nous heurtons à des contradictions antinomiques. La révélation du divin dans l’homme, l’élévation de l’homme au niveau du divin sont l’effet d’une discontinuité, d’une transcendance. Qu’une certaine expérience du transcendant et de la transcendance soit inhérente à l’homme, c’est là un fait qu’on ne saurait nier, sans faire violence à l’expérience réelle. L’homme est une créature qui se transcende, qui dépasse ses limites, qui aspire au mystère et à l’Infini. Mais l’expérience du transcendant et de la transcendance est une expérience intérieure, spirituelle et, comme telle, on peut la qualifier d’immanente (d’autre part, c’est d’une façon inexacte et arbitraire que des philosophas existentialistes tels que Sartre (et non Japers) emploient le met « transcendant »). Ici l’immanentisme signifie, non le fait de rester enfermé dans des limites, mais celui de dépasser ces limites. Le transcendant rejoint l’homme en venant non de l’extérieur, mais de l’intérieur, de la profondeur. Dieu réside en moi à une profondeur plus grande que moi-même. C’est saint Augustin   qui l’a dit. C’est vers moi-même que je dois transcender. La profondeur qui peut devenir invisible, cachée dans l’homme, ne peut devenir visible, se découvrir que par une irruption, par la transcendance. La révélation du transcendant, loin de s’effectuer à la faveur d’une évolution, est un processus tragique du monde. Lorsque la révélation s’objective et se socialise, elle devient immanente à la conscience et à la société humaines. Le prophète, l’apôtre, le saint, le mystique, dépassent les limites de cette mauvaise immanence. Quand on parle de l’immanentisme du mystique, on ne doit pas oublier que cet immanentisme n’a rien de commun avec l’immanentisme du quotidien social, de la conscience bornée. La révélation du transcendant n’est pas l’effet d’une évolution, mais suppose des degrés, des époques tant par rapport à l’homme individuel que par rapport à l’histoire de l’humanité. Et nous sommes à la limite qui sépare la vieille époque agonisante de la nouvelle époque de révélation, d’un nouvel éon. Ce qui se passe dans les profondeurs de l’homme se passe également dans celles de Dieu. Lorsque nous pensons à des objets qui dépassent les limites de te pensée, les déviations dans lesquelles nous sommes entraînés et qui nous poussent dans diverses directions sont toujours dues à nos tentatives de rationaliser le mystère auquel nous nous attaquons, c’est-à-dire viennent toujours de ce que nous voulons traduire en langage notionnel ce qui est notionnellement inexprimable. Ce qui ne veut pas dire toutefois que nous soyons tout à fait incapables d’utiliser à cet effet le langage humain. Bien que d’une façon incomplète, le logos est toujours présent dans le langage humain, et il est possible, par la pensée et le langage, d’avancer vers la limite, de s’approcher du mystère. Il y a des idées-limites. Mais la pensée doit être fécondée par une expérience spirituelle totale. L’agnosticisme est une erreur, en ce qu’il impose des limites arbitraires aux possibilités humaines. Il faut affirmer le gnosticisme; mais le gnosticisme existentiel. L’ancien gnosticisme, celui des premiers siècles, qui contenait des déformations de l’expérience spirituelle, avait opéré avec des mythes. Nous devons, nous aussi, opérer avec des mythes, ne pas nous contenter de notions. Mais nos mythes à nous ne sont plus les mêmes que jadis, que les vieux mythes cosmiques, forgés par le paganisme. Non, notre mythe fondamental est celui du théoandrisme et de Dieu-Humanité, et ce mythe est un mythe réaliste.

La conception statique ne peut se maintenir à la longue. Et c’est justement le Dieu chrétien, le Dieu de la religion qui est celle de la Vérité crucifiée, c’est justement ce Dieu-là, disons-nous, qui doit être conçu dynamiquement. Un processus de création dynamique s’accomplit en Dieu de toute éternité. Ceci ne veut pas dire que Dieu dépende du monde et du processus qui s’y déroule, mais que ce processus se rattache intimement à celui qui s’accomplit en Dieu, non dans le temps, mais dans l’éternité, c’est-à-dire au drame divin. Et c’est cela qui confère une signification d’éternel à ce qui se passe dans le monde et à ce qui arrive à l’homme. Si l’homme et le monde n’étaient pour Dieu d’aucune nécessité, ils ne seraient que des accidents et, de ce fait même, dépourvus de tout sens. Il faut avoir le courage de reconnaître que Dieu a besoin de l’homme, sans que ce besoin constitue une limitation de Dieu, sans qu’il soit question d’une atteinte à sa soi-disant immobilité de pierre et à sa prétendue suffisance. Dieu éprouve une nostalgie de l’aimé, et c’est cela qui confère à l’aimé un sens supérieur. La croyance en Dieu est une croyance en une Vérité supérieure, en une Vérité qui s’élève au-dessus de la non-vérité du monde. Mais cette Vérité exige une participation créatrice de l’homme et du monde, elle est à la fois divine et humaine, elle est le produit d’une humanité idéale. C’est dans cette union de la Vérité Divine et de la vérité humaine que réside tout le mystère de la vie religieuse. Les hommes ont cherché à justifier la vie par toutes sortes d’arguments rationnels et optimistes. On a fait appel, pour la justifier, soit à la traditionnelle idée théolosique de Providence divine partout présente (« Dieu est en tout »), soit à l’idée idéaliste-panthéiste de développement cosmique de l’Esprit, de la Raison, idée de Hegel, Schelling et autres grands idéalistes, soit enfin à l’idée positiviste de progrès, ce progrès devant aboutir à une vie plus parfaite, plus libre, plus rationnelle, plus juste, dans un temps à venir. Toutes ces justifications n’ont été, au fond, que des expressions du principe irrationnel inclus dans ce monde phénoménal, mais aucune n’a réussi à expliquer l’existence du mal qui règne dans le monde, aucune n’a saisi le caractère tragique du processus cosmique, ce qui a rendu la construction d’une théodicée impossible. Ce qui.me paraît le plus inacceptable, ce sont les diverses formes du panthéisme historique qui a une diffusion beaucoup plus large qu’on ne le pense généralement et qui se retrouve jusque dans les doctrines théologiques les plus orthodoxes. Ce qui est vrai pour notre monde phénoménal, ce n’est pas le panthéisme, mais le dualisme, puisqu’il est l’expression d’une lutte entre deux principes opposés. Mais ce dualisme n’est pas définitif. Le dernier mot, le mot encore inexprimé, appartient à Dieu et à la Vérité Divine. Ceci est au delà de tout pessimisme et de tout optimisme. Et en cela réside également notre dernière croyance. C’est grâce à elle que sera surmontée la tragédie de la liberté qui fut le chemin de l’homme et du monde qu’il porte en lui. Mais le monde qui se trouve au delà est incompatible avec un dualisme quelconque, ne supporte pas la séparation, qui rappelle trop le monde d’ici-bas, en paradis et enfer. Contrairement aux représentations propres à la conscience bornée, la chute de l’homme ne donne pas lieu à un processus judiciaire entre Dieu et l’homme, mais provoque une lutte dramatique et un effort créateur de l’homme pour répondre à l’appel divin. Le monde subit l’action non seulement de Dieu et de la liberté humaine, mais aussi celle du Fatum. Celui-ci signifie la chute dans la sphère extérieure, la séparation d’avec Dieu. Mais ce n’est là que le chemin. Pour la conscience chrétienne, pour l’Esprit religieux, le Fatum n’est pas insurmontable. Ce serait tomber dans une contradiction logique que de dire que le processus qui se déroule dans le temps enrichit l’éternité, puisque l’éternité renferme le temps. Mais une contradiction logique peut avoir pour nous un sens existentiel.